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Albert Savarus

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Albert Savarus

DEDIE A MADAME EMILE DE GIRARDIN,

Comme un témoignage d'affectueuse admiration,

DE BALZAC.

Un des quelques salons oĂč se produisait l'archevĂȘque de Besançon sous la Restauration, et celui qu'il affectionnait Ă©tait celui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cette dame, le personnage fĂ©minin le plus considĂ©rable peut-ĂȘtre de Besançon.

Monsieur de Watteville, petit-neveu du fameux Watteville, le plus heureux et le plus illustre des meurtriers et des renĂ©gats dont les aventures extraordinaires sont beaucoup trop historiques pour ĂȘtre racontĂ©es, Ă©tait aussi tranquille que son grand-oncle fut turbulent. AprĂšs avoir vĂ©cu dans la ComtĂ© comme un cloporte dans la fente d'une boiserie, il avait Ă©pousĂ© l'hĂ©ritiĂšre de la cĂ©lĂšbre famille de Rupt. Mademoiselle de Rupt rĂ©unit vingt mille francs de rentes en terre aux dix mille francs de rentes en biens-fonds du baron de Watteville. L'Ă©cusson du gentilhomme suisse, les Watteville sont de Suisse, fut mis en abĂźme sur le vieil Ă©cusson des de Rupt. Ce mariage, dĂ©cidĂ© depuis 1802, se fit en 1815, aprĂšs la seconde restauration. Trois ans aprĂšs la naissance d'une fille qui fut nommĂ©e PhilomĂšne, tous les grands parents de madame de Watteville Ă©taient morts et leurs successions liquidĂ©es. On vendit alors la maison de monsieur de Watteville pour s'Ă©tablir rue de la PrĂ©fecture, dans le bel hĂŽtel de Rupt dont le vaste jardin s'Ă©tend vers la rue du Perron. Madame Watteville, jeune fille dĂ©vote, fut encore plus dĂ©vote aprĂšs son mariage. Elle est une des reines de la sainte confrĂ©rie qui donne Ă  la haute sociĂ©tĂ© de Besançon un air sombre et des façons prudes en harmonie avec le caractĂšre de cette ville. De lĂ  le nom de PhilomĂšne imposĂ© Ă  sa fille, nĂ©e en 1817, au moment oĂč le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans les commencements on ne savait Ă  quel sexe appartenait ce squelette, devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un Ă©tendard pour l'Ordre des JĂ©suites.

Monsieur le baron de Watteville, homme sec, maigre et sans esprit, paraissait usé, sans qu'on pût savoir à quoi, car il jouissait d'une ignorance crasse ; mais comme sa femme était d'un blond ardent et d'une nature sÚche devenue proverbiale (on dit encore pointue comme madame Watteville), quelques plaisants de la magistrature prétendaient que le baron s'était usé contre cette roche. Rupt vient évidemment de rupes. Les savants observateurs de la nature sociale ne manqueront pas de remarquer que PhilomÚne fut l'unique fruit du mariage des Watteville et des de Rupt.

Monsieur de Watteville passait sa vie dans un riche atelier de tourneur, il tournait ! Comme complĂ©ment Ă  cette existence, il s'Ă©tait donnĂ© la fantaisie des collections. Pour les mĂ©decins philosophes adonnĂ©s Ă  l'Ă©tude de la folie, cette tendance Ă  collectionner est un premier degrĂ© d'aliĂ©nation mentale, quand elle se porte sur les petites choses. Le baron de Watteville amassait les coquillages, les insectes et les fragments gĂ©ologiques du territoire de Besançon. Quelques contradicteurs, des femmes surtout, disaient de monsieur de Watteville : — Il a une belle Ăąme ! il a vu, dĂšs le dĂ©but de son mariage, qu'il ne l'emporterait pas sur sa femme, il s'est alors jetĂ© dans une occupation mĂ©canique et dans la bonne chĂšre.

L'hĂŽtel de Rupt ne manquait pas d'une certaine splendeur digne de celle de Louis XIV, et se ressentait de la noblesse des deux familles, confondues en 1815. Il y brillait un vieux luxe qui ne se savait pas de mode. Les lustres de vieux cristaux taillĂ©s en forme de feuilles, les lampasses, les damas, les tapis, les meubles dorĂ©s, tout Ă©tait en harmonie avec les vieilles livrĂ©es et les vieux domestiques. Quoique servie dans une noire argenterie de famille, autour d'un surtout en glace ornĂ© de porcelaines de Saxe, la chĂšre y Ă©tait exquise. Les vins choisis par monsieur de Watteville, qui, pour occuper sa vie et y mettre de la diversitĂ©, s'Ă©tait fait son propre sommelier, jouissaient d'une sorte de cĂ©lĂ©britĂ© dĂ©partementale. La fortune de madame de Watteville Ă©tait considĂ©rable, car celle de son mari, qui consistait dans la terre des Rouxey valant environ dix mille livres de rente, ne s'augmenta d'aucun hĂ©ritage. Il est inutile de faire observer que la liaison trĂšs-intime de madame de Watteville avec l'archevĂȘque avait impatronisĂ© chez elle les trois ou quatre abbĂ©s remarquables et spirituels de l'archevĂȘchĂ© qui ne haĂŻssaient point la table.

Dans un dĂźner d'apparat, rendu pour je ne sais quelle noce au commencement du mois de septembre 1834, au moment oĂč les femmes Ă©taient rangĂ©es en cercle devant la cheminĂ©e du salon et les hommes en groupes aux croisĂ©es, il se fit une acclamation Ă  la vue de monsieur l'abbĂ© de Grancey, qu'on annonça.

— Eh ! bien, le procùs ? lui cria-t-on.

— GagnĂ© ! rĂ©pondit le vicaire-gĂ©nĂ©ral. L'arrĂȘt de la Cour, de laquelle nous dĂ©sespĂ©rions, vous savez pourquoi


Ceci était une allusion à la composition de la Cour royale depuis 1830. Les légitimistes avaient presque tous donné leur démission.

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 L'arrĂȘt vient de nous donner gain de cause sur tous les points, et rĂ©forme le jugement de premiĂšre instance.

— Tout le monde vous croyait perdus.

— Et nous l'Ă©tions sans moi. J'ai dit Ă  notre avocat de s'en aller Ă  Paris, et j'ai pu prendre, au moment de la bataille, un nouvel avocat Ă  qui nous devons le gain du procĂšs, un homme extraordinaire


— A Besançon ? dit naïvement monsieur de Watteville.

— A Besançon, rĂ©pondit l'abbĂ© de Grancey.

— Ah ! oui, Savaron, dit un beau jeune homme assis prĂšs de la baronne et nommĂ© de Soulas.

— Il a passĂ© cinq Ă  six nuits, il a dĂ©vorĂ© les liasses, les dossiers ; il a en sept Ă  huit confĂ©rences de plusieurs heures avec moi, reprit monsieur de Grancey qui reparaissait Ă  l'hĂŽtel de Rupt pour la premiĂšre fois depuis vingt jours. Enfin, monsieur Savaron vient de battre complĂ©tement le cĂ©lĂšbre avocat que nos adversaires Ă©taient allĂ©s chercher Ă  Paris. Ce jeune homme a Ă©tĂ© merveilleux, au dire des Conseillers. Ainsi, le Chapitre est deux fois vainqueur : il a vaincu en Droit, puis en Politique il a vaincu le libĂ©ralisme dans la personne du dĂ©fenseur de notre hĂŽtel de ville. « Nos adversaires, a dit notre avocat, ne doivent pas s'attendre Ă  trouver partout de la complaisance pour ruiner les archevĂȘchĂ©s
 » Le prĂ©sident a Ă©tĂ© forcĂ© de faire faire silence. Tous les Bisontins ont applaudi. Ainsi la propriĂ©tĂ© des bĂątiments de l'ancien couvent reste au Chapitre de la cathĂ©drale de Besançon. Monsieur Savaron a d'ailleurs invitĂ© son confrĂšre de Paris Ă  dĂźner au sortir du palais. En acceptant, celui-ci lui a dit : « A tout vainqueur tout honneur ! » et l'a fĂ©licitĂ© sans rancune sur son triomphe.

— OĂč donc avez-vous dĂ©nichĂ© cet avocat ? dit madame de Watteville. Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-lĂ .

— Mais vous pouvez voir ses fenĂȘtres d'ici, rĂ©pondit le vicaire-gĂ©nĂ©ral. Monsieur Savaron demeure rue du Perron, le jardin de sa maison est mur mitoyen avec le vĂŽtre.

— Il n'est pas de la ComtĂ©, dit monsieur de Watteville.

— Il est si peu de quelque part, qu'on ne sait pas d'oĂč il est, dit madame de Chavoncourt.

— Mais qu'est-il ? demanda madame de Watteville en prenant le bras de monsieur de Soulas pour se rendre Ă  la salle Ă  manger. S'il est Ă©tranger, par quel hasard est-il venu s'Ă©tablir Ă  Besançon ? C'est une idĂ©e bien singuliĂšre pour un avocat.

— Bien singuliĂšre ! rĂ©pĂ©ta le jeune AmĂ©dĂ©e de Soulas dont la biographie devient nĂ©cessaire Ă  l'intelligence de cette histoire.

De tout temps, la France et l'Angleterre ont fait un Ă©change de futilitĂ©s d'autant plus suivi, qu'il Ă©chappe Ă  la tyrannie des douanes. La mode que nous appelons anglaise Ă  Paris se nomme française Ă  Londres, et rĂ©ciproquement. L'inimitiĂ© des deux peuples cesse en deux points, sur la question des mots et sur celle du vĂȘtement. God save the King, l'air national de l'Angleterre, est une musique faite par Lulli pour les chƓurs d'Esther ou d'Athalie. Les paniers apportĂ©s par une Anglaise Ă  Paris furent inventĂ©s Ă  Londres, on sait pourquoi, par une Française, la fameuse duchesse de Portsmouth ; on commença par s'en moquer si bien que la premiĂšre Anglaise qui parut aux Tuileries faillit ĂȘtre Ă©crasĂ©e par la foule ; mais ils furent adoptĂ©s. Cette mode a tyrannisĂ© les femmes de l'Europe pendant un demi-siĂšcle. A la paix de 1815, on plaisanta durant une annĂ©e les tailles longues des Anglaises, tout Paris alla voir Pothier et Brunet dans les Anglaises pour rire ; mais, en 1816 et 17, les ceintures des Françaises, qui leur coupaient le sein en 1814, descendirent par degrĂ©s jusqu'Ă  leur dessiner les hanches. Depuis dix ans, l'Angleterre nous a fait deux petits cadeaux linguistiques. A l'incroyable, au merveilleux, Ă  l'Ă©lĂ©gant, ces trois hĂ©ritiers des petits-maĂźtres dont l'Ă©tymologie est assez indĂ©cente, ont succĂ©dĂ© le dandy, puis le lion. Le lion n'a pas engendrĂ© la lionne. La lionne est due Ă  la fameuse chanson d'Alfred de Musset : Avez-vous vu dans Barcelone
 C'est ma maĂźtresse et ma lionne : il y a eu fusion, ou, si vous voulez, confusion entre les deux termes et les deux idĂ©es dominantes. Quand une bĂȘtise amuse Paris, qui dĂ©vore autant de chefs-d'Ɠuvres que de bĂȘtises, il est difficile que la province s'en prive. Aussi, dĂšs que le lion promena dans Paris sa criniĂšre, sa barbe et ses moustaches, ses gilets et son lorgnon tenu sans le secours des mains, par la contraction de la joue et de l'arcade sourciliĂšre, les capitales de quelques dĂ©partements ont-elles vu des sous-lions qui protestĂšrent, par l'Ă©lĂ©gance de leurs sous-pieds, contre l'incurie de leurs compatriotes. Donc, Besançon jouissait, en 1834, d'un lion dans la personne de ce monsieur AmĂ©dĂ©e-Sylvain-Jacques de Soulas, Ă©crit Souleyaz au temps de l'occupation espagnole. AmĂ©dĂ©e de Soulas est peut-ĂȘtre le seul qui, dans Besançon, descende d'une famille espagnole. L'Espagne envoyait des gens faire ses affaires dans la ComtĂ©, mais il s'y Ă©tablissait fort peu d'Espagnols. Les Soulas y restĂšrent Ă  cause de leur alliance avec le cardinal Granvelle. Le jeune monsieur de Soulas parlait toujours de quitter Besançon, ville triste, dĂ©vote, peu littĂ©raire, ville de guerre et de garnison, dont les mƓurs et l'allure, dont la physionomie valent la peine d'ĂȘtre dĂ©peintes. Cette opinion lui permettait de se loger, en homme incertain de son avenir, dans trois chambres trĂšs-peu meublĂ©es au bout de la rue Neuve, Ă  l'endroit oĂč elle se rencontre avec la rue de la PrĂ©fecture.

Le jeune monsieur de Soulas ne pouvait pas se dispenser d'avoir un tigre. Ce tigre était le fils d'un de ses fermiers, un petit domestique ùgé de quatorze ans, trapu, nommé Babylas. Le lion avait trÚs-bien habillé son tigre : redingote courte en drap gris de fer, serrée par une ceinture de cuir verni, culotte de panne gros-bleu, gilet rouge, bottes vernies et à revers, chapeau rond à bourdaloue noir, des boutons jaunes aux armes des Soulas. Amédée donnait à ce garçon des gants de coton blanc, le blanchissage et trente-six francs par mois, à la charge de se nourrir, ce qui paraissait monstrueux aux grisettes de Besançon : quatre cent vingt francs à un enfant de quinze ans, sans compter les cadeaux ! Les cadeaux consistaient dans la vente des habits réformés, dans un pourboire quand Soulas troquait l'un de ses deux chevaux, et la vente des fumiers. Les deux chevaux, administrés avec une sordide économie, coûtaient l'un dans l'autre huit cents francs par an. Le compte des fournitures à Paris en parfumeries, cravates, bijouterie, pots de vernis, habits, allait à douze cents francs. Si vous additionnez groom ou tigre, chevaux, tenue superlative, et loyer de six cents francs, vous trouverez un total de trois mille francs. Or, le pÚre du jeune monsieur de Soulas ne lui avait pas laissé plus de quatre mille francs de rentes produits par quelques métairies assez chétives qui exigeaient de l'entretien, et dont l'entretien imprimait une certaine incertitude aux revenus. A peine restait-il trois francs par jour au lion pour sa vie, sa poche et son jeu. Aussi dßnait-il souvent en ville, et déjeunait-il avec une frugalité remarquable. Quand il fallait absolument dßner à ses frais, il allait à la pension des officiers. Le jeune monsieur de Soulas passait pour un dissipateur, pour un homme qui faisait des folies ; tandis que le malheureux nouait les deux bouts de l'année avec une astuce, avec un talent qui eussent fait la gloire d'une bonne ménagÚre. On ignorait encore, à Besançon surtout, combien six francs de vernis étalé sur des bottes ou sur des souliers, des gants jeunes de cinquante sous nettoyés dans le plus profond secret pour les faire servir trois fois, des cravates de dix francs qui durent trois mois, quatre gilets de vingt-cinq francs et des pantalons qui emboßtent la botte imposent à une capitale ! Comment en serait-il autrement, puisque nous voyons à Paris des femmes accordant une attention particuliÚre à des sots qui viennent chez elles et l'emportent sur les hommes les plus remarquables, à cause de ces frivoles avantages qu'on peut se procurer pour quinze louis, y compris la frisure et une chemise de toile de Hollande ?

Si cet infortunĂ© jeune homme vous parait ĂȘtre devenu lion Ă  bien bon marchĂ©, apprenez qu'AmĂ©dĂ©e de Soulas Ă©tait allĂ© trois fois en Suisse, en char et Ă  petites journĂ©es ; deux fois Ă  Paris, et une fois de Paris en Angleterre. Il passait pour un voyageur instruit et pouvait dire : En Angleterre, oĂč je suis allĂ©, etc. Les douairiĂšres lui disaient : Vous qui ĂȘtes allĂ© en Angleterre, etc. Il avait poussĂ© jusqu'en Lombardie, il avait cĂŽtoyĂ© les lacs d'Italie. Il lisait les ouvrages nouveaux. Enfin, pendant qu'il nettoyait ses gants, le tigre Babylas rĂ©pondait aux visiteurs : — Monsieur travaille. Aussi avait-on essayĂ© de dĂ©monĂ©tiser le jeune monsieur AmĂ©dĂ©e de Soulas Ă  l'aide de ce mot : — C'est un homme trĂšs-avancĂ©. AmĂ©dĂ©e possĂ©dait le talent de dĂ©biter avec la gravitĂ© bisontine les lieux communs Ă  la mode, ce qui lui donnait le mĂ©rite d'ĂȘtre un des hommes les plus Ă©clairĂ©s de la noblesse. Il portait sur lui la bijouterie Ă  la mode, et dans sa tĂȘte les pensĂ©es contrĂŽlĂ©es par la Presse.

En 1834, AmĂ©dĂ©e Ă©tait un jeune homme de vingt-cinq ans, de taille moyenne, brun, le thorax violemment prononcĂ©, les Ă©paules Ă  l'avenant, les cuisses un peu rondes, le pied dĂ©jĂ  gras, la main blanche et potelĂ©e, un collier de barbe, des moustaches qui rivalisaient celles de la garnison, une bonne grosse figure rougeaude, le nez Ă©crasĂ©, les yeux bruns et sans expression, d'ailleurs rien d'espagnol. Il marchait Ă  grands pas vers une obĂ©sitĂ© fatale Ă  ses prĂ©tentions. Ses ongles Ă©taient soignĂ©s, sa barbe Ă©tait faite, les moindres dĂ©tails de son vĂȘtement Ă©taient tenus avec une exactitude anglaise. Aussi regardait-on AmĂ©dĂ©e de Soulas comme le plus bel homme de Besançon. Un coiffeur, qui venait le coiffer Ă  heure fixe (autre luxe de soixante francs par an ! ), le prĂ©conisait comme l'arbitre souverain en fait de modes et d'Ă©lĂ©gance. AmĂ©dĂ©e dormait tard, faisait sa toilette, et sortait Ă  cheval vers midi pour aller dans une de ses mĂ©tairies tirer le pistolet. Il mettait Ă  cette occupation la mĂȘme importance qu'y mit lord Byron dans ses derniers jours. Puis, il revenait Ă  trois heures, admirĂ© sur son cheval par les grisettes et par les personnes qui se trouvaient Ă  leurs croisĂ©es. AprĂšs de prĂ©tendus travaux qui paraissaient l'occuper jusqu'Ă  quatre heures, il s'habillait pour aller dĂźner en ville, et passait la soirĂ©e dans les salons de l'aristocratie bisontine Ă  jouer au whist, et revenait se coucher Ă  onze heures. Aucune existence ne pouvait ĂȘtre plus Ă  jour, plus sage, ni plus irrĂ©prochable, car il allait exactement aux offices le dimanche et les fĂȘtes.

Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbitante, il est nĂ©cessaire d'expliquer Besançon en quelques mots. Nulle ville n'offre une rĂ©sistance plus sourde et muette au ProgrĂšs. A Besançon, les administrateurs, les employĂ©s, les militaires, enfin tous ceux que le gouvernement, que Paris y envoie occuper un poste quelconque, sont dĂ©signĂ©s en bloc sous le nom expressif de la colonie. La Colonie est le terrain neutre, le seul oĂč, comme Ă  l'Ă©glise, peuvent se rencontrer la sociĂ©tĂ© noble et la sociĂ©tĂ© bourgeoise de la ville. Sur ce terrain commencent, Ă  propos d'un mot, d'un regard ou d'un geste, des haines de maison Ă  maison, entre femmes bourgeoises et nobles, qui durent jusqu'Ă  la mort, et agrandissent encore les fossĂ©s infranchissables par lesquels les deux sociĂ©tĂ©s sont sĂ©parĂ©es. A l'exception des Clermont-Mont-Saint-Jean, des Beauffremont, des de Scey, des Gramont et de quelques autres qui n'habitent la ComtĂ© que dans leurs terres, la noblesse bisontine ne remonte pas Ă  plus de deux siĂšcles, Ă  l'Ă©poque de la conquĂȘte par Louis XIV. Ce monde est essentiellement parlementaire et d'un rogue, d'un raide, d'un grave, d'un positif, d'une hauteur qui ne peut pas se comparer Ă  la cour de Vienne, car les Bisontins feraient en ceci les salons viennois quinaulds. De Victor Hugo, de Nodier, de Fourier, les gloires de la ville, il n'en est pas question, on ne s'en occupe pas. Les mariages entre nobles s'arrangent dĂšs le berceau des enfants, tant les moindres choses comme les plus graves y sont dĂ©finies. Jamais un Ă©tranger, un intrus ne s'est glissĂ© dans ces maisons, et il a fallu, pour y faire recevoir des colonels ou des officiers titrĂ©s appartenant aux meilleures familles de France, quand il s'en trouvait dans la garnison, des efforts de diplomatie que le prince de Talleyrand eĂ»t Ă©tĂ© fort heureux de connaĂźtre pour s'en servir dans un congrĂšs. En 1834, AmĂ©dĂ©e Ă©tait le seul qui portĂąt des sous-pieds Ă  Besançon. Ceci vous explique dĂ©jĂ  la lionnerie du jeune monsieur de Soulas. Enfin, une petite anecdote vous fera bien comprendre Besançon.

Quelque temps avant le jour oĂč cette histoire commence, la PrĂ©fecture Ă©prouva le besoin de faire venir de Paris un rĂ©dacteur pour son journal, afin de se dĂ©fendre contre la petite Gazette que la grande Gazette avait pondue Ă  Besançon, et contre le Patriote, que la RĂ©publique y faisait frĂ©tiller. Paris envoya un jeune homme, ignorant sa ComtĂ©, qui dĂ©buta par un premier-Besançon de l'Ă©cole du Charivari. Le chef du parti juste-milieu, un homme de l'HĂŽtel-de-Ville, fit venir le journaliste, et lui dit : — Apprenez, monsieur, que nous sommes graves, plus que graves, ennuyeux, nous ne voulons point qu'on nous amuse, et nous sommes furieux d'avoir ri. Soyez aussi dur Ă  digĂ©rer que les plus Ă©paisses amplifications de la Revue des deux Mondes, et vous serez Ă  peine au ton des Bisontins.

Le rédacteur se le tint pour dit, et parla le patois philosophique le plus difficile à comprendre. Il eut un succÚs complet.

Si le jeune monsieur de Soulas ne perdit pas dans l'estime des salons de Besançon, ce fut pure vanitĂ© de leur part : l'aristocratie Ă©tait bien aise d'avoir l'air de se moderniser et de pouvoir offrir aux nobles Parisiens en voyage dans la ComtĂ© un jeune homme qui leur ressemblait Ă  peu prĂšs. Tout ce travail cachĂ©, toute cette poudre jetĂ©e aux yeux, cette folie apparente, cette sagesse latente avaient un but, sans quoi le lion bisontin n'eĂ»t pas Ă©tĂ© du pays. AmĂ©dĂ©e voulait arriver Ă  un mariage avantageux en prouvant un jour que ses fermes n'Ă©taient pas hypothĂ©quĂ©es, et qu'il avait fait des Ă©conomies. Il voulait occuper la ville, il voulait en ĂȘtre le plus bel homme, le plus Ă©lĂ©gant, pour obtenir d'abord l'attention, puis la main de mademoiselle PhilomĂšne de Watteville : ah !

En 1830, au moment oĂč le jeune monsieur de Soulas commença son mĂ©tier de dandy, PhilomĂšne avait treize ans. En 1834, mademoiselle de Watteville atteignait donc Ă  cet Ăąge oĂč les jeunes personnes sont facilement frappĂ©es par toutes les singularitĂ©s qui recommandaient AmĂ©dĂ©e Ă  l'attention de la ville. Il y a beaucoup de lions qui se font lions par calcul et par spĂ©culation. Les Watteville, riches depuis douze ans de cinquante mille francs de rentes, ne dĂ©pensaient pas plus de vingt-quatre mille francs par an, tout en recevant la haute sociĂ©tĂ© de Besançon, les lundis et les vendredis. On y dĂźnait le lundi, l'on y passait la soirĂ©e le vendredi. Ainsi, depuis douze ans, quelle somme ne faisaient pas vingt-six mille francs annuellement Ă©conomisĂ©s et placĂ©s avec la discrĂ©tion qui distingue ces vieilles familles ? on croyait assez gĂ©nĂ©ralement que se trouvant assez riche en terres, madame de Watteville avait mis dans le trois pour cent ses Ă©conomies en 1830. La dot de PhilomĂšne devait alors se composer d'environ quarante mille francs de rentes. Depuis cinq ans, le lion avait donc travaillĂ© comme une taupe pour se loger dans le haut bout de l'estime de la sĂ©vĂšre baronne, tout en se posant de maniĂšre Ă  flatter l'amour-propre de mademoiselle de Watteville. La baronne Ă©tait dans le secret des inventions par lesquelles AmĂ©dĂ©e parvenait Ă  soutenir son rang dans Besançon, et l'en estimait fort. Soulas s'Ă©tait mis sous l'aile de la baronne quand elle avait trente ans, il eut alors l'audace de l'admirer et d'en faire une idole ; il en Ă©tait arrivĂ© Ă  pouvoir lui raconter, lui seul au monde, les gaudrioles que presque toutes les dĂ©votes aiment Ă  entendre dire, autorisĂ©es qu'elles sont par leurs grandes vertus Ă  contempler des abĂźmes sans y choir et les embĂ»ches du dĂ©mon sans s'y prendre. Comprenez-vous pourquoi ce lion ne se permettait pas la plus lĂ©gĂšre intrigue ? il clarifiait sa vie, il vivait en quelque sorte dans la rue afin de pouvoir jouer le rĂŽle d'amant sacrifiĂ© prĂšs de la baronne, et lui rĂ©galer l'Esprit des pĂ©chĂ©s qu'elle interdisait Ă  sa Chair. Un homme qui possĂšde le privilĂ©ge de couler des choses lestes dans l'oreille d'une dĂ©vote, est Ă  ses yeux un homme charmant. Si ce lion exemplaire eĂ»t mieux connu le cƓur humain, il aurait pu sans danger se permettre quelques amourettes parmi les grisettes de Besançon qui le regardaient comme un roi : ses affaires se seraient avancĂ©es auprĂšs de la sĂ©vĂšre et prude baronne. Avec PhilomĂšne, ce caton paraissait dĂ©pensier : il professait la vie Ă©lĂ©gante, il lui montrait en perspective le rĂŽle brillant d'une femme Ă  la mode Ă  Paris, oĂč il irait comme dĂ©putĂ©. Ces savantes manƓuvres furent couronnĂ©es par un plein succĂšs. En 1834, les mĂšres des quarante familles nobles qui composent la haute sociĂ©tĂ© bisontine, citaient le jeune monsieur AmĂ©dĂ©e de Soulas, comme le plus charmant jeune homme de Besançon, personne n'osait disputer la place au coq de l'hĂŽtel de Rupt, et tout Besançon le regardait comme le futur Ă©poux de PhilomĂšne de Watteville. Il y avait eu dĂ©jĂ  mĂȘme Ă  ce sujet quelques paroles Ă©changĂ©es entre la baronne et AmĂ©dĂ©e, auxquelles la prĂ©tendue nullitĂ© du baron donnait une certitude.

Mademoiselle PhilomĂšne de Watteville Ă  qui sa fortune, Ă©norme un jour, prĂȘtait alors des proportions considĂ©rables, Ă©levĂ©e dans l'enceinte de l'hĂŽtel de Rupt que sa mĂšre quitta rarement, tant elle aimait le cher archevĂȘque, avait Ă©tĂ© fortement comprimĂ©e par une Ă©ducation exclusivement religieuse, et par le despotisme de sa mĂšre qui la tenait sĂ©vĂšrement par principes. PhilomĂšne ne savait absolument rien. Est-ce savoir quelque chose que d'avoir Ă©tudiĂ© la gĂ©ographie dans Guthrie, l'histoire sainte, l'histoire ancienne, l'histoire de France, et les quatre rĂšgles, le tout passĂ© au tamis d'un vieux jĂ©suite ? Dessin, musique et danse furent interdits, comme plus propres Ă  corrompre qu'Ă  embellir la vie. La baronne apprit Ă  sa fille tous les points possibles de la tapisserie et les petits ouvrages de femme : la couture, la broderie, le filet. A dix-sept ans, PhilomĂšne n'avait lu que les Lettres Edifiantes, et des ouvrages sur la science hĂ©raldique. Jamais un journal n'avait souillĂ© ses regards. Elle entendait tous les matins la messe Ă  la cathĂ©drale oĂč la menait sa mĂšre, revenait dĂ©jeuner, travaillait aprĂšs une petite promenade dans le jardin, et recevait les visites assise prĂšs de la baronne jusqu'Ă  l'heure du dĂźner ; puis aprĂšs, exceptĂ© les lundis et les vendredis, elle accompagnait madame de Watteville dans les soirĂ©es, sans pouvoir y parler plus que ne le voulait l'ordonnance maternelle.

A dix-sept ans, mademoiselle de Watteville Ă©tait une jeune fille frĂȘle, mince, plate, blonde, blanche, et de la derniĂšre insignifiance. Ses yeux d'un bleu pĂąle, s'embellissaient par le jeu des paupiĂšres qui, baissĂ©es, produisaient une ombre sur ses joues. Quelques taches de rousseur nuisaient Ă  l'Ă©clat de son front, d'ailleurs bien coupĂ©. Son visage ressemblait parfaitement Ă  ceux des saintes d'Albert DĂŒrer et des peintres antĂ©rieurs au PĂ©rugin : mĂȘme forme grasse, quoique mince, mĂȘme dĂ©licatesse attristĂ©e par l'extase, mĂȘme naĂŻvetĂ© sĂ©vĂšre. Tout en elle, jusqu'Ă  sa pose rappelait ces vierges dont la beautĂ© ne reparaĂźt dans son lustre mystique qu'aux yeux d'un connaisseur attentif. Elle avait de belles mains, mais rouges, et le plus joli pied, un pied de chĂątelaine. Habituellement, elle portait des robes de simple cotonnade ; mais le dimanche et les jours de fĂȘte sa mĂšre lui permettait la soie. Ses modes faites Ă  Besançon, la rendaient presque laide ; tandis que sa mĂšre essayait d'emprunter de la grĂące, de la beautĂ©, de l'Ă©lĂ©gance aux modes de Paris d'oĂč elle tirait les plus petites choses de sa toilette, par les soins du jeune monsieur de Soulas. PhilomĂšne n'avait jamais portĂ© de bas de soie, ni de brodequins, mais des bas de coton et des souliers de peau. Les jours de gala, elle Ă©tait vĂȘtue d'une robe de mousseline, coiffĂ©e en cheveux, et avait des souliers en peau bronzĂ©e.

Cette Ă©ducation et l'attitude modeste de PhilomĂšne cachaient un caractĂšre de fer. Les physiologistes et les profonds observateurs de la nature humaine vous diront, Ă  votre grand Ă©tonnement peut-ĂȘtre, que, dans les familles, les humeurs, les caractĂšres, l'esprit, le gĂ©nie reparaissent Ă  de grands intervalles absolument comme ce qu'on appelle les maladies hĂ©rĂ©ditaires. Ainsi le talent, de mĂȘme que la goutte, saute quelquefois de deux gĂ©nĂ©rations. Nous avons, de ce phĂ©nomĂšne, un illustre exemple dans George Sand en qui revivent la force, la puissance et le concept du marĂ©chal de Saxe, de qui elle est petite-fille naturelle. Le caractĂšre dĂ©cisif, la romanesque audace du fameux Watteville Ă©taient revenus dans l'Ăąme de sa petite-niĂšce, encore aggravĂ©s par la tĂ©nacitĂ©, par la fiertĂ© du sang des de Rupt. Mais ces qualitĂ©s ou ces dĂ©fauts, si vous voulez, Ă©taient aussi profondĂ©ment cachĂ©s dans cette Ăąme de jeune fille, en apparence molle et dĂ©bile, que les laves bouillantes le sont sous une colline avant qu'elle ne devienne un volcan. Madame de Watteville seule soupçonnait peut-ĂȘtre ce legs des deux sangs. Elle se faisait si sĂ©vĂšre pour sa PhilomĂšne, qu'elle rĂ©pondit un jour Ă  l'archevĂȘque qui lui reprochait de la traiter trop durement : — Laissez-moi la conduire, monseigneur, je la connais ! elle a plus d'un BelzĂ©buth dans sa peau !

La baronne observait d'autant mieux sa fille, qu'elle y croyait son honneur de mĂšre engagĂ©. Enfin elle n'avait pas autre chose Ă  faire. Clotilde de Rupt, alors ĂągĂ©e de trente-cinq ans et presque veuve d'un Ă©poux qui tournait des coquetiers en toute espĂšce de bois, qui s'acharnait Ă  faire des cercles Ă  six raies en bois de fer, qui fabriquait des tabatiĂšres pour sa sociĂ©tĂ©, coquetait en tout bien tout honneur avec AmĂ©dĂ©e de Soulas. Quand ce jeune homme Ă©tait au logis, elle renvoyait et rappelait tour Ă  tour sa fille, et tĂąchait de surprendre dans cette jeune Ăąme des mouvements de jalousie, afin d'avoir l'occasion de les dompter. Elle imitait la police dans ses rapports avec les rĂ©publicains ; mais elle avait beau faire, PhilomĂšne ne se livrait Ă  aucune espĂšce d'Ă©meute. La sĂšche dĂ©vote reprochait alors Ă  sa fille sa parfaite insensibilitĂ©. PhilomĂšne connaissait assez sa mĂšre pour savoir que si elle eĂ»t trouvĂ© bien le jeune monsieur de Soulas, elle se serait attirĂ© quelque verte remontrance. Aussi Ă  toutes les agaceries de sa mĂšre, rĂ©pondait-elle par ces phrases si improprement appelĂ©es jĂ©suitiques, car les jĂ©suites Ă©taient forts, et ces rĂ©ticences sont les chevaux de frise derriĂšre lesquels s'abrite la faiblesse. La mĂšre traitait alors sa fille de dissimulĂ©e. Si, par malheur, un Ă©clat du vrai caractĂšre des Watteville et des de Rupt se faisait jour, la mĂšre rebattait PhilomĂšne avec le fer du respect sur l'enclume de l'obĂ©issance passive. Ce combat secret avait lieu dans l'enceinte la plus secrĂšte de la vie domestique, Ă  huis clos. Le vicaire-gĂ©nĂ©ral, ce cher abbĂ© de Grancey, l'ami du dĂ©funt archevĂȘque, quelque fort qu'il fĂ»t en sa qualitĂ© de grand-pĂ©nitencier du diocĂšse, ne pouvait pas deviner si cette lutte avait Ă©mu quelque haine entre la mĂšre et la fille, si la mĂšre Ă©tait par avance jalouse, ou si la cour que faisait AmĂ©dĂ©e Ă  la fille dans la personne de la mĂšre n'avait pas outrepassĂ© les bornes. En sa qualitĂ© d'ami de la maison, il ne confessait ni la mĂšre ni la fille.

PhilomĂšne, un peu trop battue, moralement parlant, Ă  propos du jeune monsieur de Soulas, ne pouvait pas le souffrir, pour employer un terme du langage familier. Aussi quand il lui adressait la parole en tĂąchant de surprendre son cƓur, le recevait-elle assez froidement. Cette rĂ©pugnance, visible seulement aux yeux de sa mĂšre, Ă©tait un continuel sujet d'admonestation.

— PhilomĂšne, je ne vois pas pourquoi vous affectez tant de froideur pour AmĂ©dĂ©e, est-ce parce qu'il est l'ami de la maison, et qu'il nous plaĂźt, Ă  votre pĂšre et Ă  moi


— Eh ! maman, rĂ©pondit un jour la pauvre enfant, si je l'accueillais bien, n'aurais-je pas plus de torts ?

— Qu'est-ce que cela signifie ? s'Ă©cria madame de Watteville. Qu'entendez-vous par ces paroles ? votre mĂšre est injuste, peut-ĂȘtre, et selon vous, elle le serait dans tous les cas ? Que jamais il ne sorte plus de pareille rĂ©ponse de votre bouche, Ă  votre mĂšre !
 etc.

Cette querelle dura trois heures trois quarts, et PhilomĂšne en fit l'observation. La mĂšre devint pĂąle de colĂšre, et renvoya sa fille dans sa chambre oĂč PhilomĂšne Ă©tudia le sens de cette scĂšne, sans y rien trouver, tant elle Ă©tait innocente ! Ainsi, le jeune monsieur de Soulas, que toute la ville de Besançon croyait bien prĂšs du but vers lequel il tendait, cravates dĂ©ployĂ©es, Ă  coups de pots de vernis, et qui lui faisait user tant de noir Ă  cirer les moustaches, tant de jolis gilets, de fers de chevaux et de corsets, car il portait un gilet de peau, le corset des lions ; AmĂ©dĂ©e en Ă©tait plus loin que le premier venu, quoiqu'il eĂ»t pour lui le digne et noble abbĂ© de Grancey. PhilomĂšne ne savait pas d'ailleurs encore, au moment oĂč cette histoire commence, que le jeune comte AmĂ©dĂ©e de Souleyaz lui fĂ»t destinĂ©.

— Madame, dit monsieur de Soulas en s'adressant Ă  la baronne en attendant que le potage un peu trop chaud se fĂ»t refroidi et en affectant de rendre son rĂ©cit quasi romanesque, un beau matin la malle-poste a jetĂ© dans l'HĂŽtel National un Parisien qui, aprĂšs avoir cherchĂ© des appartements, s'est dĂ©cidĂ© pour le premier Ă©tage de la maison de mademoiselle Calard, rue du Perron. Puis, l'Ă©tranger est allĂ© droit Ă  la mairie y dĂ©poser une dĂ©claration de domicile rĂ©el et politique. Enfin il s'est fait inscrire au tableau des avocats prĂšs la cour en prĂ©sentant des titres en rĂšgle, et il a mis des cartes chez tous ses nouveaux confrĂšres, chez les officiers ministĂ©riels, chez les Conseillers de la cour et chez tous les membres du tribunal, une carte oĂč se lisait : ALBERT SAVARON.

— Le nom de Savaron est cĂ©lĂšbre, dit mademoiselle PhilomĂšne, qui Ă©tait trĂšs-forte en science hĂ©raldique. Les Savaron de Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et des plus riches familles de Belgique.

— Il est Français et troubadour, reprit AmĂ©dĂ©e de Soulas. S'il veut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra une barre. Il n'y a plus en Brabant qu'une demoiselle Savarus, une riche hĂ©ritiĂšre Ă  marier.

— La barre est signe de bñtardise ; mais le bñtard d'un comte de Savarus est noble, reprit Philomùne.

— Assez, Philomùne ! dit la baronne.

— Vous avez voulu qu'elle sĂ»t le blason, fit monsieur de Watteville, elle le sait bien !

— Continuez, AmĂ©dĂ©e.

— Vous comprenez que dans une ville oĂč tout est classĂ©, dĂ©fini, connu, casĂ©, chiffrĂ©, numĂ©rotĂ© comme Ă  Besançon, Albert Savaron a Ă©tĂ© reçu par nos avocats sans aucune difficultĂ©. Chacun s'est contentĂ© de dire : VoilĂ  un pauvre diable qui ne sait pas son Besançon. Qui diable a pu lui conseiller de venir ici ? qu'y prĂ©tend-il faire ? Envoyer sa carte chez les magistrats, au lieu d'y aller en personne ?
 quelle faute ! Aussi, trois jours aprĂšs, plus de Savaron. Il a pris pour domestique l'ancien valet de chambre de feu monsieur Galard, JĂ©rĂŽme qui sait faire un peu de cuisine. On a d'autant mieux oubliĂ© Albert Savaron que personne ne l'a ni vu ni rencontrĂ©.

— Il ne va donc pas à la messe ? dit madame de Chavoncourt.

— Il y va le dimanche, Ă  Saint-Jean, mais Ă  la premiĂšre messe, Ă  huit heures. Il se lĂšve toutes les nuits entre une heure et deux du matin, il travaille jusqu'Ă  huit heures, il dĂ©jeune, et aprĂšs il travaille encore. Il se promĂšne dans le jardin, il en fait cinquante fois, soixante fois le tour ; il rentre, dĂźne, et se couche entre six et sept heures.

— Comment savez-vous tout cela ? dit madame de Chavoncourt à monsieur de Soulas.

— D'abord, madame, je demeure rue Neuve au coin de la rue du Perron, j'ai vue sur la maison oĂč loge ce mystĂ©rieux personnage ; puis il y a naturellement des protocoles entre mon tigre et JĂ©rĂŽme.

— Vous causez donc avec Babylas ?

— Que voulez-vous que je fasse dans mes promenades ?

— Eh ! bien, comment avez-vous pris un Ă©tranger pour avocat ? dit la baronne en rendant ainsi la parole au vicaire-gĂ©nĂ©ral.

— Le premier prĂ©sident a jouĂ© le tour Ă  cet avocat de le nommer d'office pour dĂ©fendre aux assises un paysan Ă  peu prĂšs imbĂ©cile, accusĂ© de faux. Monsieur Savaron a fait acquitter ce pauvre homme en prouvant son innocence et dĂ©montrant qu'il avait Ă©tĂ© l'instrument des vrais coupables. Non-seulement son systĂšme a triomphĂ© mais il a nĂ©cessitĂ© l'arrestation de deux des tĂ©moins qui, reconnus coupables ont Ă©tĂ© condamnĂ©s. Ses plaidoiries ont frappĂ© la Cour et les jurĂ©s. L'un d'eux, un nĂ©gociant a confiĂ© le lendemain Ă  monsieur Savaron un procĂšs dĂ©licat qu'il a gagnĂ©. Dans la situation oĂč nous Ă©tions par l'impossibilitĂ© oĂč se trouvait monsieur Berryer de venir Ă  Besançon, monsieur de Garceneault nous a donnĂ© le conseil de prendre ce monsieur Albert Savaron en nous prĂ©disant le succĂšs. DĂšs que je l'ai vu, que je l'ai entendu, j'ai eu foi en lui, et je n'ai pas eu tort.

— A-t-il donc quelque chose d'extraordinaire, demanda madame de Chavoncourt.

— Oui, rĂ©pondit le vicaire-gĂ©nĂ©ral.

— Eh ! bien expliquez-nous cela, dit madame de Watteville.

— La premiĂšre fois que je le vis dit l'abbĂ© de Grancey, il me reçut dans la premiĂšre piĂšce aprĂšs l'antichambre (l'ancien salon du bonhomme Galard) qu'il a fait peindre tout en vieux chĂȘne, et que j'ai trouvĂ©e entiĂšrement tapissĂ©e de livres de droit contenus dans des bibliothĂšques Ă©galement peintes en vieux bois. Cette peinture et les livres sont tout le luxe car le mobilier consiste en un bureau de vieux bois sculptĂ©, six vieux fauteuils en tapisserie aux fenĂȘtres des rideaux couleur carmĂ©lite bordĂ©s de vert, et un tapis vert sur le plancher. Le poĂȘle de l'antichambre chauffe aussi cette bibliothĂšque. En l'attendant lĂ , je ne me figurais point mon avocat sous des traits jeunes. Ce singulier cadre est vraiment en harmonie avec la figure, car monsieur Savaron est venu en robe de chambre de mĂ©rinos noir, serrĂ©e par une ceinture en corde rouge, des pantoufles rouges, un gilet de flanelle rouge, une calotte rouge.

— La livrĂ©e du diable ! s'Ă©cria madame de Watteville.

— Oui, dit l'abbĂ© ; mais une tĂȘte superbe : cheveux noirs, mĂ©langĂ©s dĂ©jĂ  de quelques cheveux blancs, des cheveux comme en ont les saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, Ă  boucles touffues et luisantes, des cheveux durs comme des crins, un cou blanc et rond comme celui d'une femme, un front magnifique sĂ©parĂ© par ce sillon puissant que les grands projets, les grandes pensĂ©es, les fortes mĂ©ditations inscrivent au front des grands hommes ; un teint olivĂątre marbrĂ© de taches rouges, un nez carrĂ©, des yeux de feu, puis les joues creusĂ©es, marquĂ©es de deux rides longues pleines de souffrances, une bouche Ă  sourire sarde et un petit menton mince et trop court ; la patte d'oie aux tempes, les yeux caves, roulant sous des arcades sourciliĂšres comme deux globes ardents ; mais, malgrĂ© tous ces indices de passions violentes, un air calme, profondĂ©ment rĂ©signĂ©, la voix d'une douceur pĂ©nĂ©trante, et qui m'a surpris au Palais par sa facilitĂ©, la vraie voix de l'orateur, tantĂŽt pure et rusĂ©e, tantĂŽt insinuante, et tonnant quand il le faut, puis se pliant au sarcasme et devenant alors incisive. Monsieur Albert Savaron est de moyenne taille, ni gras ni maigre. Enfin il a des mains de prĂ©lat. La seconde fois que je suis allĂ© chez lui il m'a reçu dans sa chambre qui est contiguĂ« Ă  cette bibliothĂšque, et a souri de mon Ă©tonnement quand j'y ai vu une mĂ©chante commode, un mauvais tapis, un lit de collĂ©gien et aux fenĂȘtres des rideaux de calicot. Il sortait de son cabinet oĂč personne ne pĂ©nĂštre, m'a dit JĂ©rĂŽme qui n'y entre pas et qui s'est contentĂ© de frapper Ă  la porte. Monsieur Savaron a fermĂ© lui-mĂȘme cette porte Ă  clef devant moi. La troisiĂšme fois il dĂ©jeunait dans sa bibliothĂšque de la maniĂšre la plus frugale ; mais cette fois comme il avait passĂ© la nuit Ă  examiner nos piĂšces, que j'Ă©tais avec notre avouĂ©, que nous devions rester long-temps ensemble et que le cher monsieur Girardet est verbeux, j'ai pu me permettre d'Ă©tudier cet Ă©tranger. Certes, ce n'est pas un homme ordinaire. Il y a plus d'un secret derriĂšre ce masque Ă  la fois terrible et doux, patient et impatient, plein et creusĂ©. Je l'ai trouvĂ© voĂ»tĂ© lĂ©gĂšrement, comme tous les hommes qui ont quelque chose de lourd Ă  porter.

— Pourquoi cet homme si Ă©loquent a-t-il quittĂ© Paris ? Dans quel dessein est-il venu Ă  Besançon ? on ne lui a donc pas dit combien les Ă©trangers y avaient peu de chances de rĂ©ussite ? On s'y servira de lui mais les Bisontins ne l'y laisseront pas se servir d'eux. Pourquoi, s'il est venu, a-t-il fait si peu de frais qu'il a fallu la fantaisie du premier prĂ©sident pour le mettre en Ă©vidence ? dit la belle madame de Chavoncourt.

— AprĂšs avoir bien Ă©tudiĂ© cette belle tĂȘte, reprit l'abbĂ© de Grancey qui regarda finement son interruptrice en donnant Ă  penser qu'il taisait quelque chose, et surtout aprĂšs l'avoir entendu rĂ©pliquant ce matin Ă  l'un des aigles du barreau de Paris, je pense que cet homme, qui doit avoir trente-cinq ans, produira plus tard une grande sensation


— Pourquoi nous en occuper ? Votre procĂšs est gagnĂ©, vous l'avez payĂ©, dit madame de Watteville en observant sa fille qui depuis que le vicaire-gĂ©nĂ©ral parlait Ă©tait comme suspendue Ă  ses lĂšvres.

La conversation prit un autre cours, et il ne fut plus question d'Albert Savaron.

Le portrait esquissĂ© par le plus capable des vicaires-gĂ©nĂ©raux du diocĂšse eut d'autant plus l'attrait d'un roman pour PhilomĂšne qu'il s'y trouvait un roman. Pour la premiĂšre fois de sa vie, elle rencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que caressent toutes les jeunes imaginations, et au-devant duquel se jette la curiositĂ©, si vive Ă  l'Ăąge de PhilomĂšne. Quel ĂȘtre idĂ©al que cet Albert, sombre, souffrant, Ă©loquent, travailleur, comparĂ© par mademoiselle de Watteville Ă  ce gros comte joufflu, crevant de santĂ©, diseur de fleurettes, parlant d'Ă©lĂ©gance en face de la splendeur des anciens comtes de Rupt ! AmĂ©dĂ©e ne lui valait que des querelles et des remontrances, elle ne le connaissait d'ailleurs que trop, et cet Albert Savaron offrait bien des Ă©nigmes Ă  dĂ©chiffrer.

— Albert Savaron de Savarus, rĂ©pĂ©tait-elle en elle-mĂȘme.

Puis le voir, l'apercevoir !
 Ce fut le dĂ©sir d'une fille jusque-lĂ  sans dĂ©sir. Elle repassait dans son cƓur, dans son imagination, dans sa tĂȘte les moindres phrases dites par l'abbĂ© de Grancey, car tous les mots avaient portĂ© coup.

— Un beau front, se disait-elle en regardant le front de chaque homme assis Ă  la table, je n'en vois pas un seul de beau
 Celui de monsieur de Soulas est trop bombĂ©, celui de monsieur de Grancey est beau, mais il a soixante-dix ans et n'a plus de cheveux, on ne sait plus oĂč finit le front.

— Qu'avez-vous, Philomùne ? vous ne mangez pas


— Je n'ai pas faim, maman, dit-elle. — Des mains de prĂ©lat


reprit-elle en elle-mĂȘme, je ne me souviens plus de celles de notre bel archevĂȘque, qui m'a cependant confirmĂ©e.

Enfin, au milieu des allĂ©es et venues qu'elle faisait dans le labyrinthe de sa rĂȘverie, elle se rappela, brillant Ă  travers les arbres des deux jardins contigus, une fenĂȘtre illuminĂ©e qu'elle avait aperçue de son lit quand par hasard elle s'Ă©tait Ă©veillĂ©e pendant la nuit : — C'Ă©tait donc sa lumiĂšre, se dit-elle, je le pourrai voir ! je le verrai.

— Monsieur de Grancey, tout est-il fini pour le procĂšs du chapitre ? dit Ă  brĂ»le-pourpoint PhilomĂšne au vicaire-gĂ©nĂ©ral pendant un moment de silence.

Madame de Watteville échangea rapidement un regard avec le vicaire-général.

— Et qu'est-ce que cela vous fait, ma chùre enfant ? dit-elle à Philomùne en y mettant une feinte douceur qui rendit sa fille circonspecte pour le reste de ses jours.

— On peut nous mener en cassation, mais nos adversaires y regarderont Ă  deux fois, rĂ©pondit l'abbĂ©.

— Je n'aurais jamais cru que PhilomĂšne pĂ»t penser pendant tout un dĂźner Ă  un procĂšs, reprit madame de Watteville.

— Ni moi non plus, dit PhilomĂšne avec un petit air rĂȘveur qui fit rire. Mais monsieur de Grancey s'en occupait tant que je m'y suis intĂ©ressĂ©e. C'est bien innocent !

On se leva de table, et la compagnie revint au salon. Pendant toute la soirĂ©e, PhilomĂšne Ă©couta pour savoir si l'on parlerait encore d'Albert Savaron ; mais hormis les fĂ©licitations que chaque arrivant adressait Ă  l'abbĂ© sur le gain du procĂšs, et oĂč personne ne mĂȘla l'Ă©loge de l'avocat, il n'en fut plus question. Mademoiselle de Watteville attendit la nuit avec impatience. Elle s'Ă©tait promis de se lever entre deux et trois heures du matin pour voir les fenĂȘtres du cabinet d'Albert. Quand cette heure fĂ»t venue, elle Ă©prouva presque du plaisir Ă  contempler la lueur que projetaient Ă  travers les arbres, presque dĂ©pouillĂ©s de feuilles, les bougies de l'avocat. A l'aide de cette excellente vue que possĂšde une jeune fille et que la curiositĂ© semble Ă©tendre, elle vit Albert Ă©crivant, elle crut distinguer la couleur de l'ameublement qui lui parut ĂȘtre rouge. La cheminĂ©e Ă©levait au-dessus du toit une Ă©paisse colonne de fumĂ©e.

— Quand tout le monde dort, il veille
 comme Dieu ! se dit-elle.

L'éducation des filles comporte des problÚmes si graves, car l'avenir d'une nation est dans la mÚre, que depuis long-temps l'Université de France s'est donné la tùche de n'y point songer. Voici l'un de ces problÚmes.

Doit-on Ă©clairer les jeunes filles, doit-on comprimer leur esprit ? il va sans dire que le systĂšme religieux est compresseur : si vous les Ă©clairez, vous en faites des dĂ©mons avant l'Ăąge ; si vous les empĂȘchez de penser, vous arrivez Ă  la subite explosion si bien peinte dans le personnage d'AgnĂšs par MoliĂšre, et vous mettez cet esprit comprimĂ©, si neuf, si perspicace, rapide et consĂ©quent comme le sauvage, Ă  la merci d'un Ă©vĂ©nement, crise fatale amenĂ©e chez mademoiselle de Watteville par l'imprudente esquisse que se permit Ă  table un des plus prudents abbĂ©s du prudent Chapitre de Besançon.

Le lendemain matin, PhilomÚne de Watteville, en s'habillant, regarda nécessairement Albert Savaron se promenant dans le jardin contigu à celui de l'hÎtel de Rupt.

— Que serais-je devenue, pensa-t-elle, s'il avait demeurĂ© ailleurs ? Je puis le voir. A quoi pense-t-il ?

AprÚs avoir vu, mais à distance, cet homme extraordinaire, le seul dont la physionomie tranchait vigoureusement sur la masse des figures bisontines aperçues jusqu'alors, PhilomÚne sauta rapidement à l'idée de pénétrer dans son intérieur, de savoir les raisons de tant de mystÚres, d'entendre cette voix éloquente, de recevoir un regard de ces beaux yeux. Elle voulut tout cela, mais comment l'obtenir ?

Pendant toute la journĂ©e, elle tira l'aiguille sur sa broderie avec cette attention obtuse de la jeune fille qui paraĂźt comme AgnĂšs ne penser Ă  rien et qui rĂ©flĂ©chit si bien sur toute chose que ses ruses sont infaillibles. De cette profonde mĂ©ditation, il rĂ©sulta chez PhilomĂšne une envie de se confesser. Le lendemain matin, aprĂšs la messe, elle eut une petite confĂ©rence Ă  Saint-Jean avec l'abbĂ© Giroud, et l'entortilla si bien que la confession fut indiquĂ©e pour le dimanche matin, Ă  sept heures et demie, avant la messe de huit heures. Elle commit une douzaine de mensonges pour pouvoir se trouver dans l'Ă©glise, une seule fois, Ă  l'heure oĂč l'avocat venait entendre la messe. Enfin il lui prit un mouvement de tendresse excessif pour son pĂšre, elle l'alla voir dans son atelier, et lui demanda mille renseignements sur l'art du tourneur, pour arriver Ă  conseiller Ă  son pĂšre de tourner de grandes piĂšces, des colonnes. AprĂšs avoir lancĂ© son pĂšre dans les colonnes torses, une des difficultĂ©s de l'art du tourneur, elle lui conseilla de profiter d'un gros tas de pierres qui se trouvait au milieu du jardin pour en faire faire une grotte, sur laquelle il mettrait un petit temple en façon de belvĂ©der, oĂč ses colonnes torses seraient employĂ©es et brilleraient aux yeux de toute la sociĂ©tĂ©.

Au milieu de la joie que cette entreprise causait Ă  ce pauvre homme inoccupĂ©, PhilomĂšne lui dit en l'embrassant : — Surtout ne dis pas Ă  ma mĂšre de qui te vient cette idĂ©e, elle me gronderait.

— Sois tranquille, rĂ©pondit monsieur de Watteville qui gĂ©missait tout autant que sa fille sous l'oppression de la terrible fille des de Rupt.

Ainsi PhilomĂšne avait la certitude de voir promptement bĂątir un charmant observatoire d'oĂč la vue plongerait sur le cabinet de l'avocat. Et il y a des hommes pour lesquels les jeunes filles font de pareils chefs-d'Ɠuvre de diplomatie, qui, la plupart du temps, comme Albert Savaron, n'en savent rien.

Ce dimanche, si peu patiemment attendu, vint, et la toilette de PhilomĂšne fut faite avec un soin qui fit sourire Mariette, la femme de chambre de madame et de mademoiselle de Watteville.

— Voici la premiĂšre fois que je vois mademoiselle si vĂ©tilleuse ! dit Mariette.

— Vous me faites penser, dit PhilomĂšne en lançant Ă  Mariette un regard qui mit des coquelicots sur les joues de la femme de chambre, qu'il y a des jours oĂč vous l'ĂȘtes aussi plus particuliĂšrement qu'Ă  d'autres.

En quittant le perron, en traversant la cour, en franchissant la porte, en allant dans la rue, le cƓur de PhilomĂšne battit comme lorsque nous pressentons un grand Ă©vĂ©nement. Elle ne savait pas jusqu'alors ce que c'Ă©tait que d'aller par les rues : elle avait cru que sa mĂšre lirait ses projets sur son front et qu'elle lui dĂ©fendrait d'aller Ă  confesse, elle se sentit un sang nouveau dans les pieds, elle les leva comme si elle marchait sur du feu ! Naturellement, elle avait pris rendez-vous avec son confesseur Ă  huit heures un quart, en disant huit heures Ă  sa mĂšre, afin d'attendre un quart-d'heure environ auprĂšs d'Albert. Elle arriva dans l'Ă©glise avant la messe, et, aprĂšs avoir fait une courte priĂšre, elle alla voir si l'abbĂ© Giroud Ă©tait Ă  son confessionnal, uniquement pour pouvoir flĂąner dans l'Ă©glise. Aussi se trouva-t-elle placĂ©e de maniĂšre Ă  regarder Albert au moment oĂč il entra dans la cathĂ©drale.

Il faudrait qu'un homme fĂ»t atrocement laid pour n'ĂȘtre pas trouvĂ© beau dans les dispositions oĂč la curiositĂ© mettait mademoiselle de Watteville. Or, Albert Savaron dĂ©jĂ  trĂšs-remarquable fit d'autant plus d'impression sur PhilomĂšne que sa maniĂšre d'ĂȘtre, sa dĂ©marche, son attitude, tout, jusqu'Ă  son vĂȘtement, avait ce je ne sais quoi qui ne s'explique que par le mot mystĂšre ! Il entra. L'Ă©glise jusque-lĂ  sombre, parut Ă  PhilomĂšne comme Ă©clairĂ©e. La jeune fille fut charmĂ©e par cette dĂ©marche lente et presque solennelle des gens qui portent un monde sur leurs Ă©paules, et dont le regard profond, dont le geste s'accordent Ă  exprimer une pensĂ©e ou dĂ©vastatrice ou dominatrice. PhilomĂšne comprit alors les paroles du vicaire-gĂ©nĂ©ral dans toute leur Ă©tendue. Oui, ces yeux d'un jaune brun diaprĂ©s de filets d'or, voilaient une ardeur qui se trahissait par des jets soudains. PhilomĂšne, avec une imprudence que remarqua Mariette, se mit sur le passage de l'avocat de maniĂšre Ă  Ă©changer un regard avec lui ; et ce regard cherchĂ© lui changea le sang, car son sang frĂ©mit et bouillonna comme si sa chaleur eĂ»t doublĂ©. DĂšs qu'Albert se fut assis, mademoiselle de Watteville eut bientĂŽt choisi sa place de maniĂšre Ă  le parfaitement voir pendant tout le temps que lui laisserait l'abbĂ© Giroud. Quand Mariette dit : — VoilĂ  monsieur Giroud, il parut Ă  PhilomĂšne que ce temps n'avait pas durĂ© plus de quelques minutes. Lorsqu'elle sortit du confessionnal, la messe Ă©tait dite, Albert avait quittĂ© la cathĂ©drale.

— Le vicaire-gĂ©nĂ©ral a raison, pensait-elle, il souffre ! Pourquoi cet aigle, car il a des yeux d'aigle, est-il venu s'abattre sur Besançon ? oh ! je veux tout savoir, et comment ?

Sous le feu de ce nouveau dĂ©sir, PhilomĂšne tira les points de sa tapisserie avec une admirable exactitude, et voila ses mĂ©ditations sous un petit air candide qui jouait la niaiserie Ă  tromper madame de Watteville. Depuis le dimanche oĂč mademoiselle de Watteville avait reçu ce regard, ou, si vous voulez, ce baptĂȘme de feu, magnifique expression de NapolĂ©on qui peut servir Ă  l'amour, elle mena chaudement l'affaire du belvĂ©der.

— Maman, dit-elle une fois qu'il y eut deux colonnes de tournĂ©es, mon pĂšre s'est mis en tĂȘte une singuliĂšre idĂ©e, il tourne des colonnes pour un belvĂ©der qu'il a le projet de faire Ă©lever en se servant de ce tas de pierres qui se trouve au milieu du jardin, approuvez-vous cela ? Moi, il me semble que


— J'approuve tout ce que fait votre pĂšre, rĂ©pliqua sĂšchement madame de Watteville, et c'est le devoir des femmes de se soumettre Ă  leurs maris, quand mĂȘme elles n'en approuveraient point les idĂ©es
 Pourquoi m'opposerais-je Ă  une chose indiffĂ©rente en elle-mĂȘme du moment oĂč elle amuse monsieur de Watteville ?

— Mais c'est que de lĂ  nous verrons chez monsieur de Soulas, et monsieur de Soulas nous y verra quand nous y serons. Peut-ĂȘtre parlerait-on


— Avez-vous, PhilomĂšne, la prĂ©tention de conduire vos parents, et d'en savoir plus qu'eux sur la vie et sur les convenances ?

— Je me tais, maman. Au surplus, mon pĂšre dit que la grotte fera une salle oĂč l'on aura frais et oĂč l'on ira prendre le cafĂ©.

— Votre pĂšre a eu lĂ  d'excellentes idĂ©es, rĂ©pondit madame de Watteville qui voulut aller voir les colonnes.

Elle donna son approbation au projet du baron de Watteville en indiquant pour l'Ă©rection du monument une place au fond du jardin d'oĂč l'on n'Ă©tait pas vu de chez monsieur de Soulas, mais d'oĂč l'on voyait admirablement chez monsieur Albert Savaron. Un entrepreneur fut mandĂ© qui se chargea de faire une grotte au sommet de laquelle on parviendrait par un petit chemin de trois pieds de large, dans les rocailles duquel viendraient des pervenches, des iris, des viornes, des lierres, des chĂšvrefeuilles, de la vigne vierge. La baronne inventa de faire tapisser l'intĂ©rieur de la grotte en bois rustique alors Ă  la mode pour les jardiniĂšres, de mettre au fond une glace, un divan Ă  couvercle et une table en marqueterie de bois grume. Monsieur de Soulas proposa de faire le sol en asphalte. PhilomĂšne imagina de suspendre Ă  la voĂ»te un lustre en bois rustique.

— Les Watteville font faire quelque chose de charmant dans leur jardin, disait-on dans Besançon.

— Ils sont riches, ils peuvent bien mettre mille Ă©cus pour une fantaisie.

— Mille Ă©cus ?
 dit madame de Chavoncourt.

— Oui, mille Ă©cus, s'Ă©criait le jeune monsieur de Soulas. On fait venir un homme de Paris pour rustiquer l'intĂ©rieur, mais ce sera bien joli. Monsieur de Watteville fait lui-mĂȘme le lustre, il se met Ă  sculpter le bois


— On dit que Berquet va creuser une cave, dit un abbĂ©.

— Non, reprit le jeune monsieur de Soulas, il fonde le kiosque sur un massif en bĂ©ton pour qu'il n'y ait pas d'humiditĂ©.

— Vous savez les moindres choses qui se font dans la maison, dit aigrement madame de Chavoncourt en regardant une de ses grandes filles bonne à marier depuis un an.

Mademoiselle de Watteville qui éprouvait un petit mouvement d'orgueil en pensant au succÚs de son belvéder, se reconnut une éminente supériorité sur tout ce qui l'entourait. Personne ne devinait qu'une petite fille, jugée sans esprit, niaise, avait tout bonnement voulu voir de plus prÚs le cabinet de l'avocat Savaron.

L'Ă©clatante plaidoirie d'Albert Savaron pour le Chapitre de la cathĂ©drale fut d'autant plus promptement oubliĂ©e que l'envie des avocats se rĂ©veilla. D'ailleurs, fidĂšle Ă  sa retraite, Savaron ne se montra nulle part. Sans prĂŽneurs et ne voyant personne, il augmenta les chances d'oubli qui, dans une ville comme Besançon, abondent pour un Ă©tranger. NĂ©anmoins, il plaida trois fois au tribunal de commerce, dans trois affaires Ă©pineuses qui durent aller Ă  la Cour. Il eut ainsi pour clients quatre des plus gros nĂ©gociants de la ville, qui reconnurent en lui tant de sens et de ce que la province appelle une bonne judiciaire, qu'ils lui confiĂšrent leur contentieux. Le jour oĂč la maison Watteville inaugura son belvĂ©der, Savaron Ă©levait aussi son monument. GrĂąces aux relations sourdes qu'il s'Ă©tait acquises dans le haut commerce de Besançon, il y fondait une revue de quinzaine, appelĂ©e la Revue de l'Est, au moyen de quarante actions de chacune cinq cents francs placĂ©es entre les mains de ses dix premiers clients auxquels il fit sentir la nĂ©cessitĂ© d'aider aux destinĂ©es de Besançon, la ville oĂč devait se fixer le transit entre Mulhouse et Lyon, le point capital entre le Rhin et le RhĂŽne.

Pour rivaliser avec Strasbourg, Besançon ne devait-il pas ĂȘtre aussi bien un centre de lumiĂšres qu'un point commercial ? On ne pouvait traiter que dans une Revue les hautes questions relatives aux intĂ©rĂȘts de l'Est. Quelle gloire de ravir Ă  Strasbourg et Ă  Dijon leur influence littĂ©raire, d'Ă©clairer l'Est de la France, et de lutter avec la centralisation parisienne. Ces considĂ©rations trouvĂ©es par Albert furent redites par les dix nĂ©gociants qui se les attribuĂšrent.

L'avocat Savaron ne commit pas la faute de se mettre en nom, il laissa la direction financiÚre à son premier client, monsieur Boucher allié par sa femme à l'un des plus forts éditeurs de grands ouvrages ecclésiastiques ; mais il se réserva la rédaction avec une part comme fondateur dans les bénéfices. Le commerce fit un appel à DÎle, à Dijon, à Salins, à Neufchùtel, dans le Jura, Bourg, Nantua, Lons-le-Saunier. On y réclama le concours des lumiÚres et des efforts de tous les hommes studieux des trois provinces du Bugey, de la Bresse et de la Comté. Grùces aux relations de commerce et de confraternité, cent cinquante abonnements furent pris, eu égard au bon marché : la Revue coûtait huit francs par trimestre. Pour éviter de froisser les amours-propres de province par les refus d'articles, l'avocat eut le bon esprit de faire désirer la direction littéraire de cette Revue au fils aßné de monsieur Boucher, jeune homme de vingt-deux ans, trÚs-avide de gloire, à qui les piéges et les chagrins de la manutention littéraire étaient entiÚrement inconnus. Albert conserva secrÚtement la haute main, et se fit d'Alfred Boucher un séide. Alfred fut la seule personne de Besançon avec laquelle se familiarisa le roi du barreau. Alfred venait conférer le matin dans le jardin avec Albert sur les matiÚres de la livraison. Il est inutile de dire que le numéro d'essai contint une Méditation d'Alfred qui eut l'approbation de Savaron. Dans sa conversation avec Alfred, Albert laissait échapper de grandes idées, des sujets d'articles dont profitait le jeune Boucher. Aussi le fils du négociant croyait-il exploiter ce grand homme ! Albert était un homme de génie, un profond politique pour Alfred. Les négociants, enchantés du succÚs de la Revue, n'eurent à verser que trois dixiÚmes de leurs actions. Encore deux cents abonnements, la Revue allait donner cinq pour cent de dividende à ses actionnaires, la rédaction n'étant pas payée. Cette rédaction était impayable.

Au troisiÚme numéro, la Revue avait obtenu l'échange avec tous les journaux de France qu'Albert lut alors chez lui. Ce troisiÚme numéro contenait une Nouvelle, signée A. S., et attribuée au fameux avocat. Malgré le peu d'attention que la haute société de Besançon accordait à cette Revue accusée de libéralisme, il fut question chez madame de Chavoncourt, au milieu de l'hiver, de cette premiÚre Nouvelle éclose dans la Comté.

— Mon pĂšre, dit PhilomĂšne, il se fait une Revue Ă  Besançon, tu devrais bien t'y abonner et la garder chez toi, car maman ne me la laisserait pas lire, mais tu me la prĂȘteras.

EmpressĂ© d'obĂ©ir Ă  sa chĂšre PhilomĂšne, qui depuis cinq mois lui donnait des preuves de tendresse, monsieur de Watteville alla prendre lui-mĂȘme un abonnement d'un an Ă  la Revue de l'Est, et prĂȘta les quatre numĂ©ros parus Ă  sa fille. Pendant la nuit PhilomĂšne put dĂ©vorer cette nouvelle, la premiĂšre qu'elle lut de sa vie ; mais elle ne se sentait vivre que depuis deux mois ! Aussi ne faut-il pas juger de l'effet que cette Ɠuvre dut produire sur elle d'aprĂšs les donnĂ©es ordinaires. Sans rien prĂ©juger du plus ou du moins de mĂ©rite de cette composition due Ă  un Parisien qui apportait en province la maniĂšre, l'Ă©clat, si vous voulez, de la nouvelle Ă©cole littĂ©raire, elle ne pouvait point ne pas ĂȘtre un chef-d'Ɠuvre pour une jeune personne livrant sa vierge intelligence, son cƓur pur Ă  un premier ouvrage de ce genre. D'ailleurs, sur ce qu'elle en avait entendu dire, PhilomĂšne s'Ă©tait fait, par intuition, une idĂ©e qui rehaussait singuliĂšrement la valeur de cette Nouvelle. Elle espĂ©rait y trouver les sentiments et peut-ĂȘtre quelque chose de la vie d'Albert. DĂšs les premiĂšres pages, cette opinion prit chez elle une si grande consistance, qu'aprĂšs avoir achevĂ© ce fragment, elle eut la certitude de ne pas se tromper. Voici donc cette confidence oĂč, selon les critiques du salon Chavoncourt, Albert aurait imitĂ© quelques-uns des Ă©crivains modernes qui, faute d'invention, racontent leurs propres joies, leurs propres douleurs ou les Ă©vĂ©nements mystĂ©rieux de leur existence.

L'AMBITIEUX PAR AMOUR

En 1823, deux jeunes gens qui s'Ă©taient donnĂ© pour thĂšme de voyage de parcourir la Suisse, partirent de Lucerne par une belle matinĂ©e du mois de juillet, sur un bateau que conduisaient trois rameurs, et allaient Ă  Fluelen en se promettant de s'arrĂȘter sur le lac des Quatre-Cantons Ă  tous les lieux cĂ©lĂšbres. Les paysages qui de Lucerne Ă  Fluelen environnent les eaux, prĂ©sentent toutes les combinaisons que l'imagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux riviĂšres, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et Ă  la verdure, aux arbres et aux torrents. C'est tantĂŽt d'austĂšres solitudes et de gracieux promontoires, des vallĂ©es coquettes et fraĂźches, des forĂȘts placĂ©es comme un panache sur le granit taillĂ© droit, des baies solitaires et fraĂźches qui s'ouvrent, des vallĂ©es dont les trĂ©sors apparaissent embellies par le lointain des rĂȘves.

En passant devant le charmant bourg de Gersau, l'un des deux amis regarda long-temps une maison en bois qui paraissait construite depuis peu de temps, entourĂ©e d'un palis, assise sur un promontoire et presque baignĂ©e par les eaux. Quand le bateau passa devant, une tĂȘte de femme s'Ă©leva du fond de la chambre qui se trouvait au dernier Ă©tage de cette maison, pour jouir de l'effet du bateau sur le lac. L'un des jeunes gens reçut le coup d'oeil jetĂ© trĂšs-indiffĂ©remment par l'inconnue.

— ArrĂȘtons-nous ici, dit-il Ă  son ami, nous voulions faire de Lucerne notre quartier-gĂ©nĂ©ral pour visiter la Suisse, tu ne trouveras pas mauvais, LĂ©opold, que je change d'avis, et que je reste ici Ă  garder les manteaux. Tu feras tout ce que tu voudras, moi mon voyage est fini. Mariniers, virez de bord, et descendez-nous Ă  ce village, nous allons y dĂ©jeuner. J'irai chercher Ă  Lucerne tous nos bagages et tu sauras, avant de partir d'ici, dans quelle maison je me logerai, pour m'y retrouver Ă  ton retour.

— Ici ou Ă  Lucerne, dit LĂ©opold, il n'y a pas assez de diffĂ©rence pour que je t'empĂȘche d'obĂ©ir Ă  un caprice.

Ces deux jeunes gens Ă©taient deux amis dans la vĂ©ritable acception du mot. Ils avaient le mĂȘme Ăąge, leurs Ă©tudes s'Ă©taient faites dans le mĂȘme collĂ©ge ; et aprĂšs avoir fini leur Droit, ils employaient les vacances au classique voyage de la Suisse. Par un effet de la volontĂ© paternelle, LĂ©opold Ă©tait dĂ©jĂ  promis Ă  l'Etude d'un notaire Ă  Paris. Son esprit de rectitude, sa douceur, le calme de ses sens et de son intelligence garantissaient sa docilitĂ©. LĂ©opold se voyait notaire Ă  Paris : sa vie Ă©tait devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l'embrassait dans toute son Ă©tendue avec une rĂ©signation pleine de philosophie.

Le caractĂšre de son compagnon, que nous appellerons Rodolphe, offrait avec le sien un contraste dont l'antagonisme avait sans doute eu pour rĂ©sultat de resserrer les liens qui les unissaient. Rodolphe Ă©tait le fils naturel d'un grand seigneur qui fut surpris par une mort prĂ©maturĂ©e sans avoir pu faire de dispositions pour assurer des moyens d'existence Ă  une femme tendrement aimĂ©e et Ă  Rodolphe. Ainsi trompĂ©e par un coup du sort, la mĂšre de Rodolphe avait eu recours Ă  un moyen hĂ©roĂŻque. Elle vendit tout ce qu'elle tenait de la munificence du pĂšre de son enfant, fit une somme de cent et quelque mille francs, la plaça sur sa propre tĂȘte en viager, Ă  un taux considĂ©rable, et se composa de cette maniĂšre un revenu d'environ quinze mille francs, en prenant la rĂ©solution de tout consacrer Ă  l'Ă©ducation de son fils afin de le douer des avantages personnels les plus propres Ă  faire fortune, et de lui rĂ©server Ă  force d'Ă©conomies un capital Ă  l'Ă©poque de sa majoritĂ©. C'Ă©tait hardi, c'Ă©tait compter sur sa propre vie ; mais sans cette hardiesse, il eĂ»t Ă©tĂ© sans doute impossible Ă  cette bonne mĂšre de vivre, d'Ă©lever convenablement cet enfant, son seul espoir, son avenir, et l'unique source de ses jouissances. NĂ© d'une des plus charmantes Parisiennes et d'un homme remarquable de l'aristocratie brabançonne, fruit d'une passion Ă©gale et partagĂ©e, Rodolphe fut affligĂ© d'une excessive sensibilitĂ©. DĂšs son enfance, il avait manifestĂ© la plus grande ardeur en toute chose. Chez lui, le DĂ©sir devint une force supĂ©rieure et le mobile de tout l'ĂȘtre, le stimulant de l'imagination, la raison de ses actions. MalgrĂ© les efforts d'une mĂšre spirituelle, qui s'effraya dĂšs qu'elle s'aperçut d'une pareille prĂ©disposition, Rodolphe dĂ©sirait comme un poĂšte imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mĂ©lodies. Tendre comme sa mĂšre, il s'Ă©lançait avec une violence inouĂŻe et par la pensĂ©e vers la chose souhaitĂ©e, il dĂ©vorait le temps. En rĂȘvant l'accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d'exĂ©cution.

— Quand mon fils aura des enfants, disait la mùre, il les voudra grands tout de suite.

Cette belle ardeur, convenablement dirigĂ©e, servit Ă  Rodolphe Ă  faire de brillantes Ă©tudes, Ă  devenir ce que les Anglais appellent un parfait gentilhomme. Sa mĂšre Ă©tait alors fiĂšre de lui, tout en craignant toujours quelque catastrophe, si jamais une passion s'emparait de ce cƓur, Ă  la fois si tendre et si sensible, si violent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elle encouragĂ© l'amitiĂ© qui liait LĂ©opold Ă  Rodolphe et Rodolphe Ă  LĂ©opold, en voyant, dans le froid et dĂ©vouĂ© notaire, un tuteur, un confident qui pourrait jusqu'Ă  un certain point la remplacer auprĂšs de Rodolphe, si par malheur elle venait Ă  lui manquer. Encore belle Ă  quarante-trois ans, la mĂšre de Rodolphe avait inspirĂ© la plus vive passion Ă  LĂ©opold. Cette circonstance rendait les deux jeunes gens encore plus intimes.

LĂ©opold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surpris de le voir, Ă  propos d'un regard jetĂ© sur le haut d'une maison, s'arrĂȘtant Ă  un village et renonçant Ă  l'excursion projetĂ©e au Saint-Gothard. Pendant qu'on leur prĂ©parait Ă  dĂ©jeuner Ă  l'auberge du Cygne, les deux amis firent le tour du village et arrivĂšrent dans la partie qui avoisinait la charmante maison neuve oĂč, tout en flĂąnant et causant avec les habitants, Rodolphe dĂ©couvrit une maison de petits bourgeois disposĂ©s Ă  le prendre en pension, selon l'usage assez gĂ©nĂ©ral de la Suisse. On lui offrit une chambre ayant vue sur le lac, sur les montagnes, et d'oĂč se dĂ©couvrait la magnifique vue d'un de ces prodigieux dĂ©tours qui recommandent le lac des Quatre-Cantons Ă  l'admiration des touristes. Cette maison se trouvait sĂ©parĂ©e par un carrefour et par un petit port, de la maison neuve oĂč Rodolphe avait entrevu le visage de sa belle inconnue.

Pour cent francs par mois, Rodolphe n'eut à penser à aucune des choses nécessaires à la vie. Mais en considération des frais que les époux Stopfer se proposaient de faire, ils demandÚrent le paiement du troisiÚme mois d'avance. Pour peu que vous frottiez un Suisse, il reparaßt un usurier. AprÚs le déjeuner, Rodolphe s'installa sur le champ en déposant dans sa chambre ce qu'il avait emporté d'effets pour son excursion au Saint-Gothard, et il regarda passer Léopold qui, par esprit d'ordre, allait s'acquitter de l'excursion pour le compte de Rodolphe et pour le sien. Quand Rodolphe assis sur une roche tombée en avant du bord ne vit plus le bateau de Léopold, il examina, mais en dessous, la maison neuve en espérant apercevoir l'inconnue. Hélas ! il rentra sans que la maison eût donné signe de vie. Au dßner que lui offrirent monsieur et madame Stopfer, anciens tonneliers à Neufchùtel, il les questionna sur les environs, et finit par apprendre tout ce qu'il voulait savoir sur l'inconnue, grùce au bavardage de ses hÎtes qui vidÚrent, sans se faire prier, le sac aux commérages.

L'inconnue s'appelait Fanny Lovelace. Ce nom, qui se prononce Loveless, appartient Ă  de vieilles familles anglaises ; mais Richardson en a fait une crĂ©ation dont la cĂ©lĂ©britĂ© nuit Ă  toute autre. Miss Lovelace Ă©tait venue s'Ă©tablir sur le lac pour la santĂ© de son pĂšre, Ă  qui les mĂ©decins avaient ordonnĂ© l'air du canton de Lucerne. Ces deux Anglais, arrivĂ©s sans autre domestique qu'une petite fille de quatorze ans, trĂšs-attachĂ©e Ă  miss Fanny, une petite muette qui la servait avec intelligence, s'Ă©taient arrangĂ©s, avant l'hiver dernier, avec monsieur et madame Bergmann, anciens jardiniers en chef de Son Excellence le comte BorromĂ©o Ă  l'isola Bella et Ă  l'isola Madre, sur le lac Majeur. Ces Suisses, riches d'environ mille Ă©cus de rentes, louaient l'Ă©tage supĂ©rieur de leur maison aux Lovelace Ă  raison de deux cents francs par an pour trois ans. Le vieux Lovelace, vieillard nonagĂ©naire trĂšs-cassĂ©, trop pauvre pour se permettre certaines dĂ©penses, sortait rarement ; sa fille travaillait pour le faire vivre en traduisant, disait-on, des livres anglais et faisant elle-mĂȘme des livres. Aussi les Lovelace n'osaient-ils ni louer de bateaux pour se promener sur le lac, ni chevaux, ni guides pour visiter les environs. Un dĂ©nĂ»ment qui exige de pareilles privations excite d'autant plus la compassion des Suisses, qu'ils y perdent une occasion de gain. La cuisiniĂšre de la maison nourrissait ces trois Anglais Ă  raison de cent francs par mois tout compris. Mais on croyait dans tout Gersau que les anciens jardiniers, malgrĂ© leurs prĂ©tentions Ă  la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de leur cuisiniĂšre pour rĂ©aliser les bĂ©nĂ©fices de ce marchĂ©. Les Bergmann s'Ă©taient crĂ©Ă© d'admirables jardins et une serre magnifique autour de leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretĂ©s botaniques de cette habitation avaient dĂ©terminĂ© la jeune miss Ă  la choisir Ă  son passage Ă  Gersau. On donnait dix-neuf ans Ă  miss Fanny qui, le dernier enfant de ce vieillard, devait ĂȘtre adulĂ©e par lui. Il n'y avait pas plus de deux mois, elle s'Ă©tait procurĂ© un piano Ă  loyer, venu de Lucerne, car elle paraissait folle de musique.

— Elle aime les fleurs et la musique, pensa Rodolphe, et elle est à marier ? quel bonheur !

Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter les serres et les jardins qui commençaient à jouir d'une certaine célébrité. Cette permission ne fut pas immédiatement accordée. Ces anciens jardiniers demandÚrent, chose étrange ! à voir le passeport de Rodolphe qui l'envoya sur-le-champ. Le passeport ne lui fut renvoyé que le lendemain par la cuisiniÚre, qui lui fit part du plaisir que ses maßtres auraient à lui montrer leur établissement. Rodolphe n'alla pas chez les Bergmann sans un certain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotions vives, et qui déploient dans un moment autant de passion que certains hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avec recherche pour plaire aux anciens jardiniers des ßles Borromées, car il vit en eux les gardiens de son trésor, il parcourut les jardins en regardant de temps en temps la maison, mais avec prudence : les deux vieux propriétaires lui témoignaient une assez visible défiance. Mais son attention fut bientÎt excitée par la petite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune encore, lui fit reconnaßtre une fille de l'Afrique, ou tout au moins une Sicilienne. Cette petite fille avait le ton doré d'un cigare de la Havane, des yeux de feu, des paupiÚres arméniennes à cils d'une longueur anti-britannique, des cheveux plus que noirs, et sous cette peau presque olivùtre des nerfs d'une force singuliÚre, d'une vivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d'une effronterie incroyable, et suivait ses moindres mouvements.

— A qui cette petite Moresque appartient-elle ? dit-il à la respectable madame Bergmann.

— Aux Anglais, rĂ©pondit monsieur Bergmann.

— Elle n'est toujours pas nĂ©e en Angleterre !

— Ils l'auront peut-ĂȘtre amenĂ©e des Indes, rĂ©pondit madame Bergmann.

— On m'a dit que la jeune miss Lovelace aimait la musique, je serais enchantĂ© si, pendant mon sĂ©jour sur ce lac auquel me condamne une ordonnance de mĂ©decin, elle voulait me permettre de faire de la musique avec elle
.

— Ils ne reçoivent et ne veulent voir personne, dit le vieux jardinier.

Rodolphe se mordit les lĂšvres, et sortit sans avoir Ă©tĂ© invitĂ© Ă  entrer dans la maison, ni avoir Ă©tĂ© conduit dans la partie du jardin qui se trouvait entre la façade et le bord du promontoire. De ce cĂŽtĂ©, la maison avait au-dessus du premier Ă©tage une galerie en bois couverte par le toit dont la saillie Ă©tait excessive, comme celle des couvertures de chalet, et qui tournait sur les quatre cĂŽtĂ©s du bĂątiment, Ă  la mode suisse. Rodolphe avait beaucoup louĂ© cette Ă©lĂ©gante disposition et vantĂ© la vue de cette galerie, mais ce fut en vain. Quand il eut saluĂ© les Bergmann, il se trouva sot vis Ă  vis de lui-mĂȘme, comme tout homme d'esprit et d'imagination trompĂ© par l'insuccĂšs d'un plan Ă  la rĂ©ussite duquel il a cru.

Le soir, il se promena naturellement en bateau sur le lac, autour de ce promontoire, il alla jusqu'Ă  BrĂŒnnen, Ă  Schwitz, et revint Ă  la nuit tombante. De loin il aperçut la fenĂȘtre ouverte et fortement Ă©clairĂ©e, il put entendre les sons du piano et les accents d'une voix dĂ©licieuse. Aussi fit-il arrĂȘter afin de s'abandonner au charme d'Ă©couter un air italien divinement chantĂ©. Quand le chant eut cessĂ©, Rodolphe aborda, renvoya la barque et les deux bateliers. Au risque de se mouiller les pieds, il vint s'asseoir sous le banc de granit rongĂ© par les eaux que couronnait une forte haie d'acacias Ă©pineux et le long de laquelle s'Ă©tendait, dans le jardin Bergmann, une allĂ©e de jeunes tilleuls. Au bout d'une heure, il entendit parler et marcher au-dessus de sa tĂȘte, mais les mots qui parvinrent Ă  son oreille Ă©taient tous italiens et prononcĂ©s par deux voix de femmes, deux jeunes femmes. Il profita du moment oĂč les deux interlocutrices se trouvaient Ă  une extrĂ©mitĂ© pour se glisser Ă  l'autre sans bruit. AprĂšs une demi-heure d'efforts, il atteignit au bout de l'allĂ©e et put, sans ĂȘtre aperçu ni entendu, prendre une position d'oĂč il verrait les deux femmes sans ĂȘtre vu par elles quand elles viendraient Ă  lui. Quel ne fut pas l'Ă©tonnement de Rodolphe en reconnaissant la petite muette pour une des deux femmes, elle parlait en italien avec miss Lovelace. Il Ă©tait alors onze heures du soir. Le calme Ă©tait si grand sur le lac et autour de l'habitation, que ces deux femmes devaient se croire en sĂ»retĂ© : dans tout Gersau il n'y avait que leurs yeux qui pussent ĂȘtre ouverts. Rodolphe pensa que le mutisme de la petite Ă©tait une ruse nĂ©cessaire. A la maniĂšre dont se parlait l'italien, Rodolphe devina que c'Ă©tait la langue maternelle de ces deux femmes, il en conclut que la qualitĂ© d'Anglais cachait une ruse.

— C'est des Italiens rĂ©fugiĂ©s, se dit-il, des proscrits qui sans doute ont Ă  craindre la police de l'Autriche ou de la Sardaigne. La jeune fille attend la nuit pour pouvoir se promener et causer en toute sĂ»retĂ©.

AussitÎt il se coucha le long de la haie et rampa comme un serpent pour trouver un passage entre deux racines d'acacia. Au risque d'y laisser son habit ou de se faire de profondes blessures au dos, il traversa la haie quand la prétendue miss Fanny et sa prétendue muette furent à l'autre extrémité de l'allée ; puis quand elles arrivÚrent à vingt pas de lui sans le voir, car il se trouvait dans l'ombre de la haie alors fortement éclairée par la lueur de la lune, il se leva brusquement.

— Ne craignez rien, dit-il en français Ă  l'Italienne, je ne suis pas un espion. Vous ĂȘtes des rĂ©fugiĂ©s, je l'ai devinĂ©. Moi, je suis un Français qu'un seul de vos regards a clouĂ© Ă  Gersau.

Rodolphe atteint par la douleur que lui causa un instrument d'acier en lui déchirant le flanc, tomba terrassé.

— Nel lago con pietra, dit la terrible muette.

— Ah ! Gina, s'Ă©cria l'Italienne.

— Elle m'a manquĂ©, dit Rodolphe en retirant de la plaie un stylet qui s'Ă©tait heurtĂ© contre une fausse cĂŽte ; mais, un peu plus haut, il allait au fond de mon cƓur. J'ai eu tort, Francesca, dit-il en se souvenant du nom que la petite Gina avait plusieurs fois prononcĂ©, je ne lui en veux pas, ne la grondez point : le bonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet ! Seulement, montrez-moi le chemin, il faut que je regagne la maison Stopfer. Soyez tranquilles, je ne dirai rien.

Francesca, revenue de son étonnement, aida Rodolphe à se relever, et dit quelques mots à Gina dont les yeux s'emplirent de larmes. Les deux femmes forcÚrent Rodolphe à s'asseoir sur un banc, à quitter son habit, son gilet, sa cravate. Gina ouvrit la chemise et suça fortement la plaie. Francesca, qui les avait quittés, revint avec un large morceau de taffetas d'Angleterre, et l'appliqua sur la blessure.

— Vous pourrez aller ainsi jusqu'à votre maison, reprit-elle.

Chacune d'elles s'empara d'un bras, et Rodolphe fut conduit Ă  une petite porte dont la clef se trouvait dans la poche du tablier de Francesca.

— Gina parle-t-elle français ? dit Rodolphe à Francesca.

— Non. Mais ne vous agitez pas, dit Francesca d'un petit ton d'impatience.

— Laissez-moi vous voir, rĂ©pondit Rodolphe avec attendrissement, car peut-ĂȘtre serai-je long-temps sans pouvoir venir
.

Il s'appuya sur un des poteaux de la petite porte et contempla la belle Italienne, qui se laissa regarder pendant un instant par le plus beau silence et par la plus belle nuit qui jamais ait Ă©clairĂ© ce lac, le roi des lacs suisses. Francesca Ă©tait bien l'Italienne classique, et telle que l'imagination veut, fait ou rĂȘve, si vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout d'abord Rodolphe, ce fut l'Ă©lĂ©gance et la grĂące de la taille dont la vigueur se trahissait malgrĂ© son apparence frĂȘle, tant elle Ă©tait souple. Une pĂąleur d'ambre rĂ©pandue sur la figure accusait un intĂ©rĂȘt subit, mais qui n'effaçait pas la voluptĂ© de deux yeux humides et d'un noir veloutĂ©. Deux mains, les plus belles que jamais sculpteur grec ait attachĂ©es au bras poli d'une statue, tenaient le bras de Rodolphe ; et leur blancheur tranchait sur le noir de l'habit. L'imprudent français ne put qu'entrevoir la forme ovale un peu longue du visage dont la bouche attristĂ©e, entr'ouverte, laissait voir des dents Ă©clatantes entre deux larges lĂšvres fraĂźches et colorĂ©es. La beautĂ© des lignes de ce visage garantissait Ă  Francesca la durĂ©e de cette splendeur ; mais ce qui frappa le plus Rodolphe fut l'adorable laissez-aller, la franchise italienne de cette femme qui s'abandonnait entiĂšrement Ă  sa compassion.

Francesca dit un mot à Gina, qui donna son bras à Rodolphe jusqu'à la maison Stopfer et se sauva comme une hirondelle quand elle eut sonné.

— Ces patriotes n'y vont pas de main morte ! se disait Rodolphe en sentant ses souffrances quand il se trouva seul dans son lit. Nel lago ! Gina m'aurait jetĂ© dans le lac avec une pierre au cou !

Au jour, il envoya chercher Ă  Lucerne le meilleur chirurgien ; et quand il fut venu, il lui recommanda le plus profond secret en lui faisant entendre que l'honneur l'exigeait. LĂ©opold revint de son excursion le jour oĂč son ami quittait le lit. Rodolphe lui fit un conte et le chargea d'aller Ă  Lucerne chercher les bagages et leurs lettres. LĂ©opold apporta la plus funeste, la plus horrible nouvelle : la mĂšre de Rodolphe Ă©tait morte. Pendant que les deux amis allaient de BĂąle Ă  Lucerne, la fatale lettre, Ă©crite par le pĂšre de LĂ©opold y Ă©tait arrivĂ©e le jour de leur dĂ©part pour Fuelen. MalgrĂ© les prĂ©cautions que prit LĂ©opold, Rodolphe fut saisi par une fiĂšvre nerveuse. DĂšs que le futur notaire vit son ami hors de danger, il partit pour la France muni d'une procuration. Rodolphe put ainsi rester Ă  Gersau, le seul lieu du monde oĂč sa douleur pouvait se calmer. La situation du jeune Français, son dĂ©sespoir, et les circonstances qui rendaient cette perte plus affreuse pour lui que pour tout autre, furent connues et attirĂšrent sur lui la compassion et l'intĂ©rĂȘt de tout Gersau. Chaque matin la fausse muette vint voir le Français, afin de donner des nouvelles Ă  sa maĂźtresse.

Quand Rodolphe put sortir, il alla chez les Bergmann remercier miss Fanny Lovelace et son pĂšre de l'intĂ©rĂȘt qu'ils lui avaient tĂ©moignĂ©. Pour la premiĂšre fois depuis son Ă©tablissement chez les Bergmann, le vieil Italien laissa pĂ©nĂ©trer un Ă©tranger dans son appartement oĂč Rodolphe fut reçu avec une cordialitĂ© due et Ă  ses malheurs et Ă  sa qualitĂ© de Français qui excluait toute dĂ©fiance. Francesca se montra si belle aux lumiĂšres pendant la premiĂšre soirĂ©e, qu'elle fit entrer un rayon dans ce cƓur abattu. Ses sourires jetĂšrent les roses de l'espĂ©rance sur ce deuil. Elle chanta, non point des airs gais, mais de graves et sublimes mĂ©lodies appropriĂ©es Ă  l'Ă©tat du cƓur de Rodolphe qui remarqua ce soin touchant. Vers huit heures, le vieillard laissa ces deux jeunes gens seuls sans aucune apparence de crainte, et se retira chez lui. Quand Francesca fut fatiguĂ©e de chanter, elle amena Rodolphe sous la galerie extĂ©rieure, d'oĂč se dĂ©couvrait le sublime spectacle du lac, et lui fit signe de s'asseoir prĂšs d'elle sur un banc de bois rustique.

— Y a-t-il de l'indiscrĂ©tion Ă  vous demander votre Ăąge, cara Francesca ? fit Rodolphe.

— Dix-neuf ans, rĂ©pondit-elle, mais passĂ©s.

— Si quelque chose au monde pouvait attĂ©nuer ma douleur, ce serait, reprit-il, l'espoir de vous obtenir de votre pĂšre. En quelque situation de fortune que vous soyez, belle comme vous ĂȘtes, vous me paraissez plus riche que ne le serait la fille d'un prince. Aussi tremblĂ©-je en vous faisant l'aveu des sentiments que vous m'avez inspirĂ©s ; mais ils sont profonds, ils sont Ă©ternels.

— Zitto ! fit Francesca en mettant un des doigts de sa main droite, sur ses lĂšvres. N'allez pas plus loin : je ne suis pas libre, je suis mariĂ©e, depuis trois ans
.

Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux. Quand l'Italienne, effrayée de la pose de Rodolphe, s'approcha de lui, elle le trouva tout à fait évanoui.

— Povero ! se dit-elle, moi qui le trouvais froid.

Elle alla chercher des sels, et ranima Rodolphe en les lui faisant respirer.

— MariĂ©e ! dit Rodolphe en regardant Francesca. Ses larmes coulĂšrent alors en abondance.

— Enfant, dit-elle, il y a de l'espoir. Mon mari a


— Quatre-vingts ans ?
 dit Rodolphe.

— Non, rĂ©pondit-elle en souriant, soixante-cinq. Il s'est fait un masque de vieillard pour dĂ©jouer la police.

— ChĂšre, dit Rodolphe, encore quelques Ă©motions de ce genre et je mourrais
. AprĂšs vingt annĂ©es de connaissance seulement, vous saurez quelle est la force et la puissance de mon cƓur, de quelle nature sont ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne monte pas avec plus de vivacitĂ© pour s'Ă©panouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un jasmin de Virginie qui enveloppait la balustrade, que je ne me suis attachĂ© depuis un mois Ă  vous. Je vous aime d'un amour unique. Cet amour sera le principe secret de ma vie, et j'en mourrai peut-ĂȘtre !

— Oh ! Français, Français ! fit-elle en commentant son exclamation par une petite moue d'incrĂ©dulitĂ©.

— Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains du Temps ? reprit-il avec gravitĂ©. Mais, sachez-le : si vous ĂȘtes sincĂšre dans la parole qui vient de vous Ă©chapper, je vous attendrai fidĂšlement sans laisser aucun autre sentiment croĂźtre dans mon cƓur.

Elle le regarda sournoisement.

— Rien, dit-il, pas mĂȘme une fantaisie. J'ai ma fortune Ă  faire, il vous en faut une splendide, la nature vous a crĂ©Ă©e princesse
..

A ce mot, Francesca ne put retenir un faible sourire qui donna l'expression la plus ravissante Ă  son visage, quelque chose de fin comme ce que le grand LĂ©onard a si bien peint dans la Joconde. Ce sourire fit faire une pause Ă  Rodolphe.

-
. Oui, reprit-il, vous devez souffrir du dĂ©nĂ»ment auquel vous rĂ©duit l'exil. Ah ! si vous voulez me rendre heureux entre tous les hommes, et sanctifier mon amour, vous me traiterez en ami. Ne dois-je pas ĂȘtre votre ami aussi ? Ma pauvre mĂšre m'a laissĂ© soixante mille francs d'Ă©conomies, prenez-en la moitiĂ© ?

Francesca le regarda fixement. Ce regard perçant alla jusqu'au fond de l'ùme de Rodolphe.

— Nous n'avons besoin de rien, mes travaux suffisent Ă  notre luxe, rĂ©pondit-elle d'une voix grave.

— Puis-je souffrir qu'une Francesca travaille ? s'Ă©cria-t-il. Un jour vous reviendrez dans votre pays, et vous y retrouverez ce que vous y avez laissé . De nouveau la jeune Italienne regarda Rodolphe
. Et vous me rendrez ce que vous aurez daignĂ© m'emprunter, ajouta-t-il avec un regard plein de dĂ©licatesse.

— Laissons ce sujet de conversation, dit-elle avec une incomparable noblesse de geste, de regard et d'attitude. Faites une brillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays, je le veux. L'illustration est un pont-volant qui peut servir Ă  franchir un abĂźme. Soyez ambitieux, il le faut. Je vous crois de hautes et de puissantes facultĂ©s ; mais servez-vous-en plus pour le bonheur de l'humanitĂ© que pour me mĂ©riter : vous en serez plus grand Ă  mes yeux.

Dans cette conversation qui dura deux heures, Rodolphe dĂ©couvrit en Francesca l'enthousiasme des idĂ©es libĂ©rales et ce culte de la libertĂ© qui avait fait la triple rĂ©volution de Naples, du PiĂ©mont et d'Espagne. En sortant, il fut conduit jusqu'Ă  la porte par Gina, la fausse muette. A onze heures, personne ne rĂŽdait dans ce village, aucune indiscrĂ©tion n'Ă©tait Ă  craindre, Rodolphe attira Gina dans un coin, et lui demanda tout bas en mauvais italien : — Qui sont tes maĂźtres, mon enfant ! dis-le moi, je te donnerai cette piĂšce d'or toute neuve.

— Monsieur, rĂ©pondit l'enfant en prenant la piĂšce, monsieur est le fameux libraire Lamporani de Milan, l'un des chefs de la rĂ©volution, et le conspirateur que l'Autriche dĂ©sire le plus tenir au Spielberg.

— La femme d'un libraire ?
. Eh ! tant mieux, pensa-t-il, nous sommes de plain-pied.

— De quelle famille est-elle ? reprit-il, car elle a l'air d'une reine.

— Toutes les Italiennes sont ainsi, rĂ©pondit fiĂšrement Gina. Le nom de son pĂšre est Colonna.

Enhardi par l'humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettre un tendelet Ă  sa barque et des coussins Ă  l'arriĂšre. Quand ce changement fut opĂ©rĂ©, l'amoureux vint proposer Ă  Francesca de se promener sur le lac. L'Italienne accepta, sans doute pour jouer son rĂŽle de jeune miss aux yeux du village ; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient une Ă©ducation supĂ©rieure et le plus haut rang social. A la maniĂšre dont s'assit l'Italienne au bout de la barque, Rodolphe se sentit en quelque sorte sĂ©parĂ© d'elle ; et, devant l'expression d'une vraie fiertĂ© de noble, sa familiaritĂ© prĂ©mĂ©ditĂ©e tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous les privilĂ©ges dont elle eĂ»t joui au Moyen-Age. Elle semblait avoir devinĂ© les secrĂštes pensĂ©es de ce vassal qui avait l'audace de se constituer son protecteur. DĂ©jĂ , dans l'ameublement du salon oĂč Francesca l'avait reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avait reconnu les indices d'une nature Ă©levĂ©e et d'une haute fortune. Toutes ces observations lui revinrent Ă  la fois dans la mĂ©moire, et il devint rĂȘveur aprĂšs avoir Ă©tĂ© pour ainsi dire refoulĂ© par la dignitĂ© de Francesca. Gina, cette confidente Ă  peine adolescente, semblait elle-mĂȘme avoir un masque railleur en regardant Rodolphe en dessous ou de cĂŽtĂ©. Ce visible dĂ©saccord entre la condition de l'Italienne et ses maniĂšres fut une nouvelle Ă©nigme pour Rodolphe, qui soupçonna quelqu'autre ruse semblable au faux mutisme de Gina.

— OĂč voulez-vous aller ? signora Lamporani, dit-il.

-— Vers Lucerne, rĂ©pondit en français Francesca.

— Bon ! pensa Rodolphe, elle n'est pas Ă©tonnĂ©e de m'entendre lui dire son nom, elle avait sans doute prĂ©vu ma demande Ă  Gina, la rusĂ©e ! — Qu'avez-vous contre moi ? dit-il en venant enfin s'asseoir prĂšs d'elle et lui demandant par un geste une main que Francesca retira. Vous ĂȘtes froide et cĂ©rĂ©monieuse ; en style de conversation, nous dirions cassante.

— C'est vrai, rĂ©pliqua-t-elle en souriant. J'ai tort. Ce n'est pas bien. C'est bourgeois. Vous diriez en français ce n'est pas artiste. Il vaut mieux s'expliquer que de garder contre un ami des pensĂ©es hostiles ou froides, et vous m'avez prouvĂ© dĂ©jĂ  votre amitiĂ©. Peut-ĂȘtre suis-je allĂ©e trop loin avec vous. Vous avez dĂ» me prendre pour une femme trĂšs-ordinaire
 Rodolphe multiplia des signes de dĂ©nĂ©gation. —
 Oui, dit cette femme de libraire en continuant sans tenir compte de la pantomime qu'elle voyait bien d'ailleurs. Je m'en suis aperçue, et naturellement je reviens sur moi-mĂȘme. Eh ! bien, je terminerai tout par quelques paroles d'une profonde vĂ©ritĂ©. Sachez-le bien, Rodolphe : je sens en moi la force d'Ă©touffer un sentiment qui ne serait pas en harmonie avec les idĂ©es ou la prescience que j'ai du vĂ©ritable amour. Je puis aimer comme nous savons aimer en Italie ; mais je connais mes devoirs : aucune ivresse ne peut me les faire oublier. MariĂ©e sans mon consentement Ă  ce pauvre vieillard, je pourrais user de la libertĂ© qu'il me laisse avec tant de gĂ©nĂ©rositĂ© ; mais trois ans de mariage Ă©quivalent Ă  une acceptation de la loi conjugale. Aussi la plus violente passion ne me ferait-elle pas Ă©mettre, mĂȘme involontairement, le dĂ©sir de me trouver libre. Emilio connaĂźt mon caractĂšre. Il sait que, hors mon cƓur qui m'appartient et que je puis livrer, je ne me permettrais pas de laisser prendre ma main. VoilĂ  pourquoi je viens de vous la refuser. Je veux ĂȘtre aimĂ©e, attendue avec fidĂ©litĂ©, noblesse, ardeur, en ne pouvant accorder qu'une tendresse infinie dont l'expression ne dĂ©passera point l'enceinte du cƓur, le terrain permis. Toutes ces choses bien comprises
 Oh ! reprit-elle avec un geste de jeune fille, je vais redevenir coquette, rieuse, folle comme un enfant qui ne connaĂźt pas le danger de la familiaritĂ©.

Cette déclaration si nette, si franche fut faite d'un ton, d'un accent et accompagnée de regards qui lui donnÚrent la plus grande profondeur de vérité.

— Une princesse Colonna n'aurait pas mieux parlĂ©, dit Rodolphe en souriant.

— Est-ce, rĂ©pliqua-t-elle avec un air de hauteur, un reproche sur l'humilitĂ© de ma naissance ? Faut-il un blason Ă  votre amour ? A Milan, les plus beaux noms : Sforza, Canova, Visconti, Trivulzio, Ursini sont Ă©crits au-dessus des boutiques, il y a des Archinto apothicaires ; mais croyez que, malgrĂ© ma condition de boutiquiĂšre, j'ai les sentiments d'une duchesse.

— Un reproche ? non, madame, j'ai voulu vous faire un Ă©loge


— Par une comparaison ?
 dit-elle avec finesse.

— Ah ! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si mes paroles peignaient mal mes sentiments, mon amour est absolu, il comporte une obĂ©issance et un respect infinis.

Elle inclina la tĂȘte en femme satisfaite et dit : — Monsieur accepte alors le traitĂ© ?

— Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et riche organisation de femme, la facultĂ© d'aimer ne saurait se perdre, et que, par dĂ©licatesse, vous vouliez la restreindre. Ah ! Francesca, une tendresse partagĂ©e, Ă  mon Ăąge et avec une femme aussi sublime, aussi royalement belle que vous l'ĂȘtes, mais c'est voir tous mes dĂ©sirs comblĂ©s. Vous aimer comme vous voulez ĂȘtre aimĂ©e n'est ce pas pour un jeune homme se prĂ©server de toutes les folies mauvaises ? n'est-ce pas employer ses forces dans une noble passion de laquelle on peut ĂȘtre fier plus tard, et qui ne donne que de beaux souvenirs ? Si vous saviez de quelles couleurs, de quelle poĂ©sie vous venez de revĂȘtir la chaĂźne du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin


— Je veux le savoir, dit-elle.

— HĂ© ! bien, cette heure rayonnera sur toute ma vie, comme un diamant au front d'une reine.

Pour toute réponse, Francesca posa sa main sur celle de Rodolphe.

— Oh ! chĂšre, Ă  jamais chĂšre, dites, vous n'avez jamais aimĂ© ?

— Jamais !

— Et vous me permettez de vous aimer noblement, en attendant tout du ciel ?

Elle inclina doucement la tĂȘte. Deux grosses larmes roulĂšrent sur les joues de Rodolphe.

— HĂ© ! bien, qu'avez-vous ? dit-elle en quittant son rĂŽle d'impĂ©ratrice.

— Je n'ai plus ma mĂšre pour lui dire combien je suis heureux, elle a quittĂ© cette terre sans voir ce qui eĂ»t adouci son agonie
.

— Quoi ? fit-elle.

— Sa tendresse remplacĂ©e par une tendresse Ă©gale.

— Povero mio, s'Ă©cria l'Italienne attendrie. C'est, croyez-moi, reprit-elle aprĂšs une pause, une bien douce chose et un bien grand Ă©lĂ©ment de fidĂ©litĂ© pour une femme que de se savoir tout sur la terre pour celui qu'elle aime, de le voir seul, sans famille, sans rien dans le cƓur que son amour, enfin de l'avoir bien tout entier !

Quand deux amants se sont entendus ainsi, le cƓur Ă©prouve une dĂ©licieuse quiĂ©tude, une sublime tranquillitĂ©. La certitude est la base que veulent les sentiments humains, car elle ne manque jamais au sentiment religieux : l'homme est toujours certain d'ĂȘtre payĂ© de retour par Dieu. L'amour ne se croit en sĂ»retĂ© que par cette similitude avec l'amour divin. Aussi faut-il les avoir pleinement Ă©prouvĂ©es pour comprendre les voluptĂ©s de ce moment, toujours unique dans la vie : il ne revient pas plus que ne reviennent les Ă©motions de la jeunesse. Croire Ă  une femme, faire d'elle sa religion humaine, le principe de sa vie, la lumiĂšre secrĂšte de ses moindres pensĂ©es !
 n'est-ce pas une seconde naissance ? Un jeune homme mĂȘle alors Ă  son amour un peu de celui qu'il a pour sa mĂšre. Rodolphe et Francesca gardĂšrent pendant quelque temps le plus profond silence, se rĂ©pondant par des regards amis et pleins de pensĂ©es. Ils se comprenaient au milieu d'un des plus beaux spectacles de la nature, dont les magnificences expliquĂ©es par celles de leurs cƓurs, les aidaient Ă  se graver dans leurs mĂ©moires les plus fugitives impressions de cette heure unique. Il n'y avait pas eu l'ombre de coquetterie dans la conduite de Francesca. Tout en Ă©tait large, plein, sans arriĂšre-pensĂ©e. Cette grandeur frappa vivement Rodolphe, qui reconnaissait en ceci la diffĂ©rence qui distingue l'Italienne de la Française. Les eaux, la terre, le ciel, la femme, tout fut donc grandiose et suave, mĂȘme leur amour, au milieu de ce tableau vaste dans son ensemble, riche dans ses dĂ©tails, et oĂč l'ĂąpretĂ© des cimes neigeuses, leurs plis raides nettement dĂ©tachĂ©s sur l'azur rappelaient Ă  Rodolphe les conditions dans lesquelles devait se renfermer son bonheur : un riche pays cerclĂ© de neige.

Cette douce ivresse de l'Ăąme devait ĂȘtre troublĂ©e. Une barque venait de Lucerne ; Gina, qui depuis quelque temps la regardait avec attention, fit un geste de joie en restant fidĂšle Ă  son rĂŽle de muette. La barque approchait, et quand enfin Francesca put y distinguer les figures : — Tito ! s'Ă©cria-t-elle en apercevant un jeune homme. Elle se leva debout au risque de se noyer, et cria : — Tito ! Tito ! en agitant son mouchoir. Tito donna l'ordre Ă  ses bateliers de nager, et les deux barques se mirent sur la mĂȘme ligne. L'Italienne et l'Italien parlĂšrent avec une si grande vivacitĂ©, dans un dialecte si peu connu d'un homme qui savait Ă  peine l'italien des livres, et n'Ă©tait pas allĂ© en Italie, que Rodolphe ne put rien entendre ni deviner de cette conversation. La beautĂ© de Tito, la familiaritĂ© de Francesca, l'air de joie de Gina, tout le chagrinait. D'ailleurs il n'est pas d'amoureux qui ne soit mĂ©content de se voir quitter pour quoi que ce soit. Tito jeta vivement un petit sac de peau, sans doute plein d'or, Ă  Gina, puis un paquet de lettres Ă  Francesca qui se mit Ă  les lire en faisant un geste d'adieu Ă  Tito.

— Retournez promptement à Gersau, dit-elle aux bateliers. Je ne veux pas laisser languir mon pauvre Emilio dix minutes de trop.

— Que vous arrive-t-il ? demanda Rodolphe quand il vit l'Italienne achevant sa derniùre lettre.

— La liberta ! fit-elle avec un enthousiasme d'artiste.

— E denaro ! rĂ©pondit comme un Ă©cho Gina qui pouvait enfin parler.

— Oui, reprit Francesca, plus de misĂšre ! Voici plus de onze mois que je travaille, et je commençais Ă  m'ennuyer. Je ne suis dĂ©cidĂ©ment pas une femme littĂ©raire.

— Quel est ce Tito ? fit Rodolphe.

— Le secrĂ©taire d'Ă©tat au dĂ©partement des finances de la pauvre boutique de Colonna, autrement dit le fils de notre ragionato. Pauvre garçon ! il n'a pu venir par le Saint-Gothard, ni par le Mont-Cenis, ni par le Simplon : il est venu par mer, par Marseille, il a dĂ» traverser la France. Enfin, dans trois semaines, nous serons Ă  GenĂšve, et nous y vivrons Ă  l'aise. Allons, Rodolphe, dit-elle en voyant la tristesse se peindre sur le visage du parisien, le lac de GenĂšve ne vaudra-t-il pas bien le lac des Quatre-Cantons ?


— Permettez-moi d'accorder un regret Ă  cette dĂ©licieuse maison Bergmann, dit Rodolphe en montrant le promontoire.

— Vous viendrez dĂźner avec nous, pour y multiplier vos souvenirs, povero mio, dit-elle. C'est fĂȘte aujourd'hui, nous ne sommes plus en danger. Ma mĂšre me dit que dans un an, peut-ĂȘtre, nous serons amnistiĂ©s. Oh ! la cara patria


Ces trois mots firent pleurer Gina qui dit : — Encore un hiver, je serais morte ici !

— Pauvre petite chĂšvre de Sicile ! fit Francesca en passant sa main sur la tĂȘte de Gina par un geste et avec une affection qui firent dĂ©sirer Ă  Rodolphe d'ĂȘtre ainsi caressĂ©, quoique ce fĂ»t sans amour. La barque abordait, Rodolphe sauta sur le sable, tendit la main Ă  l'Italienne, la reconduisit jusqu'Ă  la porte de la maison Bergmann, et alla s'habiller pour revenir au plus tĂŽt.

En trouvant le libraire et sa femme assis sur la galerie extérieure, Rodolphe réprima difficilement un geste de surprise à l'aspect du prodigieux changement que la bonne nouvelle avait apporté chez le nonagénaire. Il apercevait un homme d'environ soixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec, droit comme un i, les cheveux encore noirs, quoique rares, et laissant voir un crùne blanc, des yeux vifs, des dents au complet et blanches, un visage de César, et sur une bouche diplomatique un sourire quasi sardonique, le sourire presque faux sous lequel l'homme de bonne compagnie cache ses vrais sentiments.

— Voici mon mari sous sa forme naturelle, dit gravement Francesca.

— C'est tout-Ă -fait une nouvelle connaissance, rĂ©pondit Rodolphe interloquĂ©.

— Tout-Ă -fait, dit le libraire. J'ai jouĂ© la comĂ©die, et sais parfaitement me grimer. Ah ! je jouais Ă  Paris du temps de l'empire, avec Bourrienne, madame Murat, madame d'AbrantĂšs, Ăš tutti quanti
 Tout ce qu'on s'est donnĂ© la peine d'apprendre dans sa jeunesse, et mĂȘme les choses futiles nous servent. Si ma femme n'avait pas reçu cette Ă©ducation virile, un contre-sens en Italie, il m'eĂ»t fallu, pour vivre ici, devenir bĂ»cheron. Povera Francesca ! qui m'eĂ»t dit qu'elle me nourrirait un jour ?

En écoutant ce digne libraire, si aisé, si affable et si vert, Rodolphe crut à quelque mystification et resta dans le silence observateur de l'homme dupé.

— Che avete, signor ? lui demanda naïvement Francesca. Notre bonheur vous attristerait-il ?

— Votre mari est un jeune homme, lui dit-il à l'oreille.

Elle partit d'un Ă©clat de rire si franc, si communicatif, que Rodolphe en fut encore plus interdit.

— Il n'a que soixante-cinq ans à vous offrir, dit-elle ; mais je vous assure que c'est encore quelque chose
 de rassurant.

— Je n'aime pas Ă  vous voir plaisanter avec un amour aussi saint que celui dont les conditions ont Ă©tĂ© posĂ©es par vous.

— Zitto ! fit-elle en frappant du pied et en regardant si son mari les Ă©coutait. Ne troublez jamais la tranquillitĂ© de ce cher homme, candide comme un enfant, et de qui je fais ce que je veux. Il est, ajouta-t-elle, sous ma protection. Si vous saviez avec quelle noblesse il a risquĂ© sa vie et sa fortune parce que j'Ă©tais libĂ©rale ! car il ne partage pas mes opinions politiques. Est-ce aimer cela, monsieur le Français ? — Mais ils sont ainsi dans leur famille. Le frĂšre cadet d'Emilio fut trahi par celle qu'il aimait pour un charmant jeune homme. Il s'est passĂ© son Ă©pĂ©e au travers du cƓur et dix minutes auparavant il a dit Ă  son valet-de-chambre : — Je tuerais bien mon rival ; mais cela ferait trop de chagrin Ă  la diva.

Ce mélange de noblesse et de raillerie, de grandeur et d'enfantillage, faisait en ce moment de Francesca la créature la plus attrayante du monde. Le dßner fut, ainsi que la soirée, empreint d'une gaieté que la délivrance des deux réfugiés justifiait, mais qui contrista Rodolphe.

— Serait-elle lĂ©gĂšre ? se disait-il en regagnant la maison Stopfer. Elle a pris part Ă  mon deuil, et moi je n'Ă©pouse pas sa joie !

Il se gronda, justifia cette femme-jeune-fille.

— Elle est sans aucune hypocrisie et s'abandonne à ses impressions
, se dit-il. Et je la voudrais comme une Parisienne ?

Le lendemain et les jours suivants, pendant vingt jours enfin, Rodolphe passa tout son temps Ă  la maison Bergmann, observant Francesca sans s'ĂȘtre promis de l'observer. L'admiration chez certaines Ăąmes ne va pas sans une sorte de pĂ©nĂ©tration. Le jeune Français reconnut en Francesca la jeune fille imprudente, la nature vraie de la femme encore insoumise, se dĂ©battant par instants avec son amour, et s'y laissant aller complaisamment en d'autres moments. Le vieillard se comportait bien avec elle comme un pĂšre avec sa fille, et Francesca lui tĂ©moignait une reconnaissance profondĂ©ment sentie qui rĂ©veillait en elle d'instinctives noblesses. Cette situation et cette femme prĂ©sentaient Ă  Rodolphe une Ă©nigme impĂ©nĂ©trable, mais dont la recherche l'attachait de plus en plus.

Ces derniers jours furent remplis de fĂȘtes secrĂštes, entremĂȘlĂ©es de mĂ©lancolies, de rĂ©voltes, de querelles plus charmantes que les heures oĂč Rodolphe et Francesca s'entendaient. Enfin, il Ă©tait de plus en plus sĂ©duit par la naĂŻvetĂ© de cette tendresse sans esprit, semblable Ă  elle-mĂȘme en toute chose, de cette tendresse jalouse d'un rien
 dĂ©jĂ  !

— Vous aimez bien le luxe ! dit-il un soir Ă  Francesca qui manifestait le dĂ©sir de quitter Gersau oĂč beaucoup de choses lui manquaient.

— Moi ! dit-elle, j'aime le luxe comme j'aime les arts, comme j'aime un tableau de RaphaĂ«l, un beau cheval, une belle journĂ©e, ou la baie de Naples. Emilio, dit-elle, me suis-je plainte ici pendant nos jours de misĂšre ?

— Vous n'eussiez pas Ă©tĂ© vous-mĂȘme, dit gravement le vieux libraire.

— Aprùs tout, n'est-il pas naturel à des bourgeois d'ambitionner la grandeur ? reprit-elle en lançant un malicieux coup-d'oeil et à Rodolphe et à son mari. Mes pieds, dit-elle en avançant deux petits pieds charmants, sont-ils faits pour la fatigue. Mes mains
. Elle tendit une main à Rodolphe. Ces mains sont-elles faites pour travailler ? Laissez-nous, dit-elle à son mari : je veux lui parler.

Le vieillard rentra dans le salon avec une sublime bonhomie : il était sûr de sa femme.

— Je ne veux pas, dit-elle Ă  Rodolphe, que vous nous accompagniez Ă  GenĂšve. GenĂšve est une ville Ă  caquetages. Quoique je sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas ĂȘtre calomniĂ©e, non pour moi, mais pour lui. Je mets mon orgueil Ă  ĂȘtre la gloire de ce vieillard, mon seul protecteur aprĂšs tout. Nous partons, restez ici pendant quelques jours. Quand vous viendrez Ă  GenĂšve, voyez d'abord mon mari, laissez-vous prĂ©senter Ă  moi par lui. Cachons notre inaltĂ©rable et profonde affection aux regards du monde. Je vous aime, vous le savez ; mais voici de quelle maniĂšre je vous le prouverai : vous ne surprendrez pas dans ma conduite quoi que ce soit qui puisse rĂ©veiller votre jalousie.

Elle l'attira dans le coin de la galerie, le prit par la tĂȘte, le baisa sur le front et se sauva, le laissant stupĂ©fait.

Le lendemain, Rodolphe apprit qu'au petit jour les hĂŽtes de la maison Bergmann Ă©taient partis. L'habitation de Gersau lui parut dĂšs lors insupportable, et il alla chercher Vevay par le chemin le plus long, en voyageant plus promptement qu'il ne le devait ; mais attirĂ© par les eaux du lac oĂč l'attendait la belle Italienne, il arriva vers la fin du mois d'octobre Ă  GenĂšve. Pour Ă©viter les inconvĂ©nients de la ville, il se logea dans une maison situĂ©e aux Eaux-Vives en dehors des remparts. Une fois installĂ©, son premier soin fut de demander Ă  son hĂŽte, un ancien bijoutier, s'il n'Ă©tait pas venu depuis peu s'Ă©tablir des rĂ©fugiĂ©s italiens, des Milanais Ă  GenĂšve.

— Non, que je sache, lui rĂ©pondit son hĂŽte. Le prince et la princesse Colonna de Rome ont louĂ© pour trois ans la campagne de monsieur Jeanrenaud, une des plus belles du lac. Elle est situĂ©e entre la Villa-Diodati et la campagne de monsieur Lafin-De-Dieu qu'a louĂ©e la vicomtesse de BeausĂ©ant. Le prince Colonne est venu lĂ  pour sa fille et pour son gendre le prince Gandolphini, un Napolitain ou, si vous voulez, Sicilien, ancien partisan du roi Murat et victime de la derniĂšre rĂ©volution. VoilĂ  les derniers venus Ă  GenĂšve, et ils ne sont point Milanais. Il a fallu de grandes dĂ©marches et la protection que le pape accorde Ă  la famille Colonna pour qu'on ait obtenu, des puissances Ă©trangĂšres et du roi de Naples, la permission pour le prince et la princesse Gandolphini de rĂ©sider ici. GenĂšve ne veut rien faire qui dĂ©plaise Ă  la Sainte-Alliance, Ă  qui elle doit son indĂ©pendance. Notre rĂŽle n'est pas de fronder les Cours Ă©trangĂšres. Il y a beaucoup d'Ă©trangers ici : des Russes, des Anglais.

— Il y a mĂȘme des Genevois.

— Oui, monsieur. Notre lac est si beau ! Lord Byron y a demeurĂ© il y a sept ans environ, Ă  la Villa-Diodati que maintenant tout le monde va voir comme Coppet, comme Ferney.

— Vous ne pourriez pas savoir s'il est venu, depuis une semaine, un libraire de Milan et sa femme, un nommĂ© Lamporani, l'un des chefs de la derniĂšre rĂ©volution.

— Je puis le savoir en allant au Cercle des Etrangers, dit l'ancien bijoutier.

La premiÚre promenade de Rodolphe eut naturellement pour objet la Villa-Diodati, cette résidence de lord Byron à laquelle la mort récente de ce grand poÚte donnait encore plus d'attrait : la mort est le sacre du génie. Le chemin qui des Eaux-Vives cÎtoie le lac de GenÚve est, comme toutes les routes de Suisse, assez étroit, mais en certains endroits, par la disposition du terrain montagneux, à peine reste-t-il assez d'espace pour que deux voitures s'y croisent. A quelques pas de la maison Jeanrenaud, prÚs de laquelle il arrivait sans le savoir, Rodolphe entendit derriÚre lui le bruit d'une voiture ; et, se trouvant dans une espÚce de gorge, il grimpa sur la pointe d'une roche pour laisser le passage libre. Naturellement il regarda venir la voiture, une élégante calÚche attelée de deux magnifiques chevaux anglais. Il lui prit un éblouissement en voyant au fond de cette calÚche Francesca divinement mise, à cÎté d'une vieille dame, raide comme un camée. Un chasseur étincelant de dorures se tenait debout derriÚre. Francesca reconnut Rodolphe, et sourit de le retrouver comme une statue sur un piédestal. La voiture, que l'amoureux suivit de ses regards en gravissant la hauteur, tourna pour entrer par la porte d'une maison de campagne vers laquelle il courut.

— Qui demeure ici ? demanda-t-il au jardinier.

— Le prince et la princesse Colonne ainsi que le prince et la princesse Gandolphini.

— N'est-ce pas elles qui rentrent ?

— Oui, monsieur.

En un moment, un voile tomba des yeux de Rodolphe : il vit clair dans le passé.

— Pourvu, se dit enfin l'amoureux foudroyĂ©, que ce soit sa derniĂšre mystification !

Il tremblait d'avoir Ă©tĂ© le jouet d'un caprice, car il avait entendu parler de ce qu'est un capriccio pour une Italienne. Mais quel crime aux yeux d'une femme, d'avoir acceptĂ© pour une bourgeoise, une princesse nĂ©e princesse ? d'avoir pris la fille d'une des plus illustres familles du Moyen-Age, pour la femme d'un libraire ! Le sentiment de ses fautes redoubla chez Rodolphe son dĂ©sir de savoir s'il serait mĂ©connu, repoussĂ©. Il demanda le prince Gandolphini en lui faisant porter une carte, et fut aussitĂŽt reçu par le faux Lamporani qui vint au-devant de lui, l'accueillit avec une grĂące parfaite, avec une affabilitĂ© napolitaine, et le promena le long d'une terrasse d'oĂč l'on dĂ©couvrait GenĂšve, le Jura et ses collines chargĂ©es de villas, puis les rives du lac sur une grande Ă©tendue.

— Ma femme, vous le voyez, est fidĂšle aux lacs, dit-il aprĂšs avoir dĂ©taillĂ© le paysage Ă  son hĂŽte. Nous avons une espĂšce de concert ce soir, ajouta-t-il en revenant vers la magnifique maison Jeanrenaud, j'espĂšre que vous nous ferez le plaisir, Ă  la princesse et Ă  moi, d'y venir. Deux mois de misĂšres supportĂ©s de compagnie, Ă©quivalent Ă  des annĂ©es d'amitiĂ©.

Quoique dévoré de curiosité, Rodolphe n'osa demander à voir la princesse, il retourna lentement aux Eaux-Vives préoccupé de la soirée. En quelques heures, son amour, quelque immense qu'il fût déjà, se trouvait agrandi par ses anxiétés et par l'attente des événements. Il comprenait maintenant la nécessité de se faire illustre pour se trouver, socialement parlant, à la hauteur de son idole.

Francesca devenait bien grande à ses yeux, par le laissez-aller et la simplicité de sa conduite à Gersau. L'air naturellement altier de la princesse Colonna faisait trembler Rodolphe qui allait avoir pour ennemis le pÚre et la mÚre de Francesca, du moins il le pouvait croire ; et le mystÚre que la princesse Gandolphini lui avait tant recommandé, lui parut alors une admirable preuve de tendresse. En ne voulant pas compromettre l'avenir, Francesca ne disait-elle pas bien qu'elle aimait Rodolphe ?

Enfin, neuf heures sonnĂšrent, Rodolphe put monter en voiture et dire avec une Ă©motion facile Ă  comprendre : — A la maison Jeanrenaud, chez le prince Gandolphini !

Enfin, il entra dans le salon plein d'Ă©trangers de la plus haute distinction, et oĂč il resta forcĂ©ment dans un groupe prĂšs de la porte, car en ce moment on chantait un duo de Rossini.

Enfin, il put voir Francesca, mais sans ĂȘtre vu par elle. La princesse Ă©tait debout Ă  deux pas du piano. Ses admirables cheveux, si abondants et si longs Ă©taient retenus par un cercle d'or. Sa figure illuminĂ©e par les bougies, Ă©clatait de la blancheur particuliĂšre aux Italiennes et qui n'a tout son effet qu'aux lumiĂšres. Elle Ă©tait en costume de bal, laissant admirer des Ă©paules magnifiques et fascinantes, sa taille de jeune fille, et des bras de statue antique. Sa beautĂ© sublime Ă©tait lĂ , sans rivalitĂ© possible, quoiqu'il y eut des Anglaises et des Russes charmantes, les plus jolies femmes de GenĂšve et d'autres Italiennes, parmi lesquelles brillait l'illustre princesse de VarĂšse et la fameuse cantatrice Tinti qui chantait en ce moment. Rodolphe appuyĂ© contre le chambranle de la porte, regarda la princesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractif et chargĂ© de toute la volontĂ© humaine concentrĂ©e dans ce sentiment appelĂ© dĂ©sir, mais qui prend alors le caractĂšre d'un violent commandement. La flamme de ce regard atteignit-elle Francesca ? Francesca s'attendait-elle de moment en moment Ă  voir Rodolphe ? Au bout de quelques minutes, elle coula un regard vers la porte comme attirĂ©e par ce courant d'amour, et ses yeux, sans hĂ©siter, se plongĂšrent dans les yeux de Rodolphe. Un lĂ©ger frĂ©missement agita ce magnifique visage et ce beau corps : la secousse de l'Ăąme rĂ©agissait ! Francesca rougit. Rodolphe eut comme toute une vie dans cet Ă©change, si rapide qu'il n'est comparable qu'Ă  un Ă©clair. Mais Ă  quoi comparer son bonheur : il Ă©tait aimĂ© ! La sublime princesse tenait, an milieu du monde, dans la belle maison Jeanrenaud, la parole donnĂ©e par la pauvre exilĂ©e, par la capricieuse de la maison Bergmann. L'ivresse d'un pareil moment rend esclave pour toute une vie ! Un fin sourire, Ă©lĂ©gant et rusĂ©, candide et triomphateur agita les lĂšvres de la princesse Gandolphini qui, dans un moment oĂč elle ne se crut pas observĂ©e, regarda Rodolphe en ayant l'air de lui demander pardon de l'avoir trompĂ© sur sa condition. Le morceau terminĂ©, Rodolphe put arriver jusqu'au prince qui l'amena gracieusement Ă  sa femme. Rodolphe Ă©changea les cĂ©rĂ©monies d'une prĂ©sentation officielle avec la princesse, le prince Colonne et Francesca. Quand ce fut fini, la princesse dut faire sa partie dans le fameux quatuor de Mi manca la voce qui fut exĂ©cutĂ© par elle, par la Tinti, par GĂ©novĂšse le fameux tĂ©nor, et par un cĂ©lĂšbre prince italien alors en exil et dont la voix, s'il n'eĂ»t pas Ă©tĂ© prince, l'aurait fait un des princes de l'art.

— Asseyez-vous là, dit à Rodolphe Francesca qui lui montra sa propre chaise à elle. Oimù ! je crois qu'il y a erreur de nom : je suis, depuis un moment, princesse Rodolphini.

Ce fut dit avec une grùce, un charme, une naïveté qui rappelÚrent, dans cet aveu caché sous une plaisanterie, les jours heureux de Gersau. Rodolphe éprouva la délicieuse sensation d'écouter la voix d'une femme adorée en se trouvant si prÚs d'elle, qu'il avait une de ses joues presque effleurée par l'étoffe de la robe et par la gaze de l'écharpe. Mais quand, en un pareil moment, c'est Mi manca la voce qui se chante et que ce quatuor est exécuté par les plus belles voix de l'Italie, il est facile de comprendre comment des larmes vinrent mouiller les yeux de Rodolphe.

En amour, comme en toute chose peut-ĂȘtre, il est certains faits, minimes en eux-mĂȘmes mais le rĂ©sultat de mille petites circonstances antĂ©rieures, et dont la portĂ©e devient immense en rĂ©sumant le passĂ©, en se rattachant Ă  l'avenir. On a senti mille fois la valeur de la personne aimĂ©e ; mais un rien, le contact parfait des Ăąmes unies dans une promenade par une parole, par une preuve d'amour inattendue, porte le sentiment Ă  son plus haut degrĂ©. Enfin, pour rendre ce fait moral par une image qui, depuis le premier Ăąge du monde, a eu le plus incontestable succĂšs : il y a, dans une longue chaĂźne, des points d'attache nĂ©cessaires oĂč la cohĂ©sion est plus profonde que dans ses guirlandes d'anneaux. Cette reconnaissance entre Rodolphe et Francesca, pendant cette soirĂ©e, Ă  la face du monde, fut un de ces points suprĂȘmes qui relient l'avenir au passĂ©, qui clouent plus avant au cƓur les attachements rĂ©els. Peut-ĂȘtre est-ce de ces clous Ă©pars que Bossuet a parlĂ© en leur comparant la raretĂ© des moments heureux de notre existence, lui qui ressentit si vivement et si secrĂštement l'amour !

AprĂšs le plaisir d'admirer soi-mĂȘme une femme aimĂ©e, vient celui de la voir admirĂ©e par tous : Rodolphe eut alors les deux Ă  la fois. L'amour est un trĂ©sor de souvenirs, et quoique celui de Rodolphe fut dĂ©jĂ  plein, il y ajouta les perles les plus prĂ©cieuses : des sourires jetĂ©s en cĂŽtĂ© pour lui seul, des regards furtifs, des inflexions de chant que Francesca trouva pour lui, mais qui firent pĂąlir de jalousie la Tinti, tant elles furent applaudies. Aussi, toute sa puissance de dĂ©sir, cette forme spĂ©ciale de son Ăąme se jeta-t-elle sur la belle Romaine qui devint inaltĂ©rablement le principe et la fin de toutes ses pensĂ©es et de ses actions. Rodolphe aima comme toutes les femmes peuvent rĂȘver d'ĂȘtre aimĂ©es, avec une force, une constance, une cohĂ©sion qui faisait de Francesca la substance mĂȘme de son cƓur ; il la sentit mĂȘlĂ©e Ă  son sang comme un sang plus pur, Ă  son Ăąme comme une Ăąme plus parfaite ; elle allait ĂȘtre sous les moindres efforts de sa vie comme le sable dorĂ© de la MĂ©diterranĂ©e sous l'onde. Enfin, la moindre aspiration de Rodolphe fut une active espĂ©rance.

Au bout de quelques jours, Francesca reconnut cet immense amour ; mais il était si naturel, si bien partagé, qu'elle n'en fut pas étonnée : elle en était digne.

— Qu'y a-t-il de surprenant, disait-elle Ă  Rodolphe en se promenant avec lui sur la terrasse de son jardin aprĂšs avoir surpris un de ces mouvements de fatuitĂ© si naturels aux Français dans l'expression de leurs sentiments, quoi de merveilleux Ă  ce que vous aimiez une femme jeune et belle, assez artiste pour pouvoir gagner sa vie comme la Tinti, et qui peut donner quelques jouissances de vanitĂ© ? Quel est le butor qui ne deviendrait alors un Amadis ? Ceci n'est pas la question entre nous : il faut aimer avec constance, avec persistance et Ă  distance pendant des annĂ©es, sans autre plaisir que celui de se savoir aimĂ©.

— HĂ©las ! lui dit Rodolphe, ne trouverez-vous pas ma fidĂ©litĂ© dĂ©nuĂ©e de tout mĂ©rite en me voyant occupĂ© par les travaux d'une ambition dĂ©vorante ? Croyez-vous que je veuille vous voir Ă©changer un jour le beau nom de princesse Gandolphini pour celui d'un homme qui ne serait rien ! Je veux devenir un des hommes les plus remarquables de mon pays, ĂȘtre riche, ĂȘtre grand, et que vous puissiez ĂȘtre aussi fiĂšre de mon nom que de votre nom de Colonna.

— Je serais bien fĂąchĂ©e de pas vous voir de tels sentiments au cƓur, rĂ©pondit-elle avec un charmant sourire. Mais ne vous consumez pas trop dans les travaux de l'ambition, restez jeune
 On dit que la politique rend un homme promptement vieux.

Ce qu'il y a de plus rare chez les femmes est une certaine gaietĂ© qui n'altĂšre point la tendresse. Ce mĂ©lange d'un sentiment profond et de la folie du jeune Ăąge ajouta dans ce moment d'adorables attraits Ă  ceux de Francesca. LĂ  est la clef de son caractĂšre : elle rit et s'attendrit, elle s'exalte et revient Ă  la fine raillerie avec un laissez-aller, une aisance qui font d'elle la charmante et dĂ©licieuse personne dont la rĂ©putation s'est d'ailleurs Ă©tendue au-delĂ  de l'Italie. Elle cache sous les grĂąces de la femme une instruction profonde, due Ă  la vie excessivement monotone et quasi monacale qu'elle a menĂ©e dans le vieux chĂąteau des Colonna. Cette riche hĂ©ritiĂšre fut d'abord destinĂ©e au cloĂźtre, Ă©tant le quatriĂšme enfant du prince et de la princesse Colonna ; mais la mort de ses deux frĂšres et de sa sƓur aĂźnĂ©e la tira subitement de sa retraite pour en faire l'un des plus beaux partis des Etats-Romains. Sa sƓur aĂźnĂ©e ayant Ă©tĂ© promise au prince Gandolphini, l'un des plus riches propriĂ©taires de la Sicile, Francesca lui fut donnĂ©e afin de ne rien changer aux affaires de famille. Les Colonna et les Gandolphini s'Ă©taient toujours alliĂ©s entre eux. De neuf ans Ă  seize ans, Francesca, dirigĂ©e par un monsignore de la famille, avait lu toute la bibliothĂšque des Colonna pour donner le change Ă  son ardente imagination en Ă©tudiant les sciences, les arts et les lettres. Mais elle prit dans l'Ă©tude ce goĂ»t d'indĂ©pendance et d'idĂ©es libĂ©rales qui la fit se jeter, ainsi que son mari, dans la rĂ©volution. Rodolphe ignorait encore que, sans compter cinq langues vivantes, Francesca sĂ»t le grec, le latin et l'hĂ©breu. Cette charmante crĂ©ature avait admirablement compris qu'une des premiĂšres conditions de l'instruction chez une femme, est d'ĂȘtre profondĂ©ment cachĂ©e.

Rodolphe resta tout l'hiver Ă  GenĂšve. Cet hiver passa comme un jour. Quand vint le printemps, malgrĂ© les exquises jouissances que donne la sociĂ©tĂ© d'une femme d'esprit, prodigieusement instruite, jeune et folle, cet amoureux Ă©prouva de cruelles souffrances, supportĂ©es d'ailleurs avec courage ; mais qui parfois se firent jour sur sa physionomie, qui percĂšrent dans ses maniĂšres, dans le discours, peut-ĂȘtre parce qu'il ne les crut pas partagĂ©es. Parfois il s'irritait en admirant le calme de Francesca, qui, semblable aux Anglaises, paraissait mettre son amour-propre Ă  ne rien exprimer sur son visage dont la sĂ©rĂ©nitĂ© dĂ©fiait l'amour ; il l'eĂ»t voulue agitĂ©e, il l'accusait de ne rien sentir en croyant au prĂ©jugĂ© qui veut, chez les femmes italiennes, une mobilitĂ© fĂ©brile.

— Je suis Romaine ! lui rĂ©pondit gravement un jour Francesca qui prit au sĂ©rieux quelques plaisanteries faites Ă  ce sujet par Rodolphe.

Il y eut dans l'accent de cette rĂ©ponse une profondeur qui lui donna l'apparence d'une sauvage ironie et qui fit palpiter Rodolphe. Le mois de mai dĂ©ployait les trĂ©sors de sa jeune verdure, le soleil avait des moments de force comme au milieu de l'Ă©tĂ©. Les deux amants se trouvaient alors appuyĂ©s sur la balustrade en pierre qui, dans une partie de la terrasse oĂč le terrain se trouve Ă  pic sur le lac, surmonte la muraille d'un escalier par lequel on descend pour monter en bateau. De la villa voisine, oĂč se voit un embarcadĂšre Ă  peu prĂšs pareil, s'Ă©lança comme un cygne une yole avec son pavillon Ă  flammes, sa tente Ă  baldaquin cramoisi sous lequel une charmante femme Ă©tait mollement assise sur des coussins rouges, coiffĂ©e en fleurs naturelles, conduite par un jeune homme vĂȘtu comme un matelot et ramant avec d'autant plus de grĂące qu'il Ă©tait sous les regards de cette femme.

— Ils sont heureux ! dit Rodolphe avec un ñpre accent. Claire de Bourgogne, la derniùre de la seule maison qui ait pu rivaliser la maison de France
..

— Oh !
 elle vient d'une branche bñtarde, et encore par les femmes
.

— Enfin, elle est vicomtesse de BeausĂ©ant, et n'a pas
.

— HĂ©sitĂ© !
 n'est-ce pas ? Ă  s'enterrer avec monsieur Gaston de Nueil, dit la fille des Colonna. Elle n'est que Française et je suis Italienne


Francesca quitta la balustrade, y laissa Rodolphe, et alla jusqu'au bout de la terrasse d'oĂč l'on embrasse une immense Ă©tendue du lac. En la voyant marcher lentement, Rodolphe eut un soupçon d'avoir blessĂ© cette Ăąme Ă  la fois si candide et si savante, si fiĂšre et si humble : il eut froid, il suivit Francesca qui lui fit signe de la laisser seule ; mais il ne tint pas compte de l'avis et la surprit essuyant des larmes. Des pleurs chez une nature si forte !

— Francesca, dit-il en lui prenant la main, y a-t-il un seul regret dans ton cƓur ?


Elle garda le silence, dégagea sa main qui tenait le mouchoir brodé, pour s'essuyer de nouveau les yeux.

— Pardon, reprit-il. Et par un Ă©lan il atteignit aux yeux pour essuyer les larmes par des baisers.

Francesca ne s'aperçut pas de ce mouvement passionnĂ©, tant elle Ă©tait violemment Ă©mue. Rodolphe, croyant Ă  un consentement, s'enhardit, il saisit Francesca par la taille, la serra sur son cƓur et prit un baiser ; mais elle se dĂ©gagea par un magnifique mouvement de pudeur offensĂ©e, et Ă  deux pas, en le regardant sans colĂšre, mais avec rĂ©solution : — Partez ce soir, dit-elle, nous ne nous reverrons plus qu'Ă  Naples.

Malgré la sévérité de cet ordre, il fut exécuté religieusement, car Francesca le voulut.

De retour Ă  Paris, Rodolphe trouva chez lui le portrait de la princesse Gandolphini, fait par Schinner, comme Schinner sait faire les portraits. Ce peintre avait passĂ© par GenĂšve en allant en Italie. Comme il s'Ă©tait refusĂ© positivement Ă  faire les portraits de plusieurs femmes, Rodolphe ne croyait pas que le prince, excessivement dĂ©sireux du portrait de sa femme, eĂ»t pu vaincre la rĂ©pugnance du peintre cĂ©lĂšbre ; mais Francesca l'avait sĂ©duit sans doute, et obtenu de lui, ce qui tenait du prodige, un portrait original pour Rodolphe, une copie pour Emilio. C'est ce que lui disait une charmante et dĂ©licieuse lettre oĂč la pensĂ©e se dĂ©dommageait de la retenue imposĂ©e par la religion des convenances. L'amoureux rĂ©pondit. Ainsi commença, pour ne plus finir, une correspondance entre Rodolphe et Francesca, seul plaisir qu'ils se permirent.

Rodolphe, en proie Ă  une ambition que lĂ©gitimait son amour, se mit aussitĂŽt Ă  l'Ɠuvre. Il voulut d'abord la fortune, et se risqua dans une entreprise oĂč il jeta toutes ses forces aussi bien que tous ses capitaux ; mais il eut Ă  lutter, avec l'inexpĂ©rience de la jeunesse, contre une duplicitĂ© qui triompha de lui. Trois ans se perdirent dans une vaste entreprise, trois ans d'efforts et de courage.

Le ministĂšre VillĂšle succombait aussi quand succomba Rodolphe. AussitĂŽt l'intrĂ©pide amoureux voulut demander Ă  la Politique ce que l'Industrie lui avait refusĂ© ; mais avant de se lancer dans les orages de cette carriĂšre, il alla tout blessĂ©, tout souffrant, faire panser ses plaies et puiser du courage Ă  Naples, oĂč le prince et la princesse Gandolphini furent rappelĂ©s et rĂ©intĂ©grĂ©s dans leurs biens Ă  l'avĂ©nement du roi. Au milieu de sa lutte, ce fut un repos plein de douceur, il passa trois mois Ă  la villa Gandolphini, bercĂ© d'espĂ©rances.

Rodolphe recommença l'Ă©difice de sa fortune. DĂ©jĂ  ses talents avaient Ă©tĂ© distinguĂ©s, il allait enfin rĂ©aliser les vƓux de son ambition, une place Ă©minente Ă©tait promise Ă  son zĂšle, en rĂ©compense de son dĂ©vouement et de services rendus, quand Ă©clata l'orage de juillet 1830, et sa barque sombra de nouveau.

Elle et Dieu ! tels sont les deux tĂ©moins des efforts les plus courageux, des plus audacieuses tentatives d'un jeune homme douĂ© de qualitĂ©s, mais Ă  qui jusqu'alors a manquĂ© le secours du dieu des sots, le Bonheur ! Et cet infatigable athlĂšte, soutenu par l'amour, recommence de nouveaux combats, Ă©clairĂ© par un regard toujours ami, par un cƓur fidĂšle ! Amoureux ! priez pour lui !

En achevant ce rĂ©cit qu'elle dĂ©vora, mademoiselle de Watteville avait les joues en feu, la fiĂšvre Ă©tait dans ses veines ; elle pleurait, mais de rage. Cette Nouvelle, inspirĂ©e par la littĂ©rature alors Ă  la mode, Ă©tait la premiĂšre lecture de ce genre qu'il fut permis Ă  PhilomĂšne de faire. L'amour y Ă©tait peint, sinon par une main de maĂźtre, du moins par un homme qui semblait raconter ses propres impressions ; or la vĂ©ritĂ©, fĂ»t-elle inhabile, devait toucher une Ăąme encore vierge. LĂ  se trouvait le secret des agitations terribles, de la fiĂšvre et des larmes de PhilomĂšne : elle Ă©tait jalouse de Francesca Colonne. Elle ne doutait pas de la sincĂ©ritĂ© de cette poĂ©sie : Albert avait pris plaisir Ă  raconter le dĂ©but de sa passion en cachant sans doute les noms, peut-ĂȘtre aussi les lieux. PhilomĂšne Ă©tait saisie d'une infernale curiositĂ©. Quelle femme n'eĂ»t pas, comme elle, voulu savoir le vrai nom de sa rivale, car elle aimait ! En lisant ces pages contagieuses pour elle, elle s'Ă©tait dit ce mot solennel : j'aime ! Elle aimait Albert, et se sentait au cƓur une mordante envie de le disputer, de l'arracher Ă  cette rivale inconnue. Elle pensa qu'elle ne savait pas la musique et qu'elle n'Ă©tait pas belle.

— Il ne m'aimera jamais, se dit-elle.

Cette parole redoubla son dĂ©sir de savoir si elle ne se trompait pas, si rĂ©ellement Albert aimait une princesse italienne, et s'il Ă©tait aimĂ© d'elle. Durant cette fatale nuit, l'esprit de dĂ©cision rapide qui distinguait le fameux Watteville se dĂ©ploya tout entier chez son hĂ©ritiĂšre. Elle enfanta de ces plans bizarres autour desquels flottent d'ailleurs presque toutes les imaginations de jeunes filles, quand, au milieu de la solitude oĂč quelques mĂšres imprudentes les retiennent, elles sont excitĂ©es par un Ă©vĂ©nement capital que le systĂšme de compression auquel elles sont soumises n'a pu ni prĂ©voir ni empĂȘcher. Elle pensait Ă  descendre avec une Ă©chelle par le kiosque dans le jardin de la maison oĂč demeurait Albert, Ă  profiter du sommeil de l'avocat, pour voir par sa fenĂȘtre l'intĂ©rieur de son cabinet. Elle pensait Ă  lui Ă©crire, elle pensait Ă  briser les liens de la sociĂ©tĂ© bisontine en introduisant Albert dans le salon de l'hĂŽtel de Rupt. Cette entreprise, qui eĂ»t paru le chef-d'Ɠuvre de l'impossible Ă  l'abbĂ© de Grancey lui-mĂȘme, fut l'affaire d'une pensĂ©e.

— Ah ! se dit-elle, mon pĂšre a des contestations Ă  sa terre des Rouxey, j'irai ! S'il n'y a pas de procĂšs, j'en ferai naĂźtre, et il viendra dans notre salon ! s'Ă©cria-t-elle en s'Ă©lançant de son lit Ă  sa fenĂȘtre pour aller voir la lumiĂšre prestigieuse qui Ă©clairait les nuits d'Albert. Une heure du matin sonnait, il dormait encore.

— Je vais le voir Ă  son lever, il viendra peut-ĂȘtre Ă  sa fenĂȘtre !

En ce moment mademoiselle de Watteville fut tĂ©moin d'un Ă©vĂ©nement qui devait remettre entre ses mains le moyen d'arriver Ă  connaĂźtre les secrets d'Albert. A la lueur de la lune, elle aperçut deux bras tendus hors du kiosque et qui aidĂšrent JĂ©rĂŽme, le domestique d'Albert, Ă  franchir la crĂȘte du mur et Ă  entrer sous le kiosque. Dans la complice de JĂ©rĂŽme, PhilomĂšne reconnut aussitĂŽt Mariette, la femme-de-chambre.

— Mariette et JĂ©rĂŽme ! se dit-elle. Mariette, une fille si laide ! Certes, ils doivent avoir honte l'un et l'autre.

Si Mariette Ă©tait horriblement laide et ĂągĂ©e de trente-six ans, elle avait eu par hĂ©ritage plusieurs quartiers de terre. Depuis dix-sept ans au service de madame de Watteville, qui l'estimait fort Ă  cause de sa dĂ©votion, de sa probitĂ©, de son anciennetĂ© dans la maison, elle avait sans doute Ă©conomisĂ©, placĂ© ses gages et ses profits. Or, Ă  raison d'environ dix louis par annĂ©e, elle devait possĂ©der, en comptant les intĂ©rĂȘts des intĂ©rĂȘts et ses hĂ©ritages, environ quinze mille francs. Aux yeux de JĂ©rĂŽme, quinze mille francs changeaient les lois de l'optique : il trouvait Ă  Mariette une jolie taille, il ne voyait plus les trous et les coutures qu'une affreuse petite vĂ©role avait laissĂ©s sur ce visage plat et sec ; pour lui la bouche contournĂ©e Ă©tait droite ; et, depuis qu'en le prenant Ă  son service, l'avocat Savaron l'avait rapprochĂ© de l'hĂŽtel de Rupt, il fit le siĂ©ge en rĂšgle de la dĂ©vote femme-de-chambre aussi raide, aussi prude que sa maĂźtresse, et qui, semblable Ă  toutes les vieilles filles laides, se montrait plus exigeante que les plus belles personnes. Si maintenant la scĂšne nocturne du kiosque est expliquĂ©e pour les personnes clairvoyantes, elle l'Ă©tait trĂšs-peu pour PhilomĂšne qui nĂ©anmoins y gagna la plus dangereuse de toutes les instructions, celle que donne le mauvais exemple. Une mĂšre Ă©lĂšve sĂ©vĂšrement sa fille, la couve de ses ailes pendant dix-sept ans, et dans une heure, une servante dĂ©truit ce long et pĂ©nible ouvrage, quelquefois par un mot, souvent par un seul geste ! PhilomĂšne se recoucha, non sans penser Ă  tout le parti qu'elle pouvait tirer de cette dĂ©couverte. Le lendemain matin, en allant Ă  la messe en compagnie de Mariette (la baronne Ă©tait indisposĂ©e), PhilomĂšne prit le bras de sa femme-de-chambre, ce qui surprit Ă©trangement la Comtoise.

— Mariette, lui dit-elle, JĂ©rĂŽme a-t-il la confiance de son maĂźtre ?

— Je ne sais pas, mademoiselle.

— Ne faites pas l'innocente avec moi, rĂ©pondit sĂšchement PhilomĂšne. Vous vous ĂȘtes laissĂ© embrasser par lui cette nuit, sous le kiosque. Je ne m'Ă©tonne plus si vous approuviez tant ma mĂšre Ă  propos des embellissements qu'elle y projetait.

PhilomĂšne sentit le tremblement qui saisit Mariette par celui de son bras.

— Je ne vous veux pas de mal, dit PhilomĂšne en continuant, rassurez-vous, je ne dirai pas un mot Ă  ma mĂšre, et vous pourrez voir JĂ©rĂŽme tant que vous voudrez.

— Mais, mademoiselle, rĂ©pondit Mariette, c'est en tout bien tout honneur. JĂ©rĂŽme n'a pas d'autre intention que celle de m'Ă©pouser


— Mais alors pourquoi vous donner des rendez-vous la nuit ?

Mariette atterrée ne sut rien répondre.

— Ecoutez, Mariette, j'aime aussi, moi ! J'aime en secret et toute seule. Je suis, aprĂšs tout, unique enfant de mon pĂšre et de ma mĂšre ; ainsi vous avez plus Ă  espĂ©rer de moi que de qui que ce soit au monde


— Certainement, mademoiselle, vous pouvez compter sur nous Ă  la vie et Ă  la mort, s'Ă©cria Mariette heureuse de ce dĂ©nouement imprĂ©vu.

— D'abord, silence pour silence, dit PhilomĂšne. Je ne veux pas Ă©pouser monsieur de Soulas ; mais je veux, et absolument, une certaine chose : ma protection ne vous appartient qu'Ă  ce prix.

— Quoi ? demanda Mariette.

— Je veux voir les lettres que monsieur Savaron fera mettre Ă  la poste par JĂ©rĂŽme.

— Mais pourquoi faire ? dit Mariette effrayĂ©e.

— Oh ! rien que pour les lire, et vous les jetterez vous-mĂȘme Ă  la poste aprĂšs. Cela ne fera qu'un peu de retard, voilĂ  tout.

En ce moment PhilomÚne et Mariette entrÚrent à l'église, et chacune d'elles fit ses réflexions, au lieu de lire l'Ordinaire de la messe.

— Mon Dieu ! combien y a-t-il donc de pĂ©chĂ©s dans tout cela ? se dit Mariette.

PhilomĂšne, dont l'Ăąme, la tĂȘte et le cƓur Ă©taient bouleversĂ©s par la lecture de la Nouvelle, y vit enfin une sorte d'histoire Ă©crite pour sa rivale. A force de rĂ©flĂ©chir comme les enfants Ă  la mĂȘme chose, elle finit par penser que la Revue de l'Est devait ĂȘtre envoyĂ©e Ă  la bien-aimĂ©e d'Albert.

— Oh ! se disait-elle Ă  genoux, la tĂȘte plongĂ©e dans ses mains, et dans l'attitude d'une personne abĂźmĂ©e dans la priĂšre, oh ! comment amener mon pĂšre Ă  consulter la liste des gens Ă  qui l'on envoie cette Revue ?

AprÚs le déjeuner, elle fit un tour de jardin avec son pÚre en le cajolant, et l'amena sous le kiosque.

— Crois-tu, mon cher petit pĂšre, que notre Revue aille Ă  l'Ă©tranger ?

— Elle ne fait que commencer


— Eh ! bien, je parie qu'elle y va.

— Ce n'est guùre possible.

— Va le savoir, et prends les noms des abonnĂ©s Ă  l'Ă©tranger.

Deux heures aprĂšs, monsieur de Watteville dit Ă  sa fille : — J'ai raison, il n'y a pas encore un abonnĂ© dans les pays Ă©trangers. L'on espĂšre en avoir Ă  NeufchĂątel, Ă  Berne, Ă  GenĂšve. On en envoie bien un exemplaire en Italie, mais gratuitement, Ă  une dame milanaise, Ă  sa campagne sur le lac Majeur, Ă  Belgirate.

— Son nom ? dit vivement Philomùne.

— La duchesse d'Argaiolo.

— La connaissez-vous, mon pùre ?

— J'en ai naturellement entendu parler. Elle est nĂ©e princesse Soderini, c'est une Florentine, une trĂšs-grande dame, et tout aussi riche que son mari qui possĂšde une des plus belles fortunes de la Lombardie. Leur villa sur le lac Majeur est une des curiositĂ©s de l'Italie.

Deux jours aprĂšs, Mariette remit la lettre suivante Ă  PhilomĂšne.

ALBERT SAVARON A LEOPOLD HANNEQUIN.

« Eh ! bien, oui, mon cher ami, je suis Ă  Besançon pendant que tu me croyais en voyage. Je n'ai rien voulu te dire qu'au moment oĂč le succĂšs commencerait, et voici son aurore. Oui, cher LĂ©opold, aprĂšs tant d'entreprises avortĂ©es oĂč j'ai dĂ©pensĂ© le plus pur de mon sang, oĂč j'ai jetĂ© tant d'efforts, usĂ© tant de courage, j'ai voulu faire comme toi : prendre une voie battue, le grand chemin, le plus long, le plus sĂ»r. Quel bond je te vois faire sur ton fauteuil de notaire ? Mais ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de changĂ© Ă  ma vie intĂ©rieure dans le secret de laquelle il n'y a que toi au monde, et encore sous les rĂ©serves qu'elle a exigĂ©es. Je ne te le disais pas, mon ami ; mais je me lassais horriblement Ă  Paris. Le dĂ©nouement de la premiĂšre entreprise oĂč j'ai mis toutes mes espĂ©rances et qui s'est trouvĂ©e sans rĂ©sultats par la profonde scĂ©lĂ©ratesse de mes deux associĂ©s, d'accord pour me tromper, pour me dĂ©pouiller, moi, Ă  l'activitĂ© de qui tout Ă©tait dĂ», m'a fait renoncer Ă  chercher la fortune pĂ©cuniaire aprĂšs avoir ainsi perdu trois ans de ma vie, dont une annĂ©e Ă  plaider. Peut-ĂȘtre m'en serais-je plus mal tirĂ©, si je n'avais pas Ă©tĂ© contraint, Ă  vingt ans, d'Ă©tudier le Droit. J'ai voulu devenir un homme politique, uniquement pour ĂȘtre un jour compris dans une ordonnance sur la pairie sous le titre de comte Albert Savaron de Savarus, et faire revivre en France un beau nom qui s'Ă©teint en Belgique, encore que je ne sois ni lĂ©gitime ni lĂ©gitimĂ© ! »

— Ah ! j'en Ă©tais sĂ»re, il est noble ! s'Ă©cria PhilomĂšne en laissant tomber la lettre.

" Tu sais quelles Ă©tudes consciencieuses j'ai faites, quel journaliste obscur, mais dĂ©vouĂ©, mais utile, et quel admirable secrĂ©taire je fus pour l'homme d'Ă©tat qui, d'ailleurs, me fut fidĂšle en 1829. ReplongĂ© dans le nĂ©ant par la rĂ©volution de juillet, alors que mon nom commençait Ă  briller, au moment oĂč maĂźtre des requĂȘtes j'allais enfin entrer, comme un rouage nĂ©cessaire, dans la machine politique, j'ai commis la faute de rester fidĂšle aux vaincus, de lutter pour eux, sans eux. Ah ! pourquoi n'avais-je que trente-trois ans, et comment ne t'ai-je pas priĂ© de me rendre Ă©ligible ? Je t'ai cachĂ© tous mes dĂ©vouements et mes pĂ©rils. Que veux-tu ? j'avais la foi ! nous n'eussions pas Ă©tĂ© d'accord. Il y a dix mois, pendant que tu me voyais si gai, si content, Ă©crivant mes articles politiques, j'Ă©tais au dĂ©sespoir : je me voyais Ă  trente-sept ans, avec deux mille francs pour toute fortune, sans la moindre cĂ©lĂ©britĂ©, venant d'Ă©chouer dans une noble entreprise, celle d'un journal quotidien qui ne rĂ©pondait qu'Ă  un besoin de l'avenir, au lieu de s'adresser aux passions du moment. Je ne savais plus quel parti prendre. Et, je me sentais ! J'allais, sombre et blessĂ©, dans les endroits solitaires de ce Paris qui m'avait Ă©chappĂ©, pensant Ă  mes ambitions trompĂ©es, mais sans les abandonner. Oh ! quelles lettres empreintes de rage ne lui ai-je pas Ă©crites alors, Ă  elle, cette seconde conscience, cet autre moi ! Par moments, je me disais : — Pourquoi m'ĂȘtre tracĂ© un si vaste programme pour mon existence ? pourquoi tout vouloir ? pourquoi ne pas attendre le bonheur en me vouant Ă  quelque occupation quasi mĂ©canique ?

J'ai jetĂ© les yeux alors sur une modeste place oĂč je pusse vivre. J'allais avoir la direction d'un journal sous un gĂ©rant qui ne savait pas grand'chose, un homme d'argent ambitieux, quand la terreur m'a pris.

— Voudra-t— elle pour mari d'un amant qui sera descendu si bas ? me suis-je dit. "

Cette rĂ©flexion m'a rendu mes vingt-deux ans ! oh ! mon cher LĂ©opold, combien l'Ăąme s'use dans ces perplexitĂ©s ! Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lions emprisonnĂ©s ?
 Ils souffrent tout ce que souffrait NapolĂ©on, non pas Ă  Sainte-HĂ©lĂšne, mais sur le quai des Tuileries, au 10 aoĂ»t, quand il voyait Louis XVI se dĂ©fendant si mal, lui qui pouvait dompter la sĂ©dition comme il le fit plus tard sur les mĂȘmes lieux, en vendĂ©miaire ! Eh ! bien, ma vie a Ă©tĂ© cette souffrance d'un jour, Ă©tendue sur quatre ans. Combien de discours Ă  la Chambre n'ai-je pas prononcĂ©s dans les allĂ©es dĂ©sertes du bois de Boulogne ? Ces improvisations inutiles ont du moins aiguisĂ© ma langue et accoutumĂ© mon esprit Ă  formuler ses pensĂ©es en paroles. Durant ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tu achevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint au maire de ton arrondissement, aprĂšs avoir gagnĂ© la croix en te faisant blesser Ă  Saint-Merry.

Ecoute ! Quand j'étais tout petit, et que je tourmentais des hannetons, il y avait chez ces pauvres insectes un mouvement qui me donnait presque la fiÚvre. C'est quand je les voyais faisant ces efforts réitérés pour prendre leur vol, sans néanmoins s'envoler, quoiqu'ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nous disions d'eux : Ils comptent ! Etait-ce une sympathie ? était-ce une vision de mon avenir ? oh ! déployer ses ailes et ne pouvoir voler ! Voilà ce qui m'est arrivé depuis cette belle entreprise de laquelle on m'a dégoûté, mais qui maintenant a enrichi quatre familles.

Enfin, il y a sept mois, je rĂ©solus de me faire un nom au barreau de Paris, en voyant quels vides y laissaient les promotions de tant d'avocats Ă  des places Ă©minentes. Mais en me rappelant les rivalitĂ©s que j'avais observĂ©es au sein de la Presse, et combien il est difficile de parvenir Ă  quoi que ce soit Ă  Paris, cette arĂšne oĂč tant de champions se donnent rendez-vous, je pris une rĂ©solution cruelle pour moi, d'un effet certain et peut-ĂȘtre plus rapide que toute autre. Tu m'avais bien expliquĂ©, dans nos causeries, la constitution sociale de Besançon, l'impossibilitĂ© pour un Ă©tranger d'y parvenir, d'y faire la moindre sensation, de s'y marier, de pĂ©nĂ©trer dans la sociĂ©tĂ©, d'y rĂ©ussir en quoi que ce soit. Ce fut lĂ  que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison y Ă©viter la concurrence, et m'y trouver seul Ă  briguer la dĂ©putation. Les Comtois ne veulent pas voir l'Ă©tranger, l'Ă©tranger ne les verra pas ! ils se refusent Ă  l'admettre dans leurs salons, il n'ira jamais ! il ne se montrera nulle part, pas mĂȘme dans les rues ! Mais il est une classe qui fait les dĂ©putĂ©s, la classe commerçante. Je vais spĂ©cialement Ă©tudier les questions commerciales que je connais dĂ©jĂ , je gagnerai des procĂšs, j'accorderai les diffĂ©rends, je deviendrai le plus fort avocat de Besançon. Plus tard, j'y fonderai une Revue oĂč je dĂ©fendrai les intĂ©rĂȘts du pays, oĂč je les ferai naĂźtre, vivre, ou renaĂźtre. Quand j'aurai conquis un Ă  un assez de suffrages, mon nom sortira de l'urne. On dĂ©daignera pendant long-temps l'avocat inconnu, mais il y aura une circonstance qui le mettra en lumiĂšre, une plaidoirie gratuite, une affaire de laquelle les autres avocats ne voudront pas se charger. Si je parle une fois, je suis sĂ»r du succĂšs. Eh ! bien, mon cher LĂ©opold, j'ai fait emballer ma bibliothĂšque dans onze caisses, j'ai achetĂ© les livres de droit qui pouvaient m'ĂȘtre utiles, et j'ai mis tout, ainsi que mon mobilier, au roulage pour Besançon. J'ai pris mes diplĂŽmes, j'ai rĂ©uni mille Ă©cus et suis venu te dire adieu. La malle-poste m'a jetĂ© dans Besançon, oĂč j'ai, dans trois jours de temps, choisi un petit appartement qui a vue sur des jardins, j'y ai somptueusement arrangĂ© le cabinet mystĂ©rieux oĂč je passe mes nuits et mes jours, et oĂč brille le portrait de mon idole, de celle Ă  laquelle ma vie est vouĂ©e, qui la remplit, qui est le principe de mes efforts, le secret de mon courage, la cause de mon talent. Puis, quand les meubles et les livres sont arrivĂ©s, j'ai pris un domestique intelligent, et suis restĂ© pendant cinq mois comme une marmotte en hiver. On m'avait d'ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin, on m'a nommĂ© d'office pour dĂ©fendre un malheureux aux Assises, sans doute pour m'entendre parler au moins une fois ! Un des plus influents nĂ©gociants de Besançon Ă©tait du jury, il avait une affaire Ă©pineuse : j'ai tout fait dans cette cause pour cet homme, et j'ai eu le succĂšs le plus complet du monde. Mon client Ă©tait innocent, j'ai fait dramatiquement arrĂȘter les vrais coupables, qui Ă©taient tĂ©moins. Enfin, la Cour a partagĂ© l'admiration de son public. J'ai su sauver l'amour-propre du juge d'instruction en montrant la presque impossibilitĂ© de dĂ©couvrir une trame si bien ourdie. J'ai eu la clientĂšle de mon gros nĂ©gociant, et je lui ai gagnĂ© son procĂšs. Le Chapitre de la cathĂ©drale m'a choisi pour avocat dans un immense procĂšs avec la Ville qui dure depuis quatre ans : j'ai gagnĂ©. En trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de la Franche-ComtĂ©. Mais j'ensevelis ma vie dans le plus profond mystĂšre, et cache ainsi mes prĂ©tentions. J'ai contractĂ© des habitudes qui me dispensent d'accepter toute invitation. On ne peut me consulter que de six heures Ă  huit heures du matin, je me couche aprĂšs mon dĂźner, et je travaille pendant la nuit. Le vicaire-gĂ©nĂ©ral, homme d'esprit et trĂšs-influent, qui m'a chargĂ© de l'affaire du Chapitre, dĂ©jĂ  perdue en premiĂšre instance, m'a naturellement parlĂ© de reconnaissance. — « Monsieur, lui ai-je dit, je gagnerai votre affaire, mais je ne veux pas d'honoraires, je veux plus
. (haut le corps de l'abbĂ©) sachez que je perds Ă©normĂ©ment Ă  me poser comme l'adversaire de la Ville, je suis venu ici pour en sortir dĂ©putĂ©, je ne veux m'occuper que d'affaires commerciales, parce que les commerçants font les dĂ©putĂ©s, et ils se dĂ©fieront de moi si je plaide pour les prĂȘtres, car vous ĂȘtes les prĂȘtres pour eux. Si je me charge de votre affaire, c'est que j'Ă©tais, en 1828, secrĂ©taire particulier Ă  tel MinistĂšre (nouveau mouvement d'Ă©tonnement chez mon abbĂ©), maĂźtre des requĂȘtes sous le nom d'Albert de Savarus (autre mouvement). Je suis restĂ© fidĂšle aux principes monarchiques ; mais comme vous n'avez pas la majoritĂ© dans Besançon, il faut que j'acquiĂšre des voix dans la bourgeoisie. Donc, les honoraires que je vous demande, c'est les voix que vous pourrez faire porter sur moi dans un moment opportun, secrĂštement. Gardons-nous le secret l'un Ă  l'autre, et je plaiderai gratis toutes les affaires de tous les prĂȘtres du diocĂšse. Pas un mot de mes antĂ©cĂ©dents, et soyons-nous fidĂšles. » Quand il est venu me remercier, il m'a remis un billet de cinq cents francs, et m'a dit Ă  l'oreille : — Les voix tiennent toujours. En cinq confĂ©rences que nous avons eues, je me suis fait, je crois, un ami de ce vicaire-gĂ©nĂ©ral. Maintenant accablĂ© d'affaires, je ne me charge que de celles qui regardent les nĂ©gociants en disant que les questions de commerce sont ma spĂ©cialitĂ©. Cette tactique m'attache les gens de commerce et me permet de rechercher les personnes influentes. Ainsi tout va bien. D'ici Ă  quelques mois, j'aurai trouvĂ© dans Besançon une maison Ă  acheter qui puisse me donner le cens. Je compte sur toi pour me prĂȘter les capitaux nĂ©cessaires Ă  cette acquisition. Si je mourais, si j'Ă©chouais, il n'y aurait pas assez de perte pour que ce soit une considĂ©ration entre nous. Les intĂ©rĂȘts te seront servis par les loyers, et j'aurai d'ailleurs soin d'attendre une bonne occasion afin que tu ne perdes rien Ă  cette hypothĂšque nĂ©cessaire.

Ah ! mon cher LĂ©opold, jamais joueur, ayant dans sa poche les restes de sa fortune et la jouant au Cercle des Etrangers, dans une derniĂšre nuit d'oĂč il doit sortir riche ou ruinĂ©, n'a eu dans les oreilles les tintements perpĂ©tuels, dans les mains la petite sueur nerveuse, dans la tĂȘte l'agitation fĂ©brile, dans le corps les tremblements intĂ©rieurs que j'Ă©prouve tous les jours en jouant ma derniĂšre partie au jeu de l'ambition. HĂ©las, cher et seul ami, voici bientĂŽt dix ans que je lutte. Ce combat avec les hommes et les choses, oĂč j'ai sans cesse versĂ© ma force et mon Ă©nergie, oĂč j'ai tant usĂ© les ressorts du dĂ©sir, m'a minĂ©, pour ainsi dire, intĂ©rieurement. Avec les apparences de la force, de la santĂ©, je me sens ruinĂ©. Chaque jour emporte un lambeau de ma vie intime. A chaque nouvel effort, je sens que je ne pourrai plus le recommencer. Je n'ai plus de force et de puissance que pour le bonheur, et s'il n'arrivait pas poser sa couronne de roses sur ma tĂȘte, le moi que je suis n'existerait plus, je deviendrais une chose dĂ©truite, je ne dĂ©sirerais plus rien dans le monde, je ne voudrais plus rien ĂȘtre. Tu le sais, le pouvoir et la gloire, cette immense fortune morale que je cherche n'est que secondaire : c'est pour moi le moyen de la fĂ©licitĂ©, le piĂ©destal de mon idole.

Atteindre au but en expirant comme le coureur antique ! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte ! obtenir celle qu'on aime au moment oĂč l'amour s'Ă©teint ! n'avoir plus la facultĂ© de jouir quand on a gagnĂ© le droit de vivre heureux !
 Oh ! de combien d'hommes ceci fut la destinĂ©e !

Il y a certes un moment oĂč Tantale s'arrĂȘte, se croise les bras et dĂ©fie l'enfer en renonçant Ă  son mĂ©tier d'Ă©ternel attrapĂ©. J'en serais lĂ  si quelque chose faisait manquer mon plan, si, aprĂšs m'ĂȘtre courbĂ© dans la poussiĂšre de la province, avoir rampĂ© comme un tigre affamĂ© autour de ces nĂ©gociants, de ces Ă©lecteurs pour avoir leurs votes ; si aprĂšs avoir plaidaillĂ© d'arides affaires, avoir donnĂ© mon temps, un temps que je pourrais passer sur le lac Majeur Ă  voir les eaux qu'elle voit, Ă  me coucher sous ses regards, Ă  l'entendre ; je ne m'Ă©lançais pas Ă  la tribune pour y conquĂ©rir l'aurĂ©ole que doit avoir un nom pour succĂ©der Ă  celui d'Argaiolo. Bien plus, LĂ©opold, je sens par certains jours des langueurs vaporeuses ; il s'Ă©lĂšve du fond de mon Ăąme des dĂ©goĂ»ts mortels, surtout quand, en de longues rĂȘveries, je me suis plongĂ© par avance au milieu des joies de l'amour heureux ! Le dĂ©sir n'aurait-il en nous qu'une certaine dose de force, et peut-il pĂ©rir sous une trop grande effusion de sa substance ? AprĂšs tout, en ce moment ma vie est belle, Ă©clairĂ©e par la foi, par le travail et par l'amour. Adieu, mon ami. J'embrasse tes enfants, et tu rappelleras au souvenir de ton excellente femme,

« Votre ALBERT. »

PhilomĂšne lut deux fois cette lettre, dont le sens gĂ©nĂ©ral se grava dans son cƓur. Elle pĂ©nĂ©tra soudain dans la vie antĂ©rieure d'Albert, car sa vive intelligence lui en expliqua les dĂ©tails et lui en fit parcourir l'Ă©tendue. En rapprochant cette confidence de la Nouvelle publiĂ©e dans la Revue, elle comprit alors Albert tout entier. Naturellement elle s'exagĂ©ra les proportions dĂ©jĂ  fortes de cette belle Ăąme, de cette volontĂ© puissante ; et son amour pour Albert devint alors une passion dont la violence s'accrut de toute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et de l'Ă©nergie secrĂšte de son caractĂšre. Aimer est dĂ©jĂ  chez une jeune personne un effet de la loi naturelle ; mais, quand son besoin d'affection se porte sur un homme extraordinaire, il s'y mĂȘle l'enthousiasme qui dĂ©borde dans les jeunes cƓurs. Aussi mademoiselle de Watteville arriva-t-elle en quelques jours Ă  une phase quasi morbide et trĂšs-dangereuse de l'exaltation amoureuse.

La baronne était trÚs-contente de sa fille, qui, sous l'empire de ses profondes préoccupations, ne lui résistait plus, paraissait appliquée à ses divers ouvrages de femme, et réalisait son beau idéal de la fille soumise.

L'avocat plaidait alors deux ou trois fois par semaine. Quoique accablĂ© d'affaires, il suffisait au Palais, au contentieux du commerce, Ă  la Revue, et restait dans un profond mystĂšre en comprenant que plus son influence serait sourde et cachĂ©e, plus rĂ©elle elle serait. Mais il ne nĂ©gligeait aucun moyen de succĂšs, en Ă©tudiant la liste des Ă©lecteurs bisontins et recherchant leurs intĂ©rĂȘts, leurs caractĂšres, leurs diverses amitiĂ©s, leurs antipathies. Un cardinal voulant ĂȘtre pape s'est-il jamais donnĂ© tant de soin ?

Un soir Mariette, en venant habiller PhilomÚne pour une soirée, lui apporta, non sans gémir sur cet abus de confiance, une lettre dont la suscription fit frémir et pùlir et rougir mademoiselle de Watteville.

A MADAME LA DUCHESSE D'ARGAIOLO

( née princesse Soderini ),

A BELGIRATE,

Lac Majeur. ITALIE.

A ses yeux, cette adresse brilla comme dut briller ManĂ©, Thecel, PharĂšs aux yeux de Balthasar. AprĂšs avoir cachĂ© la lettre, elle descendit pour aller avec sa mĂšre chez madame de Chavoncourt. Pendant cette soirĂ©e, PhilomĂšne fut assaillie de remords et de scrupules. Elle avait Ă©prouvĂ© dĂ©jĂ  de la honte d'avoir violĂ© le secret de la lettre d'Albert Ă  LĂ©opold. Elle s'Ă©tait demandĂ© plusieurs fois si, sachant ce crime, infĂąme en ce qu'il est nĂ©cessairement impuni, le noble Albert l'estimerait ? Sa conscience lui rĂ©pondait : Non ! avec Ă©nergie. Elle avait expiĂ© sa faute en s'imposant des pĂ©nitences : elle jeĂ»nait, elle se mortifiait en restant Ă  genoux les bras en croix et disant des priĂšres pendant quelques heures. Elle avait obligĂ© Mariette Ă  ces actes de repentir. L'ascĂ©tisme le plus vrai se mĂȘlait Ă  sa passion, et la rendait d'autant plus dangereuse.

— Lirai-je ? ne lirai-je pas cette lettre ? se disait-elle en Ă©coutant les petites de Chavoncourt. L'une avait seize et l'autre dix-sept ans et demi. PhilomĂšne regardait ses deux amies comme des petites filles parce qu'elles n'aimaient pas en secret.

— Si je la lis, se disait-elle aprĂšs avoir flottĂ© pendant une heure entre non et oui, ce sera bien certainement la derniĂšre. Puisque j'ai tant fait que de savoir ce qu'il Ă©crivait Ă  son ami, pourquoi ne saurais-je pas ce qu'il lui dit Ă  elle ? si c'est un horrible crime, n'est-ce pas une preuve d'amour ? O ! Albert, ne suis-je pas ta femme ?

Quand PhilomÚne fut au lit, elle ouvrit cette lettre datée de jour en jour de maniÚre à offrir à la duchesse une fidÚle image de la vie et des sentiments d'Albert.

25

" Ma chĂšre Ăąme, tout va bien. Aux conquĂȘtes que j'ai faites je viens d'en ajouter une prĂ©cieuse : j'ai rendu service Ă  l'un des personnages les plus influents aux Ă©lections. Comme les critiques, qui font les rĂ©putations sans jamais pouvoir s'en faire une, il fait les dĂ©putĂ©s sans pouvoir jamais le devenir. Le brave homme a voulu me tĂ©moigner sa reconnaissance Ă  bon marchĂ©, presque sans bourse dĂ©lier, en me disant : — Voulez-vous aller Ă  la Chambre ? Je puis vous faire nommer dĂ©putĂ©. — Si je me rĂ©solvais Ă  entrer dans la carriĂšre politique, lui ai-je rĂ©pondu trĂšs-hypocritement, ce serait pour me vouer Ă  la ComtĂ© que j'aime et oĂč je suis apprĂ©ciĂ©. — Eh ! bien, nous vous dĂ©ciderons, et nous aurons par vous une influence Ă  la Chambre, car vous y brillerez.

Ainsi, mon ange aimé, quoi que tu dises, ma persistance aura sa couronne. Dans peu je parlerai du haut de la tribune française à mon pays, à l'Europe. Mon nom te sera jeté par les cent voix de la Presse française !

Oui, comme tu me le dis, je suis venu vieux Ă  Besançon, et Besançon m'a vieilli encore ; mais, comme Sixte-Quint, je serai jeune le lendemain de mon Ă©lection. J'entrerai dans ma vraie vie, dans ma sphĂšre. Ne serons-nous pas alors sur la mĂȘme ligne ? Le comte Savaron de Savarus, ambassadeur je ne sais oĂč, pourra certes Ă©pouser une princesse Soderini, la veuve du duc d'Argaiolo ! Le triomphe rajeunit les hommes conservĂ©s par d'incessantes luttes. O ma vie ! avec quelle joie ai-je sautĂ© de ma bibliothĂšque Ă  mon cabinet devant ton cher portrait, Ă  qui j'ai dit ces progrĂšs avant de t'Ă©crire ! oui, mes voix Ă  moi, celles du vicaire-gĂ©nĂ©ral, celles des gens que j'obligerai et celles de ce client assurent dĂ©jĂ  mon Ă©lection.

26

Nous sommes entrĂ©s dans la douziĂšme annĂ©e depuis l'heureuse soirĂ©e oĂč par un regard la belle duchesse a ratifiĂ© les promesses de la proscrite Francesca. Ah ! chĂšre, tu as trente-deux ans, et moi j'en ai trente-cinq, le cher duc en a soixante-dix-sept, c'est-Ă -dire Ă  lui seul dix ans de plus que nous deux, et il continue Ă  se bien porter ! Fais-lui mes compliments, et dis-lui que je lui donne encore trois ans. J'ai besoin de ce temps pour Ă©lever ma fortune Ă  la hauteur de ton nom. Tu le vois, je suis gai, je ris aujourd'hui : voilĂ  l'effet d'une espĂ©rance. Tristesse ou gaietĂ©, tout me vient de toi. L'espoir de parvenir me remet toujours au lendemain du jour oĂč je t'ai vue pour la premiĂšre fois, oĂč ma vie s'est unie avec la tienne comme la terre Ă  la lumiĂšre ! Qual pianto que ces onze annĂ©es, car nous voici au vingt-six dĂ©cembre, anniversaire de mon arrivĂ©e dans ta villa du lac de Constance. Voici onze ans que je crie et que tu rayonnes !

27

Non, chÚre, ne va pas à Milan, reste à Belgirate. Milan m'épouvante. Je n'aime ni ces affreuses habitudes milanaises de causer tous les soirs à la Scala avec une douzaine de personnes parmi lesquelles il est difficile qu'on ne te dise pas quelque douceur. Pour moi la solitude est comme ce morceau d'ambre au sein duquel un insecte vit éternellement dans son immuable beauté. L'ùme et le corps d'une femme restent ainsi purs et dans la forme de leur jeunesse. Est-ce ces tedeschi que tu regrettes ?

28

Ta statue ne se finira donc point ? Je voudrais t'avoir en marbre, en peinture, en miniature, de toutes les façons, pour tromper mon impatience. J'attends toujours la Vue de Belgirate au midi et celle de la galerie, voilà les seules qui me manquent. Je suis tellement occupé que je ne puis aujourd'hui te rien dire qu'un rien, mais ce rien est tout. N'est-ce pas d'un rien que Dieu a fait le monde ? Ce rien, c'est un mot, le mot de Dieu : Je t'aime !

30

Ah ! je reçois ton journal ! Merci de ton exactitude ! tu as donc Ă©prouvĂ© bien du plaisir Ă  voir les dĂ©tails de notre premiĂšre connaissance ainsi traduits ?
 HĂ©las ! tout en les voilant, j'avais grand'peur de t'offenser. Nous n'avions point de Nouvelles, et une Revue sans Nouvelles, c'est une belle sans cheveux. Peu trouveur de ma nature et au dĂ©sespoir, j'ai pris la seule poĂ©sie qui fĂ»t dans mon Ăąme, la seule aventure qui fĂ»t dans mes souvenirs, je l'ai mise au ton oĂč elle pouvait ĂȘtre dite, et je n'ai pas cessĂ© de penser Ă  toi tout en Ă©crivant le seul morceau littĂ©raire qui sortira de mon cƓur, je ne puis pas dire de ma plume. La transformation du farouche Sormano en Gina ne t'a-t-elle pas fait rire ?

Tu me demandes comme va la santĂ© ? mais bien mieux qu'Ă  Paris. Quoique je travaille Ă©normĂ©ment, la tranquillitĂ© des milieux a de l'influence sur l'Ăąme. Ce qui fatigue et vieillit, chĂšre ange, c'est ces angoisses de vanitĂ© trompĂ©e, ces irritations perpĂ©tuelles de la vie parisienne, ces luttes d'ambitions rivales. Le calme est basalmique. Si tu savais quel plaisir me fait ta lettre, cette bonne longue lettre oĂč tu me dis si bien les moindres accidents de ta vie. Non ! vous ne saurez jamais, vous autres femmes, Ă  quel point un vĂ©ritable amant est intĂ©ressĂ© par ces riens. L'Ă©chantillon de ta nouvelle robe m'a fait un Ă©norme plaisir Ă  voir ! Est-ce donc une chose indiffĂ©rente que de savoir ta mise ? Si ton front sublime se raye ? Si nos auteurs te distrayent ? Si les chants de Victor Hugo t'exaltent ? Je lis les livres que tu lis. Il n'y a pas jusqu'Ă  ta promenade sur le lac qui ne m'ait attendri. Ta lettre est belle, suave comme ton Ăąme ! O fleur cĂ©leste et constamment adorĂ©e ! aurais-je pu vivre sans ces chĂšres lettres qui depuis onze ans m'ont soutenu dans ma voie difficile ! comme une clartĂ©, comme un parfum, comme un chant rĂ©gulier, comme une nourriture divine, comme tout ce qui console et charme la vie ! Ne manque pas ! Si tu savais quelle est mon angoisse la veille du jour oĂč je les reçois, et ce qu'un retard d'un jour me cause de douleur ! Est-elle malade ? est-ce lui ? Je suis entre l'enfer et le paradis, je deviens fou ! Cara diva, cultive toujours la musique, exerce ta voix, Ă©tudie. Je suis ravi de cette conformitĂ© de travaux et d'heures qui fait que, sĂ©parĂ©s par les Alpes, nous vivons exactement de la mĂȘme maniĂšre. Cette pensĂ©e me charme et me donne bien du courage. Quand j'ai plaidĂ© pour la premiĂšre fois, je ne t'ai pas encore dit cela, je me suis figurĂ© que tu m'Ă©coutais, et j'ai senti tout Ă  coup en moi ce mouvement d'inspiration qui met le poĂšte au-dessus de l'humanitĂ©. Si je vais Ă  la Chambre, oh ! tu viendras Ă  Paris pour assister Ă  mon dĂ©but.

30 au soir.

Mon Dieu ! combien je t'aime. HĂ©las ! j'ai mis trop de choses dans mon amour et dans mes espĂ©rances. Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargĂ©e emporterait ma vie ! Voici trois ans que je ne t'ai vue, et Ă  l'idĂ©e d'aller Ă  Belgirate, mon cƓur bat si fort que je suis obligĂ© de m'arrĂȘter
 Te voir, entendre cette voix enfantine et caressante ! embrasser par les yeux ce teint d'ivoire si Ă©clatant aux lumiĂšres, et sous lequel on devine ta noble pensĂ©e ! admirer tes doigts jouant avec les touches, recevoir toute ton Ăąme dans un regard et ton cƓur dans l'accent d'un : OimĂ© ! ou d'un : Alberto ! nous promener devant tes orangers en fleur, vivre quelques mois au sein de ce sublime paysage
 VoilĂ  la vie. Oh ! quelle niaiserie que de courir aprĂšs le pouvoir, un nom, la fortune ! Mais tout est Ă  Belgirate : lĂ  est la poĂ©sie, lĂ  est la gloire ! J'aurais dĂ» me faire ton intendant, ou, comme ce cher tyran que nous ne pouvons haĂŻr me le proposait, y vivre en cavalier servant, ce que notre ardente passion ne nous a pas permis d'accepter. Est-ce un Italien que le duc ? m'est avis que c'est le pĂšre Eternel ! Adieu, mon ange, tu me pardonneras mes prochaines tristesses en faveur de cette gaietĂ© tombĂ©e comme un rayon du flambeau de l'EspĂ©rance, qui jusqu'alors me paraissait un feu follet. "

— Comme il aime ! s'Ă©cria PhilomĂšne en laissant tomber cette lettre qui lui sembla lourde Ă  tenir. AprĂšs onze ans Ă©crire ainsi ?

— Mariette, dit PhilomĂšne Ă  la femme de chambre le lendemain matin, allez jeter cette lettre Ă  la poste, dites Ă  JĂ©rĂŽme que je sais tout ce que je voulais savoir et qu'il serve fidĂšlement monsieur Albert. Nous nous confesserons de ces pĂ©chĂ©s sans dire Ă  qui les lettres appartenaient, ni oĂč elles allaient. J'ai eu tort, c'est moi qui suis la seule coupable.

— Mademoiselle a pleurĂ©, dit Mariette.

— Oui, je ne voudrais pas que ma mĂšre s'en aperçût, donnez-moi de l'eau bien froide.

PhilomĂšne, au milieu des orages de sa passion, Ă©coutait souvent la voix de sa conscience. TouchĂ©e par cette admirable fidĂ©litĂ© de deux cƓurs, elle venait de faire ses priĂšres, et s'Ă©tait dit qu'elle n'avait plus qu'Ă  se rĂ©signer, Ă  respecter le bonheur de deux ĂȘtres dignes l'un de l'autre, soumis Ă  leur sort, attendant tout de Dieu, sans se permettre d'actions ni de souhaits criminels. Elle se sentit meilleure, elle Ă©prouva quelque satisfaction intĂ©rieure aprĂšs avoir pris cette rĂ©solution inspirĂ©e par la droiture naturelle au jeune Ăąge. Elle y fut encouragĂ©e par une rĂ©flexion de jeune fille : elle s'immolait pour lui !

— Elle ne sait pas aimer, pensait-elle. Ah ! si c'Ă©tait moi, je sacrifierais tout Ă  un homme qui m'aimerait ainsi. Etre aimĂ©e ?
.. quand et par qui le serai-je, moi ! Ce petit monsieur de Soulas n'aime que ma fortune ; si j'Ă©tais pauvre, il ne ferait seulement pas attention Ă  moi.

— Philomùne, ma petite, à quoi penses-tu donc, tu vas au delà de la raie, dit la baronne à sa fille qui faisait des pantoufles en tapisserie pour le baron.

PhilomÚne passa tout l'hiver de 1834 à 1835 en mouvements secrets tumultueux ; mais au printemps, au mois d'avril, époque à laquelle elle atteignit à ses dix-huit ans, elle se disait parfois qu'il serait bien de l'emporter sur une duchesse d'Argaiolo. Dans le silence et la solitude, la perspective de cette lutte avait rallumé sa passion et ses mauvaises pensées. Elle développait par avance sa témérité romanesque en faisant plans sur plans. Quoique de tels caractÚres soient exceptionnels, il existe malheureusement beaucoup trop de PhilomÚnes, et cette histoire contient une leçon qui doit leur servir d'exemple. Pendant cet hiver, Albert de Savarus avait sourdement fait un progrÚs immense dans Besançon. Sûr de son succÚs, il attendait avec impatience la dissolution de la Chambre. Il avait conquis parmi les hommes du juste-milieu, l'un des faiseurs de Besançon, un riche entrepreneur qui disposait d'une grande influence.

Les Romains se sont partout donnĂ© des peines Ă©normes, ils ont dĂ©pensĂ© des sommes immenses pour avoir d'excellentes eaux Ă  discrĂ©tion dans toutes les villes de leur empire. A Besançon, ils buvaient les eaux d'Arcier, montagne situĂ©e Ă  une assez grande distance de Besançon. Besançon est une ville assise dans l'intĂ©rieur d'un fer Ă  cheval dĂ©crit par le Doubs. Ainsi rĂ©tablir l'aqueduc des Romains pour boire l'eau que buvaient les Romains dans une ville arrosĂ©e par le Doubs, est une de ces niaiseries qui ne prennent que dans une province oĂč rĂšgne la gravitĂ© la plus exemplaire. Si cette fantaisie se logeait au cƓur des Bisontins, elle devait obliger Ă  faire de grandes dĂ©penses, et ces dĂ©penses allaient profiter Ă  l'homme influent, Albert Savaron de Savarus dĂ©cida que le Doubs n'Ă©tait bon qu'Ă  couler sous des ponts suspendus, et qu'il n'y avait de potable que l'eau d'Arcier. Des articles parurent dans la Revue de l'Est qui ne furent que l'expression des idĂ©es du commerce bisontin. Les Nobles comme les Bourgeois, le Juste-milieu comme les LĂ©gitimistes, le Gouvernement comme l'opposition, enfin tout le monde se trouva d'accord pour vouloir boire l'eau des Romains et jouir d'un pont suspendu. La question des eaux d'Arcier fut Ă  l'ordre du jour dans Besançon. A Besançon, comme pour les deux chemins de fer de Versailles, comme pour des abus subsistants, il y eut des intĂ©rĂȘts cachĂ©s qui donnĂšrent une vitalitĂ© puissante Ă  cette idĂ©e. Les gens raisonnables, en petit nombre d'ailleurs, qui s'opposaient Ă  ce projet, furent traitĂ©s de ganaches. On ne s'occupait que des deux plans de l'avocat Savaron. AprĂšs dix-huit mois de travaux souterrains, cet ambitieux Ă©tait donc arrivĂ©, dans la ville la plus immobile de France et la plus rĂ©fractaire Ă  l'Ă©tranger, Ă  la remuer profondĂ©ment, Ă  y faire, selon une expression vulgaire, la pluie et le beau temps, Ă  y exercer une influence positive sans ĂȘtre sorti de chez lui. Il avait rĂ©solu le singulier problĂšme d'ĂȘtre puissant quelque part sans popularitĂ©. Pendant cet hiver il gagna sept procĂšs pour des ecclĂ©siastiques de Besançon. Aussi par moments respirait-il par avance l'air de la Chambre. Son cƓur se gonflait Ă  la pensĂ©e de son futur triomphe. Cet immense dĂ©sir, qui lui faisait mettre en scĂšne tant d'intĂ©rĂȘts, inventer tant de ressorts, absorbait les derniĂšres forces de son Ăąme dĂ©mesurĂ©ment tendue. On vantait son dĂ©sintĂ©ressement, il acceptait sans observations les honoraires de ses clients. Mais ce dĂ©sintĂ©ressement Ă©tait de l'usure morale, il attendait un prix pour lui plus considĂ©rable que tout l'or du monde. Il avait achetĂ©, soi-disant pour rendre service Ă  un nĂ©gociant embarrassĂ© dans ses affaires, au mois d'octobre 1834, et avec les fonds de LĂ©opold Hannequin, une maison qui lui donnait le cens d'Ă©ligibilitĂ©. Ce placement avantageux n'eut pas l'air d'avoir Ă©tĂ© cherchĂ© ni dĂ©sirĂ©.

— Vous ĂȘtes un homme bien rĂ©ellement remarquable, dit Ă  Savarus l'abbĂ© de Grancey, qui naturellement observait et devinait l'avocat. Le vicaire-gĂ©nĂ©ral Ă©tait venu lui prĂ©senter un chanoine qui rĂ©clamait les conseils de l'avocat. — Vous ĂȘtes, lui dit-il, un prĂȘtre qui n'est pas dans son chemin. Un mot qui frappa Savarus.

De son cĂŽtĂ©, PhilomĂšne avait dĂ©cidĂ© dans sa forte tĂȘte de frĂȘle jeune fille d'amener monsieur de Savarus dans le salon et de l'introduire dans la sociĂ©tĂ© de l'hĂŽtel de Rupt. Elle bornait encore ses dĂ©sirs Ă  voir Albert et Ă  l'entendre. Elle avait transigĂ© pour ainsi dire, et les transactions ne sont souvent que des trĂȘves.

Les Rouxey, terre patrimoniale des Watteville, valait dix mille francs de rentes, net ; mais, en d'autres mains, elle eût rapporté bien davantage. L'insouciance du baron, dont la femme devait avoir et eut quarante mille francs de revenu, laissait les Rouxey sous le gouvernement d'une espÚce de maßtre Jacques, un vieux domestique de la maison Watteville, appelé Modinier. Néanmoins, quand le baron et la baronne éprouvaient le désir d'aller à la campagne, ils allaient aux Rouxey, dont la situation est trÚs-pittoresque. Le chùteau, le parc, tout a d'ailleurs été créé par le fameux Watteville, dont la vieillesse active se passionna pour ce lieu magnifique.

Entre deux petites Alpes, deux pitons dont le sommet est nu, et qui s'appellent le grand et le petit Rouxey, au milieu d'une gorge par oĂč les eaux de ces montagnes terminĂ©es par la Dent de Vilard, tombent et vont se joindre aux dĂ©licieuses sources du Doubs, Watteville imagina de construire un barrage Ă©norme, en y laissant deux dĂ©versoirs pour le trop plein des eaux. En amont de son barrage, il obtint un charmant lac, et en aval deux cascades, deux ravissantes riviĂšres avec lesquelles il arrosa la sĂšche et inculte vallĂ©e que dĂ©vastait jadis le torrent des Rouxey. Ce lac, cette vallĂ©e, ses deux montagnes, il les enferma par une enceinte, et se bĂątit une chartreuse sur le barrage auquel il donna trois arpents de largeur, en y faisant apporter toutes les terres qu'il fallut enlever pour creuser le double lit de ses riviĂšres factices et les canaux d'irrigation. Quand le baron de Watteville se procura le lac au-dessus de son barrage, il Ă©tait propriĂ©taire des deux Rouxey, mais non de la vallĂ©e supĂ©rieure qu'il inondait ainsi, par laquelle on passait en tout temps, et qui se termine en fer Ă  cheval au pied de la Dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une si grande terreur que, pendant toute sa vie, il n'y eut aucune rĂ©clamation de la part des habitants des Riceys, petit village situĂ© sur le revers de la Dent de Vilard. Quand le baron mourut, il avait rĂ©uni les pentes des deux Rouxey au pied de la Dent de Vilard par une forte muraille, afin de ne pas inonder les deux vallĂ©es qui dĂ©bouchaient dans la gorge des Rouxey Ă  droite et Ă  gauche du pic de Vilard. Il mourut ayant conquis ainsi la Dent de Vilard. Ses hĂ©ritiers se firent les protecteurs du village des Riceys et maintinrent ainsi l'usurpation. Le vieux meurtrier, le vieux renĂ©gat, le vieil abbĂ© Watteville avait fini sa carriĂšre en plantant des arbres, en construisant une superbe route, prise sur le flanc d'un des deux Rouxey, et qui rejoignait le grand chemin. De ce parc, de cette habitation dĂ©pendaient des domaines fort mal cultivĂ©s, des chalets dans les deux montagnes et des bois inexploitĂ©s. C'Ă©tait sauvage et solitaire, sous la garde de la nature, abandonnĂ© au hasard de la vĂ©gĂ©tation, mais plein d'accidents sublimes. Vous pouvez vous figurer maintenant les Rouxey.

Il est fort inutile d'embarrasser cette histoire en racontant les prodigieux efforts et les ruses empreintes de génie par lesquels PhilomÚne arriva, sans le laisser soupçonner, à son but. Qu'il suffise de dire qu'elle obéissait à sa mÚre en quittant Besançon au mois de mai 1835, dans une vieille berline attelée de deux bons gros chevaux loués, et allant avec son pÚre aux Rouxey.

L'amour explique tout aux jeunes filles. Quand en se levant le lendemain de son arrivĂ©e aux Rouxey, PhilomĂšne aperçut de la fenĂȘtre de sa chambre la belle nappe d'eau sur laquelle s'Ă©levaient de ces vapeurs exhalĂ©es comme des fumĂ©es et qui s'engageaient dans les sapins et dans les mĂ©lĂšzes, en rampant le long des deux pics pour en gagner les sommets, elle laissa Ă©chapper un cri d'admiration.

— Ils se sont aimĂ©s devant des lacs ! Elle est sur un lac ! DĂ©cidĂ©ment un lac est plein d'amour.

Un lac alimentĂ© par des neiges a des couleurs d'opale et une transparence qui eu fait un vaste diamant ; mais quand il est serrĂ© comme celui des Rouxey entre deux blocs de granit vĂȘtus de sapins, qu'il y rĂšgne un silence de savane ou de steppe, il arrache Ă  tout le monde le cri que venait de jeter PhilomĂšne.

— On doit cela, lui dit son pùre, au fameux Watteville !

— Ma foi, dit la jeune fille, il a voulu se faire pardonner ses fautes. Montons dans la barque et allons jusqu'au bout, dit-elle, nous gagnerons de l'appĂ©tit pour le dĂ©jeuner.

Le baron manda deux jeunes jardiniers qui savaient ramer, et prit avec lui son premier ministre Modinier. Le lac avait six arpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre cents arpents de long. PhilomĂšne eut bientĂŽt atteint le fond qui se termine par la Dent de Vilard, la Jung-Frau de cette petite Suisse.

— Nous y voila, monsieur le baron, dit Modinier en faisant signe aux deux jardiniers d'attacher la barque, voulez-vous venir voir


— Voir quoi ? demanda Philomùne.

— Oh ! rien, dit le baron. Mais tu es une fille discrĂšte, nous avons des secrets ensemble, je puis te dire ce qui me chiffonne l'esprit : il s'est Ă©mu depuis 1830 des difficultĂ©s entre la commune des Riceys et moi, prĂ©cisĂ©ment Ă  cause de la Dent de Vilard, et je voudrais les accommoder sans que ta mĂšre le sache, car elle est entiĂšre, elle est capable de jeter feu et flammes, surtout en apprenant que le maire des Riceys, un rĂ©publicain, a inventĂ© cette contestation pour courtiser son peuple.

PhilomÚne eut le courage de déguiser sa joie, afin de mieux agir sur son pÚre.

— Quelle contestation ? fit-elle.

— Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuis long-temps droit de pĂąture et d'affouage dans leur cĂŽtĂ© de la Dent de Vilard. Or, monsieur Chantonnit, leur maire depuis 1830, prĂ©tend que la Dent tout entiĂšre appartient Ă  sa commune, et soutient qu'il y a cent et quelques annĂ©es on passait sur nos terres
. Vous comprenez qu'alors nous ne serions plus chez nous. Puis ce sauvage en viendrait Ă  dire, ce que disent les anciens des Riceys, que le terrain du lac a Ă©tĂ© pris par l'abbĂ© de Watteville. C'est la mort des Rouxey, quoi !

— HĂ©las ! mon enfant, entre nous c'est vrai, dit naĂŻvement monsieur de Watteville. Cette terre est une usurpation consacrĂ©e par le temps. Aussi pour n'ĂȘtre jamais tourmentĂ©, je voudrais proposer de dĂ©finir Ă  l'amiable mes limites de ce cĂŽtĂ© de la Dent de Vilard, et j'y bĂątirais un mur.

— Si vous cĂ©dez devant la rĂ©publique, elle vous dĂ©vorera. C'Ă©tait Ă  vous de menacer les Riceys.

— C'est ce que je disais hier au soir Ă  monsieur, rĂ©pondit Modinier. Mais pour abonder dans ce sens, je lui proposais de venir voir s'il n'y avait pas, de ce cĂŽtĂ© de la Dent ou de l'autre, Ă  une hauteur quelconque, des traces de clĂŽture.

Depuis cent ans, de part et d'autre on exploitait la Dent de Vilard, cette espĂšce de mur mitoyen entre la commune des Riceys et les Rouxey, qui ne rapportait pas grand'chose, sans en venir Ă  des moyens extrĂȘmes. L'objet en litige Ă©tant couvert de neige six mois de l'annĂ©e, Ă©tait de nature Ă  refroidir la question. Aussi fallut-il l'ardeur soufflĂ©e par la rĂ©volution de 1830 aux dĂ©fenseurs du peuple, pour rĂ©veiller cette affaire par laquelle monsieur Chantonnit, maire des Riceys, voulait dramatiser son existence sur la tranquille frontiĂšre de Suisse et immortaliser son administration. Chantonnit, comme son nom l'indique, Ă©tait originaire de NeufchĂątel.

— Mon cher pĂšre, dit PhilomĂšne en rentrant dans la barque, j'approuve Modinier. Si vous voulez obtenir la mitoyennetĂ© de la Dent de Vilard, il est nĂ©cessaire d'agir avec vigueur, et d'obtenir un jugement qui vous mette Ă  l'abri des entreprises de ce Chantonnit. Pourquoi donc auriez-vous peur ? Prenez pour avocat le fameux Savaron, prenez-le promptement pour que Chantonnit ne le charge pas des intĂ©rĂȘts de sa commune. Celui qui a gagnĂ© la cause du Chapitre contre la Ville, gagnera bien celle des Watteville contre les Riceys ! D'ailleurs, dit-elle, les Rouxey seront un jour Ă  moi (le plus tard possible, je l'espĂšre), eh ! bien, ne me laissez pas de procĂšs. J'aime cette terre, et je l'habiterai souvent, je l'augmenterai tant que je pourrai. Sur ces rives, dit-elle en montrant les bases des deux Rouxey, je dĂ©couperai des corbeilles, j'en ferai des jardins anglais ravissants
. Allons Ă  Besançon, et ne revenons ici qu'avec l'abbĂ© de Grancey, monsieur Savaron et ma mĂšre si elle le veut. C'est alors que vous pourrez prendre un parti ; mais Ă  votre place je l'aurais dĂ©jĂ  pris. Vous vous nommez Watteville, et vous avez peur d'une lutte ! Si vous perdez le procĂšs
. tenez, je ne vous dirai pas un mot de reproche.

— Oh ! si tu le prends ainsi, dit le baron, je le veux bien, je verrai l'avocat.

— D'ailleurs, un procĂšs, mais c'est trĂšs-amusant. Il jette un intĂ©rĂȘt dans la vie, l'on va, l'on vient, l'on se dĂ©mĂšne. N'aurez-vous pas mille dĂ©marches Ă  faire pour arriver aux juges
 Nous n'avons pas vu l'abbĂ© de Grancey pendant plus de vingt jours, tant il Ă©tait occupĂ© !

— Mais il s'agissait de toute l'existence du Chapitre, dit monsieur de Watteville. Puis, l'amour-propre, la conscience de l'archevĂȘque, tout ce qui fait vivre les prĂȘtres y Ă©tait engagĂ© ! Ce Savaron ne sait pas ce qu'il a fait pour le Chapitre ! il l'a sauvĂ©.

— Ecoutez-moi, lui dit-elle Ă  l'oreille, si vous avez monsieur Savaron pour vous, vous aurez gagnĂ©, n'est-ce pas ? Eh ! bien, laissez-moi vous donner un conseil : vous ne pouvez avoir monsieur Savaron pour vous que par monsieur de Grancey. Si vous m'en croyez, parlons ensemble Ă  ce cher abbĂ©, sans que ma mĂšre soit de la confĂ©rence, car je sais un moyen de le dĂ©cider Ă  nous amener l'avocat Savaron.

— Il sera bien difficile de n'en pas parler à ta mùre ?

— L'abbĂ© de Grancey s'en chargera plus tard ; mais dĂ©cidez-vous Ă  promettre votre voix Ă  l'avocat Savaron aux prochaines Ă©lections, et vous verrez !

— Aller aux Ă©lections ! prĂȘter serment ! s'Ă©cria le baron de Watteville.

— Bah ! dit-elle.

— Et que dira ta mùre ?

— Elle vous ordonnera peut-ĂȘtre d'y aller, rĂ©pondit PhilomĂšne qui savait par la lettre d'Albert Ă  LĂ©opold les engagements du vicaire-gĂ©nĂ©ral.

Quatre jours aprĂšs, l'abbĂ© de Grancey se glissait un matin de trĂšs-bonne heure chez Albert de Savarus, aprĂšs l'avoir prĂ©venu la veille de sa visite. Le vieux prĂȘtre venait conquĂ©rir le grand avocat Ă  la maison Watteville, dĂ©marche qui rĂ©vĂšle le tact et la finesse que PhilomĂšne avait souterrainement dĂ©ployĂ©s.

— Que puis-je pour vous, monsieur le vicaire-gĂ©nĂ©ral ? dit Savarus.

L'abbé, qui dégoisa l'affaire avec une admirable bonhomie, fut écouté froidement par Albert.

— Monsieur l'abbĂ©, rĂ©pondit-il, il m'est impossible de me charger des intĂ©rĂȘts de la maison Watteville, et vous allez comprendre pourquoi. Mon rĂŽle ici consiste Ă  garder la plus exacte neutralitĂ©. Je ne veux pas prendre couleur, et dois rester une Ă©nigme jusqu'Ă  la veille de mon Ă©lection. Or, plaider pour les Watteville, ce ne serait rien Ă  Paris ; mais ici ?
. Ici oĂč tout se commente, je serais pour tout le monde l'homme de votre faubourg Saint-Germain.

— Eh ! croyez-vous, dit l'abbĂ©, que vous pourrez ĂȘtre inconnu, quand, au jour des Ă©lections, les candidats s'attaqueront ? Mais alors on saura que vous vous nommez Savaron de Savarus, que vous avez Ă©tĂ© maĂźtre des requĂȘtes, que vous ĂȘtes un homme de la Restauration !

— Au jour des Ă©lections, dit Savarus, je serai tout ce qu'il faudra que je sois. Je compte parler dans les rĂ©unions prĂ©paratoires
..

— Si monsieur de Watteville et son parti vous appuyait, vous auriez cent voix compactes et un peu plus sĂ»res que celles sur lesquelles vous comptez. On peut toujours semer la division entre les IntĂ©rĂȘts, on ne sĂ©pare point les Convictions.

— Eh ! diable, reprit Savarus, je vous aime et puis faire beaucoup pour vous, mon pĂšre ! Peut-ĂȘtre y a-t-il des accommodements avec le diable. Quel que soit le procĂšs de monsieur de Watteville, on peut, en prenant Girardet et le guidant, traĂźner la procĂ©dure jusqu'aprĂšs les Ă©lections. Je ne me chargerai de plaider que le lendemain de mon Ă©lection.

— Faites une chose, dit l'abbĂ©, venez Ă  l'hĂŽtel de Rupt, il s'y trouve une petite personne de dix-huit ans qui doit avoir un jour cent mille livres de rentes, et vous paraĂźtrez lui faire la cour


— Ah ! cette jeune fille que je vois souvent sur ce kiosque


— Oui, mademoiselle PhilomĂšne, reprit l'abbĂ© de Grancey. Vous ĂȘtes ambitieux. Si vous lui plaisiez, vous seriez tout ce qu'un ambitieux veut ĂȘtre : ministre. On est toujours ministre, quand Ă  une fortune de cent mille livres de rentes on joint vos Ă©tonnantes capacitĂ©s.

— Monsieur l'abbĂ©, dit vivement Albert, mademoiselle de Watteville aurait encore trois fois plus de fortune et m'adorerait, qu'il me serait impossible de l'Ă©pouser


— Vous seriez mariĂ© ? fit l'abbĂ© de Grancey.

— Non pas Ă  l'Ă©glise, non pas Ă  la mairie, dit Savarus, mais moralement.

— C'est pire quand on y tient autant que vous paraissez y tenir, rĂ©pondit l'abbĂ©. Tout ce qui n'est pas fait, peut se dĂ©faire. N'asseyez pas plus votre fortune et vos plans sur un vouloir de femme, qu'un homme sage ne compte sur les souliers d'un mort pour se mettre en route.

— Laissons mademoiselle de Watteville, dit gravement Albert, et convenons de nos faits. A cause de vous, que j'aime et respecte, je plaiderai, mais aprĂšs les Ă©lections, pour monsieur de Watteville. Jusque-lĂ , son affaire sera conduite par Girardet d'aprĂšs mes avis. VoilĂ  tout ce que je puis faire.

— Mais il y a des questions qui ne peuvent se dĂ©cider que d'aprĂšs une inspection des localitĂ©s, dit le vicaire-gĂ©nĂ©ral.

— Girardet ira, rĂ©pondit Savarus. Je ne veux pas me permettre, au milieu d'une ville que je connais trĂšs-bien, une dĂ©marche de nature Ă  compromettre les immenses intĂ©rĂȘts que cache mon Ă©lection.

L'abbé de Grancey quitta Savarus en lui lançant un regard fin par lequel il semblait se rire de la politique compacte du jeune athlÚte, tout en admirant sa résolution.

— Ah ! j'aurai jetĂ© mon pĂšre dans un procĂšs ! Ah ! j'aurai tant fait pour l'introduire ici ! se disait PhilomĂšne du haut du kiosque en regardant l'avocat dans son cabinet, le lendemain de la confĂ©rence entre Albert et l'abbĂ© de Grancey, dont le rĂ©sultat lui fut dit par son pĂšre. J'aurai commis des pĂ©chĂ©s mortels, et tu ne viendrais pas dans le salon de l'hĂŽtel de Rupt, et je n'entendrais pas ta voix si riche ? Tu mets des conditions Ă  ton concours quand les Watteville et les Rupt le demandent !
 Eh ! bien, Dieu le sait, je me contentais de ces petits bonheurs : te voir, t'entendre, aller aux Rouxey avec toi pour me les faire consacrer par ta prĂ©sence. Je ne voulais pas davantage
 Mais maintenant je serai ta femme !
 Oui, oui, regarde ses portraits, examine ses salons, sa chambre, les quatre faces de sa villa, les points de vue de ses jardins. Tu attends sa statue ! je la rendrai de marbre elle-mĂȘme pour toi !
 Cette femme n'aime pas d'ailleurs. Les arts, les sciences, les lettres, le chant, la musique, lui ont pris la moitiĂ© de ses sens et de son intelligence. Elle est vieille d'ailleurs, elle a plus de trente ans, et mon Albert serait malheureux !

— Qu'avez-vous donc Ă  rester lĂ , PhilomĂšne ? lui dit sa mĂšre en venant troubler les rĂ©flexions de sa fille. Monsieur de Soulas est au salon, et il remarquait votre attitude qui, certes, annonçait plus de pensĂ©es qu'on ne doit en avoir Ă  votre Ăąge.

— Monsieur de Soulas est ennemi de la pensĂ©e ? demanda-t-elle.

— Vous pensiez donc ? dit madame de Watteville.

— Mais oui, maman.

— Eh ! bien, non, vous ne pensiez pas. Vous regardiez les fenĂȘtres de cet avocat ; occupation qui n'est ni convenable ni dĂ©cente, et que monsieur de Soulas moins qu'un autre devait remarquer.

— Eh ! pourquoi ? dit Philomùne.

— Mais, dit la baronne, il est temps que vous sachiez nos intentions : AmĂ©dĂ©e vous trouve bien, et vous ne serez pas malheureuse d'ĂȘtre comtesse de Soulas.

Pùle comme un lis, PhilomÚne ne répondit rien à sa mÚre, tant la violence de ses sentiments contrariés la rendit stupide. Mais en présence de cet homme qu'elle haïssait profondément depuis l'instant, elle trouva je ne sais quel sourire que trouvent les danseuses pour le public. Enfin elle put rire, elle eut la force de cacher sa fureur qui se calma, car elle résolut d'employer à ses desseins ce gros et niais jeune homme.

— Monsieur AmĂ©dĂ©e, lui dit-elle pendant un moment oĂč la baronne Ă©tait en avant d'eux dans le jardin en affectant de laisser les jeunes gens seuls, vous ignoriez donc que monsieur Albert Savaron de Savarus est lĂ©gitimiste.

— LĂ©gitimiste ?

— Avant 1830, il Ă©tait maĂźtre des requĂȘtes au conseil d'Ă©tat, attachĂ© Ă  la prĂ©sidence du conseil des ministres, bien vu du Dauphin et de la Dauphine. Il eĂ»t Ă©tĂ© bien Ă  vous de ne pas dire du mal de lui ; mais il serait encore mieux d'aller aux Elections cette annĂ©e, de le porter et d'empĂȘcher ce pauvre monsieur de Chavoncourt de reprĂ©senter la ville de Besançon.

— Quel intĂ©rĂȘt subit prenez-vous donc Ă  ce Savaron ?

— Monsieur Albert de Savarus, fils naturel du comte de Savarus (oh ! gardez-moi bien le secret sur cette indiscrĂ©tion), s'il est nommĂ© dĂ©putĂ©, sera notre avocat dans l'affaire des Rouxey. Les Rouxey, m'a dit mon pĂšre, seront ma propriĂ©tĂ©, j'y veux demeurer, c'est ravissant ! Je serais au dĂ©sespoir de voir cette magnifique crĂ©ation du grand Watteville dĂ©truite


— Diantre ! se dit AmĂ©dĂ©e en sortant de l'hĂŽtel de Rupt, cette fille n'est pas sotte.

Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient aux fameux Deux-Cent-Vingt-et-Un. Aussi, dĂšs le lendemain de la rĂ©volution de Juillet, prĂȘcha-t-il la salutaire doctrine de la prestation du serment et de la lutte avec l'Ordre de choses Ă  l'instar des torys contre les whigs en Angleterre. Cette doctrine ne fut pas accueillie par les LĂ©gitimistes qui, dans la dĂ©faite, eurent l'esprit de se diviser d'opinions et de s'en tenir Ă  la force d'inertie et Ă  la Providence. En butte Ă  la dĂ©fiance de son parti, monsieur de Chavoncourt parut aux gens du Juste-Milieu le plus excellent choix Ă  faire ; ils prĂ©fĂ©rĂšrent le triomphe de ses opinions modĂ©rĂ©es Ă  l'ovation d'un rĂ©publicain qui rĂ©unissait les voix des exaltĂ©s et des patriotes. Monsieur de Chavoncourt, homme trĂšs-estimĂ© dans Besançon, reprĂ©sentait une vieille famille parlementaire ; sa fortune, environ quinze mille francs de rente, ne choquait personne, d'autant plus qu'il avait un fils et trois filles. Quinze mille francs de rente ne sont rien avec de pareilles charges. Or, lorsqu'en de semblables circonstances, un pĂšre de famille reste incorruptible, il est difficile que des Ă©lecteurs ne l'estiment pas. Les Ă©lecteurs se passionnent pour le beau idĂ©al de la vertu parlementaire, tout autant qu'un parterre pour la peinture de sentiments gĂ©nĂ©reux qu'il pratique trĂšs-peu. Madame de Chavoncourt, alors ĂągĂ©e de quarante ans, Ă©tait une des belles femmes de Besançon. Pendant les sessions, elle vivait petitement dans un de ses domaines, afin de retrouver par ses Ă©conomies les dĂ©penses que faisait Ă  Paris monsieur de Chavoncourt. En hiver, elle recevait honorablement un jour par semaine, le mardi ; mais en entendant trĂšs-bien son mĂ©tier de maĂźtresse de maison. Le jeune Chavoncourt, ĂągĂ© de vingt-deux ans, et un autre jeune gentilhomme, nommĂ© monsieur de Vauchelles, pas plus riche qu'AmĂ©dĂ©e, et de plus son camarade de collĂ©ge, Ă©taient excessivement liĂ©s. Ils se promenaient ensemble Ă  Granvelle, ils faisaient quelques parties de chasse ensemble ; ils Ă©taient si connus pour ĂȘtre insĂ©parables qu'on les invitait Ă  la campagne ensemble. PhilomĂšne, Ă©galement liĂ©e avec les petites Chavoncourt, savait que ces trois jeunes gens n'avaient point de secrets les uns pour les autres. Elle se dit que si monsieur de Soulas commettait une indiscrĂ©tion, ce serait avec ses deux amis intimes. Or, monsieur de Vauchelles avait son plan fait pour son mariage comme AmĂ©dĂ©e pour le sien : il voulait Ă©pouser Victoire, l'aĂźnĂ©e des petites Chavoncourt, Ă  laquelle une vieille tante devait assurer un domaine de sept mille francs de rente et cent mille francs d'argent au contrat. Victoire Ă©tait la filleule et la prĂ©dilection de cette tante. Evidemment alors le jeune Chavoncourt et Vauchelles avertiraient monsieur de Chavoncourt du pĂ©ril que les prĂ©tentions d'Albert allaient lui faire courir. Mais ce ne fut pas assez pour PhilomĂšne, elle Ă©crivit de la main gauche au prĂ©fet du dĂ©partement une lettre anonyme signĂ©e un ami de Louis-Philippe, oĂč elle le prĂ©venait de la candidature tenue secrĂšte de monsieur Albert de Savarus, en lui faisant apercevoir le dangereux concours qu'un orateur royaliste prĂȘterait Ă  Berryer, et lui dĂ©voilant la profondeur de la conduite tenue par l'avocat depuis deux ans Ă  Besançon. Le prĂ©fet Ă©tait un homme habile, ennemi personnel du parti royaliste, et dĂ©vouĂ© par conviction au gouvernement de juillet, enfin un de ces hommes qui font dire, rue de Grenelle, au MinistĂšre de l'IntĂ©rieur : — Nous avons un bon prĂ©fet Ă  Besançon. Ce prĂ©fet lut la lettre, et, selon la recommandation, il la brĂ»la.

PhilomÚne voulait faire manquer l'élection d'Albert pour le conserver pendant cinq autres années à Besançon.

Les Elections furent alors une lutte entre les partis, et pour en triompher, le MinistĂšre choisit son terrain en choisissant le moment de la lutte. Ainsi les Elections ne devaient avoir lieu qu'Ă  trois mois de lĂ . Quand un homme attend toute sa vie d'une Ă©lection, le temps qui s'Ă©coule entre l'ordonnance de convocation des collĂ©ges Ă©lectoraux et le jour fixĂ© pour leurs opĂ©rations, est un temps pendant lequel la vie ordinaire est suspendue. Aussi PhilomĂšne comprit-elle combien de latitude lui laissaient pendant ces trois mois les prĂ©occupations d'Albert. Elle obtint de Mariette, Ă  qui, comme elle l'avoua plus tard, elle promit de la prendre ainsi que JĂ©rĂŽme Ă  son service, de lui remettre les lettres qu'Albert enverrait en Italie et les lettres qui viendraient pour lui de ce pays. Et, tout en machinant ses plans, cette Ă©tonnante fille faisait des pantoufles Ă  son pĂšre de l'air le plus naĂŻf du monde. Elle redoubla mĂȘme de candeur et d'innocence en comprenant Ă  quoi pouvait servir son air d'innocence et de candeur.

— Philomùne devient charmante, disait la baronne de Watteville.

Deux mois avant les Ă©lections, une rĂ©union eut lieu chez monsieur Boucher le pĂšre, composĂ©e de l'entrepreneur qui comptait sur les travaux du pont et des eaux d'Arcier, du beau-pĂšre de monsieur Boucher, de monsieur Granet, cet homme influent Ă  qui Savarus avait rendu service et qui devait le proposer comme candidat, de l'avouĂ© Girardet, de l'imprimeur de la Revue de l'Est et du prĂ©sident du tribunal de commerce. Enfin cette rĂ©union compta vingt-sept de ces personnes appelĂ©es dans les provinces les gros bonnets. Chacune d'elles reprĂ©sentait en moyenne six voix ; mais en les recensant, elles furent portĂ©es Ă  dix, car on commence toujours par s'exagĂ©rer Ă  soi-mĂȘme son influence. Parmi ces vingt-sept personnes, le prĂ©fet en avait une Ă  lui, quelque faux-frĂšre qui secrĂštement attendait une faveur du MinistĂšre pour les siens ou pour lui-mĂȘme. Dans cette premiĂšre rĂ©union, on convint de choisir l'avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme que personne n'aurait pu espĂ©rer Ă  Besançon. En attendant chez lui qu'Alfred Boucher vint le chercher, Albert causait avec l'abbĂ© de Grancey qui s'intĂ©ressait Ă  cette immense ambition. Albert avait reconnu l'Ă©norme capacitĂ© politique du prĂȘtre, et le prĂȘtre Ă©mu par les priĂšres de ce jeune homme, avait bien voulu lui servir de guide et de conseil dans cette lutte suprĂȘme. Le Chapitre n'aimait pas monsieur de Chavoncourt ; car le beau-frĂšre de sa femme, prĂ©sident du tribunal, avait fait perdre le fameux procĂšs en premiĂšre instance.

— Vous ĂȘtes trahi, mon cher enfant, lui disait le fin et respectable abbĂ© de cette voix douce et calme que se font les vieux prĂȘtres.

— Trahi !
 s'Ă©cria l'amoureux atteint au cƓur.

— Et par qui, je n'en sais rien, rĂ©pliqua le prĂȘtre. La PrĂ©fecture est au fait de vos plans et lit dans votre jeu. Je ne puis vous donner en ce moment aucun conseil. De semblables affaires veulent ĂȘtre Ă©tudiĂ©es. Quant Ă  ce soir, dans cette rĂ©union, allez au-devant des coups qu'on va vous porter. Dites toute votre vie antĂ©rieure, vous attĂ©nuerez ainsi l'effet que cette dĂ©couverte produirait sur les Bisontins.

— Oh ! je m'y suis attendu, dit Savarus d'une voix altĂ©rĂ©e.

— Vous n'avez pas voulu profiter de mon conseil, vous avez eu l'occasion de vous produire Ă  l'hĂŽtel de Rupt, vous ne savez pas ce que vous y auriez gagné 

— Quoi ?

— L'unanimitĂ© des royalistes, un accord momentanĂ© pour aller aux Elections
 Enfin, plus de cent voix ! En y joignant ce que nous appelons entre nous les voix ecclĂ©siastiques, vous n'Ă©tiez pas encore nommĂ© ; mais vous Ă©tiez maĂźtre de l'Ă©lection par le ballottage. Dans ce cas, on parlemente, on arrive


En entrant, Alfred Boucher, qui plein d'enthousiasme annonça le vƓu de la rĂ©union prĂ©paratoire, trouva le vicaire-gĂ©nĂ©ral et l'avocat froids, calmes et graves.

— Adieu, monsieur l'abbĂ©, dit Albert, nous causerons plus Ă  fond de votre affaire aprĂšs les Elections.

Et l'avocat prit le bras d'Alfred, aprĂšs avoir serrĂ© significativement la main de monsieur de Grancey. Le prĂȘtre regarda cet ambitieux, dont alors le visage eut cet air sublime que doivent avoir les gĂ©nĂ©raux en entendant le premier coup de canon de la bataille. Il leva les yeux au ciel et sortit en se disant : — Quel beau prĂȘtre il ferait !

L'Ă©loquence n'est pas au Barreau. Rarement l'avocat y dĂ©ploie les forces rĂ©elles de l'Ăąme, autrement il y pĂ©rirait en quelques annĂ©es. L'Ă©loquence est rarement dans la Chaire aujourd'hui ; mais elle est dans certaines sĂ©ances de la Chambre des DĂ©putĂ©s oĂč l'ambitieux joue le tout pour le tout, oĂč piquĂ© de mille flĂšches il Ă©clate Ă  un moment donnĂ©. Mais elle est encore bien certainement chez certains ĂȘtres privilĂ©giĂ©s dans le quart d'heure fatal oĂč leurs prĂ©tentions vont Ă©chouer ou rĂ©ussir, et oĂč ils sont forcĂ©s de parler. Aussi dans cette rĂ©union, Albert Savarus, en sentant la nĂ©cessitĂ© de se faire des sĂ©ides, dĂ©veloppa-t-il toutes les facultĂ©s de son Ăąme et les ressources de son esprit. Il entra bien dans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans faiblesse, sans lĂąchetĂ©, gravement, et se vit sans surprise au milieu de trente et quelques personnes. DĂ©jĂ  le bruit de la rĂ©union et sa dĂ©cision avaient amenĂ© quelques moutons dociles Ă  la clochette. Avant d'Ă©couter monsieur Boucher, qui voulait lui lĂącher un speech Ă  propos de la rĂ©solution du ComitĂ©-Boucher, Albert rĂ©clama le silence en faisant un signe et serrant la main Ă  monsieur Boucher, comme pour le prĂ©venir d'un danger subitement advenu.

— Mon jeune ami, Alfred Boucher vient de m'annoncer l'honneur qui m'est fait. Mais avant que cette dĂ©cision devienne dĂ©finitive, dit l'avocat, je crois devoir vous expliquer quel est votre candidat, afin de vous laisser libres encore de reprendre vos paroles si mes dĂ©clarations troublaient vos consciences.

Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence. Quelques hommes trouvÚrent ce mouvement fort noble.

Albert expliqua sa vie antĂ©rieure en disant son vrai nom, ses Ɠuvres sous la Restauration, en se faisant un homme nouveau depuis son arrivĂ©e Ă  Besançon, en prenant des engagements pour l'avenir. Cette improvisation tint, dit-on, tous les auditeurs haletants. Ces hommes Ă  intĂ©rĂȘts si divers furent subjuguĂ©s par l'admirable Ă©loquence sortie bouillante du cƓur et de l'Ăąme de cet ambitieux. L'admiration empĂȘcha toute rĂ©flexion. On ne comprit qu'une seule chose, la chose qu'Albert voulait jeter dans ces tĂȘtes.

Ne valait-il pas mieux pour une ville avoir un de ces hommes destinés à gouverner la société tout entiÚre, qu'une machine à voter ? Un homme d'état apporte tout un pouvoir, le député médiocre mais incorruptible n'est qu'une conscience. Quelle gloire pour la Provence d'avoir deviné Mirabeau, d'avoir envoyé depuis 1830 le seul homme d'Etat qu'ait produit la révolution de Juillet !

Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs la crurent de force à devenir un magnifique instrument politique dans leur représentant. Ils virent tous Savarus le ministre dans Albert Savaron. En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l'habile candidat leur fit entendre qu'ils acquéraient, eux les premiers, le droit de se servir de son influence.

Cette profession de foi, cette dĂ©claration d'ambitieux, ce rĂ©cit de sa vie et de son caractĂšre fut, au dire du seul homme capable de juger Savarus et qui depuis est devenu l'une des capacitĂ©s de Besançon, un chef-d'Ɠuvre d'adresse, de sentiment, de chaleur, d'intĂ©rĂȘt et de sĂ©duction. Ce tourbillon enveloppa les Ă©lecteurs. Jamais homme n'eut un pareil triomphe. Mais malheureusement la Parole, espĂšce d'arme Ă  bout portant, n'a qu'un effet immĂ©diat. La RĂ©flexion tue la Parole quand la Parole n'a pas triomphĂ© de la RĂ©flexion. Si l'on eĂ»t votĂ©, certes le nom d'Albert sortait de l'urne ! A l'instant mĂȘme, il Ă©tait vainqueur. Mais il lui fallait vaincre ainsi tous les jours pendant deux mois. Albert sortit palpitant. Applaudi par des Bisontins, il avait obtenu le grand rĂ©sultat. de tuer par avance les mĂ©chants propos auxquels donneraient lieu ses antĂ©cĂ©dents. Le commerce de Besançon fit de l'avocat Savaron de Savarus son candidat. L'enthousiasme d'Alfred Boucher, contagieux d'abord, devait Ă  la longue devenir maladroit.

Le prĂ©fet, Ă©pouvantĂ© de ce succĂšs, se mit Ă  compter le nombre des voix ministĂ©rielles, et sut se mĂ©nager une entrevue secrĂšte avec monsieur de Chavoncourt, afin de se coaliser dans l'intĂ©rĂȘt commun. Chaque jour, et sans qu'Albert pĂ»t savoir comment, les voix du ComitĂ©-Boucher diminuĂšrent. Un mois avant les Elections, Albert se voyait Ă  peine soixante voix. Rien ne rĂ©sistait au lent travail de la PrĂ©fecture. Trois ou quatre hommes habiles disaient aux clients de Savarus : « Le dĂ©putĂ© plaidera-t-il et gagnera-t-il vos affaires ? vous donnera-t-il ses conseils, fera-t-il vos traitĂ©s, vos transactions ? Vous l'aurez pour esclave encore pour cinq ans, si au lieu de l'envoyer Ă  la chambre, vous lui donnez seulement l'espĂ©rance d'y aller dans cinq ans. » Ce calcul fut d'autant plus nuisible Ă  Savarus, que dĂ©jĂ  quelques femmes de nĂ©gociants l'avaient fait. Les intĂ©ressĂ©s Ă  l'affaire du pont et ceux des eaux d'Arcier ne rĂ©sistĂšrent pas Ă  une confĂ©rence avec un adroit ministĂ©riel, qui leur prouva que la protection pour eux Ă©tait Ă  la PrĂ©fecture et non pas chez un ambitieux. Chaque jour fut une dĂ©faite pour Albert, quoique chaque jour fĂ»t une bataille dirigĂ©e par lui, mais jouĂ©e par ses lieutenants, une bataille de mots, de discours, de dĂ©marches. Il n'osait aller chez le vicaire-gĂ©nĂ©ral, et le vicaire-gĂ©nĂ©ral ne se montrait pas. Albert se levait et se couchait avec la fiĂšvre et le cerveau tout en feu.

Enfin arriva le jour de la premiĂšre lune, ce qu'on appelle une rĂ©union prĂ©paratoire, oĂč les voix se comptent, oĂč les candidats jugent leurs chances, et oĂč les gens habiles peuvent prĂ©voir la chute ou le succĂšs. C'est une scĂšne de hustings honnĂȘte, sans populace, mais terrible : les Ă©motions, pour ne pas avoir d'expression physique comme en Angleterre, n'en sont pas moins profondes. Les Anglais font les choses Ă  coups de poings, en France elles se font Ă  coups de phrases. Nos voisins ont une bataille, les Français jouent leur sort par de froides combinaisons Ă©laborĂ©es avec calme. Cet acte politique se passe Ă  l'inverse du caractĂšre des deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur de Chavoncourt se prĂ©senta, puis vint Albert qui fut accusĂ© par les radicaux et par le ComitĂ©-Chavoncourt d'ĂȘtre un homme de la Droite sans transaction, un double de Berryer. Le MinistĂšre avait son candidat, un homme sacrifiĂ© qui servait Ă  masser les votes ministĂ©riels purs. Les voix ainsi divisĂ©es n'arrivĂšrent Ă  aucun rĂ©sultat. Le candidat rĂ©publicain eut vingt voix, le MinistĂšre en rĂ©unit cinquante, Albert en compta soixante-dix, monsieur de Chavoncourt en obtint soixante-sept. Mais la perfide PrĂ©fecture avait fait voter pour Albert trente de ses voix les plus dĂ©vouĂ©es, afin d'abuser sou antagoniste. Les voix de monsieur de Chavoncourt rĂ©unies aux quatre-vingts voix rĂ©elles de la prĂ©fecture, devenaient maĂźtresses de l'Ă©lection pour peu que le prĂ©fet sĂ»t dĂ©tacher quelques voix du parti radical. Cent soixante voix manquaient, les voix de monsieur de Grancey, et les voix lĂ©gitimistes. Une rĂ©union prĂ©paratoire est aux Elections ce qu'est au ThĂ©Ăątre une rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale, ce qu'il y a de plus trompeur au monde. Albert Savarus revint chez lui, faisant bonne contenance, mais mourant. Il avait eu l'esprit, le gĂ©nie, ou le bonheur de conquĂ©rir dans ces quinze derniers jours deux hommes dĂ©vouĂ©s, le beau-pĂšre de Girardet et un vieux nĂ©gociant trĂšs-fin chez qui l'envoya monsieur de Grancey. Ces deux braves gens devenus ses espions, semblaient ĂȘtre les plus ardents ennemis de Savarus dans les camps opposĂ©s. Sur la fin de la sĂ©ance prĂ©paratoire, ils apprirent Ă  Savarus par l'intermĂ©diaire de monsieur Boucher que trente voix inconnues faisaient contre lui, dans son parti, le mĂ©tier qu'ils faisaient pour son compte chez les autres ? Un criminel qui marche au supplice ne souffre pas ce qu'Albert souffrit en revenant chez lui de la salle oĂč son sort s'Ă©tait jouĂ©. L'amoureux au dĂ©sespoir ne voulut ĂȘtre accompagnĂ© de personne. Il marcha seul par les rues, entre onze heures et minuit.

A une heure du matin, Albert, que depuis trois jours le sommeil ne visitait plus, Ă©tait assis dans sa bibliothĂšque, sur un fauteuil Ă  la Voltaire, la tĂȘte pĂąle comme s'il allait expirer, les mains pendantes, dans une pose d'abandon digne de la Magdeleine. Des larmes roulaient entre ses longs cils, de ces larmes qui mouillent les yeux et qui ne roulent pas sur les joues : la pensĂ©e les boit, le feu de l'Ăąme les dĂ©vore ! Seul, il pouvait pleurer. Il aperçut alors sous le kiosque une forme blanche qui lui rappela Francesca.

— Et voici trois mois que je n'ai reçu de lettre d'elle ! Que devient-elle ? je suis restĂ© deux mois sans lui rien Ă©crire, mais je l'ai prĂ©venue. Est-elle malade ? O mon amour ! ĂŽ ma vie ! sauras-tu jamais ce que j'ai souffert ? Quelle fatale organisation est la mienne ! Ai-je un anĂ©vrisme ? se demanda-t-il en sentant son cƓur qui battait si violemment que les pulsations retentissaient dans le silence comme si de lĂ©gers grains de sable eussent frappĂ© sur une grosse caisse.

En ce moment trois coups discrets retentirent Ă  la porte d'Albert, il alla promptement ouvrir, et faillit se trouver mal de joie en voyant au vicaire-gĂ©nĂ©ral un air gai, l'air du triomphe. Il saisit l'abbĂ© de Grancey, sans lui dire un mot, le tint dans ses bras, le serra, laissant aller sa tĂȘte sur l'Ă©paule de ce vieillard. Et il redevint enfant, il pleura comme il avait pleurĂ© quand il sut que Francesca Soderini Ă©tait mariĂ©e. Il ne laissa voir sa faiblesse qu'Ă  ce prĂȘtre sur le visage de qui brillaient les lueurs d'une espĂ©rance. Le prĂȘtre avait Ă©tĂ© sublime, et aussi fin que sublime.

— Pardon, cher abbĂ©, mais vous ĂȘtes venu dans un de ces moments suprĂȘmes oĂč l'homme disparaĂźt, car ne me croyez pas un ambitieux vulgaire.

— Oui, je le sais, reprit l'abbĂ©, vous avez Ă©crit l'AMBITIEUX PAR AMOUR ! HĂ© ! mon enfant, c'est un dĂ©sespoir d'amour qui m'a fait prĂȘtre en 1786, Ă  vingt-deux ans. En 1788, j'Ă©tais curĂ©. Je sais la vie. J'ai dĂ©jĂ  refusĂ© trois Ă©vĂȘchĂ©s, je veux mourir Ă  Besançon.

— Venez la voir ? s'Ă©cria Savarus en prenant la bougie et menant l'abbĂ© dans le cabinet magnifique oĂč se trouvait le portrait de la duchesse d'Argaiolo qu'il Ă©claira.

— C'est une de ces femmes qui sont faites pour rĂ©gner ! dit le vicaire en comprenant ce qu'Albert lui tĂ©moignait d'affection par cette muette confidence. Mais il y a bien de la fiertĂ© sur ce front, il est implacable, elle ne pardonnerait pas une injure ! C'est un archange Michel, l'ange des exĂ©cutions, l'ange inflexible
 Tout ou rien ! est la devise de ces caractĂšres angĂ©liques. Il y a je ne sais quoi de divinement sauvage dans cette tĂȘte !


— Vous l'avez bien devinĂ©e, s'Ă©cria Savarus. Mais, mon cher abbĂ©, voici plus de douze ans qu'elle rĂšgne sur ma vie, et je n'ai pas une pensĂ©e Ă  me reprocher
..

— Ah ! si vous en aviez autant fait pour Dieu ?
 dit naĂŻvement l'abbĂ©. Parlons de vos affaires.. Voici dix jours que je travaille pour vous. Si vous ĂȘtes un vrai politique, vous suivrez mes conseils cette fois-ci. Vous n'en seriez pas oĂč vous en ĂȘtes, si vous Ă©tiez allĂ© quand je vous le disais Ă  l'hĂŽtel de Rupt ; mais vous irez demain, je vous y prĂ©sente le soir. La terre des Rouxey est menacĂ©e, il faut plaider dans deux jours
 L'Election ne se fera pas avant trois jours. On aura soin de ne pas avoir fini de constituer le bureau le premier jour ; nous aurons plusieurs scrutins, et vous arriverez par un ballottage


— Et comment ?


— En gagnant le procĂšs des Rouxey, vous aurez quatre-vingt voix lĂ©gitimistes, ajoutez-les aux trente voix dont je dispose, nous arrivons Ă  cent dix. Or, comme il vous en restera vingt du ComitĂ©-Boucher, vous en possĂ©derez en tout cent trente.

— HĂ© ! bien, dit Albert, il en faut soixante-quinze de plus
..

— Oui, dit le prĂȘtre, car tout le reste est au MinistĂšre. Mais, mon enfant, vous avez Ă  vous deux cent voix, et la PrĂ©fecture n'en a que cent quatre-vingts.

— J'ai deux cents voix ?
 dit Albert qui demeura stupide d'Ă©tonnement aprĂšs s'ĂȘtre dressĂ© sur ses pieds comme poussĂ© par un ressort.

— Vous avez les voix de monsieur de Chavoncourt, reprit l'abbĂ©.

— Et comment ? dit Albert.

— Vous Ă©pousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt.

— Jamais !

— Vous Ă©pousez mademoiselle Sidonie de Chavoncourt, rĂ©pĂ©ta froidement le prĂȘtre.

— Mais voyez ? elle est implacable, dit Albert en montrant Francesca.

— Vous Ă©pousez mademoiselle Chavoncourt, rĂ©pĂ©ta froidement le prĂȘtre pour la troisiĂšme fois.

Cette fois Albert comprit. Le vicaire-gĂ©nĂ©ral ne voulait pas tremper dans le plan qui souriait enfin Ă  ce politique au dĂ©sespoir. Une parole de plus eĂ»t compromis la dignitĂ©, l'honnĂȘtetĂ© du prĂȘtre.

— Vous trouverez demain Ă  l'hĂŽtel de Rupt madame de Chavoncourt et sa seconde fille, vous la remercierez de ce qu'elle doit faire pour vous, vous lui direz que votre reconnaissance est sans bornes ; enfin vous lui appartenez corps et Ăąme, votre avenir est dĂ©sormais celui de sa famille, vous ĂȘtes dĂ©sintĂ©ressĂ©, vous avez une si grande confiance en vous que vous regardez une nomination de dĂ©putĂ© comme une dot suffisante. Vous aurez un combat avec madame de Chavoncourt, elle voudra votre parole. Cette soirĂ©e, mon fils, est tout votre avenir. Mais, sachez-le, je ne suis pour rien lĂ -dedans. Moi, je ne suis coupable que des voies lĂ©gitimistes, je vous ai conquis madame de Watteville, et c'est toute l'aristocratie de Besançon. AmĂ©dĂ©e de Soulas et Vauchelles, qui voteront pour vous, ont entraĂźnĂ© la jeunesse, madame de Watteville vous aura les vieillards. Quant Ă  mes voix, elles sont infaillibles.

— Qui donc a tournĂ© madame de Chavoncourt ? demanda Savarus.

— Ne me questionnez pas, rĂ©pondit l'abbĂ©. Monsieur de Chavoncourt, qui a trois filles Ă  marier, est incapable d'augmenter sa fortune. Si Vauchelles Ă©pouse la premiĂšre sans dot, Ă  cause de la vieille tante qui finance au contrat, que faire des deux autres ? Sidonie a seize ans, et vous avez des trĂ©sors dans votre ambition. Quelqu'un a dit Ă  madame de Chavoncourt qu'il valait mieux marier sa fille que d'envoyer son mari manger de l'argent Ă  Paris. Ce quelqu'un mĂšne madame de Chavoncourt, et madame de Chavoncourt mĂšne son mari.

— Assez, cher abbĂ© ! Je comprends, Une fois nommĂ© dĂ©putĂ©, j'ai la fortune de quelqu'un Ă  faire, et en la faisant splendide je serai dĂ©gagĂ© de ma parole. Vous avez en moi un fils, un homme qui vous devra son bonheur. Mon Dieu ! qu'ai-je fait pour mĂ©riter une si vĂ©ritable amitiĂ© ?

— Vous avez fait triompher le Chapitre, dit en souriant le vicaire-gĂ©nĂ©ral. Maintenant gardez le secret du tombeau sur tout ceci ? Nous ne sommes rien, nous ne faisons rien. Si l'on nous savait nous mĂȘlant d'Ă©lections, nous serions mangĂ©s tout crus par les puritains de la Gauche qui font pis, et blĂąmĂ©s par quelques-uns des nĂŽtres. Madame de Chavoncourt ne se doute pas de ma participation dans tout ceci. Je ne me suis fiĂ© qu'Ă  madame de Watteville sur qui nous pouvons compter comme sur nous-mĂȘmes.

— Je vous amĂšnerai la duchesse pour que vous nous bĂ©nissiez ! s'Ă©cria l'ambitieux.

AprĂšs avoir reconduit le vieux prĂȘtre, Albert se coucha dans les langes du pouvoir.

A neuf heures du soir, le lendemain, comme chacun peut se l'imaginer, les salons de madame la baronne de Watteville Ă©taient remplis par l'aristocratie bisontine convoquĂ©e extraordinairement. On y discutait l'exception d'aller aux Elections pour faire plaisir Ă  la fille des de Rupt. On savait que l'ancien maĂźtre des requĂȘtes, le secrĂ©taire d'un des plus fidĂšles ministres de la branche aĂźnĂ©e, allait ĂȘtre introduit. Madame de Chavoncourt Ă©tait venue avec sa seconde fille Sidonie, mise divinement bien, tandis que l'aĂźnĂ©e, sĂ»re de son prĂ©tendu, n'avait recours Ă  aucun artifice de toilette. Ces petites choses s'observent en province. L'abbĂ© de Grancey montrait sa belle tĂȘte fine, de groupe en groupe, Ă©coutant, n'ayant l'air de se mĂȘler de rien, mais disant de ces mots incisifs qui rĂ©sument les questions et les commandent.

— Si la branche aĂźnĂ©e revenait, disait-il Ă  un ancien homme d'Etat septuagĂ©naire, quels politiques trouverait-elle ? — Seul sur son banc, Berryer ne sait que devenir ; s'il avait soixante voix, il entraverait le gouvernement dans bien des occasions et renverserait des ministĂšres ! — On va nommer le duc de Fitz-James Ă  Toulouse. — Vous ferez gagner Ă  monsieur de Watteville son procĂšs ! — Si vous votez pour monsieur de Savarus, les rĂ©publicains voteront avec vous plutĂŽt que de voter avec les juste-milieu ! Etc., etc.

A neuf heures, Albert n'Ă©tait pas encore venu. Madame de Watteville voulut voir une impertinence dans un pareil retard.

— ChĂšre baronne, dit madame de Chavoncourt, ne faisons pas dĂ©pendre d'une vĂ©tille de si sĂ©rieuses affaires. Quelque botte vernie qui tarde Ă  sĂ©cher
. une consultation retiennent peut-ĂȘtre monsieur de Savarus.

PhilomĂšne regarda madame de Chavoncourt de travers.

— Elle est bien bonne pour monsieur de Savarus, dit Philomùne tout bas à sa mùre.

— Mais, reprit la baronne en souriant, il s'agit d'un mariage entre Sidonie et monsieur de Savarus. PhilomĂšne alla brusquement vers une croisĂ©e qui donnait sur le jardin. A dix heures monsieur de Savarus n'avait pas encore paru. L'orage qui grondait Ă©clata. Quelques nobles se mirent Ă  jouer, trouvant la chose intolĂ©rable. L'abbĂ© de Grancey, qui ne savait que penser, alla vers la fenĂȘtre oĂč PhilomĂšne s'Ă©tait cachĂ©e et dit tout haut, tant il Ă©tait stupĂ©fait : — Il doit ĂȘtre mort ! Le vicaire-gĂ©nĂ©ral sortit dans le jardin suivi de monsieur de Watteville, de PhilomĂšne, et tous trois ils montĂšrent sur le kiosque. Tout Ă©tait fermĂ© chez Albert, aucune lumiĂšre ne s'apercevait.

— JĂ©rĂŽme ! cria PhilomĂšne en voyant le domestique dans la cour. L'abbĂ© de Grancey regarda — OĂč donc est votre maĂźtre ? dit PhilomĂšne au domestique venu au pied du mur.

— Parti, en poste ! mademoiselle.

— Il est perdu, s'Ă©cria l'abbĂ© de Grancey, ou heureux !

La joie du triomphe ne fut pas si bien étouffée sur la figure de PhilomÚne qu'elle ne fût devinée par le vicaire-général qui feignit de ne s'apercevoir de rien.

— Qu'est-ce que PhilomĂšne a pu faire en ceci, se demandait le prĂȘtre.

Tous trois, ils rentrĂšrent dans les salons oĂč monsieur de Watteville annonça l'Ă©trange, la singuliĂšre, l'Ă©bouriffante nouvelle du dĂ©part de l'avocat Albert Savaron de Savarus en poste, sans qu'on sĂ»t les motifs de cette disparition. A onze heures et demie, il ne restait plus que quinze personnes, parmi lesquelles se trouvait madame de Chavoncourt et l'abbĂ© de Godenars, autre vicaire-gĂ©nĂ©ral, homme d'environ quarante ans qui voulait ĂȘtre Ă©vĂȘque, les deux demoiselles de Chavoncourt et monsieur de Vauchelles, l'abbĂ© de Grancey, PhilomĂšne, AmĂ©dĂ©e de Soulas et un ancien magistrat dĂ©missionnaire, l'un des plus influents personnages de la haute sociĂ©tĂ© de Besançon qui tenait beaucoup Ă  l'Ă©lection d'Albert Savarus. L'abbĂ© de Grancey se mit Ă  cĂŽtĂ© de la baronne de maniĂšre Ă  regarder PhilomĂšne dont la figure, ordinairement pĂąle, offrait alors une coloration fiĂ©vreuse.

— Que peut-il ĂȘtre arrivĂ© Ă  monsieur de Savarus ? dit madame de Chavoncourt.

En ce moment un domestique en livrée apporta sur un plat d'argent une lettre à l'abbé de Grancey.

— Lisez, dit la baronne.

Le vicaire-général lut la lettre, et vit PhilomÚne devenir soudain blanche comme son fichu.

— Elle reconnaĂźt l'Ă©criture, se dit-il aprĂšs avoir jetĂ© sur la jeune fille un regard par-dessus ses lunettes. Il plia la lettre et la mit froidement dans sa poche sans dire un mot. En trois minutes il reçut de PhilomĂšne trois regards qui lui suffirent Ă  tout deviner. — Elle aime Albert Savarus ! pensa le vicaire-gĂ©nĂ©ral. Il se leva, PhilomĂšne reçut une commotion ; il salua, fit quelques pas vers la porte, et, dans le second salon, il fut rejoint par PhilomĂšne qui lui dit :

— Monsieur de Grancey, c'est de lui ! d'Albert !

— Comment pouvez-vous assez connaĂźtre son Ă©criture pour la distinguer de si loin ?

Cette fille, prise dans les lacs de son impatience et de sa colÚre, dit un mot que l'abbé trouva sublime.

— Parce que je l'aime ! Qu'y a-t-il ? dit-elle aprùs une pause.

— Il renonce Ă  son Ă©lection, rĂ©pondit l'abbĂ©.

PhilomĂšne se mit un doigt sur les lĂšvres.

— Je demande le secret comme pour une confession, dit-elle, avant de rentrer au salon. S'il n'y a plus d'Ă©lection, il n'y aura plus de mariage avec Sidonie !

Le lendemain matin, PhilomĂšne, en allant Ă  la messe, apprit par Mariette une partie des circonstances qui motivaient la disparition d'Albert au moment le plus critique de sa vie.

— Mademoiselle, il est arrivĂ© de Paris dans la matinĂ©e Ă  l'HĂŽtel National un vieux monsieur qui avait sa voiture, une belle voiture Ă  quatre chevaux, un courrier en avant et un domestique. Enfin, JĂ©rĂŽme, qui a vu la voiture au dĂ©part, prĂ©tend que ce ne peut ĂȘtre qu'un prince ou qu'un milord.

— Y avait-il sur la voiture une couronne fermĂ©e ? dit PhilomĂšne.

— Je ne sais pas, dit Mariette. Sur le coup de deux heures, il est venu chez monsieur Savarus en lui faisant remettre sa carte. En la voyant, monsieur, dit JĂ©rĂŽme, est devenu blanc comme un linge et il a dit de faire entrer. Comme il a fermĂ© lui-mĂȘme sa porte Ă  clef, il est impossible de savoir ce que ce vieux monsieur et l'avocat se sont dit ; mais ils sont restĂ©s environ une heure ensemble ; aprĂšs quoi le vieux monsieur, accompagnĂ© de l'avocat, a fait monter son domestique. JĂ©rĂŽme a vu sortir ce domestique avec un immense paquet long de quatre pieds qui avait l'air d'une grosse toile Ă  canevas. Le vieux monsieur tenait Ă  la main un gros paquet de papiers. L'avocat, plus pĂąle que s'il allait mourir, lui qui est si fier, si digne, Ă©tait dans un Ă©tat Ă  faire pitié . Mais il agissait si respectueusement avec le vieux monsieur qu'il n'aurait pas eu plus d'Ă©gards pour le roi. JĂ©rĂŽme et monsieur Albert Savaron ont accompagnĂ© ce vieillard jusqu'Ă  sa voiture, qui se trouvait tout attelĂ©e de quatre chevaux. Le courrier est parti sur le coup de trois heures. Monsieur est allĂ© droit Ă  la PrĂ©fecture, et de lĂ  chez monsieur Gentillet qui lui a vendu la vieille calĂšche de voyage de feu madame Saint-Vier, puis il a commandĂ© des chevaux Ă  la poste pour six heures. Il est rentrĂ© chez lui pour faire ses paquets ; sans doute il a Ă©crit plusieurs billets ; enfin il a mis ordre Ă  ses affaires avec monsieur Girardet qui est venu et qui est restĂ© jusqu'Ă  sept heures. JĂ©rĂŽme a portĂ© un mot chez monsieur Boucher oĂč monsieur Ă©tait attendu Ă  dĂźner. Pour lors, Ă  sept heures et demie, l'avocat est parti, laissant trois mois de gages Ă  JĂ©rĂŽme et lui disant de chercher une place. Il a laissĂ© ses clefs Ă  monsieur Girardet qu'il a reconduit chez lui, et chez qui, dit JĂ©rĂŽme, il a pris une soupe, car monsieur Girardet n'avait pas encore dĂźnĂ© Ă  sept heures et demie. Quand monsieur Savaron est remontĂ© dans sa voiture, il Ă©tait comme un mort. JĂ©rĂŽme, qui naturellement a saluĂ© son maĂźtre, l'a entendu disant au postillon : Route de GenĂšve.

— JĂ©rĂŽme a-t-il demandĂ© le nom de l'Ă©tranger Ă  l'HĂŽtel National ?

— Comme le vieux monsieur ne faisait que passer, on ne le lui a pas demandĂ©. Le domestique, par ordre sans doute, avait l'air de ne pas parler français.

— Et la lettre qu'a reçue si tard l'abbĂ© de Grancey ? dit PhilomĂšne.

— C'est sans doute monsieur Girardet qui devait la lui remettre ; mais JĂ©rĂŽme dit que ce pauvre monsieur Girardet, qui aime l'avocat Savaron, Ă©tait tout aussi saisi que lui. Celui qui est venu avec mystĂšre s'en va, dit mademoiselle Galard, avec mystĂšre.

PhilomĂšne eut Ă  partir de ce rĂ©cit un air penseur et absorbĂ© qui fut visible pour tout le monde. Il est inutile de parler du bruit que fit dans Besançon la disparition de l'avocat Savaron. On sut que le prĂ©fet s'Ă©tait prĂȘtĂ© de la meilleure grĂące du monde Ă  lui expĂ©dier Ă  l'instant un passeport pour l'Ă©tranger, car il se trouvait ainsi dĂ©barrassĂ© de son seul adversaire. Le lendemain, monsieur de Chavoncourt fut nommĂ© d'emblĂ©e Ă  une majoritĂ© de cent quarante voix.

— Jean s'en alla comme il Ă©tait venu, dit un Ă©lecteur en apprenant la fuite d'Albert Savaron.

Cet événement vint à l'appui des préjugés qui existent à Besançon contre les étrangers et qui, deux ans auparavant, s'étaient corroborés à propos de l'affaire du journal républicain. Puis dix jours aprÚs, il n'était plus question d'Albert de Savarus. Trois personnes seulement, l'avoué Girardet, le vicaire-général et PhilomÚne étaient gravement affectés par cette disparition. Girardet savait que l'étranger aux cheveux blancs était le prince Soderini, car il avait vu la carte, il le dit au vicaire-général ; mais PhilomÚne beaucoup plus instruite qu'eux, connaissait depuis environ trois mois la nouvelle de la mort du duc d'Argaiolo.

Au mois d'avril 1836, personne n'avait eu de nouvelles ni entendu parler de monsieur Albert de Savarus. JĂ©rĂŽme et Mariette allaient se marier ; mais la baronne avait dit confidentiellement Ă  sa femme de chambre d'attendre le mariage de PhilomĂšne, et que les deux noces se feraient ensemble.

— Il est temps de marier Philomùne, dit un jour la baronne à monsieur de Watteville, elle a dix-neuf ans, et depuis quelques mois elle change à faire peur


— Je ne sais pas ce qu'elle a, dit le baron.

— Quand les pùres ne savent pas ce qu'ont leurs filles, les mùres le devinent, dit la baronne, il faut la marier.

— Je le veux bien, dit le baron, et pour mon compte je lui donne les Rouxey, maintenant que le tribunal nous a mis d'accord avec la commune des Riceys en fixant mes limites Ă  trois cents mĂštres Ă  partir de la base de la Dent de Vilard. On y creuse un fossĂ© pour recevoir toutes les eaux et les diriger dans le lac. La Commune n'a pas appelĂ©, le jugement est dĂ©finitif.

— Vous n'avez pas encore devinĂ©, dit la baronne, que ce jugement me coĂ»te trente mille francs donnĂ©s Ă  Chantonnit. Ce paysan ne voulait pas autre chose, il a l'air d'avoir gain de cause pour sa commune, et il nous a vendu la paix. Si vous donnez les Rouxey, vous n'aurez plus rien, dit la baronne.

— Je n'ai pas besoin de grand'chose, dit le baron, je m'en vais


— Vous mangez comme un ogre.

— PrĂ©cisĂ©ment : j'ai beau manger, je me sens les jambes de plus en plus faibles
.

— C'est de tourner, dit la baronne.

— Je ne sais pas, dit le baron.

— Nous marierons PhilomĂšne Ă  monsieur de Soulas ; si vous lui donnez les Rouxey, rĂ©servez-vous-en la jouissance ; moi je leur donnerai vingt-quatre mille francs de rente sur le grand-livre. Nos enfants demeureront ici, je ne les vois pas bien malheureux
.

— Non, je leur donne les Rouxey tout à fait. Philomùne aime les Rouxey.

— Vous ĂȘtes singulier avec votre fille ! vous ne me demandez pas Ă  moi si j'aime les Rouxey ?

PhilomÚne, appelée incontinent, apprit qu'elle épouserait monsieur Amédée de Soulas dans les premiers jours du mois de mai.

— Je vous remercie ma mĂšre, et vous mon pĂšre, d'avoir pensĂ© Ă  mon Ă©tablissement, mais je ne veux pas me marier, je suis trĂšs-heureuse d'ĂȘtre avec vous
.

— Des phrases ! dit la baronne. Vous n'aimez pas monsieur le comte de Soulas, voilà tout.

— Si vous voulez savoir la vĂ©ritĂ©, je n'Ă©pouserai jamais monsieur de Soulas
.

— Oh ! le jamais d'une fille de dix-neuf ans !
 reprit la baronne en souriant avec amertume.

— Le jamais de mademoiselle de Watteville, reprit PhilomĂšne avec un accent prononcĂ©. Mon pĂšre n'a pas, je pense, l'intention de me marier sans mon consentement ?

— Oh ! ma foi, non, dit le pauvre baron en regardant sa fille avec tendresse.

— Eh ! bien, rĂ©pliqua sĂ©chement la baronne en contenant une fureur de dĂ©vote surprise de se voir bravĂ©e Ă  l'improviste, chargez-vous, monsieur de Watteville, d'Ă©tablir vous-mĂȘme votre fille ! Songez-y bien, PhilomĂšne : si vous ne vous mariez pas Ă  mon grĂ©, vous n'aurez rien de moi pour votre Ă©tablissement.

La querelle ainsi commencĂ©e entre madame de Watteville et le baron qui appuyait sa fille, alla si loin que PhilomĂšne et son pĂšre furent obligĂ©s de passer la belle saison aux Rouxey ; l'habitation de l'hĂŽtel de Rupt leur Ă©tait devenue insupportable. On apprit alors dans Besançon que mademoiselle de Watteville avait positivement refusĂ© monsieur le comte de Soulas. AprĂšs leur mariage, JĂ©rĂŽme et Mariette Ă©taient venus aux Rouxey pour succĂ©der un jour Ă  Modinier. Le baron rĂ©para, restaura la Chartreuse au goĂ»t de sa fille. En apprenant que cette rĂ©paration coĂ»tait environ soixante mille francs, que PhilomĂšne et son pĂšre faisaient construire une serre, la baronne reconnut quelque levain de malice dans sa fille. Le baron acheta plusieurs enclaves et un petit domaine d'une valeur de trente mille francs. On dit Ă  madame de Watteville que loin d'elle PhilomĂšne se montrait une maĂźtresse-fille, elle Ă©tudiait les moyens de faire valoir les Rouxey, s'Ă©tait donnĂ© une amazone et montait Ă  cheval ; son pĂšre, qu'elle rendait heureux, qui ne se plaignait plus de sa santĂ©, qui devenait gras, l'accompagnait dans ses excursions. Aux approches de la fĂȘte de la baronne, qui se nommait Louise, le vicaire-gĂ©nĂ©ral vint alors aux Rouxey, sans doute envoyĂ© par madame de Watteville et par monsieur de Soulas pour nĂ©gocier la paix entre la mĂšre et la fille.

— Cette petite PhilomĂšne a de la tĂȘte, disait-on dans Besançon.

AprĂšs avoir noblement payĂ© les quatre-vingt-dix mille francs dĂ©pensĂ©s aux Rouxey, la baronne faisait passer Ă  son mari mille francs par mois environ pour y vivre : elle ne voulait pas se donner des torts. Le pĂšre et la fille ne demandĂšrent pas mieux que de retourner, le quinze aoĂ»t, Ă  Besançon, pour y rester jusqu'Ă  la fin du mois. Quand le vicaire-gĂ©nĂ©ral, aprĂšs le dĂźner, prit PhilomĂšne Ă  part pour entamer la question du mariage en lui faisant comprendre qu'il ne fallait plus compter sur Albert de qui, depuis un an, on n'avait aucune nouvelle, il fut arrĂȘtĂ© net par un geste de PhilomĂšne. Cette bizarre fille saisit monsieur de Grancey par le bras et l'amena sur un banc, sous un massif de rhododendron, d'oĂč se dĂ©couvrait le lac.

— Ecoutez, cher abbĂ©, vous que j'aime autant que mon pĂšre, car vous avez de l'affection pour mon Albert, il faut enfin vous l'avouer, j'ai commis des crimes pour ĂȘtre sa femme, et il doit ĂȘtre mon mari
 Tenez, lisez ?

Elle lui tendit un numéro de gazette qu'elle avait dans la poche de son tablier, en lui indiquant l'article suivant sous la rubrique de Florence, au 25 mai.

« Le mariage de monsieur le duc de RhĂ©torĂ©, fils aĂźnĂ© de monsieur le duc de Chaulieu, ancien ambassadeur, avec madame la duchesse d'Argaiolo, nĂ©e princesse Soderini, s'est cĂ©lĂ©brĂ© avec beaucoup d'Ă©clat. Des fĂȘtes nombreuses, donnĂ©es Ă  l'occasion de ce mariage, animent en ce moment la ville de Florence. La fortune de madame la duchesse d'Argaiolo est une des plus considĂ©rables de l'Italie, car le feu duc l'avait instituĂ©e sa lĂ©gataire universelle. »

— Celle qu'il aimait est mariĂ©e, dit-elle, je les ai sĂ©parĂ©s !

— Vous, et comment ? dit l'abbĂ©.

PhilomĂšne allait rĂ©pondre, lorsqu'un grand cri jetĂ© par deux jardiniers, et prĂ©cĂ©dĂ© du bruit d'un corps tombant Ă  l'eau, l'interrompit, elle se leva, courut en criant : — Oh ! mon pĂšre
 Elle ne voyait plus le baron.

En voulant prendre un fragment de granit oĂč il crut apercevoir l'empreinte d'un coquillage, fait qui eĂ»t souffletĂ© quelque systĂšme de gĂ©ologie, monsieur de Watteville s'Ă©tait avancĂ© sur le talus, avait perdu l'Ă©quilibre et roulĂ© dans le lac dont la plus grande profondeur se trouve naturellement au pied de la chaussĂ©e. Les jardiniers eurent une peine infinie Ă  faire prendre au baron une perche en fouillant Ă  l'endroit oĂč bouillonnait l'eau ; mais enfin ils le ramenĂšrent couvert de vase oĂč il Ă©tait entrĂ© trĂšs-avant et oĂč il enfonçait davantage en se dĂ©battant. Monsieur de Watteville avait beaucoup dĂźnĂ©, sa digestion Ă©tait commencĂ©e, elle fut interrompue. Quand il eut Ă©tĂ© dĂ©shabillĂ©, nettoyĂ©, mis au lit, il fut dans un Ă©tat si visiblement dangereux, que deux domestiques montĂšrent Ă  cheval, l'un pour Besançon, l'autre pour aller chercher au plus prĂšs un mĂ©decin et un chirurgien.

Quand madame de Watteville arriva huit heures aprĂšs l'Ă©vĂ©nement avec les premiers chirurgien et mĂ©decin de Besançon, ils trouvĂšrent monsieur de Watteville dans un Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©, malgrĂ© les soins intelligents du mĂ©decin des Riceys. La peur dĂ©terminait une infiltration sĂ©reuse au cerveau, la digestion arrĂȘtĂ©e achevait de tuer le pauvre baron.

Cette mort, qui n'aurait pas eu lieu si, disait madame de Watteville, son mari Ă©tait restĂ© Ă  Besançon, fut attribuĂ©e par elle Ă  la rĂ©sistance de sa fille qu'elle prit en aversion en se livrant Ă  une douleur et Ă  des regrets Ă©videmment exagĂ©rĂ©s. Elle appela le baron son cher agneau ! Le dernier Watteville fut enterrĂ© dans un Ăźlot du lac des Rouxey, oĂč la baronne fit Ă©lever un petit monument gothique en marbre blanc, pareil Ă  celui dit d'HĂ©loĂŻse au PĂšre-Lachaise.

Un mois aprĂšs cet Ă©vĂ©nement, la baronne et sa fille vivaient Ă  l'hĂŽtel de Rupt dans un sauvage silence. PhilomĂšne Ă©tait en proie Ă  une douleur sĂ©rieuse, qui ne s'Ă©panchait point au dehors : elle s'accusait de la mort de son pĂšre et soupçonnait un autre malheur, encore plus grand Ă  ses yeux, et bien certainement son ouvrage ; car, ni l'avouĂ© Girardet, ni l'abbĂ© de Grancey n'obtenaient de lumiĂšres sur le sort d'Albert. Ce silence Ă©tait effrayant. Dans un paroxisme de repentir, elle Ă©prouva le besoin de rĂ©vĂ©ler au vicaire-gĂ©nĂ©ral les affreuses combinaisons par lesquelles elle avait sĂ©parĂ© Francesca d'Albert. Ce fut quelque chose de simple et de formidable. Mademoiselle de Watteville avait supprimĂ© les lettres d'Albert Ă  la duchesse, et celle par laquelle Francesca annonçait Ă  son amant la maladie de son mari en le prĂ©venant qu'elle ne pourrait plus lui rĂ©pondre pendant le temps qu'elle se consacrerait, comme elle le devait, au moribond. Ainsi pendant les prĂ©occupations d'Albert relativement aux Ă©lections, la duchesse ne lui avait Ă©crit que deux lettres, celle oĂč elle lui apprenait le danger du duc d'Argaiolo, celle oĂč elle lui disait qu'elle Ă©tait veuve, deux nobles et sublimes lettres que PhilomĂšne garda. Apres avoir travaillĂ© pendant plusieurs nuits, PhilomĂšne Ă©tait parvenue Ă  imiter parfaitement l'Ă©criture d'Albert. Aux vĂ©ritables lettres de cet amant fidĂšle, elle avait substituĂ© trois lettres dont les brouillons communiquĂ©s au vieux prĂȘtre le firent frĂ©mir, tant le gĂ©nie du mal y apparaissait dans toute sa perfection. PhilomĂšne, tenant la plume pour Albert, y prĂ©parait la duchesse au changement du français faussement infidĂšle. PhilomĂšne avait rĂ©pondu Ă  la nouvelle de la mort du duc d'Argaiolo par la nouvelle du prochain mariage d'Albert avec elle-mĂȘme, PhilomĂšne. Les deux lettres avaient dĂ» se croiser et s'Ă©taient croisĂ©es. L'esprit infernal avec lequel les lettres furent Ă©crites, surprit tellement le vicaire-gĂ©nĂ©ral qu'il les relut. A la derniĂšre, Francesca, blessĂ©e au cƓur par une fille qui voulait tuer l'amour chez sa rivale, avait rĂ©pondu par ces simples mots : « Vous ĂȘtes libre, adieu. »

— Les crimes purement moraux et qui ne laissent aucune prise Ă  la justice humaine, sont les plus infĂąmes, les plus odieux, dit sĂ©vĂšrement l'abbĂ© de Grancey. Dieu les punit souvent ici-bas : lĂ  gĂźt la raison des Ă©pouvantables malheurs qui nous paraissent inexplicables. De tous les crimes secrets ensevelis dans les mystĂšres de la vie privĂ©e, un des plus dĂ©shonorants est celui de briser la cachet d'une lettre ou de la lire subrepticement. Toute personne, quelle qu'elle soit, poussĂ©e par quelque raison que ce soit, qui se permet cet acte, a fait une tache ineffaçable Ă  sa probitĂ©. Sentez-vous tout ce qu'il y a de touchant, de divin dans l'histoire de ce jeune page, faussement accusĂ©, qui porte une lettre oĂč se trouve l'ordre de le tuer, qui se met en route sans une mauvaise pensĂ©e, que la Providence prend alors sous sa protection et qu'elle sauve, miraculeusement, disons-nous !
 Savez-vous en quoi consiste le miracle ? les vertus ont une aurĂ©ole aussi puissante que celle de l'Enfance innocente. Je vous dis ces choses sans vouloir vous admonester, dit le vieux prĂȘtre Ă  PhilomĂšne avec une profonde tristesse. HĂ©las ! je ne suis pas ici le grand-pĂ©nitencier, vous n'ĂȘtes pas agenouillĂ©e aux pieds de Dieu, je suis un ami terrifiĂ© par l'apprĂ©hension de vos chĂątiments. Qu'est-il devenu, ce pauvre Albert ? ne s'est-il pas donnĂ© la mort ? Il cachait une violence inouĂŻe sous son calme affectĂ©. Je comprends que le vieux prince Soderini, pĂšre de madame la duchesse d'Argaiolo, est venu redemander les lettres et les portraits de sa fille. VoilĂ  le coup de foudre tombĂ© sur la tĂȘte d'Albert qui aura sans doute essayĂ© d'aller se justifier
 Mais comment, en quatorze mois, n'a-t-il pas donnĂ© de ses nouvelles ?

— Oh ! si je l'Ă©pouse, il sera si heureux..

— Heureux ?
 il ne vous aime pas. Vous n'aurez d'ailleurs pas une si grande fortune Ă  lui apporter. Votre mĂšre a la plus profonde aversion pour vous, vous lui avez fait une sauvage rĂ©ponse qui l'a blessĂ©e et qui vous ruinera.

— Quoi ! dit Philomùne.

— Quand elle vous a dit hier que l'obĂ©issance Ă©tait le seul moyen de rĂ©parer vos fautes, et qu'elle vous a rappelĂ© la nĂ©cessitĂ© de vous marier en vous parlant d'AmĂ©dĂ©e. — Si vous l'aimez tant, Ă©pousez-le, ma mĂšre ! Lui avez-vous, oui ou non, jetĂ© cette phrase Ă  la tĂȘte.

— Oui, dit Philomùne.

— Eh ! bien, je la connais, reprit monsieur de Grancey, dans quelques mois elle sera comtesse de Soulas ! Elle aura, certes, des enfants, elle donnera quarante mille francs de rentes Ă  monsieur de Soulas ; en outre, elle lui fera des avantages, et rĂ©duira votre part dans ses biens-fonds autant qu'elle pourra. Vous serez pauvre pendant toute sa vie, et elle n'a que trente-huit ans ! Vous aurez pour tout bien la terre des Rouxey et le peu de droits que vous laissera la liquidation de la succession de votre pĂšre, si toutefois votre mĂšre consent Ă  se dĂ©partir de ses droits sur les Rouxey ! Sous le rapport des intĂ©rĂȘts matĂ©riels, vous avez dĂ©jĂ  bien mal arrangĂ© votre vie ; sous le rapport des sentiments, je la crois bouleversĂ©e
 Au lieu d'ĂȘtre venue Ă  votre mĂšre


PhilomĂšne fit un sauvage mouvement de tĂȘte.

— A votre mĂšre, reprit le vicaire-gĂ©nĂ©ral, et Ă  la Religion qui vous auraient, au premier mouvement de votre cƓur, Ă©clairĂ©e, conseillĂ©e, guidĂ©e ; vous avez voulu vous conduire seule, ignorant la vie et n'Ă©coutant que la passion !

Ces paroles si sages Ă©pouvantĂšrent PhilomĂšne.

— Et que dois-je faire ? dit-elle aprùs une pause.

— Pour rĂ©parer vos fautes, il faudrait en connaĂźtre l'Ă©tendue, demanda l'abbĂ©.

— Eh ! bien, je vais Ă©crire au seul homme qui puisse avoir des renseignements sur le sort d'Albert, Ă  monsieur LĂ©opold Hannequin, notaire Ă  Paris, son ami d'enfance.

— N'Ă©crivez plus que pour rendre hommage Ă  la vĂ©ritĂ©, rĂ©pondit le vicaire-gĂ©nĂ©ral. Confiez-moi les vĂ©ritables lettres et les fausses, faites-moi vos aveux bien en dĂ©tail, comme au directeur de votre conscience, en me demandant les moyens d'expier vos fautes et vous en rapportant Ă  moi. Je verrai
. Car, avant tout, rendez Ă  ce malheureux son innocence devant l'ĂȘtre dont il a fait son dieu sur cette terre. MĂȘme aprĂšs avoir perdu le bonheur, Albert doit tenir Ă  sa justification.

PhilomĂšne promit Ă  l'abbĂ© de Grancey de lui obĂ©ir en espĂ©rant que ses dĂ©marches auraient peut-ĂȘtre pour rĂ©sultat de lui ramener Albert.

Peu de temps aprÚs la confidence de PhilomÚne, un clerc de monsieur Léopold Hannequin vint à Besançon muni d'une procuration générale d'Albert, et se présenta tout d'abord chez monsieur Girardet pour le prier de vendre la maison appartenant à monsieur Savaron. L'avoué se chargea de cette affaire par amitié pour l'avocat. Ce clerc vendit le mobilier, et avec le produit put payer ce que devait Albert à Girardet qui lors de l'inexplicable départ lui avait remis cinq mille francs, en se chargeant d'ailleurs de ses recouvrements. Quand Girardet demanda ce qu'était devenu ce noble et beau lutteur auquel il s'était intéressé, le clerc répondit que son patron seul le savait, et que le notaire avait paru trÚs-affligé des choses contenues dans la derniÚre lettre écrite par monsieur Albert de Savarus.

En apprenant cette nouvelle, le vicaire-général écrivit à Léopold. Voici la réponse du digne notaire.

" A MONSIEUR L'ABBE DE GRANCEY,

vicaire-général du diocÚse de Besançon.

Paris.

HĂ©las ! monsieur, il n'est au pouvoir de personne de rendre Albert Ă  la vie du monde : il y a renoncĂ©. Il est novice Ă  la Grande-Chartreuse, prĂšs Grenoble. Vous savez encore mieux que moi, qui viens de l'apprendre, que tout meurt sur le seuil de ce cloĂźtre. En prĂ©voyant ma visite, Albert a mis le GĂ©nĂ©ral des Chartreux entre tous nos efforts et lui. Je connais assez ce noble cƓur pour savoir qu'il est victime d'une trame odieuse et pour nous invisible ; mais tout est consommĂ©. Madame la duchesse d'Argaiolo, maintenant duchesse de RhĂ©torĂ©, me semble avoir poussĂ© la cruautĂ© bien loin. A Pelgirate, oĂč elle n'Ă©tait plus quand Albert y courut, elle avait laissĂ© des ordres pour lui faire croire qu'elle habitait Londres. De Londres, Albert alla chercher sa maĂźtresse Ă  Naples et de Naples Ă  Rome, oĂč elle s'engageait avec le duc de RhĂ©torĂ©. Quand Albert put rencontrer madame d'Argaiolo, ce fut Ă  Florence, au moment oĂč elle cĂ©lĂ©brait son mariage. Notre pauvre ami s'est Ă©vanoui dans l'Ă©glise, et n'a jamais pu, mĂȘme en se trouvant en danger de mort, obtenir une explication de cette femme, qui devait avoir je ne sais quoi dans le cƓur. Albert a voyagĂ© pendant sept mois Ă  la recherche d'une sauvage crĂ©ature qui se faisait un jeu de lui Ă©chapper : il ne savait oĂč ni comment la saisir. J'ai vu notre pauvre ami Ă  son passage Ă  Paris ; et si vous l'aviez vu comme moi, vous vous seriez aperçu qu'il ne lui fallait pas dire un mot au sujet de la duchesse, Ă  moins de vouloir provoquer une crise oĂč sa raison eĂ»t couru des risques. S'il avait connu son crime, il aurait pu trouver des moyens de justification ; mais, faussement accusĂ© de s'ĂȘtre mariĂ© ! que faire ? Albert est mort, et bien mort pour le monde. Il a voulu le repos, espĂ©rons que le profond silence et la priĂšre, dans lesquels il s'est jetĂ©, feront son bonheur sous une autre forme. Si vous l'avez connu, monsieur, vous devez bien le plaindre et plaindre aussi ses amis ! AgrĂ©ez, etc. "

AussitÎt cette lettre reçue, le bon vicaire-général écrivit au Général des Chartreux, et voici quelle fut la réponse d'Albert Savarus.

LE FRERE ALBERT A MONSIEUR L'ABBE DE GRANCEY,

vicaire-général du diocÚse de Besançon.

De la Grande-Chartreuse.

" J'ai reconnu, cher et bien-aimĂ© vicaire-gĂ©nĂ©ral, votre Ăąme tendre et votre cƓur encore jeune dans tout ce que vient de me communiquer le RĂ©vĂ©rend PĂšre GĂ©nĂ©ral de notre ordre. Vous avez devinĂ© le seul vƓu qui restĂąt dans le dernier repli de mon cƓur relativement aux choses du monde : faire rendre justice Ă  mes sentiments par celle qui m'a si maltraitĂ© ! Mais, en me laissant la libertĂ© d'user de votre offre, le GĂ©nĂ©ral a voulu savoir si ma vocation Ă©tait sĂ»re ; il a eu l'insigne bontĂ© de me dire sa pensĂ©e en me voyant dĂ©cidĂ© Ă  demeurer dans un absolu silence Ă  cet Ă©gard. Si j'avais cĂ©dĂ© Ă  la tentation de rĂ©habiliter l'homme du monde, le religieux Ă©tait rejetĂ© de ce MonastĂšre. La GrĂące a certainement agi ; car pour avoir Ă©tĂ© court, le combat n'en a pas Ă©tĂ© moins vif ni moins cruel. N'est-ce pas vous dire assez que je ne saurais rentrer dans le monde ? Aussi le pardon que vous me demandez pour l'auteur de tant de maux est-il bien entier et sans une pensĂ©e de dĂ©pit : je prierai Dieu qu'il veuille lui pardonner comme je lui pardonne, de mĂȘme que je le prierai d'accorder une vie heureuse Ă  madame de RhĂ©torĂ©.

Eh ! que ce soit la Mort ou la main opiniĂątre d'une jeune fille acharnĂ©e Ă  se faire aimer, que ce soit un de ces coups attribuĂ©s au hasard, ne faut-il pas toujours obĂ©ir Ă  Dieu ? Le malheur fait dans certaines Ăąmes un vaste dĂ©sert oĂč retentit la voix de Dieu. J'ai trop tard connu les rapports entre cette vie et celle qui nous attend, car tout est usĂ© chez moi. Je n'aurais pu servir dans les rangs de l'Eglise militante, je me jette pour le reste d'une vie presque Ă©teinte au pied du sanctuaire. Voici la derniĂšre fois que j'Ă©cris. Il a fallu que ce fĂ»t vous, qui m'aimiez et que j'aimais tant, pour me faire rompre la loi d'oubli que je me suis imposĂ©e en entrant dans la mĂ©tropole de Saint-Bruno. Vous serez aussi, vous, particuliĂšrement dans les priĂšres de

« FrÚre ALBERT. »

Novembre 1836.

— Peut-ĂȘtre tout est-il pour le mieux, se dit l'abbĂ© de Grancey.

Quand il eut communiquĂ© cette lettre Ă  PhilomĂšne, qui baisa par un mouvement pieux le passage qui contenait sa grĂące, il lui dit : — Eh ! bien, maintenant qu'il est perdu pour vous, ne voulez-vous pas vous rĂ©concilier avec votre mĂšre en Ă©pousant le comte de Soulas ?

— Il faudrait qu'Albert me l'ordonnñt, dit-elle.

— Vous voyez qu'il est impossible de le consulter. Le GĂ©nĂ©ral ne le permettrait pas.

— Si j'allais le voir ?

— On ne voit point les Chartreux. Et d'ailleurs, aucune femme, exceptĂ© la reine de France, ne peut entrer Ă  la Chartreuse, dit l'abbĂ©. Ainsi rien ne vous dispense plus d'Ă©pouser le jeune monsieur de Soulas.

— Je ne veux pas faire le malheur de ma mĂšre, rĂ©pondit PhilomĂšne.

— Satan ! s'Ă©cria le vicaire-gĂ©nĂ©ral.

Vers la fin de cet hiver, l'excellent abbĂ© de Grancey mourut. Il n'y eut plus entre madame de Watteville et sa fille cet ami qui s'interposait entre ces deux caractĂšres de fer. L'Ă©vĂ©nement prĂ©vu par le vicaire-gĂ©nĂ©ral eut lieu. Au mois d'aoĂ»t 1837, madame de Watteville Ă©pousa monsieur de Soulas Ă  Paris, oĂč elle alla par le conseil de PhilomĂšne, qui se montra charmante et bonne pour sa mĂšre. Du moins madame de Watteville crut Ă  l'amitiĂ© de sa fille ; mais PhilomĂšne voulait tout bonnement voir Paris pour se donner le plaisir d'une atroce vengeance : elle ne pensait qu'Ă  venger Savarus en martyrisant sa rivale.

On avait émancipé mademoiselle de Watteville, qui d'ailleurs atteignait bientÎt à l'ùge de vingt-un ans. Sa mÚre, pour terminer ses comptes avec elle, lui avait abandonné ses droits sur les Rouxey, et la fille avait donné décharge à sa mÚre à raison de la succession du baron de Watteville. PhilomÚne avait encouragé sa mÚre à épouser le comte de Soulas et à l'avantager.

— Ayons chacune notre libertĂ©, lui dit-elle.

Madame de Soulas, inquiĂšte des intentions de sa fille, fut surprise de cette noblesse de procĂ©dĂ©s, elle fit prĂ©sent Ă  PhilomĂšne de six mille francs de rente sur le grand-livre par acquit de conscience. Comme madame la comtesse de Soulas avait quarante-huit mille francs de revenus en terres, et qu'elle Ă©tait incapable de les aliĂ©ner dans le but de diminuer la part de PhilomĂšne, mademoiselle de Watteville Ă©tait encore un parti de dix-huit cent mille francs : les Rouxey pouvaient produire, avec quelques amĂ©liorations, vingt mille francs de rente, outre les avantages de l'habitation, ses redevances et ses rĂ©serves. Aussi PhilomĂšne et sa mĂšre, qui prirent bientĂŽt le ton et les modes de Paris, furent-elles facilement introduites dans le grand monde. La clef d'or, ces mots : dix-huit cent mille francs !
 brodĂ©s sur le corsage de PhilomĂšne, servirent beaucoup plus la comtesse de Soulas que ses prĂ©tentions Ă  la de Rupt, ses fiertĂ©s mal placĂ©es, et mĂȘme que ses parentĂ©s tirĂ©es d'un peu loin.

Vers le mois de février 1838, PhilomÚne, à qui bien des jeunes gens faisaient une cour assidue, réalisa le projet qui l'amenait à Paris. Elle voulait rencontrer la duchesse de Rhétoré, voir cette merveilleuse femme et la plonger dans d'éternels remords. Aussi PhilomÚne était-elle d'une recherche et d'une coquetterie étourdissantes afin de se trouver avec la duchesse sur un pied d'égalité. La premiÚre rencontre eut lien dans le bal annuellement donné pour les pensionnaires de l'ancienne Liste civile, depuis 1830.

Un jeune homme, poussĂ© par PhilomĂšne, dit Ă  la duchesse en la lui montrant : — VoilĂ  l'une des jeunes personnes les plus remarquables, une forte tĂȘte ! Elle a fait jeter dans un cloĂźtre, Ă  la Grande Chartreuse, un homme d'une grande portĂ©e, Albert de Savarus dont l'existence a Ă©tĂ© brisĂ©e par elle. C'est mademoiselle de Watteville, la fameuse hĂ©ritiĂšre de Besançon


La duchesse pùlit, PhilomÚne échangea vivement avec elle un de ces regards qui, de femme à femme, sont plus mortels que les coups de pistolet d'un duel. Francesca Soderini, qui soupçonna l'innocence d'Albert, sortit aussitÎt du bal, en quittant brusquement son interlocuteur incapable de deviner la terrible blessure qu'il venait de faire à la belle duchesse de Rhétoré.

« Si vous voulez en savoir davantage sur Albert, venez au bal de l'Opéra mardi prochain, en tenant à la main un souci. »

Ce billet anonyme, envoyĂ© par PhilomĂšne Ă  la duchesse, amena la malheureuse Italienne au bal oĂč PhilomĂšne lui remit en main toutes les lettres d'Albert, celle Ă©crite par le vicaire-gĂ©nĂ©ral Ă  LĂ©opold Hannequin ainsi que la rĂ©ponse du notaire, et mĂȘme celle oĂč elle avait fait ses aveux Ă  monsieur de Grancey.

— Je ne veux pas ĂȘtre seule Ă  souffrir, car nous avons Ă©tĂ© tout aussi cruelles l'une que l'autre ! dit-elle Ă  sa rivale.

AprÚs avoir savouré la stupéfaction qui se peignit sur le beau visage de la duchesse, PhilomÚne se sauva, ne reparut plus dans le monde, et revint avec sa mÚre à Besançon.

Mademoiselle de Watteville, qui vĂ©cut seule dans sa terre des Rouxey, montant Ă  cheval, chassant, refusant ses deux ou trois partis par an, venant quatre ou cinq fois par hiver Ă  Besançon, occupĂ©e Ă  faire valoir sa terre, passa pour une personne extrĂȘmement originale. Elle est une des cĂ©lĂ©britĂ©s de l'Est.

Madame de Soulas a deux enfants, un garçon et une fille, elle a rajeuni ; mais le jeune monsieur de Soulas a considérablement vieilli.

— Ma fortune me coĂ»te cher, disait-il au jeune Chavoncourt. Pour bien connaĂźtre une dĂ©vote, il faut malheureusement l'Ă©pouser !

Mademoiselle de Watteville se conduit en fille vraiment extraordinaire. On disait d'elle : — Elle a des lubies ! Elle va tous les ans voir les murailles de la Grande-Chartreuse. Peut-ĂȘtre voulait-elle imiter son grand-oncle en franchissant l'enceinte de ce couvent pour y chercher son mari, comme Watteville franchit les murs de son monastĂšre pour recouvrer la libertĂ©.

En 1841, elle quitta Besançon dans l'intention, disait-on, de se marier ; mais, on ne sait pas encore la vĂ©ritable cause de ce voyage d'oĂč elle est revenue dans un Ă©tat qui lui interdit de jamais reparaĂźtre dans le monde. Par un de ces hasards auxquels le vieil abbĂ© de Grancey avait fait allusion, elle se trouva sur la Loire dans le bateau Ă  vapeur dont la chaudiĂšre fit explosion. Mademoiselle de Watteville fut si cruellement maltraitĂ©e qu'elle a perdu le bras et la jambe gauche ; son visage porte d'affreuses cicatrices qui la privent de sa beautĂ© ; sa santĂ© soumise Ă  des troubles horribles lui laisse peu de jours sans souffrance. Enfin, elle ne sort plus aujourd'hui de la Chartreuse des Rouxey oĂč elle mĂšne une vie entiĂšrement vouĂ©e Ă  des pratiques religieuses.

Paris, mai 1842.

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