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La porte des cent mille peines

Livre audio


Rudyard Kipling — Contes

La Porte des cent mille peines

The Gate of a Hundred Sorrows

1884

Traduit par Louis Fabulet et Robert d’Humières

LA PORTE DES CENT MILLE PEINES

Ceci n’est pas un morceau dont le mérite me revienne. Mon ami, Gabral Misquitta, le métis, me le raconta d’un bout à l’autre, entre le coucher de la lune et l’aube, six semaines avant de mourir, et je le recueillis tel quel de sa bouche, à mesure qu’il répondait à mes questions. Voici :

« C’est entre l’impasse des Chaudronniers et le quartier des marchands de tuyaux de houka, à cent mètres tout au plus, à vol d’oiseau, de la mosquée de Wazir Khan.

Je dirais cela à n’importe qui, mais je le défie de trouver la porte, si bien qu’il pense connaître la ville. Vous pourriez explorer cent fois l’impasse mème où elle s’élève et n’en savoir pas plus long. Nous appelions l’impasse : l’Impasse de la Fumée-Noire, mais il va sans dire que le nom indigène est tout à fait différent. Un âne chargé ne pourrait passer entre les murailles ; et il y a un endroit, juste avant d’atteindre la Porte, où une façade de maison fait ventre et force les gens à marcher tout de côté.

Ce n’est pas une porte en somme, c’est une maison. Elle appartenait d’abord au vieux Fung-Tching il y a de cela cinq ans. Il était cordonnier à Calcutta. On dit qu’il avait assassiné sa femme un jour qu’il était ivre. C’est pourquoi il renonça au rhum du bazar et se mit à la Fumée Noire. Plus tard, il remonta vers le nord, vint ici et ouvrit la Porte qu’il installa sur le pied d’une maison où l’on pourrait fumer au calme et en paix.

Remarquez-le, c’était une fumerie pukka1, respectable, non pas un chandoo khana, un de ces fours étouffants, comme on en trouve partout dans la ville. Non ; le vieux connaissait son affaire à fond, et il était très propre pour un Chinois. C’était un petit bonhomme, pas beaucoup plus de cinq pieds de haut, borgne et qui avait perdu le doigt du milieu à chaque main. Et cependant l’homme le plus adroit à rouler des pilules que j’aie jamais vu. Avec ça, jamais l’air d’être touché non plus par la fumée, et ce qu’il en prenait pourtant jour et nuit, nuit et jour, c’était à faire peur. Je m’y suis mis depuis cinq ans, et je peux tenir tête pour cela à n’importe qui ; mais j’étais un enfant, sous ce rapport, auprès de Fung-Tching. Malgré cela, le vieux se montrait âpre au gain, très âpre ; et c’est une chose que je ne peux pas comprendre. J’ai entendu dire qu’il avait amassé pas mal avant de mourir, mais c’est son neveu qui a tout cela maintenant, et le vieux est retourné en Chine pour se faire enterrer.

Il tenait la grande chambre du haut, où ses meilleurs clients se réunissaient, aussi propre qu’une épingle neuve. Dans un coin il y avait le Bon Dieu de Fung-Tching — presque aussi laid que Fung-Tching lui-même — toujours avec des bâtonnets d’encens qui lui brûlaient sous le nez ; mais on ne les sentait plus quand les pipes marchaient. En face du Bon Dieu se trouvait le cercueil de Fung-Tching. Il avait dépensé pour ça une bonne partie de ses épargnes, et toutes les fois qu’une nouvelle personne venait à la Porte, on ne manquait jamais de le lui présenter. Il était laqué noir, avec des écritures rouge et or dessus, et j’ai entendu dire que Fung-Tching l’avait apporté d’aussi loin que de Chine même. Je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais je sais que les soirs où j’arrivais le premier, j’étendais ma natte au pied. Voyez-vous, c’était un coin tranquille, et une sorte de brise, de temps à autre, arrivait de l’impasse à travers la fenêtre. En dehors des nattes, il n’y avait pas d’autres meubles dans la chambre — rien que le cercueil et le vieux Bon Dieu tout vert, violet et bleu d’usure et d’âge.

Fung-Tching ne nous dit jamais pourquoi il appelait sa maison « la Porte des Cent Mille Peines ». (C’est le seul Chinois de ma connaissance qui inventât des noms malsonnants ou tristes. La plupart sont du genre fleuri, comme on peut voir à Calcutta.) Il nous fallait trouver cela nous-mêmes.

Rien ne prend plus d’empire sur vous, quand on est blanc, que la Fumée Noire. Un jaune n’est pas bâti de même. L’opium ne lui fait presque rien mais les blancs et les noirs en souffrent beaucoup.

Sans doute, il y a des gens que, pour commencer, la fumerie n’affecte pas plus que ne ferait le tabac. Ils font un petit somme tout comme on s’endormirait d’un sommeil naturel, et le matin suivant ils se réveillent presque dispos pour le travail. Moi qui vous parle j’appartenais à cette sorte au commencement. Mais voilà cinq années que je ne fume pas mal régulièrement, et c’est tout différent aujourd’hui. J’avais une vieille tante, là-bas, du côté d’Agra, qui me laissa quelque chose à sa mort. À peu près soixante roupies par mois. Soixante, ce n’est pas beaucoup. Je me rappelle un temps, il me semble qu’il y a des centaines et des centaines d’années, où je gagnais mes trois cents roupies par mois, sans compter les petits profits, quand je travaillais pour le compte d’une grande entreprise de bois à Calcutta.

Je ne restai pas longtemps dans ce métier-là. La Fumée Noire ne permet guère d’autre besogne ; et, bien qu’elle ait peu d’action sur moi, je ne pourrais plus aujourd’hui, du train dont vont les choses, faire une journée de travail pour sauver ma vie. Après tout, soixante roupies, c’est tout ce qu’il me faut. Quand le vieux Fung-Tehing vivait, il touchait l’argent pour moi, m’en donnait environ la moitié pour vivre (je mange très peu) ; quant au reste, il le gardait. J’avais mes entrées à la Porte à tout instant du jour et de la nuit, et je pouvais y fumer et dormir quand je voulais. Le reste ne m’importait guère. Je sais bien que le vieux y gagnait ; mais qu’est-ce que cela fait ? Rien ne me fait beaucoup ; et, en outre, l’argent arrivait toujours et sans interruption chaque mois après l’autre.

Nous étions dix à nous rencontrer à la Porte lorsqu’on ouvrit la Fumerie. Moi, deux Babous2 d’un bureau de l’État quelque part dans Anarkulli3, mais ils se firent saquer et ne pouvaient plus payer (il n’est pas d’homme, obligé de travailler le jour, qui puisse continuer longtemps la Fumée Noire) ; un Chinois, neveu de Fung-Tching ; une femme du bazar qui avait des tas d’argent je ne sais trop comment ; un vagabond anglais Mac quelque chose, je crois, mais j’ai oublié, — qui fumait ferme, mais n’avait jamais l’air de rien payer (on disait qu’il avait sauvé la vie à Fung-Tching dans un procès à Calcutta lorsqu’il était avocat) ; un autre Eurasien, comme moi, de Madras ; une femme métisse et deux hommes qui disaient venir du Nord. Je crois qu’ils devaient être Persans, Afghans ou quelque chose comme cela. Il n’en reste que cinq vivants maintenant, mais nous venons régulièrement. Je ne sais pas ce qui est arrivé aux Babous ; quant à la femme de bazar, elle mourut au bout de six mois de la Porte, et je crois que Fung-Tching garda pour lui ses bracelets et son anneau de nez, mais je n’en suis pas sûr. L’Anglais, lui, buvait autant qu’il fumait, et disparut. Un des Persans se fit tuer une nuit dans une bagarre près du grand puits voisin de la mosquée, il y a longtemps de ça, et la police condamna le puits parce qu’on le disait plein d’air empoisonné. On trouva l’homme mort au fond. Ainsi, vous voyez, il n’y a que moi, le Chinois, la femme métisse que nous appelons la Memsahib (elle vivait avec Fung-Tching), l’autre Eurasien et l’un des Persans. La Memsahib a l’air très vieille à présent ; c’était, je pense, une jeune femme aux premiers jours de la Porte ; mais nous sommes tous vieux maintenant à ce compte-là de centaines et centaines d’années. C’est très difficile de garder la notion du temps, à la Porte, et, d’ailleurs, le temps n’a pas d’importance pour moi. Je touche mes soixante roupies régulièrement chaque mois l’un après l’autre. Il y a très, très longtemps, quand je gagnais trois cent cinquante roupies par mois, avec profits, dans une grande entreprise de bois, à Calcutta, j’avais une femme quelconque, mais elle est morte à l’heure qu’il est. On a dit que je l’ai tuée en me mettant à la Fumée Noire. Peut-être bien, mais il y a si longtemps que cela n’importe guère. Autrefois, les premiers jours où je venais à la Porte, j’avais de la peine en y pensant, mais tout cela est passé, fini depuis longtemps, et je touche mes soixante roupies toujours régulièrement, un mois après l’autre, et je suis tout à fait heureux. Non pas d’un bonheur d’ivrogne, vous savez, mais un état tranquille, paisible et satisfait.

Comment je m’y suis mis ? C’était à Calcutta, je commençai par en essayer chez moi, rien que pour voir à quoi cela ressemblait. Je n’allais jamais bien loin, mais je crois que c’est à ce moment que ma femme est morte. En tout cas, je me suis retrouvé ici, où je vins à faire la connaissance de Fung-Tching. Je ne me rappelle pas très bien comment cela est arrivé ; mais il me parla de la Porte, et je pris l’habitude d’y venir, et, ce qui est sûr, c’est que je n’en suis jamais ressorti depuis. Il faut vous rappeler que la Porte était un endroit respectable au temps de Fung-Tching, où l’on était confortablement et pas du tout comme aux chandoo-khanas où vont les nègres. Non ; c’était propre et tranquille, pas encombré. Pour sûr, il y en avait d’autres que nous dix et l’homme ; mais nous avions toujours une natte par tête, avec un oreiller-coussin de laine ouatée, tout brodé de dragons noirs, rouges et d’un tas de choses ; tout comme sur le cercueil dans le coin.

À la fin de la troisième pipe les dragons se mettaient à danser et à se battre. Je les ai suivis des yeux pendant bien des nuits, bien des nuits. Je réglais ma consommation là-dessus, et maintenant il me faut une douzaine de pipes pour les faire bouger. En outre, ils sont tout en loques et très sales, comme les nattes, puis le vieux Fung-Tching est mort. Il mourut il y a deux ans, et me donna la pipe dont je me sers toujours maintenant, une pipe d’argent, avec des bêtes singulières qui rampent tout le long du réceptacle à la base du fourneau. Avant cela, je crois, je me servais d’une grosse tige de bambou à fourneau de cuivre, un tout petit fourneau, avec un bout de jade vert. Elle était un peu plus épaisse qu’une tige de canne ordinaire et très douce à fumer. Le bambou semblait boire la fumée. L’argent ne fait pas de même, et il faut le nettoyer de temps à autre, ce qui donne beaucoup de mal, mais je la fume en mémoire du vieux. Il a tiré bon profit de moi, mais il me donnait toujours des nattes et des coussins propres, et la meilleure marchandise qu’on pût se procurer nulle part.

Quand il mourut, son neveu Tsin-ling reprit la Porte, et il l’appela le « Temple des Trois Possessions » ; mais nous, les vieux, nous disons toujours les « Cent Mille Peines. » Le neveu fait les choses de façon très ladre, et je crois que la Memsahib doit l’y aider. Elle vit avec lui, comme elle faisait avec le vieux. À eux deux ils laissent entrer toutes sortes de bas peuple, des nègres et tout, et la Fumée Noire n’est pas aussi bonne que jadis. J’ai trouvé du son maintes et maintes fois dans ma pipe. Le vieux en serait mort si cela était arrivé de son temps. En outre, on ne nettoie jamais la chambre, et toutes les nattes sont déchirées et coupées sur les bords. Le cercueil est reparti pour la Chine — avec le vieux et deux onces de fumerie à l’intérieur pour le cas où il en aurait besoin en route.

Quant au Bon Dieu, on ne lui brûle plus autant de bâtons sous le nez qu’autrefois, c’est signe de malheur, sûr comme la mort. Il est tout noirci en outre, et personne ne s’en occupe plus. C’est la faute de la Memsahib, je le sais, car lorsque Tsin-ling se risquait à brûler du papier doré devant l’image, elle dit que c’était du gaspillage, et que s’il faisait brûler un bâtonnet à tout petit feu, le Bon Dieu ny verrait pas de différence. De sorte que maintenant nous avons des bâtons à trois quarts de colle qui mettent une demi-heure de plus à brûler, et qui empoisonnent, sans compter déjà l’odeur de la chambre. Il n’y a pas moyen de faire d’affaires quand on se met à ces machines-là. Le Bon Dieu n’aime pas cela. Je m’en aperçois bien. Très avant dans la nuit, quelquefois, il prend toutes sortes de couleurs bizarres, bleu, vert et rouge, tout comme au temps où le vieux Fung-Tching vivait, et il roule les yeux et frappe du pied comme un diable.

Je ne sais pas pourquoi je ne quitte pas la maison pour m’en aller fumer tranquille au bazar dans une petite chambre à moi. Probable que Tsin-ling me tuerait si je m’en allais — il touche mes soixante roupies maintenant — en outre, ça me donnerait trop de peine, et je me suis pris à aimer la Porte pour de bon. Ce n’est pas grand’chose à voir. Plus du tout ce que c’était au temps du vieux, mais j’en ai tant vu entrer et sortir que je ne pourrais pas la quitter. Et j’en ai tant vu mourir ici sur les nattes que j‘aurais peur de mourir dehors maintenant. J’ai vu des choses qu’on pourrait appeler étranges ; mais rien n’est étrange quand on est à la Fumée Noire, rien, excepté la Fuméè Noire. Et même s’il en était autrement, cela ne ferait rien. Fung-Tching se montrait toujours très difficile sur le choix des clients et n’en admettait jamais qui auraient pu causer du désordre en mourant malproprement ou autre chose. Mais le neveu ne prend pas la moitié autant de soins. Il chante partout qu’il tient une maison de premier ordre. Mais il ne fait rien pour attirer le client, ni pour lui procurer ses aises, comme faisait Fung-Tching. C’est pourquoi la Porte est un peu plus conflue aujourd’hui qu’elle n’était auparavant, — parmi les nègres, cela va sans dire. Le neveu n’ose pas introduire un blanc, ni même, tant qu’à faire, un sang-mêlé dans la place. Il lui faut nous garder tous trois, naturellement — moi, la Memsahib et l’autre Eurasien, nous sommes les piliers de la maison mais il ne nous ferait pas crédit, pas pour une pipée — pas pour rien. Un de ces jours, j’espère, je mourrai à la Porte. Le Persan et l’homme de Madras sont diablement ébranlés déjà. Ils ont pris un boy pour allumer leurs pipes. Je fais toujours cela moi-même. Plus que probablement je les verrai emporter avant moi. Je ne pense pas toutefois survivre à la Memsahib ni à Tsin-ling. Les femmes résistent plus longtemps que les hommes à la Fumée Noire, et Tsin-ling a une bonne pinte du sang du vieux dans les veines, quoiqu’il fume tout de même de la marchandise à bas prix. La femme du bazar a su deux jours auparavant, quand elle allait partir ; et elle est morte sur une natte propre avec un coussin bien ouaté, et le vieux suspendit sa pipe juste au-dessus du Bon Dieu. Il avait toujours eu quelque chose pour elle, j’imagine. Mais il prit ses bracelets tout de même.

J’aimerais mourir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m’en vais, je demanderai cela à Tsin-ling, et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Alors je m’étendrai bien tranquille et à l’aise, pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis…

Eh bien, quoi, cela ne fait rien. Rien ne m’importe guère — seulement je voudrais bien que Tsing-ling ne mette pas de son dans la Fumée Noire.

1. De la bonne sorte.

2. Scribes.

3. Fauborg de Lahore.

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Porte_des_cent_mille_peines