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Les faux-monnayeurs

Livre numérique


André Gide (1869-1951)

« C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor », se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non : son père et son frère aîné étaient retenus au Palais ; sa mère en visite ; sa sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était resté à la maison pour potasser son bachot ; il n’avait plus devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude ; le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait rien que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main :

« Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer. »

Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter : c’est bien de lui, Bernard, qu’il s’agissait. La lettre était adressée à sa mère ; une lettre d’amour vieille de dix-sept ans ; non signée.

« Que signifie cette initiale ? Un V, qui peut aussi bien être un N... Sied-il d’interroger ma mère ?... Faisons crédit à son bon goût. Libre à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle avance si j’apprends que je suis le fils d’un croquant ! Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. N’approfondissons pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui. »

Bernard, alors qu'il prépare son baccalauréat, découvre une lettre d'amour adressée à sa mère et apprend qu'il est le fruit d'un amour de passage. Il en veut à son père adoptif de ne pas être son vrai père et de l'avoir moins aimé. Bernard fuit le domicile familial et se réfugie chez un camarade de classe et ami, Olivier...