(0)

Autour d'un fiacre

audiobook


Maurice Mac-Nab (1856-1889)

Autour d'un fiacre

Un fiacre passait sur la place du Carrousel.

Une bonne vieille y passait aussi. C'Ă©tait son droit!

Personne ne contestera ce droit!

Le fiacre Ă©tait noir et jaune : il y avait Ă©crit dessus : Camille.

Il peut arriver Ă  tout le monde de s'appeler Camille!

Le cocher avait un ruban jaune Ă  son chapeau, des passepoils jaunes, un filet jaune, des cheveux jaunes.

On a un uniforme ou on n'en a pas!

Le cheval aussi Ă©tait jaune, de sa couleur naturelle.

On ne lui en fera pas un crime. Et puis, vous savez, des goûts et des couleurs...

La bonne vieille avait le teint jaune ; mais le teint ne fait rien Ă  l'affaire!

Elle était sourde, c'est vrai ; mais un bon coeur fait pardonner bien des défauts!... Bref, les choses en étaient là quand le cheval se mit à trotter. (Tout arrive ici-bas!)

Sur la, place, il n'y avait que le fiacre et la bonne vieille. Or cette place a cent trente-trois mĂštres en long et quatre-vingt-douze en large. Ce n'Ă©tait pas l'espace qui manquait : on ne dira pas le contraire. (Je voudrais bien voir qu'on dise le contraire!)

Et, pourtant, le fiacre a écrasé la bonne vieille.

AprÚs tout, me direz-vous, une femme de plus ou de moins!... Je ne dis pas, mais cela n'en était pas moins fort désagréable pour le cocher!

Ça pouvait lui faire du tort!

Enfin, on lui a pardonné pour cette fois.

Du reste, Ă  quoi bon le punir?

S'il a écrasé une femme, est-ce une raison pour lui enlever son gagne-pain?

Old England

Grande, raide, sÚche, jaune, édentée, parcheminée et coiffée d'un chapeau extraordinaire, l'Anglaise entra dans un bureau de poste les pieds en avant.

Elle tourna Ă  demi la tĂȘte et dit avec une voix de brouette mal graissĂ©e :

" Come on, Clara! "

Clara est petite, mince, plate, rousse ; elle a des dents trĂšs longues et suit sa maĂźtresse les pieds en avant.

L'Anglaise demande soixante timbres-poste pour affranchir soixante lettres adressées à soixante personnes différentes.

Elle allonge cinq doigts osseux, saisit les timbres et répÚte :

" Come on, Clara! "

Clara fait demi-tour avec la grĂące d'une locomotive.

Droite, les talons joints et les bras pendants, elle lĂšve les yeux au ciel, entrouvre la bouche et tire la langue!

Alors l'Anglaise, grande, raide, sÚche et jaune passe successivement les soixante timbres-poste sur la langue de Clara, petite, mince, plate et rousse, et les applique un par un d'un coup sec sur les soixante lettres adressées à soixante personnes différentes.

Puis elle se dirige vers la porte en disant encore une fois :

" Come on, Clara! "

Toutes deux disparaissent comme des ombres, les pieds en avant.

DerniÚrement, j'ai rencontré la pauvre Clara, toujours petite, mince, plate et rousse, mais elle avait les lÚvres collées et ne pouvait plus ouvrir la bouche.

Victime d'un regard

Hier soir, vers cinq heures, je faisais tranquillement mon tour du lac. Ce qu'on appelle le lac, à Montmartre, c'est le bassin de la place Pigalle ; cet endroit est trÚs fréquenté au moment de l'absinthe.

Le moment de l'absinthe est celui oĂč l'on dĂ©couvre parmi les consommateurs des terrasses environnantes un copain capable de vous inviter par signe Ă  venir savourer un apĂ©ritif.

Comme je suis fort distrait en marchant, je me heurtai contre un monsieur qui s'avançait en sens inverse. Le choc me fit reculer et je me confondis en toutes sortes d'excuses.

Alors je m'aperçus que le monsieur pleurait à chaudes larmes. Il tenait à la main un numéro du Chat noir et me dit entre deux sanglots :

" Ah! monsieur!... Ah! monsieur!...

- Vous me paraissez bien affligé, m'écriai-je ; qu'y a-t-il, que puis-je faire? "

Il me répondit : " Je m'appelle Axelsen.

- Ah! Axelsen! Un de mes amis vous connaĂźt bien... Alphonse Allais.

- Chut! Nous sommes brouillés à mort. Justement, c'est lui qui est la cause involontaire de mon chagrin, en me rappelant une bien triste histoire. Tenez. "

Il me tendit le numéro du Chat Noir en m'indiquant ces deux lignes :

" Elle était veuve, et rien ne m'Îtera de l'idée que son mari avait été victime du regard. "

" Je ne comprends pas, fis-je, inquiet.

- Vous ne comprenez pas? Eh bien. Le temps de prendre une absinthe et vous aurez la comprenoire ouverte. "

(Cette expression est, parait-il, familiĂšre Ă  Axelsen.)

" Alors, allons-y!

- Pas au Rat-Mort... tous les garçons me doivent de l'argent. Ni Ă  la Nouvelle-AthĂšnes... mĂȘme chanson. Entrons chez le mastroquet, Ă  cĂŽtĂ© du bureau des omnibus. "

SitÎt que nous fûmes installés, Axelsen commença son récit :

" J'ai bien connu autrefois la concierge d'Alphonse Allais. Celle dont il parle lĂ , et qui avait un mauvais regard. Oh! ce regard!... Quant au mari, quel brave homme.

En voilà un qui ne regardait pas à régaler ses amis, et, chez le charbonnier de la rue Saint-Jacques, c'était toujours sa tournée.

Un soir, il m'entraĂźna Ă  la fĂȘte de Montrouge, oĂč il y avait des lutteurs et des somnambules. Vous ne croyez pas aux somnambules? Moi non plus, je n'y croyais pas.

Voilà ce malheureux (j'ai oublié son nom) qui est pris d'une fantaisie baroque. Il se fait tirer les cartes et, chose bien curieuse, on lui prédit que sa mort serait causée par un regard.

Cette prophétie produisit un tel effet sur le faible cerveau du pauvre concierge qu'il devint comme fou, évitant de s'exposer aux regards de ses voisins, et surtout de sa femme.

Il en arriva Ă  s'enfermer tout le jour dans un rĂ©duit, pour n'ĂȘtre vu de personne.

Moi seul je pouvais l'approcher, et nous causions tous les deux en nous tournant le dos, de crainte que mon regard ne causĂąt quelque malheur.

Eh bien! Malgré toutes ces précautions, il a péri victime d'un regard. Une nuit qu'il errait sur le boulevard Saint-Germain, il tomba dans une espÚce de trou trÚs profond. On ne retira qu'un cadavre!... Pauvre homme! Douloureux souvenir! "

Le conteur fut interrompu par de nouveaux sanglots. Quand il fut un peu calmé, je lui demandai :

" C'est cela que vous appelez périr victime d'un regard? "

Axelsen se pencha vers moi et me dit Ă  l'oreille :

" Ce trou, c'Ă©tait un regard d'Ă©gout... avez-vous compris? On en boirait bien une autre, n'est-ce pas? "

Pendant que le patron servait la seconde tournée, Axelsen reprit :

" Surtout, n'allez pas raconter ça à votre ami Allais, il vous dirait que c'est une blague. "

Source: http://www.etudes-francaises.net/miscellanees/m/macnab01.htm