Le patron bon au fond
Lucie, ma jolie petite british bonne amie, ma
tant blonde, comme disent les poètes, m'a conté
une histoire qui fit ma joie.
C'est arrivé, paraît-il, en Écosse. Mais
n'ajoutez aucune importance à ce détail, car la
chose aurait pu aussi bien se passer dans le
Hanovre, le Rouergue, le Palatinat ou la vallée
d'Auge.
Ce récit gagnera à être lu, par places, avec un
léger accent anglais :
Le jeune Alexander Mac-Astrol était un
charmant garçon, doué d'une figure avenante et
d'une bonne humeur incoercible.
De plus, musicien consommé, rompu aux
mille séductions de son âge et de son sexe, il
excellait à tous les sports, à tous les
divertissements, ce qui le faisait rechercher des
61
meilleures familles d'Edinboro (coutumière façon
nationale de dire et d'écrire Édimbourg).
Malheureusement, toutes ces belles qualités
étaient gâtées par l'abominable défaut de
paresse : Alexander Mac-Astrol était paresseux
comme tous les loirs de la création, y compris le
peintre Luigi Loir lui-même.
En outre, il était peu sérieux en affaires :
quand on l'envoyait en course, il demeurait de
très longs temps à fumer des cigarettes dans
Princes Street, ainsi que font les Français sur les
grands boulevards.
Et l'occasion se présenta bien souvent,
qu'entrant à l'improviste dans le bureau
d'Alexander, le directeur le trouva exécutant la
danse des claymores - les claymores étant
remplacées par des parapluies.
Quel bon patron c'était que le directeur de la
Central Pneumatic Bank (limited) !
Jamais, de sa part, un mot plus haut que
l'autre ! Jamais un mouvement d'impatience !
Quand un employé avait manqué à ses
62
devoirs, M. Mac-Rynolinn - c'est ainsi qu'il
s'appelait - le mandait en son bureau, le blaguait
un peu, perpétrait parfois un calembour sur son
nom et le renvoyait à son affaire.
......................................................
À quelques jours de là - la date ne fait rien à
la chose - le jeune Alexander Mac-Astrol
s'affubla d'une physionomie éplorée pour
annoncer à M. Mac-Rynolinn qu'une de ses
tantes - à lui, Mac-Astrol - venait de mourir, et
qu'il serait bien heureux d'avoir libre sa journée
du lendemain, afin d'assister aux obsèques de la
bonne vieille lady.
- Mais, comment donc ! acquiesça l'excellent
M. Mac-Rynolinn, c'est trop juste !... Amusezvous
bien, mon ami.
Le lendemain de ce jour, le directeur de la
Central Pneumatic Bank (limited) se promenait
avec quelques Français de ses amis...
Parmi ces Français, se trouvait un nommé
Taupin, que M. Mac-Rynolinn s'amusait
énormément à appeler sir Blackburn, on n'a
63
jamais su pourquoi.
... avec quelques Français de ses amis, dis-je,
quand il aperçut, pêchant dans la Coldfly - petite
rivière qui se jette dans le Forth - un jeune
homme qui ressemblait furieusement à Alexander
Mac-Astrol.
Si furieusement, d'ailleurs, que c'était
Alexander Mac-Astrol lui-même.
Le bon patron ne voulut pas déranger son
commis d'une opération qui semblait le
passionner tant.
Mais, le lendemain matin, le jeune Alexander
fut avisé par un groom que le directeur le mandait
en son bureau :
- Ah ! vous voilà, mon ami, fit M. Mac-
Rynolinn. Asseyez-vous... ou plutôt, ne vous
asseyez pas, car je n'ai qu'un mot à vous dire.
Alexander ne s'assit pas et le patron continua,
en tripotant ses favoris :
- La prochaine fois que vous aurez la douleur
de perdre madame votre tante, soyez donc assez
gentil pour me rapporter une friture.
64
Un miracle de l'amour
Au dessert, quelqu'un parla des miracles
qu'accomplit l'amour. La flamme des
souvenances passa dans mes yeux, et voici ce que
je contai à tous ces gens :
- J'étais arrivé le matin même à Liverpool, et
je devais m'embarquer, le lendemain même, à
destination de Québec, par un steam-boat de la
Green Moon Line.
Qu'allais-je faire à Québec ? Je me demande
un peu en quoi ce détail peut vous intéresser ?
Pourtant, comme je n'ai rien à cacher de ma vie
passée, je vous dirai que j'allais représenter, au
Canada, une des meilleures maisons de
topinambours de Pont-Audemer.
Toute la journée, je flânai dans Liverpool.
Charmant, de flâner dans Liverpool !
Sur le coup de cinq heures, je me trouvais sur
65
un quai, près d'un ponton où vient accoster un
petit vapeur qui transporte le monde en face, sur
la rive gauche de la Mersey.
Une jeune fille arriva, qui était plus belle que
le jour, beaucoup plus belle que le jour ! Et, en
somme, elle n'avait pas de mal, car, pour ma part
(je ne sais pas si vous êtes comme moi ?), je n'ai
jamais rien trouvé d'épatant au jour.
Et si délicate elle était !
Elle semblait composée de la pulpe de je ne
sais quel rêve rose.
Impossible de supposer, un seul instant, que la
moindre de ses molécules appartînt au domaine
d'ici-bas.
Mon Dieu ! mon Dieu ! comme je l'aimai tout
de suite !
Et ses yeux ! et ses cheveux !
Ses cheveux surtout ! Des cheveux de chimère
blonde avec, au soleil, des reflets d'or clair.
Oh ! ses cheveux !
Un élan fou de tendresse haletante me faisait
66
effondrer dans des abîmes, des abîmes. Et
j'aurais voulu me rouler dans ses cheveux et y
mourir, très doucement.
Les personnes qui me connaissent un peu
n'auront pas grand-peine à s'imaginer que, le
lendemain, je manquai le départ de mon steamer.
Elle s'appelait Betzy Campbell, et nous
devînmes bientôt les meilleurs amis de la terre.
Je connus son père, sa mère, ses frères, ses
soeurs, et, en général, tout ce qui constitue une
famille, dans le nord-ouest de l'Angleterre.
Puis, le time ne cessant d'être money, et les
nommés business s'obstinant à demeurer
business, je dus m'embarquer pour ce
malencontreux Canada.
Dire les larmes de Betzy Campbell serait une
tâche au-dessus de mes forces.
Jamais, même au pis de mes orgies (durant ces
sept mois passés à Québec, je n'ai pas dessaoulé),
je n'oubliai les cheveux de ma tant jolie.
Et puis, devant le parti pris idiot des
Canadiens contre le topinambour, je me décidai à
67
revenir en Europe.
Une dépêche m'avait précédé ; sur le quai
m'attendait all the family Campbell.
Ô Betzy ! Affreuse Betzy !
À son aspect mon visage devint pâle comme
celui d'un serpent.
S'était-elle pas avisée, ce petit chameau-là, de
faire couper ses cheveux, ses cheveux, entendezvous,
ses cheveux !
Maintenant, elle semblait un joli, mais effronté
petit garçon.
- Betzy, lui dis-je après dîner, vous n'êtes plus
la Betzy de mes rêves, avec vos cheveux courts
(with your short hair).
De grosses larmes s'échappèrent de ses grands
yeux d'azur, et je rentrai me coucher au North-
Western Hôtel (en face de la statue équestre de
Her Majesty Victoria).
Le lendemain, comme j'allais prendre congé
de ces braves Campbell, un cri de stupeur rauque
s'échappa de ma gorge.
68
Betzy, Betzy avec ses cheveux innombrables,
dorés et plus longs encore qu'antan !
À force d'amour, pendant la nuit, Betzy avait
réussi à faire repousser ses cheveux.
Chère, chère, chère petite Betzy.
69
Une petite femme bien moderne
Il y avait une fois une petite femme rudement
gentille et qui avait oublié d'être bête, je vous en
fiche mon billet.
Son mari, lui, était laid comme un pou, et bête
comme un cochon.
Les sentiments que la petite femme nourrissait
à l'égard de son mari n'auraient pas suffi (pour ce
qui est de la température) à faire fondre
seulement deux liards de beurre, cependant que
lui se serait, pour sa petite femme, précipité dans
les flammes ou dans l'eau, sur un signe d'elle.
Des faits de telle nature sont, d'ailleurs,
fréquemment constatables en maint ménage
contemporain.
Cette gentille petite dame et ce vilain homme
croupissaient dans une indigence fâcheuse. L'or
ne foisonnait pas dans leur coffre-fort ; et même,
70
ils n'avaient pas de coffre-fort.
L'homme lui, s'en serait fichu pas mal, d'être
pauvre - avec quatre sous de charcuterie et un
veston d'alpage, il se trouvait heureux - mais,
pour sa jolie petite épouse, il souffrait de cette
pauvreté et des voisins l'entendirent souvent
répéter :
- Mon Dieu, c'est-y embêtant d'être aussi
nécessiteux !
Pour toutes ressources, il avait une petite place
de comptable dans une maison qui venait de se
fonder pour l'importation générale du phylloxera
dans le Nord de l'Espagne (En liquidation,
depuis.)
Si ses appointements atteignaient 1800 ou
2000, c'est tout le bout du monde.
Je ne vous connais pas, mais je voudrais voir
la tête que vous feriez avec 2000 francs par an,
surtout si vous vous trouviez l'époux d'une petite
femme se drapant plus volontiers de surah que de
moleskine.
Heureusement qu'il était très bête - comme je
71
l'ai dit plus haut - et qu'il coupait dans les
racontars de sa gentille compagne.
- Combien, disait-elle, crois-tu que j'aie payé
cette douzaine de chemises ?
- Dame, répondait notre imbécile en se
grattant la tête, je ne sais pas trop, moi.
- Pas tant que ça, mon chéri ! Ça n'est pas
croyable... Quarante-huit sous. Tu ne diras pas
que je te ruine, hein ?
- Quarante-huit sous ? s'ahurissait-il.
- Oui, mon ami, quarante-huit sous ! C'est un
laissé pour compte.
À dire le vrai, la petite femme exagérait
encore, avec ses quarante-huit sous. Les chemises
en question ne lui avaient pas coûté quarante-huit
sous, ni même quarante sous, ni même vingt
sous, ni même dix sous.
Pas même deux sous, pas même un sou !
Elles lui avaient coûté... mettons, un sourire (à
cause des jeunes filles qui nous écoutent).
Malgré la souvente répétition de ces sourires
72
en ville, le dénuement du ménage augmentait
dans de cruelles proportions.
Or, un jour que le dîner avait été plus maigre
que d'habitude (ce qui n'est pas peu dire) la
petite femme rentra dans la chambre de son mari,
au moment où ce dernier se mettait au lit, et voici
la conversation qui s'engagea entre eux :
(Imaginez-vous que la jolie petite dame
profère ces mots d'une voix de fée, tandis que
son mari rappelle par son timbre le son d'un
trombone à coulisse qui aurait séjourné dans la
Meuse depuis les déplorables événements de 70.)
- Dis donc, mon chéri... dit-elle en passant ses
menottes exquises dans les vilains cheveux de
l'homme.
- Ma mignonne ?
- Tu ne sais pas ce que je viens de lire au
cabinet, dans un vieux journal1.
1 Je demande aux lectrices pardon de l'impoétique trivialité
de ce détail, mais lorsque, comme moi, on écrit pour la
postérité, on s'abolit à tout jamais le droit de broder ou
d'arranger les choses. Ne voyez en moi qu'un pâle esclave de la
vérité (lividus servus veritatis).
73
- Quoi donc, ma belle chérie ?
- L'histoire d'un homme, à Versailles, qui
s'était fait assurer sur la vie, et qui a touché son
assurance en montrant à la Compagnie un autre
cadavre qu'il fit passer pour le sien.
- Et alors ?
- Alors, l'homme a touché son assurance.
- Oui, mais il a été pincé ?
- Il a été pincé, parce que c'était un serin.
Moi, j'ai imaginé un truc épatant pour ne pas être
pincée.
- ! ! ! ? ? ?
À ce moment, ils soufflèrent la bougie et je
n'entendis plus rien.
La petite femme débitait son idée tout bas, et
l'homme n'objectait rien.
Bientôt, un bruit de baisers (mettons de
baisers, à cause des jeunes filles qui continuent à
nous écouter).
Quelques semaines après les faits que je viens
de relater, un homme était trouvé assassiné dans
74
un wagon, sur la petite ligne d'intérêt local qui va
de Dunkerque à Biarritz.
Les papiers qu'on trouva sur lui permirent
d'établir son identité.
La jolie petite femme palpa, avec des sanglots
convulsifs, les 200,000 fr. de l'assurance.
Elle portait ce jour-là une toilette noire
véritablement exquise et embaumait le cosmydor.
Le soir même, elle jetait à la poste (Étranger)
un mot ainsi conçu :
« Mon cher feu mari,
« Vous savez la frayeur que j'ai toujours
éprouvée des revenants.
« Vous avez été gentil avec moi pendant votre
vie : j'espère bien que vous ne m'embêterez pas
après votre mort.
« D'ailleurs, le climat de Paris, si salutaire à
ma santé, est désastreux pour les trépassés de
votre tempérament.
« Celle qui ne vous oubliera jamais.
75
« HÉLÈNE. »
........................................................
Sacrifiez-vous donc pour les femmes !
76
Polytypie
Je le connus dans une vague brasserie du
quartier Latin.
Il s'installa près de la table où je me trouvais,
et commanda six tasses de café.
- Tiens, pensai-je, voilà un monsieur qui
attend cinq personnes.
Erronée déduction, car ce fut lui qui dégusta
les six moka, l'un après l'autre, bien entendu, car
aurait-il pu les boire tous ensemble, ou même
simultanément ?
S'apercevant de ma légère stupeur il se tourna
vers moi, et d'une voix nonchalante, qui laissait
traîner les mots comme des savates, il me dit :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Balzac... je bois énormément de café.
Un tel début n'était point fait pour me
déplaire. Je me rapprochai.
77
Il demanda de quoi écrire.
Les premières phrases qu'il écrivit, il en
froissa le papier et le déjeta sous la table.
Ainsi fut de pas mal de suivantes. Les
brouillons de lettres jonchaient le sol.
De la même voix nonchalante, il me dit :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Flaubert... je suis excessivement difficile pour
mon style.
Et nous nous connûmes davantage.
Comme une confidence en vaut une autre, je
lui avouai que j'étais né à Honfleur. Une moue
lui vint :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Charlemagne... je n'aime pas beaucoup les
Normands.
Le malentendu s'éclaircit, et je sus d'où il
était :
- Moi... je suis un type dans le genre de Puvis
de Chavannes... je suis né à Lyon.
Son père, un boucher des Brotteaux, avait tenu
78
à ce qu'il débutât dans la partie :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Shakespeare... j'ai été garçon boucher.
De la bonne amie qu'il détenait, voici
comment j'appris le nom :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Napoléon Ier... ma femme s'appelle Joséphine.
La susdite le trompa avec un Anglais. Il n'en
ressentit qu'une dérisoire angoisse.
- Moi... je suis un type dans le genre de
Molière... je suis cocu.
Joséphine et lui, d'ailleurs, n'étaient point faits
pour s'entendre. Joséphine avait la folie des
jeunes hommes à peau très blanche. Et il
ajoutait :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Taupin...
(Le reste de la phrase se perdit dans la rafale.)
Nous résolûmes, un jour, de déjeuner
ensemble... Rendez-vous à midi précis, j'arrivai à
midi et une minute.
79
Il tira froidement sa montre :
- Moi... je suis un type dans le genre de
Louis XIV... j'ai failli attendre.
De la sérieuse ophtalmie qu'il avait eue, il se
voyait presque guéri, et s'en félicitait de la sorte,
variant sa formule un peu :
- Moi... je voudrais être un type dans le genre
d'Homère ou de Milton.
Et puis, tout à fait éteint en son coeur le
souvenir de Joséphine, il en aima une autre.
Laquelle ne voulut rien savoir.
Alors, il la tua.
Et ce fut l'arrestation.
Pressé de questions par le juge d'instruction, il
se contenta de répondre :
- Moi... je suis un type dans le genre
d'Avinain... je n'avoue jamais.
Et ce fut la cour d'assises.
Là, il voulut bien parler.
- Moi... je suis un type dans le genre
80
d'Antony... Elle me résistait, je l'ai assassinée !...
Le jury n'admit aucune circonstance
atténuante. La mort.
Mal conseillé, Félix Faure ne sut point le
gracier.
Pauvre gars ! Je le vois encore, Pierrot blême,
les mains liées sur le dos, les pattes entravées, sa
malheureuse chemise à grands coups de ciseaux
échancrée.
Au tout petit jour, les portes de la Roquette
s'ouvrirent.
Il m'aperçut dans l'assistance, se tourna vers
moi, et d'une voix nonchalante qui laissait traîner
les mots comme des savates, il me dit :
- Moi... je suis un type dans le genre de Jésus-
Christ... je meurs à trente-trois ans.
81
Et Daudet ?
- Et Daudet ? me demanda le capitaine
Flambeur.
- Daudet ? m'interloquai-je. Quel Daudet ?
- Eh bien ! Daudet, parbleu, l'auteur,
Alphonse Daudet !
- À propos de quoi me parlez-vous de
Daudet ?
- Pour savoir s'il est un peu recalé.
- Recalé ?... Daudet ?...
Alors, subitement, une flambée de
ressouvenance m'éclaira.
- Ah ! oui, Daudet !... Eh bien ! oui, il est tout
a fait recalé maintenant !
- Tant mieux ! tant mieux !... Pauvre gars !
Pour la clarté de ce récit, comme dit Georges
Ohnet, il nous faut revenir de quelques années en
82
arrière.
Le père Flambeur, un vieux capitaine au long
cours de mon pays, le meilleur homme de la
terre, extrêmement rigolo (ce qui ne gâte rien),
débarqua un jour à Paris, pour voir l'Exposition
de 1889.
(Le but de ce voyage m'évite la peine de vous
indiquer la date.)
Tout de suite, il arriva au Chat noir où je
tenais mes grandes et petites assises et me promut
son cicérone.
J'acceptai avec joie, le père Flambeur étant un
joyeux et dépensier drille, moi pas très riche, à
l'époque (et pas davantage, d'ailleurs,
maintenant)1.
Ce vieux loup de mer avait une manie
étrange : connaître des grands hommes.
Je lui en servis autant qu'il voulut.
À vrai dire, ce n'étaient point des grands
hommes absolument authentiques, mais les
1 Depuis que ces lignes furent écrites pour la première fois,
un riche mariage a sensiblement amélioré ma situation.
83
camarades se prêtaient de bonne grâce à cette
innocente supercherie, qui n'était point sans leur
rapporter des choucroutes garnies et des bocks
bien tirés.
- Mon cher Zola, permettez-moi de vous
présenter un de mes bons amis, le capitaine
Flambeur.
- Enchanté, monsieur.
Ou bien :
- Tiens, Bourget ! Comment ça va ?... M. Paul
Bourget... Le capitaine Flambeur.
- Très honoré, monsieur.
Émile Zola, autant que je puis me le rappeler,
était représenté par mon ami Georges Moynet,
avec lequel il a une vague analogie.
Quant à Bourget, son pâle sosie se trouvait
être une manière de peintre hollandais dont j'ai
oublié le nom et qui n'a pas dégrisé pendant les
deux ou trois ans qu'il passa à Paris.
Et le reste à l'avenant.
Le malheur, c'est que le capitaine Flambeur
84
avait meilleure mémoire que moi et me mettait
parfois dans un cruel embarras.
- Tiens, s'écriait-il tout haut, voilà Pasteur qui
entre !... Hé ! Pasteur, un vermout avec nous,
hein ?
Régulièrement, Pasteur acceptait le vermout, à
condition que ce fût une absinthe.
Pardon, Zola ! Pardon, Bourget ! Pardon,
Pasteur ! Et pardon tous les autres, littérateurs,
poètes, peintres, savants, membres de l'Institut ou
pas !
Un jour, au tout petit matin...
(Étions-nous déjà levés, ou si nous n'étions
pas encore couchés ? Cruelle énigme !)
Un jour, au tout petit matin, nous passions
place Clichy, sur laquelle se dresse la statue du
général Moncey (et non pas Monselet, comme
prononce à tort ma femme de ménage).
Le piédestal de cette statue est garni d'un banc
circulaire en granit, sur lequel des vagabonds
s'étalent volontiers pour reposer leurs pauvres
membres las.
85
Un nécessiteux dormait là, accablé de fatigue.
Son chapeau avait roulé à terre, un ancien
chapeau chic, de chez Barjeau, mais devenu tout
un poème de poussière de crasse.
Et, au fond du chapeau, luisaient encore, un
peu éteintes, deux initiales : A. D.
- Tenez, capitaine Flambeur, regardez bien ce
bonhomme-là. Je vous dirai tout à l'heure qui
c'est.
- Qui est-ce ?
- Alphonse Daudet.
- Alphonse Daudet !... Celui qui a fait
Tartarin de Tarascon ?
- Lui-même !
- C'est vrai, pourtant. Voilà son chapeau avec
ses initiales... Ah ! le pauvre bougre !... Mais il ne
gagne donc pas d'argent ?
- Si, il gagne beaucoup d'argent, mais,
malheureusement, c'est un homme qui boit !
- C'est égal, c'est bien triste de voir un
homme de cette valeur-là dans cette purée !
86
- Ah ! oui, bien triste ! Mais, pour moi, un
homme qui boit n'est pas un homme intéressant.
- Je ne vous dis pas, mais... si on le réveillait
pour lui payer à déjeuner ?
- Gardez-vous en bien ! Daudet est
malheureux, mais très fier.
Alors, très discrètement, le bon papa Flambeur
tira une pièce de cent sous de son porte-monnaie
et l'inséra dans la poche de l'auteur des
Kamtchatka.
J'avais oublié cette histoire : il a fallu, pour
me la rappeler, que le capitaine Flambeur me
demandât, l'autre jour :
- Et Daudet ?
87
L'acide carbonique
C'était un vendredi soir, le dernier jour que je
passais en Amérique, peu d'heures avant de
m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit,
à trois heures.
À une table voisine de celle où je dînais,
dînaient aussi deux dames, ou plutôt, comme je
l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une
vieille.
Ou même, pour être plus précis, une miss et
une demoiselle.
La miss était Américaine, jeune et très
gentille. La demoiselle était Française, entre deux
âges, et plutôt vilaine.
La miss avait, entre autres charmes, deux
grands yeux noirs très à la rigolade. La
demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits
yeux tout ronds de véritables yeux d'outarde
88
(Bornibus).
Toutes deux parlaient français, la demoiselle
très correctement (parbleu ! c'est une
institutrice) ; la miss avec un accent et des
tournures de phrases d'un comique ahurissant.
Je prêtai l'oreille...
(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse
habitude, car, un de ces jours, on ne me la rendra
pas, et je serai bien avancé ! )
Ô joie ! Ces deux dames parlaient de la
Touraine en termes qui ne laissaient aucun
doute... J'allais les avoir comme compagnes de
route.
Toute une semaine à voir, plusieurs fois par
jour, les grands yeux noirs très à la rigolade de la
petite miss !
Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la
vieille outarde au lit, de bonne heure, alors que,
très tard, la petite miss et moi nous dirions des
bêtises dans les coins.
Cependant, se poursuivait la conversation des
deux dames.
89
L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite
après dîner au paquebot et qu'on se couchât bien
tranquillement.
Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que
je vous parle de cette jeune fille sans vous la
présenter), miss Minnie disait d'un air résolu :
- Oh ! pas tout de suite, coucher ! Allons faire
une petite tour avant embarquer !
- On ne dit pas une petite tour, mais on dit un
petit tour.
- Pourtant on dit la tour Eiffel.
- Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de
monument, tour est du féminin ; dans le sens de
promenade, ce mot est masculin.
Les questions de philologie m'ont toujours
passionné, et je crois détenir, en cette partie,
quelques records.
- Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle
que vous venez de formuler n'est pas sans
exception. Tour, dans le sens du voyage, n'est
pas toujours masculin.
Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent
90
encore, interloqués.
- Il est masculin pour tous les pays, sauf le
Cantal, le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire.
Du coup, ces dames eurent un léger frisson de
terreur. J'étais, sans nul doute, un fou, peut-être
furieux, si on le contrariait.
- Parfaitement ! insistai-je. Ainsi, l'on dit le
tour de France, le tour du monde, mais on dit la
tour d'Auvergne.
Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais
j'eus la joie de voir que Minnie, en bonne petite
humouriste yankee, s'esclaffait très haut de mon
funny joke.
Alors, nous voilà devenus des camarades.
On fit un petit tour dans quelques roofconcerts,
on but des consommations exorbitantes
et, finalement, on s'échoua, près du port, dans
une espèce de café français, où une clientèle
assez mêlée tirait une tombola au profit d'un
artiste.
Minnie gagna douze bouteilles de champagne,
qu'elle n'hésita pas à faire aussitôt diriger sur sa
91
cabine.
Pas plus tôt à bord, elle tint à constater la
valeur de son breuvage. Vous me croirez si vous
voulez, il était exquis et de grande marque.
(Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il ne fût le fruit
d'un larcin.)
Comme toutes les Américaines, Minnie adore
le champagne, mais pas tant que son institutrice.
La vieille outarde se chargea, à elle seule, de
faire un sort aux trois quarts de la bouteille.
Minnie était indignée. Elle me prit à l'écart.
- Est-ce qu'elle va boire toute ma champagne,
cette vieux chameau ! Tâchez à lui faire une
bonne blague pour qu'elle est dégoûtée de cette
liquide.
- Si je réussis, miss, que me donnerez-vous ?
- Je vous embrasserai.
- Quand ?
- Le soir, sur le pont, quand le monde sont en
allés coucher.
- Et vous m'embrasserez... bien ?
92
- Le mieux que je pouverai !
- Mazette ! espérai-je.
Dès le lendemain matin, devant l'institutrice,
j'amenai la conversation sur le champagne.
- C'est bon, c'est même très bon ; mais il y a
certains tempéraments auxquels l'usage du
champagne peut être nuisible et même mortel.
- Ah ! vraiment ? fit la vieille fille.
- Mais oui. Ainsi, vous, mademoiselle, vous
devriez vous méfier du champagne. Ça vous
jouera un mauvais tour, un jour ou l'autre.
- Allons donc !
- Vous verrez... C'est de ça qu'est morte Mme
Beecher-Stowe.
J'avais mon plan. Une vieille plaisanterie faite
jadis à Chincholle au cours d'un voyage
présidentiel, me revenait en mémoire.
Le docteur Marion, dont je n'hésite pas à
mêler le nom à cette plaisanterie du plus mauvais
goût, me fournit une petite quantité d'acide
tartrique et de bicarbonate de soude.
93
À sec, ces deux corps ne réagissent point l'un
sur l'autre. Dissous, ils se décomposent : l'acide
tartrique se jette sur la soude avec une brutalité
sans exemple, chassant ce pauvre bougre d'acide
carbonique qui se retire avec une vive
effervescence, à l'instar de ces maris trompés qui
claquent les portes pour faire voir qu'ils ne sont
pas contents.
C'est ce mécontentement bien naturel de
l'acide carbonique que les fabricants d'eau de
seltz utilisent pour produire leurs eaux gazeuses.
Où plaçai-je ces deux poudres ?
Ici, il me faudrait employer l'ingénieux
stratagème auquel eut recours naguère George
Auriol pour éviter les mots shocking.
Malheureusement, je n'ai pas, comme ce jeune
maître, un joli bout de crayon attaché à ma lyre.
La seule ressource me reste donc de la
périphrase.
Je plaçai mes produits chimiques au fond d'un
vase d'ordre tout intime à l'usage coutumier de la
vieille outarde, et j'attendis.
94
Le lendemain, je m'amusai beaucoup au récit
du docteur.
Dès le matin, elle l'avait fait mander, et, folle
de terreur, lui avait raconté son étrange
indisposition.
- Ça moussait ! ça moussait ! Et ça faisait
pschi, pschi, pschi, pschi.
- N'auriez-vous pas bu des boissons gazeuses,
hier ? demanda-t-il.
- Si, du champagne.
- C'est bien cela. Vous ne pouvez pas digérer
l'acide carbonique. Ne buvez plus ni champagne,
ni soda, ni rien de gazeux.
Minnie trouva la farce à son goût. Elle me
récompensa en m'embrassant le mieux qu'elle
put. Et quand les Américaines vous embrassent
du mieux qu'elles peuvent, je vous prie de croire
qu'on ne s'embête pas.
Et encore j'emploie le mot embrasser pour
rester dans la limite des strictes convenances.
95
Début de M. Foc dans la presse
quotidienne
Je reçois d'un jeune homme qui signe « Foc »
et qui - si mes pronostics sont exacts - doit être
l'un des patrons de la célèbre maison Lou.
Foc et Cie, une sorte de petit conte fort
instructif et pas plus bête que les histoires à
dormir debout qui relèvent de ma coutumière
industrie.
Alors, moi malin, que fais-je ? Je publie le
petit conte du jeune Foc et, pendant ce temps-là,
je vais fumer une cigarette sur le balcon.
La parole est à vous, jeune homme :
UN REMÈDE ANODIN
I
Hercule Cassoulade, voyez-vous, c'était un
96
mâle.
Il avait deux mètres dix environ, du sommet
du crâne à la plante des pieds, et ses tripes étaient
les plus vastes du monde. Il disait en parlant du
Pont-Neuf :
- Il est gentil, mais il a l'air bien délicat.
D'une gaieté charmante, avec cela, et si bon
enfant que la vue seule d'un malade suffisait à le
faire rire.
Or, un jour, chose incroyable, cet homme de
bronze prit froid et se mit à tousser, cependant
qu'on entendait doucement retentir dans ses
larges narines poilues les motifs principaux des
Murmures de La Forêt, de Wagner, arrangés pour
coryza seul.
Comme une femme, comme un veau, comme
un simple mortel, Cassoulade était enrhumé.
II
Il montra quelque impatience, cria :
- Ça commence à m'embêter ; je suis bon
97
type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi !
Même, ayant publié ce manifeste, il gifla sans
exception tous ceux qui avaient l'air de rigoler, se
prit aux cheveux avec son chapeau et, rapide,
s'en alla par les grouillantes rues.
Examinant les portes, farouche, le géant
marchait... Enfin, vers le soir, il put lire audessous
d'une sonnette ces mots gravés dans le
plus rare porphyre :
Docteur médecin
de 3 h. à 6 h.
Après avoir lacéré des paillassons, enfoncé des
portes, étranglé de vagues huissiers, il pénètre
comme un obus dans le cabinet d'un prince de la
science.
III
Le prince était un vieux petit monsieur pâle et
grêle et de qui les traits arborèrent à l'entrée
98
tumultueuse d'Hercule l'expression polie mais
réservée de l'antilope des Cordillères quand les
hasards de la promenade la mettent subitement en
présence de la panthère noire du Bengale.
Il tenta même de s'enfuir ; mais Cassoulade le
rattrapa d'une main et, de l'autre, tint le crachoir,
à peu près dans le sens que voici :
- Je suis un mâle ; il me faut un remède
sérieux, un remède comme pour cinq chevaux !
D'ailleurs, c'est bien simple : si vos médicaments
ne me font pas d'effet, je vous casse la gueule.
À cet ultimatum très net, Cassoulade crut
devoir ajouter la suivante proclamation :
- Je suis bon type, mais je ne veux pas qu'on
se foute de moi !
Le docteur, après avoir ausculté son terrible
client, fit entendre ces humbles mots :
- Allez à Arcachon et baladez-vous sous les
sapins. La senteur balsamique des sapins est tout
ce qu'il y a de meilleur pour l'affection dont vous
souffrez.
Il dit, et faisant un bond, se barricada dans sa
99
chambre, sans réclamer ses honoraires.
IV
- Aller à Arcachon, réfléchit Hercule, quand il
fut dehors, ça me coûtera très cher, et puis il me
faudra changer de café, ce qui est toujours
malsain... Mais, j'y pense, s'écria-t-il
plaisamment en imitant le rire bête d'Archimède,
il y a des sapins à Paris - pourquoi ne pas en
profiter ?
Et il s'en fut sur la place du Théâtre-Français,
sapinière redoutable, bois sacré tout le jour
retentissant de cris d'écrasés et d'un horrible
mélange de songe d'Athalie et d'imprécations de
Camille.
Tranquillement, loin de tout refuge, il se
coucha sur la chaussée, et pendant une heure,
d'innombrables fiacres se livrèrent sur son ventre
au noble jeu des Montagnes russes.
- Mais je ne me sens pas mieux ! cria bientôt
Cassoulade que la colère commençait à gagner ;
les sapins ne me font rien du tout, c'est un
100
remède de fillette !
Prophète, il dit encore :
- Ça finira mal pour le docteur : je suis bon
type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi !
Et il se retournait, afin de gifler, sans
exception, toutes les personnes qui auraient pu
avoir l'air de rigoler, quand l'omnibus des
Batignolles survint et l'aplatit de telle sorte qu'il
n'y eut plus qu'à réunir dans une bière les
morceaux épars du colosse, et à mettre le tout
dans la terre glaise, à Ménilmontant (bis).
...................................................
V
... Hercule Cassoulade patienta quelques jours,
mais quand il vit que, décidément, l'odeur
résineuse du sapin ne guérissait pas son rhume, il
se fâcha assez sérieusement.
- Mais je ne me sens pas mieux, hurla-t-il, le
sapin ne me fait rien du tout, c'est un remède de...
L'indignation l'étouffait. Il brisa le cercueil,
101
brisa la pierre et se rendit chez son médecin.
Ce qui se passa dans son interview, nul ne
pourra jamais le dire.
Tout ce qu'il est permis d'affirmer, c'est
qu'on ne trouva plus désormais aucunes traces de
l'illustre savant, ni dans ses bottines, ni, chose
plus extraordinaire encore, dans le Bottin !
Hercule Cassoulade vécut jusqu'à l'âge de
cent trente ans. Parfois, dans un cercle de voisins
respectueux, il aimait à conter l'anecdote :
- Parfaitement... il m'avait ordonné un remède
de fillette, à moi ! un mâle ! un homme de
bronze ! C'était une cure de je ne sais plus quoi...
de pin... de sapin... Enfin, un remède de gosse. Ça
n'a rien fait.
Avec l'accent froid et terrible du Destin, il
ajoutait :
- Le charlatan me l'a payé. Je suis bon type,
mais je n'aime pas qu'on se foute de moi !
Et d'un regard sévère, il fixait tous ses
auditeurs, y compris les femmes et les enfants,
prêt à gifler, sans exception, tous ceux qui
102
eussent pu, par hasard, avoir l'air de rigoler.
Foc.
Et voilà !
Merci, petit Foc, vous êtes bien gentil, et votre
histoire est très drôle.
Je vous en laisse toute la gloire, mais vous me
permettrez bien que j'en touche le montant,
froidement.
Et puis, envoyez-moi votre nom et votre
adresse. Vous me ferez plaisir (sans blague).
103
Un excellent homme distrait
Dans l'hôtel, fort confortable d'ailleurs, où je
vis depuis plus d'un mois, s'épanouit - si j'en
excepte une rare pincée de braves gens très
gentils - toute une potée de muffes ineffables et
de bourgeois sans bornes.
Oh ! ces têtes ! Oh ! ces conversations ! Leur
idéal d'art se satisfait aux tableaux du fécal
Bonnat et de Bouguereau, spécialiste en
baudruches rosâtres.
Leur soif de justice sociale s'étanche aux idées
(!) de Deschanel ou de Leroy-Beaulieu, si tant est
qu'ils connaissent seulement de nom ces veules
sociologues comiques à force d'inconscience.
Et dévots, avec ça ! Dévots d'un cagotisme à
faire vomir Huysmans !
Ah ! les salauds ! Et la veine qu'ils ont qu'on
ne soit pas méchant !
104
- Vous me croirez si vous voulez, disait ce
matin une abominable vieille chipie à son voisin
de table, mais à Paris, dans les quartiers ouvriers,
il n'est pas rare de trouver des écailles d'huîtres
dans les tas d'ordures (sic) !
Et le voisin de table, un hobereau, fatigué par
toutes sortes de débauches occultes, se refusait à
accepter une telle monstruosité :
- Des huîtres ! râlait-il. Des huîtres ! Et ces
gens-là se plaignent !
Pauvre petite douzaine de portugaises à douze
sous, pensiez-vous jamais indigner tant le monde
orléaniste, clérical et bien pensant de la côte
d'azur !
Une rare pincée de braves gens très gentils, aije
dit en commençant.
Heureusement !
Et, parmi eux, un ménage, un vieux ménage
composé, comme cela arrive souvent, dans les
vieux ménages, d'une vieille dame et d'un vieux
monsieur.
La vieille dame, toute de bonne grâce et de
105
malice spirituelle ; le vieux monsieur, comme
flottant sans trêve en quelque nuage de candeur
effarée.
La dame ressemble à toutes les vieilles grandsmères.
Le monsieur rappelle le portrait de Darwin, de
ce grand Darwin dont un curé de notre hôtel
disait, l'autre jour :
- C'est encore comme cet ignoble Darwin,
etc. !
Et rien de touchant comme la continuelle
attention dont lady Darwin (car c'est ainsi que
nous la baptisâmes) entoure son vieux naturaliste.
Lui, le bonhomme, il est toujours sorti, et,
quand on l'interpelle directement, il met un petit
temps à descendre de sa chimère. Hein ?...
quoi !... qu'est-ce qu'il y a ?...
Selon les circonstances, il s'effare des normes
les plus admises, pour, la minute d'après,
demeurer tout quiet devant le moins prévu des
cataclysmes.
Dernièrement, sa femme, au moment du
106
déjeuner, lui mit dans son verre un bouquet de
violettes. Le bonhomme, sans se déconcerter pour
si peu, jugea seulement que ça n'était pas bien
commode pour boire.
Comme sa femme insistait sur le symbole :
- Tu ne me demandes pas à cause de quoi ces
fleurs ?
- À cause de quoi ?
- Eh bien !... notre trentième anniversaire !
- Quel anniversaire ?
- De notre mariage, parbleu !
- Ah ! vraiment ! Ah ! vraiment ! C'est très
curieux.
Et, devant nos sourires sympathiques, la dame
nous mit au courant de la nature de son mari.
Le meilleur homme de la création, mais aussi
le plus distrait.
- Imaginez-vous, conte-t-elle en souriant, que
le jour de notre mariage, il fit répéter six fois à
M. le maire la question classique : Consentezvous
à prendre pour épouse, etc. ? À la fin, il
107
s'écria : « Oh ! je vous demande pardon,
monsieur le maire, je pensais à autre chose ! »
Au cours de la nuit de noces, il prie sa femme
d'allumer la bougie.
- Pourquoi ? demandait la jeune femme.
- Je ne peux pas me souvenir de votre
physionomie.
À part ça, d'une exquise bonté, d'une
tendresse folle. Une âme pétrie de concorde et
d'harmonie.
La vieille dame concluait en riant :
- C'est à ce point, que je n'ai jamais essayé de
faire des oeufs brouillés à la maison !
- ? ? ? ? ?
- D'un mot, il les aurait réconciliés.
108
Un honnête homme dans
toute la force du mot
Je vais raconter les faits simplement ; la
moralité s'en dégagera d'elle-même.
C'était pas plus tard qu'hier (je ne suis pas,
moi, comme mon vieil ami Odon G. de M. dont
les plus récentes anecdotes remontent à la fin du
treizième siècle).
C'était pas plus tard qu'hier.
J'avais passé toute la journée au polygone de
Fontainebleau, où j'assistais aux expériences du
nouveau canon de siège en osier, beaucoup plus
léger que celui employé jusqu'à présent en
bronze ou en acier et tout aussi profitable,
comme dirait mon vieux camarade le général
Poilu de Sainte-Bellone.
(Ajoutons incidemment que j'ai rencontré
dans les rues de Fontainebleau mon jeune ami
109
Max Lebaudy, très gentil en tringlot et prenant
gaiement son parti de sa nouvelle position. Il
voulait me retenir à dîner, mais impossible,
préalablement engagé que j'étais au mess de
MM. les canonniers de l'École. Ce sera pour une
autre fois.)
Après avoir absorbé, en gaie compagnie,
quelques verres de l'excellente bière de barons de
Tucher, j'envahis le train qui, partant à 10 h. 5 de
Fontainebleau, devait me déposer à Paris à 11 h.
24.
(Je précise, pour faire plaisir à M. Dopffer.)
Dans le compartiment où m'amena le destin se
trouvaient, déjà installés, un monsieur et un petit
garçon.
Le monsieur n'avait rien d'extraordinaire, le
petit garçon non plus (un tic de famille,
probablement).
Malgré ma haute situation dans la presse
quotidienne, je consentis tout de même à engager
la conversation avec ces êtres dénués d'intérêt.
Le monsieur, et aussi le petit garçon son fils,
110
arrivaient de Valence d'où ils étaient partis à cinq
heures du matin, et c'est bien long, disait le
monsieur de Valence, toute une journée passée en
chemin de fer.
- Pourquoi, dis-je, n'avez-vous pas pris
l'express, puisque vous voyagez en première ?
- Ah ! voilà !
Je dus me contenter de cette sommaire
explication. D'ailleurs, la chose m'était bien
équivalente.
Le monsieur me demanda ce qu'on disait à
Paris des nouveaux scandales.
Je fis ce que je fais toujours en pareil cas
(c'est idiot, mais rien ne me réjouit tant ! ).
Je lui fournis une quantité énorme de tuyaux,
la plupart contraires à la stricte vérité et même à
la simple raison, d'autres rigoureusement exacts,
d'autres enfin légèrement panachés.
Je lui appris l'arrestation imminente de MM.
Théodore de Wyzewa et Anatole France, très
compromis dans cette regrettable affaire de
bidons qui cause un réel chagrin aux vrais amis
111
de la Presse.
Le great event de la saison, c'était la
réouverture du théâtre du Chat-Noir. La petite
salle de la rue Victor-Massé, ajoutai-je dans un
style de courriériste théâtral, ne désemplit pas, et
c'est justice, car on y trouve accouplés la rigolade
énorme et le frisson du Grand Art (si tu n'es pas
content, mon vieux Gentilhomme-Cabaretier) !
L'homme de Valence (la belle Valence !)
m'écoutait ravi, mais un peu préoccupé de ne je
savais quoi.
À chaque instant, il croyait devoir consulter sa
montre.
À onze heures cinq juste, il se leva et, comme
accomplissant l'opération la plus coutumière du
monde, il tira la sonnette d'alarme.
Je le répète, il tira la sonnette d'alarme.
Je me fis ce raisonnement :
- Cet homme est devenu soudain fou, il va se
livrer aux plus dangereuses excentricités ; mais
comme il est très aimable, il tient à m'éviter la
peine de tirer moi-même la sonnette d'alarme.
112
Cependant, ralentissait sa marche le train et se
montrait à la portière la tête effarée du
conducteur.
- Quoi ! quoi ! Qu'y a-t-il ?
- Oh ! répondit en souriant le monsieur de
Valence, tranquillisez-vous, mon ami ! Il ne se
passe rien de nature à altérer le sécurité des
voyageurs. Il ne s'agit, en ce moment, que des
intérêts de la Compagnie.
- Les intérêts...
- Les intérêts de la Compagnie, parfaitement !
Ce petit garçon qui est avec moi, mon fils en
un mot, est né le 7 décembre 1887, à onze heures
cinq du soir. Il vient donc d'entrer à cette minute
dans sa septième année. Or, il est monté dans le
train avec un ticket de demi-place ; il doit donc à
votre administration la petite différence qui
résulte de cet état de choses. Veuillez me donner
acte de ma déclaration et m'indiquer le léger
supplément à verser en vos mains.
.......................................................
J'ai tenu à signaler au public cet acte de
113
probité qui nous consolera de bien des
défaillances actuelles.
Combien d'entre vous, lecteurs et lectrices,
vous trouvant dans cette situation, n'auriez rien
dit et ne vous croiriez point coupables !
Le sens moral fiche le camp à grands pas,
décidément.
114
114
Des gens polis
Un des phénomènes sociaux qui me
consternent le plus par les temps troublés que
nous traversons, c'est la disparition de ces belles
manières qui firent longtemps à la France une
réputation méritée.
Hélas ! en fait de talons rouges, il ne reste plus
que ceux des garçons d'abattoir ! (Ça, j'ai la
prétention que ce soit un mot, et un joli.)
Aussi fus-je délicieusement surpris, hier, me
trouvant au Havre et lisant la chronique des
tribunaux du Petit Havre, de découvrir une cause
où les prévenus donnèrent à la magistrature et à
la gendarmerie de notre pays l'exemple rare de la
tenue parfaite et du mot choisi.
Ceux de mes lecteurs qui sont bien élevés (et
ils le sont tous) seront enchantés de constater que
la tradition des bonnes manières n'est pas tout à
fait défunte en France.
115
Je ne change pas un mot au compte rendu si
édifiant du Petit Havre :
TRIBUNAL CORRECTIONNEL DU HAVRE
Présidence de M. Delalande, juge.
Audience du 2 janvier 1895.
Politesse française
« Nous avons la prétention d'être le peuple le
plus courtois de la terre, et, certes, nous ne
l'avons pas usurpée, étant donné qu'on retrouve
la politesse jusque dans la bouche des locataires
de Mme Juliette Pineau.
» On aurait tort de supposer qu'il y a de notre
part, dans cette déclaration, une ombre de mépris
pour l'excellente Mme Pineau ; mais celle-ci est
directrice d'un humble garni, et ce n'est point de
sa faute si, de temps à autre, quelques-uns de ses
pensionnaires passent de leurs chambres à celle
de la correctionnelle.
» C'est, aujourd'hui, le cas de Jeanne
116
Lefustec, âgée de dix-sept ans, et d'Alphonse
Landon, son camarade de chambrée, qu'elle
affectionne bien tendrement, qu'elle défend avant
elle-même avec beaucoup d'énergie.
» Que leur reproche-t-on ?
» 1° D'avoir, ensemble et de concert, - pour
parler le langage juridique, - soustrait un oreiller
à leur logeuse ;
» 2° De ne posséder, ni l'un ni l'autre, aucun
moyen avouable d'existence ;
» 3° Jeanne, seule, d'avoir retourné les poches
d'un marin, avec lequel elle avait trompé son
cher Alphonse.
» Monde bien vulgaire, direz-vous. D'accord ;
mais ce qui l'a relevé aux yeux de tous, c'est
cette politesse exquise dont nous vous parlions
tout à l'heure.
» - Me permettez-vous, monsieur le président,
déclare Mlle Jeanne, de vous établir la parfaite
innocence de monsieur mon amant dans l'affaire
du vol ?
» Il était parti chez madame sa mère pour lui
117
présenter ses voeux de nouvelle année, tandis que
je causais, au coin du quai, avec un monsieur de
la douane, qui faisait le quart.
» - Je ne sais pas au juste, messieurs, réplique
le prévenu, si c'est monsieur le douanier qui
faisait le quart ; mais je puis vous assurer que
mademoiselle ma maîtresse et moi sommes
innocents. Notre chambre fermait très mal, et un
inconnu aura chipé l'oreiller pendant que nous
étions absents.
» Faute de preuves contraires, les inculpés
gagnent cette première manche.
» Mme Jeanne se défend, avec non moins de
correction, d'avoir plumé un matelot.
» - Je vous avoue, dit-elle, qu'il m'est arrivé
de trahir la foi jurée. J'ai un faible pour ces
messieurs de la flotte ; mais loin de les
dépouiller, je me fais un cas de conscience de ne
pas même les écorcher.
» D'ailleurs, si un membre de la marine
française m'accuse, montrez-le-moi.
» - Vous savez bien qu'il est en mer ?...
118
» - Alors, n'en parlons plus, monsieur le
président...
» De fait, on n'en parle plus.
» Malheureusement pour ce couple plein
d'urbanité, il reste à dire un mot de son état
social.
» Le propre de cet état est de ne pas exister.
Des renseignements très précis prouvent que Mlle
Jeanne tient un commerce de faveurs pour lequel
on ne délivre aucune patente, et que son excellent
ami avait une large part dans les bénéfices.
» Aussi est-ce bien en vain, cette fois, qu'ils se
congratulent :
» - Monsieur mon amant exerce la profession
de journalier.
» - Mademoiselle ma maîtresse vivait des
ressources de mon travail.
» Discours inutiles : tous deux vont vivre aux
frais de l'État pendant un mois.
» Ils prennent, du reste, la chose de la
meilleure grâce du monde et saluent le tribunal ;
puis, s'inclinant devant le gendarme qui se
119
dispose à les emmener, lui disent en souriant :
» - Après vous, monsieur le gendarme !
» Mais Pandore de répondre sur un ton qui
n'admet pas de réplique :
» - Je n'en ferai rien !
» P. L. »
Si je n'avais l'horreur des plaisanteries faciles,
j'ajouterais que la demoiselle Jeanne Lefustec est
trop au lit pour être honnête. Mais je n'en ferai
rien, considérant qu'on ne doit jamais insulter
une femme qui tombe, même avec une fleur.
120
Véritable révolution dans la
mousqueterie française
À Nice, cet hiver, j'ai fait connaissance d'un
ingénieux et téméraire lieutenant de chasseurs
alpins qui s'appelait Élie Coïdal.
J'eus même l'occasion de parler de lui naguère
au sujet de sa géniale bicyclette de montagne
(dis-moi, lecteur, dis-moi, t'en souviens-tu ? ).
En se quittant, on s'était juré de s'écrire ; c'est
lui qui a tenu parole.
Camp de Chalons, 19 avril.
» Mon cher Allais,
» Hélas ! oui, mon pauvre vieux, cette lettre
est datée du Camp de Châlons ! Un port de mer
dont tu ne peux pas te faire une idée, même
approchante. Comme c'est loin, Nice et Monte-
Carlo, et Beaulieu ! (Te rappelles-tu notre
121
déjeuner à Beaulieu et la fureur de la dame
quand, le soir, tu lui racontes qu'on avait déjeuné
vis-à-vis de la Grande Bleue ? Elle la cherchait
au Casino, cette Grande Bleue, pour lui crêper le
chignon ! )
» À parler sérieusement, je te dirai que je suis
détaché jusqu'au 15 juillet à l'école de tir, ce qui
ne comporte rien de spécialement récréatif.
» Loin des plaisirs mondains et frivoles, je me
retrempe à l'étude des questions techniques
susceptibles de rendre service à la France.
» Je ne me suis pas endormi sur les lauriers de
ma bicyclette de montagne- j'ai travaillé le fusil
et j'ai la prétention d'être arrivé à ce qu'on
appelle quelque chose.
» Un article publié au commencement de ce
mois dans les journaux, parlait louangeusement
d'une nouvelle balle évidée de calibre cinq
millimètres.
» Si la réduction du calibre produit des
résultats si merveilleux, pourquoi ne pas arriver
carrément au calibre de un millimètre !
122
» Un millimètre ! vous récriez-vous. Une
aiguille, alors ?
» Parfaitement, une aiguille !
» Et comme toute aiguille qui se respecte a un
chas1 et que tout chas est fait pour être enfilé,
j'enfile dans le chas de mon aiguille un solide fil
de 8 kilomètres de long ; de telle sorte que mon
aiguille traversant 15 ou 20 hommes, ces 15 ou
20 hommes se trouvent enfilés du même coup.
» Le chas de mon aiguille - j'oubliais ce détail
- est placé au milieu (c'est le cas, d'ailleurs, de
beaucoup de chas), de façon qu'après avoir
traversé son dernier homme, l'aiguille se place
d'elle-même en travers.
1 Beaucoup de personnes, dévorées par le Démon de
l'Analogie, disent le chat d'une aiguille. Ces personnes ont
tort : on doit écrire le chas.
Bescherelle, que je viens de consulter pour illuminer ma
religion, ajoute une notice rétrospective et suggestive
éminemment :
« Se disait autrefois de la fente entre deux poutres. On dit
maintenant TRAVÉE.
Travée... j'aurais beaucoup de peine à me faire à ce mot-là.
123
» Remarquez que le tireur conserve toujours le
bon bout du fil.
» Et alors, en quelques secondes, les
compagnies, les bataillons, les régiments ennemis
se trouvent enfilés, ficelés, empaquetés, tout prêts
à être envoyés vers des lieux de déportation.
» Le voilà bien, le fusil à aiguille, le voilà
bien !
......................................................
(Suivent quelques détails personnels non
destinés à la publicité et des formules de
courtoise sympathie qui n'apprendraient rien au
lecteur.)
» ÉLIE COÏDAL... »
Et dire que les Comités n'auront qu'un cri
pour repousser l'idée, pourtant si simple et si
définitive, de mon ami le lieutenant Élie Coïdal !
Et savez-vous pourquoi ?
Tout simplement parce que le lieutenant Élie
Coïdal n'est pas de l'artillerie.
124
Il est défendu, paraît-il, à un chasseur alpin
d'avoir du génie.
Voilà où nous en sommes après une trentaine
d'années de République !
125
La vraie maîtresse légitime
Sur un éclat de rire approbateur de son mari
(ou de son amant ? j'ignorais encore), la jeune
femme reprit, avec une assurance non dénuée de
culot, le récit de leur aventure :
- D'abord, moi quand j'étais jeune fille, il y a
une phrase qui revenait souvent dans la
conversation des personnes graves et qui
m'intriguait beaucoup. Les personnes graves
répétaient à mi-voix et avec des petits airs
pudiques et idiots : « On ne doit jamais se
conduire avec sa femme comme on se conduit
avec sa maîtresse. » Dans mon vif désir de
m'instruire, je m'informais : « Comment se
conduit-on avec sa femme ? Comment se
conduit-on avec sa maîtresse ? » Et il fallait voir
la tête ahurie des bonnes femmes ! Au fond, je
crois qu'elles n'avaient, sur ce sujet, que des
notions superficielles. Alors, elles me faisaient
126
des réponses flasques et mucilagineuses : « Eh
bien ! mon enfant, voici : les messieurs tiennent,
devant leurs maîtresses, des propos qu'ils ne
doivent pas tenir devant leur femme... Ces
messieurs vont avec leurs maîtresses dans des
endroits où ils ne doivent pas amener leur
femme », etc., etc... J'avais beaucoup de peine à
me payer de ces raisons, et un jour je faillis
flanquer une attaque d'apoplexie à une grosse
dame pudibonde, en lui demandant froidement :
« Est-ce que les messieurs embrassent leurs
maîtresses d'une certaine façon qu'ils ne doivent
pas employer avec leur femme ? » À part moi, je
me disais confidentiellement : « Toi, ma petite
amie, quand tu seras mariée, tu prieras ton mari
de te traiter en femme légitime d'abord, et puis
ensuite en maîtresse », me réservant, bien
entendu, de choisir le mode de traitement qui
conviendrait le mieux à mon tempérament.
- Vous parliez, approuvai-je chaudement, en
femme libre et débarrassée de tout préjugé
mondain.
- Oh ! vous savez, les préjugés mondains !
127
étant toute petite, je m'asseyais déjà dessus.
- Mais continuez, je vous prie, madame, le
récit de ce qui vous advint par la suite.
- Malgré ma détestable réputation dans le
monde, je me mariai tout de même et j'épousais
Fernand, ce mauvais sujet-là. N'est-ce pas,
Fernand, que tu es un mauvais sujet ?
- Détestable, mon petit rat, et combien
répréhensible ! Quand je rentre en moi-même, je
prends des bottes d'égoutier.
- Et moi, trois épaisseurs de scaphandre.
Quelques baisers s'échangèrent alors, pour
démontrer que ce dégoût (évidemment joué) de
leur moi n'était pas mutuel. Et la jeune femme
poursuivit :
- Vous vous imaginez peut-être qu'une fois
mariée, le monde allait nous ficher la paix avec
les différents procédés qu'on emploie à l'égard
des maîtresses et des légitimes ? Ah ben, ouiche !
Au contraire, cela ne fit que redoubler. On aurait
juré que mes parents et ceux de Fernand s'étaient
donnés le mot pour nous raser de leurs jérémiades
128
bourgeoises. À les entendre, on ne pouvait
s'embrasser un peu qu'après avoir poussé le
verrou de sûreté. Heureusement que, Fernand et
moi, nous ne sommes pas des types à nous laisser
racler les côtelettes longtemps et impunément.
- Racler les côtelettes !
- Oui, raser... quoi ! Nous nous rebiffâmes
avec une sombre énergie et une peu commune
trivialité d'expressions. Un jour, dans un grand
dîner, chez les parents de Fernand, je me lève au
dessert et je vais embrasser mon petit mari. Tête
de ma belle-mère ! Alors, moi, devant tout le
monde :
« Vous avez donc peur que la police ne vienne
fermer votre boîte ! » Il faut vous dire que le père
de Fernand est président du tribunal civil de B...
Et tout le temps comme ça ! Mais le pire, et ce
qui nous a tout à fait fâchés avec nos familles
respectives, c'est la blague que nous fîmes, l'été
dernier, à nos deux vénérables familles... Quand
j'y pense, j'en suis encore malade !
- Je ne demande qu'à gagner votre maladie !
129
- Oh ! vous allez voir, ça n'est pas bien
méchant... à raconter... Mais quand on a vu la tête
des gens !... Nous avions loué à Hennequeville un
délicieux petit pavillon normand, couvert de
chaume.
- Chaume, sweet, chaume !
- Très drôle, chaume, sweet chaume ! Un
pavillon normand que Fernand eut l'idée baroque
de baptiser Bombay Cottage.
Mes parents vinrent passer une quinzaine chez
nous, et les parents de Fernand une autre
quinzaine. Ils étaient enchantés de notre
installation : Bombay Cottage par ci, Bombay
Cottage par là ! Or, ce ne fut qu'à la fin de la
saison qu'ils s'aperçurent du déplorable et
charmant calembour, appellation de notre home :
Bombay Cottage... bon bécotage ! Ces pauvres
gens, du coup, se crurent déshonorés, rompirent
définitivement, et nous coupèrent les vivres ou,
tout au moins, ce qu'ils purent nous en couper.
Alors, que fîmes-nous, Fernand et moi ?... Ça, si
vous le devinez, vous serez un rude malin !
- Je ne suis pas un rude malin.
130
- Eh bien, purement et simplement, Fernand et
moi, nous demandâmes le divorce et nous
l'obtînmes ! De sorte que nous ne sommes plus
mari et femme, mais amant et maîtresse... Alors,
personne n'a plus rien à nous dire. Nous rigolons
comme des vieilles baleines, et pas plus tard que
la semaine dernière, nous nous sommes fait fiche
à la porte de trois hôtels de Cannes. Ohé ! ohé !
- Et comptez-vous quelquefois vous
remarier ?
- Oh ! pas avant qu'on soit devenus des vieux
types ridicules !... Pas, mon petit Fernand ? Et
Fernand, secouant la cendre de sa pipe,
acquiesça.
131
Dressage
Dimanche dernier, aux courses d'Auteuil, je
fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis, de
cette circonstance, une joie d'autant plus vive que
je croyais, pour le moment, notre sympathique
navigateur en rade de Bilbao.
La journée de dimanche dernier n'est pas
tellement effondrée dans les abîmes de l'Histoire
qu'on ne puisse se rappeler l'abominable temps
qui sévissait alors.
- Mouillé pour mouillé, conclut Cap après
salutations d'usage, j'aimerai mieux me mouiller
au sein de l'Australian Wine Store de l'avenue
d'Eylau. Est-ce point votre avis ?
- J'abonde dans votre sens, Captain.
- Alors, filons !
Et nous filâmes.
- Qu'est-ce qu'il faut servir à ces messieurs ?
132
demanda la gracieuse petite patronne.
- Ah ! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien
boire ?
- Pour moi, fis-je, il pleure dans mon coeur
comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais
m'envoyer un bon petit corpse reviver.
- C'est une idée ! Moi aussi je vais m'envoyer
un bon petit corpse reviver. Préparez-nous,
madame, deux bons petits corpse revivers, je
vous prie.
À ce moment, pénétra dans le bar un homme
que Cap connaissait et qu'il me présenta.
Son nom, je ne l'entendis pas bien ; mais sa
fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une
potée de patriarches, je ne l'oublierai jamais.
L'ami de Cap s'intitulait modestement : chef
de musique à bord du GOUBET !
Notez que le Goubet est un bateau sous-marin
qui doit jauger dans les 10 tonneaux. Vous voyez
d'ici l'embarquement de la fanfare !
Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter
des histoires plus étranges encore.
133
Il avait passé tout l'été, affirmait-il, à dresser
des moules.
- La moule ne mérite aucunement son vieux
renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la
prendre par la douceur, car c'est un mollusque
essentiellement timide. Avec de la mansuétude et
de la musique, on en fait ce qu'on veut.
- Allons donc !
- Parole d'honneur ! Moi qui vous parle (et le
Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je
suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la
guitare, à me faire accompagner par des moules
jouant des castagnettes.
- Voilà ce que j'appelle un joli résultat !
- Entendons-nous !... Je ne dis pas
positivement que les moules jouaient des
castagnettes ; mais par un petit choc répété de
leurs deux valves, elles imitaient les castagnettes,
et très en mesure, je vous prie de le croire. Et rien
n'était plus drôle, messieurs, que de voir tout un
rocher de moules aussi parfaitement rythmiques !
- Je vous concède que cela ne devait pas
134
constituer un spectacle banal.
Pendant tout le récit du chef de musique du
Goubet, Cap n'avait rien proféré, mais son petit
air inquiet ne présageait rien de bon.
Il éclata :
- En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des
moules ! C'est un jeu d'enfant !... Moi, j'ai vu dix
fois plus fort que ça !
Le chef de musique du Goubet ne put réprimer
un léger sursaut :
- Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ?
- Mille fois ! J'ai vu en Californie un
bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se
poser sur des fils télégraphiques selon la note
qu'ils représentaient.
- Quelques explications supplémentaires ne
seraient pas inutiles.
- Voici : mon bonhomme choisissait une ligne
télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils
représentaient les portées d'une partition. Chacun
de ses oiseaux était dressé de façon à représenter
un ut, un ré, un mi, etc. Pour ce qui est des temps,
135
les oiseaux blancs représentaient les blanches, les
oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les
croches, et les encore plus petits oiseaux les
doubles croches. Mon homme n'allait pas plus
loin.
- C'était déjà pas mal !
- Il procédait ainsi : accompagné d'immenses
paniers recelant ses volatiles, il arrivait à l'endroit
du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier
spécial, il indiquait le ton dans lequel
s'exécuterait le morceau. Une couleuvre sortait
du petit panier spécial, s'enroulait autour du
poteau télégraphique et grimpait jusqu'aux fils
entre lesquels elle s'enroulait de façon à figurer
une clef de fa ou une clef de sol. Puis l'homme
commençait à jouer son morceau sur un
trombone à coulisse en osier.
- Pardon, Cap, de vous interrompre. Un
trombone à coulisse ?...
- En osier. Vous n'ignorez pas que les paysans
californiens sont très experts en l'art de fabriquer
des trombones à coulisse avec des brins d'osier ?
136
- Je n'ai fait que traverser la Californie sans
avoir le loisir de m'attarder au moindre détail
ethnographique.
- Alors, à chaque note émise par l'instrument,
un oiseau s'envolait et venait se placer à la place
convenable. Quand tout ce petit monde était
placé, le concert commençait, chaque volatile
émettant sa note à son tour.
La petite patronne de l'Australian Wine Store
semblait au comble de la joie d'entendre une si
mirifique imagination, et comme nous
manifestions une vague méfiance, elle se chargea
de venir au secours de Cap avec ces mots qu'elle
prononça gravement :
- Tout ce que vient de dire le Captain est tout
à fait vrai. Moi, je les ai vus, ces oiseaux
mélomanes. C'était, n'est-ce pas, Cap ! sur la
ligne télégraphique qui va de Tahdblagtown à
Loofock-Place.
137
Une industrie intéressante
D'un seul coup, Cap lampa le large verre de
manitoba qu'on venait de lui servir, et me dit :
- Alors, ça vous embête tant que ça, la pénible
incertitude où vous pataugez !
- Quelle pénible incertitude, dites-moi,
Captain ?
- De savoir au juste où vont les vieilles lunes ?
- Moi !... Je vous assure bien, Cap, que les
vieilles lunes sont parfaitement libres d'aller où
bon leur semble, et que jamais je n'irai les y
quérir !
Comme si son oreille eût été de granit, Cap
persista :
- Et aussi les neiges d'antan, mon pauvre
ami ! L'angoisse vous étreint de leurs destinées !
- Ainsi que le poisson d'une pomme, je me
soucie des neiges d'antan... Ah ! certes, Cap, je
138
suis torturé par une hantise, mais d'un ordre plus
humain, celle-là, et j'en meurs !
Je croyais que Cap allait s'intéresser à ma
peine et m'interroger. Ah ! que non point !
- Et aussi les vieux confetti, n'est-ce pas ?
continua-t-il, immuable.
Cette fois, je changeai mes batteries d'épaule,
et, pour déconcerter son parti pris, je feignis de
m'intéresser prodigieusement au sort des vieux
confetti.
- Ah ! les vieux confetti ! m'écriai-je, les yeux
blancs. Où vont les vieux confetti ?
Cap tenait son homme.
- Je vais vous le dire, moi, où vont les vieux
confetti.
Et pour donner un peu de coeur au ventre de
Cap, je priai le garçon de nous remettre deux
excellents manitoba.
- Les vieux confetti ? Il n'y a pas de vieux
confetti, ou plutôt, il n'y en aura plus.
- Allons donc ! Et comment ce phénomène ?
139
- À cause de la Nouvelle Société centrale de
lavage des confetti parisiens, dont je préside le
conseil d'administration.
- Vous m'en direz tant !
- Rien de plus curieux que le fonctionnement
de cette industrie. Je sors de l'usine et j'en suis
émerveillé.
- Des détails, je vous prie, Cap !
- Voici, en trois mots : Le lendemain du
mardi-gras et autres jours fous, des employés à
nous, munis d'un matériel ad hoc, ramassent tous
les confetti gisant sur le sol parisien et les
rapportent au siège social, 237, rue Mazagran.
- Bon.
- On les soumet à une opération préalable qui
s'appelle le triage, et qui consiste à séparer les
confetti secs des confetti mouillés. Les premiers
passent au ventilateur, qui les débarrasse de la
poussière ambiante : c'est le dépoussiérage.
- Je l'aurais parié !
- Ceux-là, il n'y a plus qu'à leur faire subir le
défroissage, opération qui consiste...
140
- À les défroisser.
- Précisément ! au moyen d'un petit fer à
repasser élevé à une certaine température...
Restent les confetti mouillés. On les mène, au
moyen de larges trémies épicycloïdales, dans de
vastes étuves où ils se dessèchent.
- C'est ce que vous appelez le desséchage,
hein ?
- Précisément !... Une fois desséchés, les
confetti sont violemment projetés dans une boîte
dont la forme rappelle un peu celle d'un
parallélépipède. Cette boîte est munie d'une
petite fente imperceptible de laquelle s'échappe,
- un à un, - chacun des petits disques de papier.
À la sortie, le confetti est saisi par une minuscule
pince à articulation et soumis à l'action d'une
mignonne brosse électrique et vibratile. C'est ce
que nous appelons...
- Le brossage.
- Précisément !... Une autre sélection
s'impose. Parmi les confetti ainsi brossés, il s'en
trouve quelques-uns maculés de matières grasses,
141
phénomène provenant de leur contact avec les
ordures ménagères. Ces derniers sont
soigneusement séparés des autres.
- C'est ce que vous appelez le séparage.
- Précisément !... Les confetti gras sont
trempés dans une solution de carbonate de
potasse qui saponifie les matières grasses et les
rend solubles. Il ne reste plus qu'à les laver à
grande eau pour les débarrasser de toute réaction
alcaline. Nous obtenons ce résultat au moyen
du...
- Lavage à grande eau.
- Précisément !... Alors, on les remet à l'étuve,
on les repasse au fer chaud...
- Et voilà !
- Vous croyez que c'est tout ?
- Dame !
- Eh bien ! vous vous trompez. L'opération est
à peine commencée.
142
Une nuance d'effroi se peignit dans mes yeux.
Le moment sonnait, d'ailleurs, de quelque solide
cock-tail.
- Vous n'ignorez pas, reprit Cap, combien il
est pénible de recevoir des confetti dans la
bouche ou dans l'oeil ?
- Croyez-moi, j'ai passé par là.
- Désormais, ce martyre sera des plus
salutaires. Les confetti, au moyen d'une
imbibition dans des liquides de composition
variable, acquièrent des densités différentes. Les
plus lourds se dirigent vers la bouche, les plus
légers dans l'oeil (ce calcul fut, entre parenthèses,
d'une détermination assez délicate).
- Nulle peine à le croire.
- Les confetti destinés à la bouche sont
imprégnés de principes balsamiques infiniment
favorables au bon fonctionnement des voies
respiratoires.
- Laissez-moi parier que les confetti destinés
aux yeux sont chargés d'éléments tout pleins de
sollicitude pour les organes de la vue.
143
- Ah ! on ne peut rien vous cacher, à vous !
- À la vôtre, mon cher Cap !
- Dieu vous garde, mon vieil Allais.
144
L'auto-ballon
Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser
étrangement. avec ses aérostats, ses machines
volantes, planantes et autres, qui m'indiffèrent
également.
J'allais prendre congé sur un quelconque
motif, quand un gentleman d'aspect robuste, et
qui avait semblé prendre un vif intérêt aux
grandes idées de Cap, s'approcha, nous tendant le
plus correctement du globe sa carte, une très chic
carte de chez Stern, sur laquelle on pouvait lire
ces mots :
SIR A. KASHTEY
Winnipeg.
Nous aimons beaucoup le Canada, Cap et moi,
et la rencontre d'un Canadien, même d'un
145
Canadien anglais, nous transporte toujours de
joie.
Aussi accueillîmes-nous le nouveau venu
d'une mine accorte.
Quand nous eûmes échangé les préliminaires
de la courtoisie courante :
- C'est que, continua A. Kashtey,
l'aérostation, ça me connaît un peu !... J'en ai fait
jadis dans des conditions peut-être uniques au
monde !
Je vis Cap lever d'imperceptibles épaules...
Conditions uniques au monde !... Téméraire
étranger, va !
Sans se laisser démonter, Kashtey ajouta :
- Le particulier de mon ascension, c'est que le
ballon c'était moi-même.
Du coup, Cap fut visiblement gêné. Sa
mémoire, consultée à la hâte, ne recelait nul
analogue souvenir, et son imagination, pourtant si
fertile, nulle idée ingénieuse.
Sir A. Kashtey, après avoir eu la politesse de
faire remplir nos verres, dit encore :
146
- Il y a une dizaine d'années de cela... Je
commandais le brick King of Feet, chargé d'acide
sulfurique, à destination d'Hochelaga. Une nuit, à
l'embouchure du Saint-Laurent, nous fûmes
coupés en deux, net, par un grand steamer de la
Dark-Blue Moon Line et nous coulâmes à pic,
corps et biens.
- Triste !
- Assez triste, en effet ! Moi j'étais chaussé de
mes grosses bottes de mer en peau de loupphoque,
imperméables si vous voulez, mais peu
indiquées pour battre le record des grands
nageurs. Je fus néanmoins assez heureux pour
flotter quelques instants sur une pâle épave. À la
fin, engourdi par le froid, je fis comme mon
bateau et comme mes petits camarades : je coulai.
Mais... écoutez-moi bien, je n'avais pas perdu
une goutte de mon sang-froid, et mon programme
était tout tracé dans ma tête.
- Vous êtes vraiment un homme de sang-froid,
vous !
- J'en avais énormément dans cette
circonstance : la chose se passait fin décembre.
147
- Très drôle, sir !
- Du talon de ma botte, je détachai de la coque
de mon brick un bout de fer qu'après avoir
émietté dans mes mains d'athlète, j'avalai d'un
coup. Doué, à cette époque, d'une vigueur peu
commune, j'empoignai une des touries
naufragées d'acide sulfurique et j'en avalai
quelques gorgées.
- Tout ça, au fond de la mer ?
- Oui, monsieur, tout ça au fond de la mer ! on
ne choisit pas toujours son laboratoire... Ce qui se
passa, vous le devinez, n'est-ce pas ?
- Nous le devinons ; mais expliquez-le tout de
même, pour ceux de nos lecteurs qui ne
connaissent M. Berthelot que de nom.
- Vous avez raison !... Chaque fois qu'on met
en contact du fer, de l'eau et un acide, il se
dégage de l'hydrogène... Je n'eus qu'à clore
hermétiquement mes orifices naturels, et en
particulier ma bouche ; au bout de quelques
secondes, gonflé du précieux gaz, je regagnais la
surface des flots. Mais voilà !... Comme dans la
148
complainte de la famille Feynarou, j'avais mal
calculé la poussée des gaz. Ne me contentant pas
de flotter, je m'élevai dans les airs, balancé par
une assez forte brise Est qui me poussa en amont
de la rivière. Ce sport, nouveau pour moi,
d'abord me ravit, puis bientôt me monotona. Au
petit jour, j'entrouvris légèrement un coin des
lèvres, comme un monsieur qui sourit. Un peu
d'hydrogène s'évada ; me rapprochant peu à peu
de mon poids normal, bientôt, je mis pied à terre,
en un joli petit pays qui s'appelle Tadousac et qui
est situé à l'embouchure du Saguenay.
Connaissez-vous Tadousac ?
- Si je connais Tadousac ! Et la jolie petite
vieille église ! (la première que les Français
construisirent au Canada). Et les jeunes filles de
Tadousac qui vendent des photographies dans la
vieille petite église au profit de la construction
d'une nouvelle basilique !
(Et même, si ces lignes viennent à tomber sous
les yeux des jeunes filles de Tadousac, qu'elles
sachent bien que MM. P. F., E. D., B. de C., A.
A. ont gardé d'elles un souvenir imprescriptible.)
149
Sitôt fermée ma parenthèse, le gentleman de
Winnipeg termina son récit avec une aisance
presque injurieuse pour ce pauvre Cap :
- Dès que j'eus mis pied à terre, j'exhalai le
petit restant d'hydrogène qui me restait dans le
coffre, et je gagnai la saumonnerie de Tadousac
en chantant à pleine voix cette vieille romance
française que j'aime tant :
Laissez les roses aux rosiers,
Laissez les éléphants au lord-maire.
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