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Rodolphe BRINGER romancier et journaliste français (1871 – 1943)
LA CARABASSAÏRE
Nouvelle parue dans le journal Floréal le 28 août 1920
Elle était si jolie avec son teint d’ambre blond, ses yeux couleur d’aigue marine, sa bouche savoureuse et fraîche comme un beau fruit, et cette sombre chevelure qui paraissait trop lourde pour sa petite tête, que, dès qu’il la vit, le poète Jean des Sèbes en tomba follement amoureux.
Ce n’était qu’une carabassaïre, une de ces habitantes de roulotte qui courent les votes et que l’on entrevoit à chaque fête de village devant un tir à la carabine ou derrière un de ces vire-vire où l’on gagne des verres grossiers pleins de pralines.
Mais celle-là appartenait à l’aristocratie du voyage. Son père était un gros bonnet parmi les forains et ne possédait pas moins de trois loges : lui, tenait le tir, un superbe tir électrique plein de figures découpées, où l’on voit un zouave qui joue du tambour quand on fait mouche ou bien la prise de Tuyen-Quan ; à côté, la mère veillait sur un jeu de massacre ; et elle, ne s’occupait que de carabasse tournant la roue de la fortune dont le numéro gagnant a droit à un splendide objet de porcelaine ou de cristal bien tintant.
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Certainement, elle n’avait pas plus de dix-huit ans ; grande, élancée, la poitrine saillante, les reins cambrés et des extrémités fines et délicates, des mains et des pieds d’enfant, en véritable fille d’Arles qu’elle était, descendante de ces Sarrasins maudits qui, s’ils ont tant fait de ravages en Provence, ont du moins légué l’élégance et la noblesse de leur forme à nos jolies filles du Midi.
Et c’est surtout cela qui emballa Jean des Sèbes, ces trois signes distinctifs de la pureté de la race d’Arles : le cheveu, la main et le pied.
Ce n’était pas un type ordinaire que Jean des Sèbes ; d’abord, il était poète comme d’autres sont vétérinaires ou agents voyers, non point par hasard, comme il advient aux poètes ordinaires, mais par destination et de par la volonté expresse de son père qui l’avait élevé à cette seule fin.
Si jamais vous allez à Cairane, qui est un village du Comtat regardant tranquillement couler l’Aygues du haut d’une colline abrupte, avant de traverser la rivière, vous verrez au milieu des vignes un petit mamelon tout couvert de pins, au milieu duquel s’élève une maisonnette du plus pur Louis XV.
Au temps passé, quelque galant châtelain des environs dut faire élever là ce pavillon, où avec des amis il devait venir se divertir. Les révolutions passèrent, les châteaux tombèrent, mais le pavillon demeura pimpant et joli et devint la propriété de Christophe des Sèbes, le père, qui fut, de son vivant, un grand vigneron devant l’Éternel.
Mais Christophe des Sèbes n’était pas seulement vigneron : cela eût-il suffi à l’occuper, à une époque où la vigne poussait comme le lierre ou le chiendent, où les ceps ne connaissaient aucune de ces maladies à nom barbare qui les accablent aujourd’hui, et où le plus gros travail du vigneron était la vendange ?
Non, le père des Sèbes était félibre, et quand Jean naquit, comme les coffres regorgeaient d’or, que, Dieu merci, le petit avait son pain cuit pour le restant de ses jours, dût-il arriver à l’âge avancé de Mathusalem, le père des Sèbes s’écria :
— Je veux que mon fils soit poète.
C’était un luxe que ce brave homme voulait s’offrir.
Et, en effet, grâce à une savante culture, le jeune Jean des Sèbes s’était épanoui en poète tel que son père n’en avait rêvé de pareil.
C’est à Paris, bien entendu, que le poète avait fleuri, et de quelle magnifique façon, libre, indépendant, superbe. Ah ! ce n’était pas lui qui, écrivassant dans un ministère quelconque, employait ses heures de bureau à rimer des vers réunis en un volume sous la couverture crème de l’homme qui bêche, ou à aligner des alexandrins d’une comédie que l’on porte en tremblant au concierge de l’Odéon ; ce n’était pas lui non plus qui pontifiait entre deux piles de bocks dans les cabarets de Montmartre, en psalmodiant des strophes qui font se pâmer les petites ouvrières. Jean des Sèbes était un poète de serre chaude, et ses vers précieux et colorés comme des orchidées étaient choses rares que les amateurs dégustaient lentement, telles des liqueurs des Îles, et sa poésie tenait moins dans ses œuvres que dans sa vie journalière : à quoi bon faire des vers, quand vos journées ne sont qu’un continuel poème ?
Mais pourquoi vous parler davantage de Jean des Sèbes ? Vous le connaissez tous, car qui ne le connaît pas, et plus de cent fois vous l’avez rencontré si exquis, si charmant, si élégant, que du premier coup vous vous êtes écrié :
— Voilà un poète.
Donc le poète Jean des Sèbes tomba amoureux de la jolie carabassaïre qui s’appelait Azalaïs, et, comme c’était un garçon qui ne faisait rien comme tout le monde, tout de suite il songea à l’épouser.
Ses amis lui disaient :
— Tu es fou, Jean des Sèbes, toi, le poète millionnaire — car Jean des Sèbes, comme vous le pensez, était millionnaire — toi, le poète millionnaire, épouser une carabassaïre de quatre sous, presque une bohémienne.
— C’est justement parce que je suis heureusement millionnaire que je puis m’offrir le luxe d’épouser une femme qui n’a pas un sou vaillant.
— Mais voici une fille qui n’a ni instruction, ni éducation.
— Est-elle jolie ?
— Certes, plus qu’aucune autre, mais cela suffit-il ?
Et Jean des Sèbes se fâcha.
— Vous êtes tous des brutes. Une seule chose compte dans la femme, la beauté. J’ai chez moi des bibelots rares qui me ravissent l’âme, des ivoires, des bronzes qui vous font pâmer d’aise, des tableaux devant lesquels on penserait à s’agenouiller ; il n’y a donc dans ma maison rien qui ne soit d’un art parfait, et vous voudriez que j’y amène une femme dont la laideur jurerait avec mes merveilles. Vous me faites rire avec votre éducation et votre instruction. Quand ma bohémienne aura une robe de chez Doucet, des chapeaux de la rue de la Paix, et pour deux ou trois cent mille francs de diamants, elle sera aussi bien élevée que qui que ce soit. Quant à son instruction, elle en saura toujours assez pour tenir tête aux perruches parisiennes que nous coudoyons dans tous les salons. Elle est jolie, c’est tout ce que je lui demande ; le reste m’importe peu.
Que vouliez-vous répondre à un garçon qui raisonne de cette façon ? On eut beau dire et beau faire, Jean des Sèbes épousa la petite carabassaïre.
Bien entendu, les parents ne firent aucune objection. C’était pour leur fille un parti inespéré ; pour la petite Azalaïs dont le cœur était encore tout neuf, quand elle vit devant elle ce jeune homme beau comme un dieu — car, bien entendu, le poète Jean des Sèbes était beau comme un dieu, — quand elle apprit que ce poète était millionnaire et qu’elle sut qu’il voulait l’épouser, elle se mit à l’aimer tout à coup avec toute sa fougue de fille du soleil.
Le mariage se fit là-bas dans le petit pavillon, au milieu des pins ; tout le Comtat y était invité, et je ne sais combien on y but de bouteilles de vin cuit et combien on y dansa de farandoles, car la noce ne dura pas moins de quatre jours ; mais, dès le soir, les nouveaux mariés étaient partis pour Paris.
Jean des Sèbes, certes, aurait pu se repentir d’avoir pris femme pour sa seule beauté ; fort heureusement, il se trouva que cette petite Azalaïs avait une âme exquise, et que, fine comme une mouche, tout de suite elle entra de plain-pied dans la vie parisienne.
La première fois que le poète montra sa femme, ce fut à l’Opéra, dans une belle loge, et ce jour-là, je vous jure que l’on lorgna fort peu les jambes des danseuses ; toutes les jumelles étaient braquées vers la loge de Jean des Sèbes, et tout Paris se demandait :
— Quelle est cette idéale personne à côté du poète ?
— Mais c’est sa femme.
— Je vous en donne ma parole d’honneur. Jean des Sèbes s’est marié sans tambour ni trompette, et c’est la véritable et authentique madame Jean des Sèbes qui se trouve à ses côtés.
— Comme elle est belle ! C’est, à coup sûr, quelque princesse des contes de fée.
Ah ! c’est que, toute scintillante de diamants, sur une robe de forme inédite dont son mari avait lui-même dessiné le modèle, la petite Azalaïs était une vraie merveille, et de ce jour elle devint la reine de Paris.
Azalaïs était de toutes les soirées, de tous les garden-party, de tous les five-o’clock, de toutes les premières, de tous les vernissages, et partout on se pressait sur son passage et partout on l’adulait, on la fêtait, et nul ne se doutait que cette femme, d’une si grande beauté et d’une si pure élégance, n’était qu’une petite carabassaïre élevée dans une roulotte, et qui hier encore tournait la roue d’un vire-vire et faisait gagner des objets de porcelaine ou de cristal bien tintant.
Oh ! quel changement dans son existence, et qu’elle devait être heureuse, la petite carabassaïre, éblouie par la splendeur de cette vie de luxe !
Eh bien, détrompez-vous, la petite carabassaïre n’était pas heureuse, et, le soir, quand un à un elle avait enlevé les deux ou trois cent mille francs de diamants qui l’ornaient comme une châsse de sainte et quand elle avait dévêtu ses merveilleuses robes que tout Paris copiait, mais que nulle femme ne savait porter comme elle, la petite carabassaïre s’asseyait dans un fauteuil et, le menton dans ses mains, les coudes sur ses genoux, elle se prenait à réfléchir bien mélancoliquement.
Elle évoquait les jours passés, la roulotte maternelle traînée par deux maigres haridelles où l’on dormait si bien la nuit, les bons dîners préparés en plein vent, la marmite posée sur trois pierres, puis, tous les dimanches, ces votes où, dans ses habits neufs, elle tenait sa carabasse, saluant celui-ci, serrant la main de celui-là, car elle connaissait tout le monde depuis le temps qu’elle courait les routes.
— Ah ! voilà ceux de Sainte-Cécile qui viennent, ou bien ceux de Sérignan, ou les farandoleurs de Courthézon.
Et les gars aux mains rudes lui secouaient les doigts.
— Bonjour, Azalaïs. Comme tu grandis et comme tu deviens bravette !
Car tout le monde la tutoyait.
Le vote durait deux ou trois jours, suivant le pays, puis on remballait tout, on attelait les deux haridelles et, hue, dia, l’on partait pour aller s’installer ailleurs. Et cela durait tout l’été.
Puis, quand la bise s’aigrissait, qu’une à une les feuilles se détachaient des arbres, on faisait comme les hirondelles et l’on cherchait un climat meilleur. On descendait les routes blanches, on s’en allait à Hyères, à Cannes, à Nice et à Menton, où tous les jours sont des votes.
Jean des Sèbes s’apercevait bien que la jeune femme était toute chose, mais pouvait-il deviner la cause de son mal, car il faisait tout ce qu’il pouvait pour la rendre heureuse ?
— Qu’avez-vous, Azalaïs ? disait Jean des Sèbes, quand il la voyait dans cet état.
— Mais je n’ai rien, répondait la jeune femme.
— Si, vous avez quelque chose. Pourquoi ne pas être franche ? Est-ce un bijou que vous avez vu à la devanture d’un joaillier et dont vous avez envie, ou bien une de ces dames portait-elle une robe qui vous a paru plus belle que la vôtre ?
— Non, mon cher seigneur, mes bijoux me suffisent, et je pense bien que, grâce à vous, j’ai les plus belles robes de Paris.
— Alors, pourquoi cette mélancolie ?
— Un peu de fatigue, peut-être.
Car vous pensez bien que la jeune Azalaïs n’osait pas avouer à son mari la cause de sa tristesse. C’est qu’elle l’aimait, son Jean des Sèbes, de toute la force de sa petite âme, et, le regardant du coin de l’œil, souvent elle se disait :
— Ah ! pourquoi est-il si riche, pourquoi est-il poète ? Comme nous aurions été heureux, dans une roulotte, à courir les votes, tous les deux !
Et elle soupirait fort.
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Que vous dirai-je ? un jour, elle n’y put tenir. On était au mois d’août, on se trouvait à Deauville dans une superbe villa ; Azalaïs reçut une lettre du père, qui disait qu’on allait partir pour la vote d’Orange. Alors, ce fut une folie qui s’empara d’elle, et, comme Jean des Sèbes persillait sur la plage, elle prit sa plus vilaine robe, son chapeau le plus défraîchi, et, sans valise, sans malle, fila vers le Comtat-Venaissin non sans avoir laissé une lettre à Jean des Sèbes où elle lui expliquait longuement pourquoi elle était triste et pourquoi elle partait.
Quand Jean des Sèbes lut cette lettre, il haussa les épaules et dit :
— Elle est folle. Elle reviendra.
Mais quinze jours passèrent et elle ne revint pas.
Alors ce fut lui qui se languit, car il l’avait épousée par pur esthétisme, sa jolie carabassaïre, le poète avait fini par l’aimer pour tout de bon.
Et Jean des Sèbes partit pour le Midi ; il s’informa des votes ; c’était celle de Bollène, il s’y rendit. Et là, derrière le vire-vire où l’on gagne un objet en porcelaine ou en cristal bien tintant, il aperçut sa belle Azalaïs, rose et souriante, qui faisait tourner la carabasse.
— C’est toi, Jean.
— Te voilà donc, Azalaïs.
Et ils s’embrassèrent, et pour la première fois de leur vie ils se tutoyèrent.
— Ainsi, tu ne veux plus revenir à Paris.
Azalaïs soupira.
— Alors, puisque tu ne veux pas revenir, c’est donc moi qui dois te suivre, car, en vérité, je ne puis me passer de toi.
— Eh quoi, tu consentirais ?
Mais Jean des Sèbes releva la tête.
— Homéros, notre ancêtre à nous les poètes, chantait par les villages de la Grèce, pourquoi ne tiendrais-je pas une carabasse ? Rien ne déshonore un poète.
Et ma foi, il fit comme il le dit.
Si cette histoire n’était pas authentiquement vraie c’est à peine si elle serait croyable. Mais j’ai connu Jean des Sèbes, j’ai connu Azalaïs, et, si vous doutez de ma parole, quand les cigales chanteront, courez les votes de notre Comtat, informez-vous, et si j’ai menti d’un seul iota, je veux bien, le restant de mes jours, passer pour un Gascon.
Rodolphe BRINGER.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Carabassa%C3%AFre