DARK GOTHIC
D'innombrables photos de groupes de dark metal, toutes plus sombres et sanglantes les unes que les autres, tapissaient les murs faiblement éclairés de la chambre de Déborah. Des croix biscornues, des pentacles gravés de signes cabalistiques et des objets étranges étaient disposés sur des rayonnages en bois noir. Dans un recoin de la pièce, la chaîne hi-fi diffusait à plein volume un morceau du dernier opus des " Evil Nibelungen ". Ce titre, le furieux " Saving Psycho Angel ", tournait en boucle, inlassablement, depuis près de deux heures. La rythmique bouillonnante, infernale et assourdissante, martelée à la double pédale, les riffs massifs et puissants, alternant avec d'autres distordus et acérés comme des rasoirs, les accents stridents et torturés des violons, constituaient une symphonie diabolique, et sonnaient comme un déchaînement de sauvagerie sur lequel étaient beuglées, par des voix gutturales d'outre-tombe, des incantations effrayantes et blasphématoires.
Chevauchant les blizzards tumultueux de ton esprit égaré,
Je t'entraîne au tréfonds de l'abîme salvateur.
Je n'ai décimé mes frères que pour les châtier de leur ignoble traîtrise.
Je jubile en revoyant en rêve la terreur dans leurs yeux
Lorsque j'égorgeai leurs bâtards, violai leurs chiennes de femmes, et les découpai tous les uns après les autres.
On prétend que je suis le Mal.
Alors tu es mon suivant.
La haine est ma sève nourricière,
Mais qu'est ce que la haine sinon l'amour de la désolation ?
La Mort vit dans mon ombre.
Tu combattras mes ennemis jusqu'au dernier et
M'offriras leurs âmes sanglantes et leurs corps dépecés.
Ils disent que je suis le Mal,
Alors tu es mon suivant.
Tu tueras quiconque me dénigrera,
Et ôteras ta propre vie si je le demande
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es mon suivant pour l'Eternité.
La chanson se terminait par une répétition frénétique des dernières paroles, pendant près de trois minutes, à un rythme surhumain, dans une débauche sonore explosive. Les vocalises écorchées de l'exubérant Jenst Klaïkarunen étaient incomparables, pouvant provoquer l'hystérie collective et, presque inévitablement, la transe de celui qui l'écoutait :
Tu tueras quiconque me dénigrera,
Et ôteras ta propre vie si je le demande
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es mon suivant pour l'Eternité.
A travers la fenêtre ouverte, l'air doux de début de soirée était chargé de l'odeur entêtante et sucrée des chèvrefeuilles qui peuplaient les jardins environnants. Ce samedi soir, les parents avaient été invités à dîner chez des amis. Ils étaient partis depuis deux heures, déjà. Ils n'allaient donc pas rentrer au bercail avant le lendemain matin, sûrement sur le coup de trois ou quatre heures.
Déborah se tenait assise sur son lit, l'échine courbée, mollement, le regard fixe et profondément inexpressif. Elle n'était vêtue que d'un petit string blanc et d'un tee-shirt noir, deux fois trop grand pour elle, à l'effigie des " Evil Nibelungen " dont l'image en transfert montrait les membres du groupe grossièrement maquillés de rouge et de violet, habillés en cuir moulant et levant les bras devant eux de façon grotesque comme des vampires assoiffés de sang cherchant à agripper leur proie avec leurs mains crochues. Jenst Klaïkarunen, le leader et chanteur de cette formation finlandaise, était considéré par la plupart des gens comme une sorte un gourou sectaire extravagant mais inoffensif. Cependant, lui et ses trois acolytes prônaient explicitement dans leurs textes une réelle violence et notamment le suicide ou le meurtre comme moyen d'atteindre la révélation suprême, la libération de l'esprit, et certains fans impressionnables et déséquilibrés avaient, malheureusement, mis ces préceptes dévastateurs en application. Ainsi, l'Eglise et les personnes touchées par le drame humain du suicide ou de la folie criminelle pensaient que Klaïkarunen était surtout un dangereux imposteur abusant de son ascendant sur les gens pour les inciter à s'ôter la vie ou assassiner. A leurs yeux, il n'était qu'un meurtrier directement responsable de la mort de plusieurs personnes. En tout cas, certains fans lui vouaient un véritable culte et lui prêtaient même des pouvoirs extraordinaires. Pour eux, il était l'Ange du Mal incarné. Il était leur Sauveur. Et le titre " Saving Psycho Angel ", dans le dernier album du groupe, était encore une preuve supplémentaire de sa condition surnaturelle.
A cette heure-là - il devait être près de vingt-et-une heures - Déborah avait déjà plus d'un gramme d'alcool dans le sang, mais elle ne s'inquiétait pas des conséquences de son état. Ce soir était celui de son grand départ et de sa consécration avec Jenst. Elle devait le rejoindre pour découvrir l'ultime réalité et vivre enfin pleinement, sur un plan d'existence qui n'avait rien de semblable avec la misérable condition humaine ; il lui avait demandé de lui jurer fidélité, lors de sa précédente transe, et elle avait accepté avec grand honneur. N'était-il pas son Ange ?
Depuis sa découverte, à quinze ans, du dark metal et du gothic, Déborah avait restreint le cercle de ses fréquentations aux fans du genre, et son mode de vie en avait été profondément affecté. Elle avait coupé les ponts avec tous ses anciens amis, et avait commencé à se comporter de façon inadaptée. Son agressivité accrue transparaissait au moindre de ses rapports humains. Ses parents avaient très mal pris la chose et, même au bout de quatre ans, ils n'avaient pas accepté le choix de leur fille unique qu'ils qualifiaient d'" inapproprié à son bon épanouissement ". Plusieurs fois, ils avaient failli en arriver à des confrontations physiques pour régler leurs différends. La tension était devenue permanente, Déborah faisant tout pour provoquer ses parents et leur rendre la vie insupportable. Les disputes se faisaient de plus en plus fréquentes et violentes. Déborah éprouvait du dégoût pour ses parents qui ne voulaient pas la comprendre, et limitait ses contacts avec eux, autant que possible, dans la mesure où ils vivaient sous le même toit.
Mais aujourd'hui, vraiment, tout cela n'avait plus aucune espèce d'importance. Toutes les choses de la vie quotidienne paraissaient à Déborah fades, insignifiantes et inintéressantes. Non, elle n'avait plus aucune motivation pour rien. Toute passion l'avait irrémédiablement abandonnée, exceptée celle qu'elle vivait pour les " Evil Nibelungen " et, surtout, pour Jenst.
Bizarrement, avant même de connaître Jenst, Déborah avait toujours su qu'elle en arriverait là. A l'Université, durant les cours ennuyeux de linguistique de Madame Rigauche, elle se prenait à rêvasser à travers la fenêtre. Et dans ses pensée elle ne s'était jamais imaginée mariée, la trentaine avec trois enfants, épanouie dans son travail et vivant dans une confortable petite maison à la campagne. Elle ne s'était jamais projetée dans l'avenir à plus d'un ou deux ans, au grand maximum. Pour elle, ce qui se produisait maintenant était dans l'ordre des choses. C'était écrit et ça devait arriver, tout simplement, puisqu'elle avait enfin trouvé sa voie. En outre, Jenst le lui avait répété souvent et l'avait donc confortée dans cette sombre optique de la vie.
Plusieurs canettes de bière vides gisaient çà et là, devant elle, sur la moquette sombre et usée. Sur sa droite, une bouteille de Gin à moitié vide montait stoïquement la garde sur la table de chevet. Sa petite main effilée et crispée enserrait un plein tube de somnifères qu'elle avait dérobé à son père quelques jours plus tôt.
Soudain, l'ombre brumeuse de Jenst apparut, survenant du recoin où était installée la chaîne hi-fi. Elle s'approcha lentement de la frêle silhouette de Déborah, qui l'observa en souriant. La jeune fille pouvait sentir la puissance de son désir car sa forme, mouvante, semblait frissonner. Poussée lentement vers l'arrière, elle bascula et se retrouva étendue à demi sur le lit. Puis, comme à chaque fois, elle perçut cette lourde pression contre son corps tout entier. Elle ne pouvait plus bouger. La brume l'enveloppa alors, peu à peu. Déborah sentit des picotements la parcourir, comme de l'électricité. Elle vit ses propres jambes se soulever du sol et s'écarter vivement, et sentit une forte chaleur remonter le long de l'intérieur de ses cuisses, jusqu'à son sexe. L'excitation de Jenst s'intensifiait, Déborah le sentait se précipiter pour s'immiscer en elle. Il la pénétra bestialement, lui arrachant un petit cri de douleur. Pendant une demi-heure il la sillonna férocement et lui susurra sans s'arrêter les mêmes paroles au creux de l'oreille.
Tu tueras quiconque me dénigrera,
Et ôteras ta propre vie si je le demande
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es mon suivant pour l'Eternité.
Quand il eut terminé, il se retira et retourna d'où il était venu, laissant Déborah dans un état d'épuisement total.
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es mon suivant pour l'Eternité.
La musique résonnait dans sa tête et Jenst chantait et chantait encore - " Tu tueras quiconque me dénigrera … " - et encore - " Et ôteras ta propre vie si je le demande ".
Vint alors le moment où elle se décida à accomplir son passage vers sa vie véritable. Déborah avait répété mentalement la scène finale des dizaines de fois. En tremblant un peu, elle avala alors plusieurs poignées de comprimés - une trentaine peut-être - qu'elle accompagna de quelques bonnes et longues rasades de Gin.
Elle s'allongea confortablement sur son lit et croisa les bras sur sa poitrine, attendant la suite des événements. Elle arpentait le chemin de sa destinée. Pendant quelques secondes il ne se passa rien. Elle patienta en essayant de ne penser à rien de particulier, en étant simplement à l'écoute de son corps, mais elle ne ressentit rien de précis. L'odeur capiteuse des chèvrefeuilles était toujours là. Jenst chantait toujours, inlassablement, mais il semblait plus lointain, sa voix devenant, peu à peu, plus faible et inaudible.
Le souvenir d'une journée où la dispute avec ses parents avait failli tourner au pugilat s'imposa soudain à son esprit. Cela s'était déroulé un an auparavant, jour pour jour. Elle se revit, dans le salon, prête à écraser sur la tête de son père le vieux chandelier en argent de Mamie Thérèse. Sa mère était intervenue juste à temps pour éviter la trépanation importune de son mari. Déborah, en pleurs, s'était aussitôt réfugiée dans sa chambre pendant quatre jours complets. Le soir même, Jenst lui avait rendu visite. " Je les hais, ils ne pensent qu'à eux…mon père est vraiment trop con, et ma mère est une salope. Je veux leur en faire baver parce qu'ils me pourrissent la vie, tu comprends ? Oui, je veux qu'ils souffrent jusqu'à la fin de leurs jours, je veux qu'ils regrettent d'être en vie, et tu peux m'aider pour ça… ", lui avait-elle confié. Jenst lui avait assuré qu'il s'occuperait de tout et qu'elle n'avait pas à s'inquiéter. Pour ce genre de choses, elle pouvait lui faire confiance. Le moment venu, il ferait le nécessaire. Mais en attendant, il fallait être patiente.
Déborah savait qu'elle ne reverrait plus jamais ses parents mais cette idée ne la rendit pas triste, au contraire. Elle n'aurait plus ces vieux cons sur le dos ; enfin la paix. Elle sourit intérieurement.
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es mon suivant pour l'Eternité.
Puis Jenst se tut.
Tout à coup son pouls s'accéléra et ses tempes se mirent à battre. Elle perçut d'abord quelques légers fourmillements puis une chaleur intense envahir sa poitrine et son abdomen et se généraliser à son corps tout entier. Engourdie, elle se mit à transpirer abondamment comme si les vapeurs de son sang en ébullition s'échappaient par tous les pores dilatés de sa peau. Malgré la panique naturelle qui naissait en elle comme une vague fracassante, un ultime sursaut de son instinct de conservation, elle ne bougea pas. Après tout, c'était ainsi. C'était son destin. Elle rejoignait Jenst.
Un doux vertige s'empara d'elle, meilleur encore que celui de l'ivresse provoqué par l'alcool ou le cannabis, la faisant se sentir légère et inconsistante ; elle emplissait son corps et occupait à la fois l'univers tout entier. Elle se sentit alors extraite brutalement de son enveloppe charnelle, happée par un vide formidable et incommensurable. Elle avait l'impression d'être en chute libre, mais plutôt que de tomber à pic vers le sol elle se sentait aspirée vers l'infini du ciel comme si, par miracle, la force d'apesanteur était inversée.
Tout s'arrêta.
Un peu fatigués, les parents de Déborah rentrèrent plus tôt que prévu, vers minuit. La musique tournait à fond sur la chaîne hi-fi de leur fille. Jenst rugissait.
Tu tueras quiconque me dénigrera,
Et ôteras ta propre vie si je le demande
" Et allons-y, encore de la poésie dark gothic ", pensa son père, ironiquement. Curieux, et un peu las aussi, il fit irruption dans la chambre, suivi de près par sa femme.
Déborah était étendue sur son lit, inerte. Un tube de somnifères quasiment vide gisait à son côté. Blanc comme un linge, il s'immobilisa.
" Oh ! merde ! Arrête-moi ce putain de vacarme ! ", lança-t-il à sa femme, qui chancela d'effroi et appuya en un éclair sur le bouton, faisant stopper net les vociférations de Jenst.
Car je suis ton Ange, je suis le Mal, et tu es...
Ils alertèrent aussitôt les secours, en suffocant de panique. Mais il était déjà trop tard, Déborah ne respirait plus. Comme dans un mauvais rêve, ils assistèrent une demi-heure plus tard, impuissants et effondrés, à l'enlèvement de la dépouille de leur fille par les services médicaux d'urgence. Mais maintenant, il n'y avait plus aucune urgence.
" Je suis désolé, nous n'avons rien pu faire pour la sauver. Malheureusement, nous sommes intervenus beaucoup trop tardivement. Je vous présente mes sincères condoléances ", avait dit le médecin aux parents endeuillés. Puis, après une pause :
" Je sais que vous vivez des moments très difficiles mais vous devriez venir avec nous jusqu'à l'hôpital ; nous aurons besoin de vous pour remplir certaines formalités administratives inhérentes à ce genre de drame. "
Les parents de Déborah, incrédules, encore sous le choc, se sentaient incapables, l'un comme l'autre, de conduire leur véhicule. Tristement, ils grimpèrent donc dans l'ambulance pour accompagner leur enfant chéri vers la suite de son funeste périple.
Deux jours plus tard, au beau milieu de la nuit, la mère de Déborah, en haletant, se réveilla brutalement. Etendue sur le ventre, elle sentit une pression énorme s'exercer sur tout son corps, et plus particulièrement sur ses fesses, la plaquant et l'immobilisant littéralement contre le matelas. Sa nuisette était remontée jusque sur le milieu de son dos. Elle perçut tout à coup une douleur brûlante lui déchirer l'anus, puis un violent mouvement de va-et-vient mais elle ne put émettre le moindre cri, sa mâchoire étant totalement bloquée. Comme si quelqu'un la maintenait de force dans cette position, elle était complètement paralysée et ne parvint qu'à l'issue d'un effort terrible à tourner la tête vers son mari. Celui-ci ronflait bruyamment et dormait profondément. " Foutus somnifères ! " pensa-t-elle, impuissante, en sentant les larmes lui couler sur les joues. Elle était comme enveloppée d'une brume nébuleuse qui semblait frémir…
Au même moment, dans la chambre de Déborah, la chaîne hi-fi se mit en marche et joua frénétiquement " Saving Psycho Angel ". Jenst chantait à nouveau. Une ombre vaporeuse - dont la taille rappelait celle de Déborah - s'allongea sur le lit, qui grinça un peu, et imprima sa silhouette sur le matelas.
Chevauchant les blizzards tumultueux de ton esprit égaré,
Je t'entraîne au tréfonds de l'abîme salvateur…