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En songe ou en folie

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Emmanuel BOURDAUD

En songe ou en folie

Je te regarde, mon amour, ma belle, mon ange, et je t'aime plus que la vie. Je me souviens de toi et de tes yeux bondissants, tes petites rides de sourire en leur coin, dans ton visage si vivant, autrefois. J'entends ta voix, si puissante, si Ă©paisse, dans le silence et dans l'absence, dans la tristesse et dans la liesse. C'Ă©tait hier, ou avant-hier, et lĂ , je n'ai plus que tes yeux, Ă©garĂ©s, souffrants, fous de colĂšre et de suppliques. Comment faire, mon cƓur, comment faire. Ne pas faire, ne pas vivre, ne pas oublier.

Je n'ai plus que tes yeux des jours atroces, le reste, ce n'est plus toi, ce n'est plus toi, juste du parchemin tout fin, tout fin, craquelĂ©, caricature de ta peau, elle Ă©tait douce, ta peau, elle Ă©tait douce. Un drap de soie, dans lequel j'aimais par-dessus tout, m'enfouir, m'enfuir du monde si rugueux, face auquel je me retrouve seul, dĂ©sormais, seul et dĂ©sarmĂ©, sans ta douceur infinie, sans ta rage de vivre, celle qui abolit nos propres frontiĂšres. Mes frontiĂšres, celles que tu as dynamitĂ©es, dĂ©construites
 LibertĂ©, c'Ă©tait toi, ma liberté 

M'entends-tu, mon amour, m'entends-tu ? Et si tu m'entends, me comprends-tu ? Il n'y a plus que tes yeux fous, et moi, qui suis fou de toi, auprĂšs de ton corps Ă©teint, il me fait peur, ce corps dĂ©sincarnĂ©, mou, achevĂ©. Tu ne peux mĂȘme plus sentir ma main sur la tienne, ni mes baisers sur tes lĂšvres, ni ma joue contre ta joue. Alors ? Je me souviens aussi des cabrioles de ton esprit flamboyant, qui m'a tant de fois retournĂ© les synapses
 Ah ! Toutes ces grenades dĂ©goupillĂ©es que tu me balançais comme si de rien, et qui m'explosaient Ă  l'intĂ©rieur, champ de ruines sur lequel poussait toutes ces fleurs aux couleurs impossibles, champ de fleurs, chant d'amour et de vie, loin de tous ces bĂątiments prĂ©fabriquĂ©s, qu'on aime tant disposer sagement, proprement, dans notre tournoyance incessante. Adieu prĂ©fas ! Adieu constructions symboliques et vaines ! Comment te remercierais-je assez, ma superbe garce, pour tous ces Ă©clatants cadeaux ?

Je t'aime, je t'aime, mais tu n'es plus lĂ , ma belle, mon ange, mon amour. Plus vraiment, moins qu'Ă  moitiĂ©, Ă  dix pour cent peut-ĂȘtre, disent les mĂ©decins statisticiens omniscients. Dix pour cent de toi, une lueur dans un regard, un cerveau fonctionnant par accĂšs souffreteux et boitillants. Je t'aime, tu le sais, je te l'ai dit cent millions de fois au moins, et pensĂ© encore plus, le double ou le triple sans doute, ressenti en permanence. Mon inconnue mille fois connue et oubliĂ©e, renouvelĂ©e tous matins, quand tu sortais de ta chrysalide aux aurores. Je t'aime, mais tu n'est plus lĂ  qu'Ă  dix pour cent peut-ĂȘtre. Accident. CĂ©rĂ©bral. AnĂ©vrisme. Trois mots stupides qui rĂ©sonnent et qui s'entrechoquent en moi comme au billard.

Je ne saurais dire Ă  quelle proportion je suis encore en vie. Plus de dix pour cent peut-ĂȘtre, je m'en fous. Ce sera toujours trop. Je voudrais ĂȘtre comme toi, partager ta dĂ©tresse, essorer les larmes qui me coulent dessus, alors mĂȘme qu'elles ne peuvent plus sortir de tes yeux secs, mais que je sens ruisseler en moi, torrent furieux et acide, ravageur, une coulĂ©e de boue et de lave lessivant mon Ăąme en miettes. D'avoir trop volĂ© dans l'Ă©ther, nos ailes se sont dissoutes, nous les icares qu'on disait invincibles, vaincus par la non-mort, rattrapĂ©s par la vermine.

Il est l'heure, maintenant, mon amour, ma belle, mon ange. Celle, funeste et heureuse, de tenir une promesse, rĂ©pĂ©tĂ©e entre nous trente-six fois. Ce serment, je le lis dans tes yeux. Tu me reproches d'avoir tardĂ© si longtemps
 L'espoir est si bĂȘte, tu sais, quand il ne veut pas partir. J'ai voulu croire que tu me reviendrais, alors pardonne-moi, s'il te plaĂźt. Je me suis imaginĂ© que tu me jouais un mauvais tour - tu peux ĂȘtre si puĂ©rile, parfois - et que tu ramĂšnerais tes belles fesses, pimpante, la bouche en cƓur
 Pour tester mon amour ? Ma patience ? Dans mes rĂȘves je te serre fort dans mes bras et tu te niches dans le creux de mon cou. C'est si doux, c'est si bon !

Je vais rester un peu par ici, tu sais, les enfants ont encore besoin de moi
 Je jouerai un peu, de temps en temps, à celui qui assure, je donnerai bien le change. Eh oui, tu m'as enseigné quelques une de tes recettes, ma belle ! J'ai appris à faire le beau, à faire le fort et le digne. Je serai là pour eux, tant qu'il le faudra, et puis ils apprendront à déployer les ailes que nous leur avons léguées avec soin et amour. Alors, je m'en irai, discrÚtement et sereinement, te rejoindre dans l'infini.

Il est temps, et je voudrais que tu me dises comment c'est, lĂ -bas. Je ne crois pas en Dieu, ni au triste paradis, tu le sais, mais je crois en toi, en ta force, en notre amour. Alors, mĂȘme s'il n'y a presque rien, que du nĂ©ant, tu sauras t'y prendre, ma petite maline, pour m'apparaĂźtre, en songe ou en folie. Alors, dis-moi comment c'est, lĂ -bas. Tu revois ces personnes aimĂ©es qui te manquaient tellement ? Est-ce qu'on s'engueule comme il faut ? Y a de la bagarre pour de faux ? Y fait-on l'amour sauvagement et tendrement ? Est-ce qu'on mange bien, au moins ? Allez ! Parle-moi, s'il te plaĂźt, pendant que j'appuie fĂ©brilement sur la seringue. En songe ou en folie.

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