Joseph Conrad (1857-1924)
"On peut écrire des livres en toutes sortes d’endroits. L’inspiration verbale peut pénétrer dans la cabine d’un marin, à bord d’un navire pris par les glaces sur une rivière, au milieu d’une ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse à penser que l’ombre du vieux Flaubert, – qui s’imaginait être (entre autres choses) un descendant des Vikings, – planait avec un intérêt amusé au-dessus du pont d’un steamer de 2.000 tonnes, du nom d’Adowa, saisi par l’hiver inclément, le long d’un quai de Rouen, et à bord duquel je commençai le dixième chapitre de la Folie Almayer(2). Avec intérêt, dis-je, car le bon géant normand, aux énormes moustaches et à la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son éloignement du monde et par sa presque ascétique dévotion à son art, une sorte d’ermite et de saint littéraire ?
« Il est enfin couché, dit Nina à sa mère, en montrant les collines derrière lesquelles le soleil avait disparu... » Ces mots de la fille romantique d’Almayer, je me revois les traçant sur le papier gris d’un bloc posé sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient à un coucher de soleil dans les îles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinée de forêts, de rivières et de mers, bien éloignée de cette ville commerciale et cependant romantique de l’hémisphère septentrional. Mais à ce moment ma faculté visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisième officier, un jeune homme fort enjoué, qui survint en faisant battre la porte et s’écria : « Il fait joliment bon chez vous. »
Le romancier Joseph Conrad nous offre quelques souvenirs...