Vicente Blasco Ibanez (18671928)
"Comme toutes les fois qu’il y avait course de taureaux, Juan Gallardo déjeuna de bonne heure. Il mangea une simple tranche de viande rôtie, sans boire une seule goutte de vin : car il fallait être en pleine possession de son sang-froid. Il prit deux tasses de café noir très fort, et, après avoir allumé un cigare énorme, il resta là, les coudes sur la table et la mâchoire appuyée sur les mains, regardant avec des yeux somnolents les personnes qui, peu à peu, arrivaient dans la salle à manger.
Depuis quelques années, c’est-à-dire depuis qu’on lui avait donné l’« alternative » au cirque de Madrid, il venait loger à cet hôtel de la rue d’Alcalá, où les patrons le traitaient comme s’il avait été de la famille, où les garçons de salle, les portiers, les marmitons et les vieilles servantes l’adoraient comme une des gloires de l’établissement.
C’était là aussi qu’à la suite de deux blessures il avait passé de longues journées enveloppé de linges, dans une atmosphère chargée d’iodoforme et de fumée de tabac ; mais ce fâcheux souvenir ne l’affectait guère. Avec sa superstition de méridional exposé à des dangers continuels, il croyait que cet hôtel était de bon augure et que, logé là, il n’aurait à redouter aucun accident grave : peut-être quelqu’un des moindres risques de la profession, par exemple une déchirure dans le costume ou dans la peau, mais non le désastre de tomber pour ne plus se relever, comme cela était advenu à des camarades dont le souvenir troublait ses instants les plus heureux."
Heurs et malheurs, au début du XXe siècle, d'un torero adulé de tous les amateurs de tauromachie : Juan Gallardo...