Un jour, grand-père m’a dit que j’étais un enfant de salaud.
Oui, je suis un enfant de salaud. Mais pas à cause de tes guerres en désordre papa, de tes bottes allemandes, de ton orgueil, de cette folie qui t’a accompagné partout. Ce n’est pas ça, un salaud. Ni à cause des rôles que tu as endossés : SS de pacotille, patriote d’occasion, résistant de composition, qui a sauvé des Français pour recueillir leurs applaudissements. La saloperie n’a aucun rapport avec la lâcheté ou la bravoure.
Non. Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans trace, sans repère, sans lumière, sans la moindre vérité. Qui a traversé la guerre en refermant chaque porte derrière lui. Qui s’est fourvoyé dans tous les sièges en se croyant plus fort que tous : les nazis qui l’ont interrogé, les partisans qui l’ont soupçonné, les Américains, les policiers français, les juges professionnels, les jurés populaires. Qui les a étourdis de mots, de dates, de faits, en brouillant chaque piste. Qui a passé sa guerre puis sa paix, puis sa vie entière à tricher et à éviter les questions des autres. Puis les miennes.
Le salaud, c’est le père qui m’a trahi.
Aude
04/08/2024
Glaçant. Voilà le premier mot qui me vient à l’esprit pour parler de la lecture audio de « Enfant de salaud ». Bien sûr, il y a le texte de Sorj Chalandon, âpre, fort, mais il y a aussi le choix de la voix pour le porter. Féodor Atkine sublime les mots. Dans les dialogues entre le père et le fils, il incarne ce père mythomane, falsificateur de réalité, soufflant le chaud et le froid, la vérité et le mensonge, mais aussi Emile, le fils en quête de vérité. Lorsque celle-ci claque en sortant de la bouche du grand-père « c’est un enfant de salaud et il faut qu’il le sache », le besoin de connaître la vérité s’immisce par tous les pores de la peau, s’insinue dans les moindres recoins du cerveau. Il faut savoir démêler les belles histoires racontées par le père sur la grande Histoire de celle des livres d’histoire. Le narrateur, journaliste, consacre son temps à enquêter : d’abord sur ce père, mais aussi en suivant le procès de Klaus Barbie. Sorj Chalandon a eu l’excellente idée de jouer un peu avec les espaces-temps et de placer son histoire en 1987. Le lecteur navigue entre les découvertes du passé trouble du père et l’avancée du procès. Le roman devient dense, lourd de témoignages, suffocant parfois, mais terriblement addictif. Rapprocher le procès de Barbie et les fabulations du père doit avoir un effet de catalyseur. C’est du moins ce qu’espère le narrateur. Que l’un permette de dévoiler les zones d’ombres de l’autre. Qu’à travers l’un, on puisse atteindre l’autre, fissurer la carapace et provoquer l’expression des émotions. Émotions, il y a : contre ce « mauvais » procès, contre « L’histoire racontée par les vainqueurs », contre les avocats de la partie civile, contre la presse. Face à la parole des victimes, le père sera détaché. Face à Barbie, on sentira une admiration à peine voilée. Parce que, ne nous y trompons pas, dans le grand procès, c’est aussi le petit procès qui se joue, celui de l’histoire familiale, l’histoire d’Emile, le narrateur, le fils devenu journaliste. Le mot « papa » est douloureux, mais jamais ignoré. Il remue les tripes, fracasse le cœur, parfois froid, parfois tendre, parfois négocié à coup de bières, parfois arraché lorsque l’homme vacille, mais toujours présent dans la bouche d’Emile : mon père, papa. La relation du narrateur avec la mère est très intéressante aussi. Une femme effacée qui garde ses distances, une femme discrète entièrement au service des besoins du père, une femme non pas ignorante, mais qui refuse de voir ce qu’elle a sous les yeux. Puisqu’il s’agit d’une écoute audio, il me faut vous parler de la voix de Féodor Atkine qui contribue largement à donner une intensité dramatique au texte. Il incarne parfaitement les aspirations du fils, les colères du père, les chuchotements de la mère, mais aussi les rugissements du père et les supplications du fils. Cette voix, vous fait dresser les cheveux sur la tête, et atteint votre âme sans négliger un arrêt dans votre esprit, stop nécessaire pour analyser, désosser les mots, décortiquer les implications. Féodor Atkine incarne aussi la voix des témoins, ceux qui restent et racontent l’horreur de ce qu’ils ont vécu lors du procès de Klaus Barbie. Poignant. Douloureux. Tragique. Il fallait savoir donner une voix à tous ces personnages, sans tomber dans une sorte de misérabilisme, sans verser dans le pathos. Il fallait que cela sonne juste, il fallait sentir le texte et savoir le dire pour que les émotions parlent à chaque sensibilité. L’écriture tripale nécessitait une inflexion singulière, de savoir jouer avec les intonations, de pouvoir moduler les mots pour susciter les émotions. La voix grave, sensible, et solennelle de Féodor Atkine a cette capacité de rendre attentif, de susciter une attention accrue, mais surtout de faire frémir. Au-delà d’être un texte fulgurant de réalisme, « Enfant de salaud » est l’histoire d’un fils qui cherche son père, un fils qui ausculte le passé pour prendre toute la mesure de l’homme qui lui a donné la vie. Saisissant.
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