(0)

La Maison Nucingen

audiobook & e-book


La Maison Nucingen

Publication: 1838

Source : Livres & Ebooks

Honoré de Balzac

A MADAME ZULMA CARAUD.

N’est-ce pas à vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme un

trĂ©sor pour vos amis, Ă  vous qui ĂȘtes Ă  la fois pour moi tout un public et la plus

indulgente des soeurs, que je dois dĂ©dier cette oeuvre ? daignez l’accepter comme

tĂ©moignage d’une amitiĂ© dont je suis fier. Vous et quelques Ăąmes, belles comme

la vÎtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen acollée à César

Birotteau. Dans ce contraste n’y a-t-il pas tout un enseignement social ?

DE BALZAC.

Vous savez combien sont minces les cloisons qui séparent les cabinets particuliers

dans les plus élégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grand

salon est coupĂ© en deux par une cloison qui s’îte et se remet Ă  volontĂ©. La scĂšne

n’était pas lĂ , mais dans un bon endroit qu’il ne me convient pas de nommer. Nous

Ă©tions deux, je dirai donc, comme le Prud’homme de Henri Monnier : « Je ne voudrais

pas la compromettre. »Nous caressions les friandises d’un dĂźner exquis Ă  plusieurs

titres, dans un petit salon oĂč nous parlions Ă  voix basse, aprĂšs avoir reconnu

le peu d’épaisseur de la cloison. Nous avions atteint au moment du rĂŽti sans avoir

eu de voisins dans la piĂšce contiguĂ« Ă  la nĂŽtre, oĂč nous n’entendions que les pĂ©tillements

du feu. Huit heures sonnĂšrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut

des paroles échangées, les garçons apportÚrent des bougies. Il nous fut démontré

que le salon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages

nous avions affaire. C’était quatre des plus hardis cormorans Ă©clos dans

l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelĂ©s de la gĂ©nĂ©ration prĂ©sente

; aimables garçons dont l’existence est problĂ©matique, Ă  qui l’on ne connait

ni rentes ni domaines, et qui vivent bien. Ces spirituels condottieri de l’Industrie

moderne, devenue la plus cruelle des guerres, laissent les inquiétudes à leurs

crĂ©anciers, gardent les plaisirs pour eux, et n’ont de souci que de leur costume.

D’ailleurs braves à fumer, comme Jean Bart, leur cigare sur une tonne de poudre,

peut-ĂȘtre pour ne pas faillir Ă  leur rĂŽle ; plus moqueurs que les petits journaux,

moqueurs Ă  se moquer d’eux-mĂȘmes ; perspicaces et incrĂ©dules, fureteurs d’affaires,

avides et prodigues, envieux d’autrui, mais contents d’eux-mĂȘmes ; profonds

politiques par saillies, analysant tout, devinant tout, ils n’avaient pas encore

pu se faire jour dans le monde oĂč ils voudraient se produire. Un seul des quatre

est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. Ce n’est rien que d’avoir de l’argent,

et un parvenu ne sait tout ce qui lui manque alors qu’aprùs six mois de flatteries.

Peu parleur, froid, gourmé, sans esprit, ce parvenu nommé Andoche Finot,

a eu le coeur de se mettre Ă  plat ventre devant ceux qui pouvaient le servir, et la

finesse d’ĂȘtre insolent avec ceux dont il n’avait plus besoin. Semblable Ă  l’un des

1

grotesques du ballet de Gustave, il est marquis par derriĂšre et vilain par devant.

Ce prélat industriel entretient un caudataire, Emile Blondet, rédacteur de journaux,

homme de beaucoup d’esprit, mais dĂ©cousu, brillant, capable, paresseux,

se sachant exploité, se laissant faire, perfide, comme il est bon, par caprices ; un

de ces hommes que l’on aime et que l’on n’estime pas. Fin comme une soubrette

de comédie, incapable de refuser sa plume à qui la lui demande, et son coeur à

qui le lui emprunte, Emile est le plus séduisant de ces hommes-filles de qui le

plus fantasque de nos gens d’esprit a dit : « Je les aime mieux en souliers de satin

qu’en bottes. »Le troisiĂšme, nommĂ© Couture, se maintient par la SpĂ©culation. Il

ente affaire sur affaire, le succùsde l’une couvre l’insuccùs de l’autre. Aussi vit-il à

fleur d’eau soutenu par la force nerveuse de son jeu, par une coupe roide et audacieuse.

Il nage de ci, de lĂ , cherchant dans l’immense mer des intĂ©rĂȘts parisiens un

ülot assez contestable pour pouvoir s’y loger. Evidemment, il n’est pas à sa place.

Quant au dernier, le plus malicieux des quatre, son nom suffira : Bixiou ! HĂ©las !

ce n’est plus le Bixiou de 1825, mais celui de 1836, le misanthrope bouffon à qui

l’on connaĂźt le plus de verve et de mordant, un diable enragĂ© d’avoir dĂ©pensĂ© tant

d’esprit en pure perte, furieux de ne pas avoir ramassĂ© son Ă©pave dans la derniĂšre

révolution, donnant son coup de pied à chacun en vrai Pierrot des Funambules,

sachant son Ă©poque et les aventures scandaleuses sur le bout de son doigt, les

ornant de ses inventions drĂŽlatiques, sautant sur toutes les Ă©paules comme un

clown, et tñchant d’y laisser une marque à la façon du bourreau.

AprĂšs avoir satisfait aux premiĂšres exigences de la gourmandise, nos voisins arrivĂšrent

oĂč nous en Ă©tions de notre dĂźner, au dessert ; et, grĂące Ă  notre coite tenue,

ils se crurent seuls. A la fumĂ©e des cigares, Ă  l’aide du vin de Champagne, Ă 

travers les amusements gastronomiques du dessert, il s’entama donc une intime

conversation. Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus Ă©lastiques,

arrĂȘte les inspirations les plus gĂ©nĂ©reuses, et donne au rire quelque chose

d’aigu, cette causerie pleine de l’ñcre ironie qui change la gaĂźtĂ© en ricanerie, accusa

l’épuisement d’ñmes livrĂ©es Ă  elles-mĂȘmes, sans autre but que la satisfaction

de l’égoĂŻsme, fruit de la paix oĂč nous vivons. Ce pamphlet contre l’homme que Diderot

n’osa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre, dĂ©braillĂ© tout exprĂšs pour

montrer des plaies, est seul comparable Ă  ce pamphlet dit sans aucune arriĂšre-

pensĂ©e, oĂč le mot ne respecta mĂȘme point ce que le penseur discute encore, oĂč

l’on ne construisit qu’avec des ruines, oĂč l’on nia tout, oĂč l’on n’admira que ce

que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de

l’argent. AprĂšs avoir tiraillĂ© dans le cercle des personnes de connaissance, la MĂ©disance

se mit à fusiller les amis intimes. Un signe suffit pour expliquer le désir

que j’avais de rester et d’écouter au moment oĂč Bixiou prit la parole, comme on

va le voir. Nous entendĂźmes alors une de ces terribles improvisations qui valent

2

à cet artiste sa réputation auprÚs de quelques esprits blasés, et, quoique souvent

interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire. Opinions et

forme, tout y est en dehors des conditions littĂ©raires. Mais c’est ce que cela fut :

un pot-pourri de choses sinistres qui peint notre temps, auquel l’on ne devrait

raconter que de semblables histoires, et j’en laisse d’ailleurs la responsabilitĂ© au

narrateur principal. La pantomime, les gestes, en rapport avec les fréquents changements

de voix par lesquels Bixiou peignait les interlocuteurs mis en scĂšne, devaient

ĂȘtre parfaits, car ses trois auditeurs laissaient Ă©chapper des exclamations

approbatives et des interjections de contentement.

-Et Rastignac t’a refusĂ© ? dit Blondet Ă  Finot.

-Net.

-Mais l’as-tu menacĂ© des journaux, demanda Bixiou.

-Il s’est mis Ă  rire, rĂ©pondit Finot.

-Rastignac est l’hĂ©ritier direct de feu de Marsay, il fera son chemin en politique

comme dans le monde, dit Blondet.

-Mais comment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Il Ă©tait en 1819 avec

l’illustre Bianchon, dans une misĂ©rable pension du quartier latin ; sa famille mangeait

des hannetons rĂŽtis et buvait le vin du cru, pour pouvoir lui envoyer cent

francs par mois ; le domaine de son pĂšre ne valait pas mille Ă©cus ; il avait deux

soeurs et un frĂšre sur les bras, et maintenant...

-Maintenant, il a quarante mille livres de rentes, reprit Finot : chacune de ses

soeurs a Ă©tĂ© richement dotĂ©e, noblement mariĂ©e, et il a laissĂ© l’usufruit du domaine

Ă  sa mĂšre...

-En 1827, dit Blondet, je l’ai encore vu sans le sou.

-Oh ! en 1827, dit Bixiou.

-Eh ! bien, reprit Finot, aujourd’hui nous le voyons en passe de devenir ministre,

pair de France et tout ce qu’il voudra ĂȘtre ! Il a depuis trois ans fini convenablement

avec Delphine, il ne se mariera qu’à bonnes enseignes, et il peut Ă©pouser

une fille noble, lui ! Le gars a eu le bon esprit de s’attacher à une femme riche.

3

-Mes amis, tenez-lui compte des circonstances atténuantes, dit Blondet, il est

tombĂ© dans les pattes d’un homme habile en sortant des griffes de la misĂšre.

-Tu connais bien Nucingen, dit Bixiou ; dans les premiers temps, Delphine et

Rastignac le trouvaient bon ; une femme semblait ĂȘtre, pour lui, dans sa maison,

un joujou, un ornement. Et voilà ce qui, pour moi, rend cet homme carré de base

comme de hauteur : Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme est la représentation

de sa fortune, une chose indispensable, mais secondaire dans la vie

Ă  haute pression des hommes politiques et des grands financiers. Il a dit, devant

moi, que Bonaparte avait Ă©tĂ© bĂȘte comme un bourgeois dans ses premiĂšres relations

avec JosĂ©phine, et qu’aprĂšs avoir eu le courage de la prendre comme un

marchepied, il avait Ă©tĂ© ridicule en voulant faire d’elle une compagne.

-Tout homme supĂ©rieur doit avoir, sur les femmes, les opinions de l’Orient, dit

Blondet.

-Le baron a fondu les doctrines orientales et occidentales en une charmante

doctrine parisienne. Il avait en horreur de Marsay qui n’était pas maniable, mais

Rastignac lui a plu beaucoup et il l’a exploitĂ© sans que Rastignac s’en doutĂąt : il lui

a laissé toutes les charges de son ménage. Rastignac a endossé tous les caprices

de Delphine, il la menait au bois, il l’accompagnait au spectacle. Ce grand petit

homme politique d’aujourd’hui a long-temps passĂ© sa vie Ă  lire et Ă  Ă©crire de jolis

billets. Dans les commencements, EugĂšne Ă©tait grondĂ© pour des riens, il s’égayait

avec Delphine quand elle Ă©tait gaie, s’attristait quand elle Ă©tait triste, il supportait

le poids de ses migraines, de ses confidences, il lui donnait tout son temps,

ses heures, sa prĂ©cieuse jeunesse pour combler le vide de l’oisivetĂ© de cette Parisienne.

Delphine et lui tenaient de grands conseils sur les parures qui allaient

le mieux, il essuyait le feu des colÚres et la bordée des boutades ; tandis que, par

compensation, elle se faisait charmante pour le baron. Le baron riait Ă  part lui :

puis, quand il voyait Rastignac pliant sous le poids de ses charges, il avait l’air de

soupçonner quelque chose, et reliait les deux amants par une peur commune.

-Je conçois qu’une femme riche ait fait vivre et vivre honorablement Rastignac ;

mais oĂč a-t-il pris sa fortune, demanda Couture. Une fortune, aussi considĂ©rable

que la sienne aujourd’hui, se prend quelque part, et personne ne l’a jamais accusĂ©

d’avoir inventĂ© une bonne affaire ?

-Il a hérité, dit Finot.

4

-De qui ? dit Blondet.

-Des sots qu’il a rencontrĂ©s, reprit Couture.

-Il n’a pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou :

... Remettez-vous d’une alarme aussi chaud

Nous vivons dans un temps trùs-ami de la fraude.Je vais vous raconter l’origine

de sa fortune. D’abord, hommage au talent ! Notre ami n’est pas un gars, comme

dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaĂźt les cartes et que la galerie

respecte. Rastignac a tout l’esprit qu’il faut avoir dans un moment donnĂ©,

comme un militaire qui ne place son courage qu’à quatre-vingt-dix jours, trois

signatures et des garanties. Il paraĂźtra cassant, brise-raison, sans suite dans les

idĂ©es, sans constance dans ses projets, sans opinion fixe, mais s’il se prĂ©sente une

affaire sĂ©rieuse, une combinaison Ă  suivre, il ne s’éparpillera pas, comme Blondet

que voilĂ  ! et qui discute alors pour le compte du voisin, Rastignac se concentre,

se ramasse, Ă©tudie le point oĂč il faut charger, et il charge Ă  fond de train. Avec

la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, les fondateurs et toute

la boutique ; quand la charge a fait son trou, il rentre dans sa vie molle et insouciante,

il redevient l’homme du midi, le voluptueux, le diseur de riens, l’inoccupĂ©

Rastignac, qui peut se lever Ă  midi parce qu’il ne s’est pas couchĂ© au moment de

la crise.

-VoilĂ  qui va bien, mais arrive donc Ă  sa fortune, dit Finot.

-Bixiou ne nous fera qu’une charge, reprit Blondet. La fortune de Rastignac,

c’est Delphine de Nucingen, femme remarquable, et qui joint l’audace Ă  la prĂ©vision.

-T’a-t-elle prĂȘtĂ© de l’argent, demanda Bixiou.

Un rire général éclata.

-Vous vous trompez sur elle, dit Couture Ă  Blondet, son esprit consiste Ă  dire

des mots plus ou moins piquants, Ă  aimer Rastignac avec une fidĂ©litĂ© gĂȘnante, Ă 

lui obéir aveuglément, une femme tout à fait italienne.

-Argent Ă  part, dit aigrement Andoche Finot.

5

-Allons, allons, reprit Bixiou d’une voix pateline, aprùs ce que nous venons de

dire, osez-vous encore reprocher Ă  ce pauvre Rastignac d’avoir vĂ©cu aux dĂ©pens

de la maison Nucingen, d’avoir Ă©tĂ© mis dans ses meubles ni plus ni moins que

la Torpille jadis par notre ami des Lupeaulx ? vous tomberiez dans la vulgarité de

la rue Saint-Denis. D’abord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la

question peut soutenir la critique de la raison pure, quant Ă  celle de la raison impure...

-Le voilà lancé ! dit Finot à Blondet.

-Mais, s’écria Blondet, il a raison. La question est trĂšs-ancienne, elle fut le grand

mot du fameux duel à mort entre laChùteigneraie et Jarnac. Jarnac était accusé

d’ĂȘtre en bons termes, avec sa belle-mĂšre, qui fournissait au faste du trop aimĂ©

gendre. Quand un fait est si vrai, il ne doit pas ĂȘtre dit. Par dĂ©vouement pour le

roi Henri II, qui s’était permis cette mĂ©disance, la ChĂąteigneraie la prit sur son

compte ; de là ce duel qui a enrichi la langue française de l’expression : coup de

Jarnac.

-Ha ! l’expression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot.

-Tu pouvais ignorer cela en ta qualitĂ© d’ancien propriĂ©taire de journaux et Revues,

dit Blondet.

-Il est des femmes, reprit gravement Bixiou, il est aussi des hommes qui peuvent

scinder leur existence, et n’en donner qu’une partie (remarquez que je vous phrase

mon opinion d’aprĂšs la formule humanitaire). Pour ces personnes, tout intĂ©rĂȘt

matériel est en dehors des sentiments ; elles donnent leur vie, leur temps, leur

honneur à une femme, et trouvent qu’il n’est pas comme il faut de gaspiller entre

soi du papier de soie oĂč l’on grave : La loi punit de mort le contrefacteur. Par rĂ©ciprocitĂ©,

ces gens n’acceptent rien d’une femme. Oui, tout devient dĂ©shonorant

s’il y a fusion des intĂ©rĂȘts comme il y a fusion des Ăąmes. Cette doctrine se professe,

elle s’applique rarement...

-Hé ! dit Blondet, quelles vétilles ! Le maréchal de Richelieu, qui se connaissait

en galanterie, fit une pension de mille louis Ă  madame de La PopeliniĂšre, aprĂšs

l’aventure de la plaque de cheminĂ©e. AgnĂšs Sorel apporta tout naĂŻvement au roi

Charles VII sa fortune, et le roi la prit. Jacques Coeur a entretenu la couronne de

France, qui s’est laissĂ© faire, et fut ingrate comme une femme.

6

-Messieurs, dit Bixiou, l’amour qui ne comporte pas une indissoluble amitiĂ©

me semble un libertinage momentanĂ©. Qu’est-ce qu’un entier abandon oĂč l’on

se réserve quelque chose ? Entre ces deux doctrines, aussi opposées et aussi profondément

immorales l’une que l’autre, il n’y a pas de conciliation possible. Selon

moi, les gens qui craignent une liaison complùte ont sans doute la croyance qu’elle

peut finir, et adieu l’illusion ! La passion qui ne se croit pas Ă©ternelle est hideuse.

(Ceci est du FĂ©nelon tout pur.) Aussi, ceux Ă  qui le monde est connu, les observateurs,

les gens comme il faut, les hommes bien gantés et bien cravatés, qui ne

rougissent pas d’épouser une femme pour sa fortune, proclamentils comme indispensable

une complĂšte scission des intĂ©rĂȘts et des sentiments. Les autres sont

des fous qui aiment, qui se croient seuls dans le monde avec leur maĂźtresse ! Pour

eux, les millions sont de la boue ; le gant, le camĂ©lia portĂ© par l’idole vaut des millions

! Si vous ne retrouvez jamais chez eux le vil métal dissipé, vous trouvez des

débris de fleurs cachés dans de jolies boßtes de cÚdre ! Ils ne se distinguent plus

l’un de l’autre. Pour eux, il n’y a plus de moi. TOI, voilĂ  leur Verbe incarnĂ©. Que

voulez-vous ? EmpĂȘcherez-vous cette maladie secrĂšte du coeur ? Il y a des niais qui

aiment sans aucune espĂšce de calcul, et il y a des sages qui calculent en aimant.

-Bixiou me semble sublime, s’écria Blondet. Qu’en dit Finot ?

-Partout ailleurs, répondit Finot en se posant dans sa cravate, je dirais comme

les gentlemen ; mais ici je pense....

-Comme les infĂąmes mauvais sujets avec lesquels tu as l’honneur d’ĂȘtre, reprit

Bixiou.

-Ma foi, oui, dit Finot.

-Et toi ? dit Bixiou Ă  Couture.

-Niaiseries, s’écria Couture. Une femme qui ne fait pas de son corps un marchepied,

pour faire arriver au but l’homme qu’elle distingue, est une femme qui

n’a de coeur que pour elle.

-Et toi, Blondet ?

-Moi, je pratique.

7

-HĂ© ! bien, reprit Bixiou de sa voix la plus mordante, Rastignac n’était pas de

votre avis. Prendre et ne pas rendre est horrible et mĂȘme un peu lĂ©ger ; mais prendre

pour avoir le droit d’imiter le seigneur, en rendant le centuple, est un acte chevaleresque.

Ainsi pensait Rastignac. Rastignac était profondément humilié de sa communauté

d’intĂ©rĂȘts avec Delphine de Nucingen, je puis parler de ses regrets, je l’ai

vu les larmes aux yeux déplorant sa position. Oui, il en pleurait véritablement !...

aprĂšs souper. HĂ© ! bien, selon vous.....

-Ah ! çà, tu te moques de nous, dit Finot.

-Pas le moins du monde. Il s’agit de Rastignac, dont la douleur serait selon

vous une preuve de sa corruption, car alors il aimait beaucoup moins Delphine !

Mais que voulez-vous ? le pauvre garçon avait cette Ă©pine au coeur. C’est un gentilhomme

profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes.

Donc, Rastignac voulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche ! Le croirez-

vous ?... il y est parvenu. Rastignac, qui se serait battu comme Jarnac, passa dĂšs

lors à l’opinion de Henri II, en vertu de son grand mot : Il n’y a pas de vertu absolue,

mais des circonstances. Ceci tient à l’histoire de sa fortune.

-Tu devrais bien nous entamer ton conte au lieu de nous induire Ă  nous calomnier

nous-mĂȘmes, dit Blondet avec une gracieuse bonhomie.

-Ha ! ha ! mon petit, lui dit Bixiou en lui donnant le baptĂȘme d’une petite tape

sur l’occiput, tu te rattrapes au vin de Champagne.

-HĂ©, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire ?

-J’y Ă©tais d’un cran, repartit Bixiou ; mais avec ton juron, tu me mets au dĂ©noĂ»ment.

-Il y a donc des actionnaires dans l’histoire, demanda Finot.

-Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou.

-Il me semble, dit Finot d’un ton gourmĂ©, que tu dois des Ă©gards Ă  un bon enfant

chez qui tu trouves dans l’occasion un billet de cinq cents....

-Garçon ! cria Bixiou.

8

-Que veux-tu au garçon ? lui dit Blondet.

-Faire rendre à Finot ses cinq cents francs, afin de dégager ma langue et déchirer

ma reconnaissance.

-Dis ton histoire, reprit Finot en feignant de rire.

-Vous ĂȘtes tĂ©moins, dit Bixiou, que je n’appartiens pas Ă  cet impertinent qui

croit que mon silence ne vaut que cinq cents francs ! tu ne seras jamais ministre,

si tu ne sais pas jauger les consciences. Eh ! bien, oui, dit-il d’une voix cñline, mon

bon Finot, je dirai l’histoire sans personnalitĂ©s, et nous serons quittes.

-Il va nous démontrer, dit en souriant Blondet, que Nucingen a fait la fortune

de Rastignac.

-Tu n’en es pas si loin que lu le penses, reprit Bixiou. Vous ne connaissez pas ce

qu’est Nucingen, financiùrement parlant.

-Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts ?

-Je ne l’ai connu que chez lui, dit Bixiou, mais nous pourrions nous ĂȘtre vus

autrefois sur la grand’route.

-La prospérité de la maison Nucingen est un des phénomÚnes les plus extraordinaires

de notre Ă©poque, reprit Blondet. En 1804, Nucingen Ă©tait peu connu.

Les banquiers d’alors auraient tremblĂ©de savoir sur la place cent mille Ă©cus de

ses acceptations. Ce grand financier sent alors son infériorité. Comment se faire

connaĂźtre ? Il suspend ses paiements. Bon ! Son nom, restreint Ă  Strasbourg et au

quartier PoissonniÚre, retentit sur toutes les places ! il désintéresse son monde

avec des valeurs mortes, et reprend ses paiements : aussitĂŽt son papier se fait

dans toute la France. Par une circonstance inouĂŻe, les valeurs revivent, reprennent

faveur, donnent des bĂ©nĂ©fices. Le Nucingen est trĂšs-recherchĂ©. L’annĂ©e 1815 arrive,

mon gars réunit ses capitaux, achÚte des fonds avant la bataille de Waterloo,

suspend ses paiements au moment de la crise, liquide avec des actions dans les

mines de Wortschin qu’il s’était procurĂ©es Ă  vingt pour cent au-dessous de la valeur

Ă  laquelle il les Ă©mettait lui-mĂȘme ! oui, messieurs ! Il prend Ă  Grandet cent

cinquante mille bouteilles de vin de Champagne pour se couvrir en prévoyant la

faillite de ce vertueux pùre du comte d’Aubrion actuel, et autant à Duberghe en

vins de Bordeaux. Ces trois cent mille bouteilles acceptées, acceptées, mon cher, à

9

trente sous, il les a fait boire aux Alliés, à six francs, au Palais-Royal de 1817 à 1819.

Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. Cet illustre

baron s’est Ă©levĂ© sur l’abĂźme oĂč d’autres auraient sombrĂ©. Deux fois, sa liquidation

a produit d’immenses avantages Ă  ses crĂ©anciers : il a voulu les rouer, impossible

! Il passe pour le plus honnĂȘte homme du monde. A la troisiĂšme suspension,

le papier de la maison Nucingen se fera en Asie, au Mexique, en Australasie, chez

les Sauvages. Ouvrard est le seul qui ait deviné cet Alsacien, fils de quelque juif

converti par ambition : « Quand Nucingen lĂąche son or, disait-il, croyez qu’il saisit

des diamants ! »

-Son compĂšre du Tillet le vaut bien, dit Finot. Songez donc que du Tillet est un

homme qui, en fait de naissance, n’en a que ce qui nous est indispensable pour

exister, et que ce gars, qui n’avait pas un liard en 1814, est devenu ce que vous le

voyez ; mais ce qu’aucun de nous (je ne parle pas de toi, Couture) n’a su faire, il a

eu des amis au lieu d’avoir des ennemis. Enfin, il a si bien cachĂ© ses antĂ©cĂ©dents,

qu’il a fallu fouiller des Ă©gouts pour le trouver commis chez un parfumeur de la

rue Saint-HonorĂ©, pas plus tard qu’en 1814.

-Ta ! ta ! ta ! reprit Bixiou, ne comparez jamais Ă  Nucingen un petit carotteur

comme du Tillet, un chacal qui réussit par son odorat, qui devine les cadavres et

arrive le premier pour avoir lemeilleur os. Voyez d’ailleurs ces deux hommes : l’un

a la mine aiguĂ« des chats, il est maigre, Ă©lancĂ© ; l’autre est cubique, il est gras, il est

lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a la main Ă©paisse

et un regard de loup-cervier qui ne s’anime jamais ; sa profondeur n’est pas en

avant, mais en arriÚre : il est impénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que

la finesse de du Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, à du

coton filé trop fin, il casse.

-Je ne vois à Nucingen d’autre avantage sur du Tillet que d’avoir le bon sens de

deviner qu’un financier ne doit ĂȘtre que baron, tandis que du Tillet veut se faire

nommer comte en Italie, dit Blondet.

-Blondet ?... un mot, mon enfant, reprit Couture. D’abord Nucingen a osĂ© dire

qu’il n’y a que des apparences d’honnĂȘte homme ; puis, pour le bien connaĂźtre, il

faut ĂȘtre dans les affaires. Chez lui, la banque est un trĂšs-petit dĂ©partement : il y

a les fournitures du gouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce

qui donne matiÚre à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cet éléphant

de la Finance vendrait des Députés au MinistÚre, et les Grecs aux Turcs. Pour lui

le commerce est, dirait Cousin, la totalitĂ© des variĂ©tĂ©s, l’unitĂ© des spĂ©cialitĂ©s. La

10

Banque envisagĂ©e ainsi devient toute une politique, elle exige une tĂȘte puissante,

et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité

dans lesquelles il se trouve Ă  l’étroit.

-Tu as raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenons que

c’est alors la guerre portĂ©e dans le monde de l’argent. Le banquier est un conquĂ©rant

qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les

intĂ©rĂȘts des particuliers. Il a ses stratagĂšmes Ă  combiner, ses embuscades Ă  tendre,

ses partisans Ă  lancer, ses villes Ă  prendre. La plupart de ces hommes sont si contigus

Ă  la Politique, qu’ils finissent par s’en mĂȘler, et leurs fortunes y succombent.

La maison Necker s’y est perdue, le fameux Samuel Bernard s’y est presque ruinĂ©.

Dans chaque siĂšcle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui ne laisse ni

fortune ni successeur. Les frĂšres PĂąris, qui contribuĂšrent Ă  abattre Law, et Law lui-

mĂȘme, auprĂšs de qui tous ceux qui inventent des SociĂ©tĂ©s par actions sont des

pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par une famille.

Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pour pouvoirsubsister, le

banquier doit devenir noble, fonder une dynastie comme les prĂȘteurs de Charles-

Quint, les Fugger, créés princes de Babenhausen, et qui existent encore... dans

l’Almanach de Gotha. La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation,

et sans le savoir peut-ĂȘtre. Jacques Coeur a fait une grande maison noble, celle de

Noirmoutier, éteinte sous Louis XIII. Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour

avoir fait un roi lĂ©gitime ! Il est mort prince d’une Ăźle de l’Archipel oĂč il a bĂąti une

magnifique cathédrale.

-Ah ! si vous faites des Cours d’Histoire, nous sortons du temps actuel oĂč le

trĂŽne est destituĂ© du droit de confĂ©rer la noblesse, oĂč l’on fait des barons et des

comtes à huis-clos, quelle pitié ! dit Finot.

-Tu regrettes la savonnette Ă  vilain, dit Bixiou, tu as raison. Je reviens Ă  nos

moutons. Connaissez-vous Beaudenord ? Non, non, non. Bien. Voyez comme tout

passe ! Le pauvre garçon était la fleur du dandysme il y a dix ans. Mais il a été si

bien absorbé, que vous ne le connaissez pas plus que Finot ne connaissait tout à

l’heure l’origine du coup de Jarnac (c’est pour la phrase et non pour te taquiner

que je dis cela, Finot ! ). A la vérité, il appartenait au faubourg Saint-Germain. Eh !

bien, Beaudenord est le premier pigeon que je vais vous mettre en scùne. D’abord,

il se nommait Godefroid de Beaudenord. Ni Finot, ni Blondet, ni Couture ni moi,

nous ne méconnaßtrons un pareil avantage. Le gars ne souffrait point dans son

amour-propre en entendant appeler ses gens au sortir d’un bal, quand trente jolies

femmes encapuchonnées et flanquées de leurs maris et de leurs adorateurs

11

attendaient leurs voitures. Puis il jouissait de tous les membres que Dieu a donnés

à l’homme : sain et entier, ni taie sur un oeil, ni faux toupet, ni faux mollets ; ses

jambes ne rentraient point en dedans, ne sortaient point en dehors ; genoux sans

engorgement, Ă©pine dorsale droite, taille mince, main blanche et jolie, cheveux

noirs ; teint ni rose comme celui d’un garçon Ă©picier, ni trop brun comme celui

d’un Calabrois. Enfin, chose essentielle ! Beaudenord n’était pas trop joli homme,

comme le sont ceux de nos amis qui ont l’air de faire Ă©tat de leur beautĂ©, de ne pas

avoir autre chose ; mais ne revenons pas là-dessus, nous l’avons dit, c’est infñme !

Il tirait bien le pistolet, montait fort agrĂ©ablement Ă  cheval ; il s’était battu pour

une vĂ©tille, et n’avait pas tuĂ© son adversaire. Savez-vous que pour faireconnaĂźtre

de quoi se compose un bonheur entier, pur, sans mélange, au dix-neuviÚme siÚcle,

Ă  Paris, et un bonheur de jeune homme de vingt-six ans, il faut entrer dans les infiniment

petites choses de la vie ? Le bottier avait attrapé le pied de Beaudenord et le

chaussait bien, son tailleur aimait à l’habiller. Godefroid ne grasseyait pas, ne gasconnait

pas, ne normandisait pas, il parlait purement et correctement, et mettait

fort bien sa cravate, comme Finot. Cousin par alliance du marquis d’Aiglemont,

son tuteur (il Ă©tait orphelin de pĂšre et de mĂšre, autre bonheur ! ), il pouvait aller

et allait chez les banquiers, sans que le faubourg Saint-Germain lui reprochĂąt de

les hanter, car heureusement un jeune homme a le droit de faire du plaisir son

unique loi, de courir oĂč l’on s’amuse, et de fuir les recoins sombres oĂč fleurit le

chagrin. Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet). Malgré toutes ces

vertus, il aurait pu se trouver trÚs-malheureux. Hé ! hé ! le bonheur a le malheur

de paraütre signifier quelque chose d’absolu ; apparence qui induit tant de niais à

demander : « Qu’est-ce que le bonheur ? »Une femme de beaucoup d’esprit disait :

« Le bonheur est oĂč on le met. »

-Elle proclamait une triste vérité, dit Blondet.

-Et morale, ajouta Finot.

-Archi-morale ! LE BONHEUR, comme LA VERTU, comme LE MAL, expriment

quelque chose de relatif, répondit Blondet. Ainsi La Fontaine espérait que, par la

suite des temps, les damnĂ©s s’habitueraient Ă  leur position, et finiraient par ĂȘtre

dans l’enfer comme les poissons dans l’eau.

-Les Ă©piciers connaissent tous les mots de La Fontaine ! dit Bixiou.

-Le bonheur d’un homme de vingt-six ans qui vit à Paris, n’est pas le bonheur

d’un homme de vingt-six ans qui vit à Blois, dit Blondet, sans entendre l’interrup

12

tion. Ceux qui partent de lĂ  pour dĂ©blatĂ©rer contre l’instabilitĂ© des opinions sont

des fourbes ou des ignorants. La médecine moderne, dont le plus beau titre de

gloire est d’avoir, de 1799 Ă  1837, passĂ© de l’état conjectural Ă  l’état de science positive,

et ce par l’influence de la grande Ecole analyste de Paris, a dĂ©montrĂ© que,

dans une certaine pĂ©riode, l’homme s’est complĂštement renouvelĂ©....

-A la maniĂšre du couteau de Jeannot, et vous le croyez toujours le mĂȘme, reprit

Bixiou. Il y a donc plusieurs losanges danscet habit d’Arlequin que nous nommons

le bonheur, eh ! bien, le costume de mon Godefroid n’avait ni trous ni taches. Un

jeune homme de vingt-six ans, qui serait heureux en amour, c’est-Ă -dire aimĂ©, non

Ă  cause de sa florissante jeunesse, non pour son esprit, non pour sa tournure, mais

irrĂ©sistiblement, pas mĂȘme Ă  cause de l’amour en lui-mĂȘme, mais quand mĂȘme

cet amour serait abstrait, pour revenir au mot de Royer-Collard, ce susdit jeune

homme pourrait fort bien ne pas avoir un liard dans la bourse que l’objet aimant

lui aurait brodée, il pourrait devoir son loyer à son propriétaire, ses bottes à ce

bottier déjà nommé, ses habits au tailleur qui finirait, comme la France, par se

dĂ©saffectionner. Enfin, il pourrait ĂȘtre pauvre ! La misĂšre gĂąte le bonheur du jeune

homme qui n’a pas nos opinions transcendantes sur la fusion des intĂ©rĂȘts. Je ne

sais rien de plus fatigant que d’ĂȘtre moralement trĂšs-heureux et matĂ©riellement

trĂšs-malheureux. N’est-ce pas avoir une jambe glacĂ©e comme la mienne par le

vent coulis de la porte, et l’autre grillĂ©e par la braise du feu. J’espĂšre ĂȘtre bien

compris, il y a de l’écho dans la poche de ton gilet, Blondet ? Entre nous, laissons

le coeur, il gñte l’esprit. Poursuivons. Godefroid de Beaudenord avait donc l’estime

de ses fournisseurs, car ses fournisseurs avaient assez réguliÚrement sa monnaie.

La femme de beaucoup d’esprit dĂ©jĂ  citĂ©e, et qu’on ne peut pas nommer, parce

que, grĂące Ă  son peu de coeur, elle vit....

-Qui est-ce ?

-La marquise d’Espard ! Elle disait qu’un jeune homme devait demeurer dans

un entresol, n’avoir chez lui rien qui sentĂźt le mĂ©nage, ni cuisiniĂšre, ni cuisine, ĂȘtre

servi par un vieux domestique, et n’annoncer aucune prĂ©tention Ă  la stabilitĂ©. Selon

elle, tout autre établissement est de mauvais goût. Godefroid de Beaudenord,

fidÚle à ce programme, logeait quai Malaquais, dans un entresol ; néanmoins il

avait Ă©tĂ© forcĂ© d’avoir une petite similitude avec les gens mariĂ©s, en mettant dans

sa chambre un lit d’ailleurs si Ă©troit qu’il y tenait peu. Une Anglaise, entrĂ©e par

hasard chez lui, n’y aurait pu rien trouver d’improper. Finot, tu te feras expliquer

la grande loi de l’improper qui rĂ©git l’Angleterre ! Mais puisque nous sommes liĂ©s

par un billet de mille, je vais t’en donner une idĂ©e. Je suis allĂ© en Angleterre, moi !

(Bas à l’oreille de Blondet : Je lui donne de l’esprit pour plus de deux mille francs.)

13

En Angleterre, Finot, tu te lies extrĂȘmement avec une femme, pendantla nuit, au

bal ou ailleurs ; tu la rencontres le lendemain dans la rue, et tu as l’air de la reconnaütre

: improper ! Tu trouves Ă  dĂźner, sous le frac de ton voisin de gauche,

un homme charmant, de l’esprit, nulle morgue, du laissez-aller ; il n’a rien d’anglais

; suivant les lois de l’ancienne compagnie française, si accorte, si aimable, tu

lui parles : improper ! Vous abordez au bal une jolie femme afin de la faire danser

: improper ! Vous vous échauffez, vous discutez, vous riez, vous répandez votre

coeur, votre Ăąme, votre esprit dans votre conversation ; vous y exprimez des sentiments

; vous jouez quand vous ĂȘtes au jeu, vous causez en causant et vous mangez

en mangeant : improper ! improper ! improper ! Un des hommes les plus spirituels

et les plus profonds de cette Ă©poque, Stendalh a trĂšs-bien caractĂ©risĂ© l’improper

en disant qu’il est tel lord de la Grande-Bretagne qui, seul, n’ose pas se croiser les

jambes devant son feu, de peur d’ĂȘtre improper. Une dame anglaise, fĂ»t-elle de la

secte furieuse des saints (protestants renforcés qui laisseraient mourir toute leur

famille de faim, si elle Ă©tait improper), ne sera pas improper en faisant le diable

à trois dans sa chambre à coucher, et se regardera comme perdue si elle reçoit

un ami dans cette mĂȘme chambre. GrĂące Ă  l’improper, on trouvera quelque jour

Londres et ses habitants pétrifiés.

-Quand on pense qu’il est en France des niais qui veulent y importer les solennelles

bĂȘtises que les Anglais font chez eux avec ce beau sang-froid que vous

leur connaissez, dit Blondet, il y a de quoi faire frĂ©mir quiconque a vu l’Angleterre

et se souvient des gracieuses et charmantes moeurs françaises. Dans les derniers

temps, Walter Scott, qui n’a pas osĂ© peindre les femmes comme elles sont de

peur d’ĂȘtre improper, se repentait d’avoir fait la belle figure d’Effie dans la Prison

d’Edimbourg.

-Veux-tu ne pas ĂȘtre improper en Angleterre ? dit Bixiou Ă  Finot.

-HĂ© ! bien ? dit Finot.

-Va voir aux Tuileries une espÚce de pompier en marbre intitulé Thémistocle

par le statuaire, et tĂąche de marcher comme la statue du commandeur, tu ne seras

jamais improper. C’est par une application rigoureuse de la grande loi de l’improper

que le bonheur de Godefroid se complĂ©ta. Voici l’histoire. Il avait un tigre, et

non pas un groom, comme l’écrivent des gens qui ne savent rien du monde. Son

tigre était un petit Irlandais, nommé Paddy, Joby, Toby (à volonté), trois pieds de

haut, vingt pouces de large, figure de belette, des nerfs d’acier faits au gin, agile

comme un Ă©cureuil, menant un landau avec une habilitĂ© qui ne s’est jamais trou

14

vée en défaut ni à Londres ni à Paris, un oeil de lézard, fin comme le mien, montant

à cheval comme le vieux Franconi, les cheveux blonds comme ceux d’une

vierge de Rubens, les joues roses, dissimulé comme un prince, instruit comme

un avoué retiré, ùgé de dix ans, enfin une vraie fleur de perversité, jouant et jurant,

aimant les confitures et le punch, insulteur comme un feuilleton, hardi et

chippeur comme un gamin de Paris. Il Ă©tait l’honneur et le profit d’un cĂ©lĂšbre

lord anglais, auquel il avait déjà fait gagner sept cent mille francs aux courses. Le

lord aimait beaucoup cet enfant : son tigre était une curiosité, personne à Londres

n’avait de tigre si petit. Sur un cheval de course, Joby avait l’air d’un faucon. Eh !

bien, le lord renvoya Toby, non pour gourmandise, ni pour vol, ni pour meurtre,

ni pour criminelle conversation, ni pour défaut de tenue, pour insolence envers

milady, non pour avoir troué les poches de la premiÚre femme de milady, non

pour s’ĂȘtre laissĂ© corrompre par les adversaires de milord aux courses, non pour

s’ĂȘtre amusĂ© le dimanche, enfin pour aucun fait reprochable. Toby eĂ»t fait toutes

ces choses, il aurait mĂȘme parlĂ© Ă  milord sans ĂȘtre interrogĂ©, milord lui aurait encore

pardonné ce crime domestique. Milord aurait supporté bien des choses de

Toby, tant milord y tenait. Son tigre menait une voiture Ă  deux roues et Ă  deux

chevaux l’un devant l’autre, en selle sur le second, les jambes ne dĂ©passant pas

les brancards, ayant l’air enfin d’une de ces tĂȘtes d’anges que les peintres italiens

sÚment autour du PÚre éternel. Un journaliste anglais fit une délicieuse description

de ce petit ange, il le trouva trop joli pour un tigre, il offrit de parier que Paddy

Ă©tait une tigresse apprivoisĂ©e. La description menaçait de s’envenimer et de devenir

improper au premier chef. Le superlatif de l’improper mùne à la potence.

Milord fut beaucoup loué de sa circonspection par milady. Toby ne put trouver de

place nulle part, aprĂšs s’ĂȘtre vu contester son Etat-civil dans la Zoologie britannique.

En ce temps, Godefroid florissait Ă  l’ambassade de France Ă  Londres, oĂč

il apprit l’aventure de Toby, Joby, Paddy. Godefroid s’empara du tigre qu’il trouva

pleurant auprĂšs d’un pot de confitures, carl’enfant avait dĂ©jĂ  perdu les guinĂ©es par

lesquelles milord avait doré son malheur. A son retour, Godefroid de Beaudenord

importa donc chez nous le plus charmant tigre de l’Angleterre, il fut connu par

son tigre comme Couture s’est fait remarquer par ses gilets. Aussi entra-t-il facilement

dans la confĂ©dĂ©ration du club dit aujourd’hui de Grammont. Il n’inquiĂ©tait

aucune ambition aprĂšs avoir renoncĂ© Ă  la carriĂšre diplomatique, il n’avait pas un

esprit dangereux, il fut bien reçu de tout le monde. Nous autres, nous serions offensés

dans notre amour-propre en ne rencontrant que des visages riants. Nous

nous plaisons Ă  voir la grimace amĂšre de l’Envieux. Godefroid n’aimait pas ĂȘtre

haï. A chacun son goût ! Arrivons au solide, à la vie matérielle ? Son appartement,

oĂč j’ai lĂ©chĂ© plus d’un dĂ©jeuner, se recommandait par un cabinet de toilette mystĂ©rieux,

bien orné, plein de choses comfortables, à cheminée, à baignoire ; sortie

sur un petit escalier, portes battantes assourdies, serrures faciles, gonds discrets,

15

fenĂȘtres Ă  carreaux dĂ©polis, Ă  rideaux impassibles. Si la chambre offrait et devait

offrir le plus beau dĂ©sordre que puisse souhaiter le peintre d’aquarelle le plus exigeant,

si tout y respirait l’allure bohĂ©mienne d’une vie de jeune homme Ă©lĂ©gant,

le cabinet de toilette était comme un sanctuaire : blanc, propre, rangé, chaud,

point de vent coulis, tapis fait pour y sauter pieds nus, en chemise et effrayée.

Là est la signature du garçon vraiment petit-maßtre et sachant la vie ! car là, pendant

quelques minutes, il peut paraßtre ou sot ou grand dans les petits détails de

l’existence qui rĂ©vĂšlent le caractĂšre. La marquise dĂ©jĂ  citĂ©e, non, c’est la marquise

de Rochefide, est sortie furieuse d’un cabinet de toilette, et n’y est jamais revenue,

elle n’y avait rien trouvĂ© d’improper. Godefroid y avait une petite armoire pleine...

-De camisoles ! dit Finot.

-Allons, te voilĂ  gros Turcaret! (Je ne le formerai jamais! ) Mais non, de gĂąteaux,

de fruits, jolis petits flacons de vin de Malaga, de Lunel, un en-cas Ă  la Louis

XIV, tout ce qui peut amuser des estomacs délicats et bien appris, des estomacs

de seize quartiers. Un vieux malicieux domestique, trĂšs-fort en l’art vĂ©tĂ©rinaire,

servait les chevaux et pansait Godefroid, car il avait été à feu monsieur Beaudenord,

et portait à Godefroid une affection invétérée, cette lÚpre du coeur que les

Caisses d’Epargne ont fini par guĂ©rir chez les domestiques. Tout bonheur matĂ©riel

repose sur des chiffres. Vous, Ă  qui la vie parisienne est connue jusque dans

ses exostoses, vous devinez qu’il lui fallait environ dix-sept mille livres de rente,

car il avait dix-sept francs d’impositions et mille Ă©cus de fantaisies. Eh ! bien, mes

chers enfants, le jour ou il se leva majeur, le marquis d’Aiglemont lui prĂ©senta

des comptes de tutelle, comme nous ne serions pas capables d’en rendre à nos

neveux, et lui remit une inscription de dix-huit mille livres de rente sur le grand-

livre, reste de l’opulence paternelle Ă©trillĂ©e par la grande rĂ©duction rĂ©publicaine,

et grĂȘlĂ©e par les arriĂ©rĂ©s de l’Empire. Ce vertueux tuteur mit son pupille Ă  la tĂȘte

d’une trentaine de mille francs d’économies placĂ©es dans la maison Nucingen,

en lui disant avec toute la grñce d’un grand seigneur et le laissez-aller d’un soldat

de l’Empire qu’il lui avait mĂ©nagĂ© cette somme pour ses folies de jeune homme.

« Si tu m’écoutes, Godefroid, ajouta-t-il, au lieu de les dĂ©penser sottement comme

tant d’autres, fais des folies utiles, accepte une place d’attachĂ© d’ambassade Ă  Turin,

de lĂ  va Ă  Naples, de Naples reviens Ă  Londres, et pour ton argent tu te seras

amusĂ©, instruit. Plus tard, si tu veux prendre une carriĂšre, tu n’auras perdu ni ton

temps ni ton argent. »Feu d’Aiglemont valait mieux que sa rĂ©putation, on ne peut

pas en dire autant de nous.

-Un jeune homme qui débute à vingt et un ans avec dix-huit mille livres de

rente est un garçon ruiné, dit Couture.

16

-S’il n’est pas avare, ou trĂšs-supĂ©rieur, dit Blondet.

-Godefroid sĂ©journa dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. Il vit l’Allemagne

et l’Angleterre, un peu Saint-PĂ©tersbourg, parcourut la Hollande ; mais il

se sĂ©para desdits trente mille francs en vivant comme s’il avait trente mille livres

de rente. Il trouva partout le suprĂȘme de volaille, l’aspic, et les vins de France,

entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut pas sortir de Paris. Il aurait

bien voulu se dépraver le coeur, se le cuirasser, perdre ses illusions, apprendre

Ă  tout Ă©couter sans rougir, Ă  parler sans rien dire, Ă  pĂ©nĂ©trer les secrets intĂ©rĂȘts

des puissances.... Bah ! il eut bien de la peine à se munir de quatre langues, c’està-

dire Ă  s’approvisionner de quatre mots contre une idĂ©e. Il revint veuf de plusieurs

douairiĂšres ennuyeuses, appelĂ©es bonnes fortunes Ă  l’étranger, timide et

peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui

lui faisaient l’honneur de l’admettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour ĂȘtre

diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.-Bref un moutard qui tenait

ses dix-huit mille livres de rente Ă  la disposition des premiĂšres actions venues,

dit Couture.

-Ce diable de Couture a tellement l’habitude d’anticiper les dividendes, qu’il

anticipe le dĂ©noĂ»ment de mon histoire. OĂč en Ă©tais-je ? Au retour de Beaudenord.

Quand il fut installé quai Malaquais, il arriva que mille francs au-dessus de ses

besoins furent insuffisants pour sa part de loge aux Italiens et Ă  l’OpĂ©ra. Quand

il perdait vingt-cinq ou trente louis au jeu dans un pari, naturellement il payait ;

puis il les dĂ©pensait en cas de gain, ce qui nous arriverait si nous Ă©tions assez bĂȘtes

pour nous laisser prendre Ă  parier. Beaudenord, gĂȘnĂ© dans ses dix-huit mille livres

de rente sentit la nĂ©cessitĂ© de crĂ©er ce que nous appelons aujourd’hui le fond de

roulement. Il tenait beaucoup Ă  ne pas s’enfoncer lui-mĂȘme. Il alla consulter son

tuteur : « Mon cher enfant, lui dit d’Aiglemont, les rentes arrivent au pair, vends tes

rentes, j’ai vendu les miennes et celles de ma femme. Nucingen a tous mes capitaux

et m’en donne six pour cent ; fais comme moi, tu auras un pour cent de plus,

et ce un pour cent te permettra d’ĂȘtre tout Ă  fait Ă  ton aise. »En trois jours, notre

Godefroid fut Ă  son aise. Ses revenus Ă©tant dans un Ă©quilibre parfait avec son superflu,

son bonheur matĂ©riel fut complet. S’il Ă©tait possible d’interroger tous les

jeunes gens de Paris d’un seul regard, comme il parait que la chose se fera lors du

jugement dernier pour les milliards de générations qui auront pataugé sur tous

les globes, en gardes nationaux ou en sauvages, et de leur demander si le bonheur

d’un jeune homme de vingt-six ans ne consiste pas : à pouvoir sortir à cheval,

en tilbury, ou en cabriolet avec un tigre gros comme le poing, frais et rose

comme Toby, Joby, Paddy ; à avoir, le soir, pour douze francs, un coupé de louage

trÚs-convenable ; à se montrer élégamment tenu suivant les lois vestimentales qui

17

rĂ©gissent huit heures, midi, quatre heures et le soir ; Ă  ĂȘtre bien reçu dans toutes

les ambassades, et y recueillir les fleurs Ă©phĂ©mĂšres d’amitiĂ©s cosmopolites et superficielles

; Ă  ĂȘtre d’une beautĂ© supportable, et Ă  bien porter son nom, son habit

et sa tĂȘte ; Ă  loger dans un charmant petit entresol arrangĂ© comme je vous ai dit

que l’était l’entresol du quai Malaquais ; Ă  pouvoir inviter des amis Ă  vous accompagner

au Rocher de Cancale sans avoir interrogé préalablement son gousset, et

n’ĂȘtre arrĂȘtĂ© dans aucun de ses mouvements raisonnables par ce mot : Ah ! et de

l’argent ? à pouvoir renouveler les bouffettes roses qui embellissent les oreilles de

ses trois chevaux pur sang, et Ă  avoir toujours une coiffe neuve Ă  son chapeau.

Tous, nous-mĂȘmes, gens supĂ©rieurs, tous rĂ©pondraient que ce bonheur est incomplet,

que c’est la Magdeleine sans autel, qu’il faut aimer et ĂȘtre aimĂ©, ou aimer

sans ĂȘtre aimĂ©, ou ĂȘtre aimĂ© sans aimer, ou pouvoir aimer Ă  tort et Ă  travers.

Arrivons au bonheur moral. Quand, en janvier 1823, il se trouva bien assis dans

ses jouissances, aprÚs avoir pris pied et langue dans les différentes sociétés parisiennes

oĂč il lui plut d’aller, il sentit la nĂ©cessitĂ© de se mettre Ă  l’abri d’une ombrelle,

d’avoir à se plaindre d’une femme comme il faut, de ne pas mñchonner la

queue d’une rose achetĂ©e dix sous Ă  madame PrĂ©vost, Ă  l’instar des petits jeunes

gens qui gloussent dans les corridors de l’OpĂ©ra, comme des poulets en Ă©pinette.

Enfin il résolut de rapporter ses sentiments, ses idées, ses affections à une femme,

une femme ! La PHAMME ! AH ! Il conçut d’abord la pensĂ©e saugrenue d’avoir une

passion malheureuse, il tourna pendant quelque temps autour de sa belle cousine,

madame d’Aiglemont, sans s’apercevoir qu’un diplomate avait dĂ©jĂ  dansĂ© la

valse de Faust avec elle. L’annĂ©e 25 se passa en essais, en recherches, en coquetteries

inutiles. L’objet aimant demandĂ© ne se trouva pas. Les passions sont extrĂȘmement

rares. Dans cette Ă©poque, il s’est Ă©levĂ© tout autant de barricades dans les

moeurs que dans les rues ! En vĂ©ritĂ©, mes frĂšres, je vous le dis, l’improper nous

gagne ! Comme on nous fait le reproche d’aller sur les brisĂ©es des peintres en portraits,

des commissaires-priseurs et des marchandes de modes, je ne vous ferai

pas subir la description de la personne en laquelle Godefroid reconnut sa femelle.

Age, dix-neuf ans ; taille, un mĂštre cinquante centimĂštres ; cheveux blonds, sourcils

idem ; yeux bleus, front moyen, nez courbé, bouche petite, menton court et

relevĂ©, visage ovale ; signes particuliers, nĂ©ant. Tel, le passe-port de l’objet aimĂ©.

Ne soyez pas plus difficiles que la Police, que messieurs les Maires de toutes les

villes et communes de France, que les gendarmes et autres autorités constituées.

D’ailleurs, c’est le bloc de la VĂ©nus de MĂ©dicis, parole d’honneur. La premiĂšre fois

que Godefroid alla chez madame de Nucingen, qui l’avait invitĂ© Ă  l’un de ces bals

par lesquels elle acquit, à bon compte, une certaine réputation, il y aperçut, dans

un quadrille, la personne Ă  aimer et fut Ă©merveillĂ© par cette taille d’un mĂštre cinquante

centimĂštres. Ces cheveux blonds ruisselaient en cascades bouillonnantes

sur une petite tĂȘte ingĂ©nue et fraĂźche comme celle d’une naĂŻade qui aurait mis le

18

nez Ă  la fenĂȘtre cristalline de sa source, pour voir les fleurs du printemps (Ceci est

notre nouveau style, des phrases qui filent comme notre macaroni tout à l’heure.)

L’idem des sourcils, n’en dĂ©plaise Ă  la PrĂ©fecture de Police, aurait pu demander six

vers Ă  l’aimable Parny, ce poĂšte badin les eĂ»t fort agrĂ©ablement comparĂ©s Ă  l’arc

de Cupidon, en faisant observer que le trait Ă©tait au-dessous, mais un trait sans

force, Ă©pointĂ©, car il y rĂšgne encore aujourd’hui la moutonne douceur que les devants

de cheminĂ©e attribuent Ă  madame de la ValliĂšre, au moment oĂč elle signe

sa tendresse par-devant Dieu, faute d’avoir pu la signer par-devant notaire. Vous

connaissez l’effet des cheveux blonds et des yeux bleus, combinĂ©s avec une danse

molle, voluptueuse et décente ? Une jeune personne ne vous frappe pas alors audacieusement

au coeur, comme ces brunes qui par leur regard ont l’air de vous

dire, en mendiant espagnol : La bourse ou la vie ! cinq francs, ou je te méprise.

Ces beautés insolentes (et quelque peu dangereuses ! ) peuvent plaire à beaucoup

d’hommes ; mais, selon moi, la blonde qui a le bonheur de paraütre excessivement

tendre et complaisante, sans perdre ses droits de remontrance, de taquinage, de

discours immodérés, de jalousie à faux et tout ce qui rend la femme adorable,

sera toujours plus sûre de se marier que la brune ardente. Le bois est cher, Isaure,

blanche comme une Alsacienne (elle avait vu le jour à Strasbourg et parlait l’allemand

avec un petit accent français fort agréable), dansait à merveille Ses pieds,

que l’employĂ© de la police n’avait pas mentionnĂ©s, et qui cependant pouvaient

trouver leur place sous la rubrique signes particuliers, Ă©taient remarquables par

leur petitesse, par ce jeu particulier que les vieux maßtres ont nommé flic-flac, et

comparable au débit agréable de mademoiselle Mars, car toutes les muses sont

soeurs, le danseur et le poĂšte ont Ă©galement les pieds sur terre. Les pieds d’Isaure

conversaient avec une netteté, une précision, une légÚreté, une rapidité de trÚs-

bon augure pour les choses du coeur. -« Elle a du flic-flac ! Ȏtait le suprĂȘme Ă©loge

de Marcel, le seul maßtre de danse qui ait mérité le nom de grand. On a dit le grand

Marcel comme le grand Frédéric, et du temps de Frédéric.

-A-t-il composé des ballets, demanda Finot.

-Oui, quelque chose comme les Quatre ElĂ©ments, l’Europe galante.-Quel temps,

dit Finot, que le temps oĂč les grands seigneurs habillaient les danseuses !

-Improper ! reprit Bixiou. Isaure ne s’élevait pas sur ses pointes, elle restait terre

à terre, se balançait sans secousses, ni plus ni moins voluptueusement que doit se

balancer une jeune personne. Marcel disait avec une profonde philosophie que

chaque Ă©tat avait sa danse : une femme mariĂ©e devait danser autrement qu’une

jeune personne, un robin autrement qu’un financier, et un militaire autrement

19

qu’un page ; il allait mĂȘme jusqu’à prĂ©tendre qu’un fantassin devait danser autrement

qu’un cavalier ; et, de lĂ  il partait pour analyser toute la sociĂ©tĂ©. Toutes ces

belles nuances sont bien loin de nous.

-Ah ! dit Blondet, tu mets le doigt sur un grand malheur. Si Marcel eût été compris,

la RĂ©volution française n’aurait pas eu lieu.

-Godefroid, reprit Bixiou, n’avait pas eu l’avantage de parcourir l’Europe sans

observer à fond les danses étrangÚres. Sans cette profonde connaissance en chorégraphie,

qualifiĂ©e de futile, peut-ĂȘtre n’eĂ»t-il pas aimĂ© cette jeune personne ;

mais des trois cents invités qui se pressaient dans les beaux salons de la rue Saint-

Lazare, il fut le seul Ă  comprendre l’amour inĂ©dit que trahissait une danse bavarde.

On remarqua bien la maniĂšre d’Isaure d’Aldrigger ; mais, dans ce siĂšcle oĂč chacun

s’écrie : Glissons, n’appuyons pas ! l’un dit : VoilĂ  une jeune fille qui danse

fameusement bien (c’était un clerc de notaire) ; l’autre : VoilĂ  une jeune personne

qui danse Ă  ravir (c’était une dame en turban) ; la troisiĂšme, une femme de trente

ans : VoilĂ  une petite personne qui se danse pas mal ! Revenons au grand Marcel,

et disons en parodiant son plus fameux mot : Que de choses dans un avant-deux !

-Et allons un peu plus vite ! dit Blondet, tu marivaudes.

-Isaure, reprit Bixiou qui regarda Blondet de travers, avait une simple robe de

crĂȘpe blanc ornĂ©e de rubans verts, un camĂ©lia dans ses cheveux, un camĂ©lia Ă  sa

ceinture, un autre camélia dans le bas de sa robe, et un camélia...

-Allons, voilĂ  les trois cents chĂšvres de Sancho !

-C’est toute la littĂ©rature, mon cher ! Clarisse est un chef-d’oeuvre, il a quatorze

volumes, et le plus obtus vaudevilliste te le racontera dans un acte. Pourvu que je

l’amuse, de quoi te plains-tu ? Cette toilette Ă©tait d’un effet dĂ©licieux, est-ce que tu

n’aimes pas le camĂ©lia ? veux-tu des dalhias ? Non. Eh ! bien, un marron, tiens ! dit

Bixiou qui jeta sans doute un marron Ă  Blondet, car nous en entendĂźmes le bruit

sur l’assiette.

-Allons, j’ai tort, continue ? dit Blondet.

-Je reprends, dit Bixiou. « N’est-ce pas joli Ă  Ă©pouser ? »dit Rastignac Ă  Beaudenord

en lui montrant la petite aux camélias blancs, purs et sans une feuille de

20

moins. Rastignac Ă©tait un des intimes de Godefroid. -« Eh ! bien, j’y pensais, lui rĂ©pondit

Ă  l’oreille Godefroid. J’étais occupĂ© Ă  me dire qu’au lieu de trembler Ă  tout

moment dans son bonheur, de jeter à grand’peine un mot dans une oreille inattentive,

de regarder aux Italiens s’il y a une fleur rouge ou blanche dans une coiffure,

s’il y a au Bois une main gantĂ©e sur le panneau d’une voiture, comme cela se

fait Ă  Milan, au Corso ; qu’au lieu de voler une bouchĂ©e de baba derriĂšre une porte,

comme un laquais qui achùve une bouteille, d’user son intelligence pour donner

et recevoir une lettre, comme un facteur ; qu’au lieu de recevoir des tendresses infinies

en deux lignes, avoir cinq volumes in-folio à lire aujourd’hui, demain une

livraison de deux feuilles, ce qui est fatigant ; qu’au lieu de se traüner dans les orniùres

et derriĂšre les haies, il vaudrait mieux se laisser aller Ă  l’adorable passion enviĂ©e

par J.-J. Rousseau, aimer tout bonnement une jeune personne comme Isaure,

avec l’intention d’en faire sa femme si, durant l’échange des sentiments, les coeurs

se conviennent, enfin ĂȘtre Werther heureux ! »-« C’est un ridicule tout comme un

autre, dit Rastignac sans rire. A ta place, peut-ĂȘtre me plongerais-je dans les dĂ©lices

infinies de cet ascétisme, il est neuf, original et peu coûteux. Ta monna Lisa

est suave, mais sotte comme une musique de ballet, je t’en prĂ©viens. »La maniĂšre

dont Rastignac dit cette derniĂšre phrase fit croire Ă  Beaudenord que son ami avait

intĂ©rĂȘt Ă  le dĂ©senchanter, et il le crut son rival en sa qualitĂ© d’ancien diplomate.

Les vocations manquĂ©es dĂ©teignent sur toute l’existence. Godefroid s’amouracha

si bien de mademoiselle Isaure d’Aldrigger, que Rastignac alla trouver une grande

fille qui causait dans un salon de jeu, et lui dit Ă  l’oreille : « Malvina, votre soeur

vient de ramener dans son filet un poisson qui pĂšse dix-huit mille livres de rentes,

il a un nom, une certaine assiette dans le monde et de la tenue ; surveillez-les ;

s’ils filent le parfait amour, ayez soin d’ĂȘtre la confidente d’Isaure pour ne pas lui

laisser rĂ©pondre un mot sans l’avoir corrigĂ©. »Vers deux heures du matin, le valet-

de-chambre vint dire Ă  une petite bergĂšre des Alpes, dequarante ans, coquette

comme la Zerline de l’opĂ©ra de Don Juan, et auprĂšs de laquelle se tenait Isaure :

« La voiture de madame la baronne est avancée. »Godefroid vit alors sa beauté de

ballade allemande entraĂźnant sa mĂšre fantastique dans le salon de partance, oĂč

ces deux dames furent suivies par Malvina. Godefroid, qui feignit (l’enfant ! ) d’aller

savoir dans quel pot de confitures s’était blotti Joby, eut le bonheur d’apercevoir

Isaure et Malvina embobelinant leur sémillante maman dans sa pelisse, et se

rendant ces petits soins de toilette exigés par un voyage nocturne dans Paris. Les

deux soeurs l’examinùrent du coin de l’oeil en chattes bien apprises, qui lorgnent

une souris sans avoir l’air d’y faire attention. Il Ă©prouva quelque satisfaction en

voyant le ton, la mise, les maniÚres du grand Alsacien en livrée, bien ganté, qui

vint apporter de gros souliers fourrés à ses trois maßtresses. Jamais deux soeurs ne

furent plus dissemblables que l’étaient Isaure et Malvina. L’aĂźnĂ©e, grande et brune,

Isaure petite et mince ; celle-ci les traits fins et dĂ©licats ; l’autre des formes vigou

21

reuses et prononcées ; Isaure était la femme qui rÚgne par son défaut de force, et

qu’un lycĂ©en se croit obligĂ© de protĂ©ger ; Malvina Ă©tait la femme « d’Avez-vous vu

dans Barcelone ? »A cĂŽtĂ© de sa soeur, Isaure faisait l’effet d’une miniature auprĂšs

d’un portrait Ă  l’huile. « Elle est riche ! dit Godefroid Ă  Rastignac en rentrant dans

le bal. -Qui ? -Cette jeune personne. -Ah ! Isaure d’Aldrigger. Mais oui. La mùre est

veuve, son mari a en Nucingen dans ses bureaux Ă  Strasbourg. Veux-tu la revoir,

tourne un compliment Ă  madame de Restaud, qui donne un bal aprĂšs-demain, la

baronne d’Aldrigger et ses deux filles y seront, tu seras invitĂ© ! »Pendant trois jours

dans la chambre obscure de son cerveau, Godefroid vit son Isaure et les camélias

blancs, et les airs de tĂȘte, comme lorsqu’aprĂšs avoir contemplĂ© long-temps un objet

fortement éclairé, nous le retrouvons les yeux fermés sous une forme moindre,

radieux et coloré, qui pétille au centre des ténÚbres.

-Bixiou, tu tombes dans le phénomÚne, masse-nous des tableaux ? dit Couture.

-Voilà ! reprit Bixiou en se posant sans doute comme un garçon de café, voilà,

messieurs, le tableau demandé ! Attention, Finot ! il faut tirer sur ta bouche comme

un cocher de coucou sur celle de sa rosse ! Madame Théodora-Marguerite-Wilhelmine

Adolphus (de la maison Adolphus et compagnie de Manheim), veuve du baron

d’Aldrigger, n’était pas une bonne grosse Allemande, compacte etrĂ©flĂ©chie, blanche,

Ă  visage dorĂ© comme la mousse d’un pot de biĂšre, enrichie de toutes les vertus

patriarcales que la Germanie possĂšde, romanciĂšrement parlant. Elle avait les

joues encore fraĂźches, colorĂ©es aux pommettes comme celle d’une poupĂ©e de Nuremberg,

des tire-bouchons trÚs-éveillés aux tempes, les yeux agaçants, pas le

moindre cheveu blanc, une taille mince, et dont les prétentions étaient mises en

relief par des robes Ă  corset. Elle avait au front et aux tempes quelques rides involontaires

qu’elle aurait bien voulu, comme Ninon, exiler à ses talons ; mais les

rides persistaient Ă  dessiner leurs zigs-zags aux endroits les plus visibles. Chez elle,

le tour du nez se fanait, et le bout rougissait, ce qui Ă©tait d’autant plus gĂȘnant que

le nez s’harmoniait alors Ă  la couleur des pommettes. En qualitĂ© d’unique hĂ©ritiĂšre,

gùtée par ses parents, gùtée par son mari, gùtée par la ville de Strasbourg, et

toujours gĂątĂ©e par ses deux filles qui l’adoraient, la baronne se permettait le rose,

la jupe courte, le noeud Ă  la pointe du corset qui lui dessinait la taille. Quand un

Parisien voit cette baronne passant sur le boulevard, il sourit, la condamne sans

admettre, comme le Jury actuel, les circonstances atténuantes dans un fratricide !

Le moqueur est toujours un ĂȘtre superficiel et consĂ©quemment cruel, le drĂŽle ne

tient aucun compte de la part qui revient à la Société dans le ridicule dont il rit,

car la Nature n’a fait que des bĂȘtes, nous devons les sots Ă  l’Etat social.

22

-Ce que je trouve de beau dans Bixiou, dit Blondet, c’est qu’il est complet :

quand il ne raille pas les autres, il se moque de lui-mĂȘme.

-Blondet, je te revaudrai cela, dit Bixiou d’un ton fin. Si cette petite baronne

était évaporée, insouciante, égoïste, incapable de calcul, la responsabilité de ses

dĂ©fauts revenait Ă  la maison Adolphus et compagnie de Manheim, Ă  l’amour aveugle

du baron d’Aldrigger. Douce comme un agneau, cette baronne avait le coeur tendre,

facile Ă  Ă©mouvoir, mais malheureusement l’émotion durait peu et consĂ©quemment

se renouvelait souvent. Quand le baron mourut, cette bergĂšre faillit le suivre,

tant sa douleur fut violente et vraie ; mais.. le lendemain, à déjeuner, on lui servit

des petits pois qu’elle aimait, et ces dĂ©licieux petits pois calmĂšrent la crise. Elle

était si aveuglément aimée par ses deux filles, par ses gens, que toute la maison fut

heureuse d’une circonstance qui leur permit de dĂ©rober Ă  la baronne le spectacle

douloureux du convoi. Isaure et Malvina cachÚrent leurs larmes à cette mÚre adorée,

et l’occupùrent à choisir ses habits de deuil, à les commander pendant que

l’on chantait le Requiem. Quand un cercueil est placĂ© sous ce grand catafalque

noir et blanc, taché de cire, qui a servi à trois mille cadavres de gens comme il

faut avant d’ĂȘtre rĂ©formĂ©, selon l’estimation d’un croquemort philosophe que j’ai

consulté sur ce point, entre deux verres de petit blanc ; quand un bas clergé trÚs-

indiffĂ©rent braille le Dies irae, quand le haut clergĂ© non moins indiffĂ©rent dit l’office,

savez-vous ce que disent les amis vĂȘtus de noir, assis ou debout dans l’église ?

(Voilà le tableau demandé). Tenez, les voyez-vous ? -Combien croyez-vous que

laisse le papa d’Aldrigger ? disait Desroches à Taillefer, qui nous a fait faire avant

sa mort la plus belle orgie connue.....

-Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là ?

-Il a traitĂ© en 1822, dit Couture. Et c’était hardi pour le fils d’un pauvre employĂ©

qui n’a jamais eu plus de dix-huit cents francs, et dont la mĂšre gĂ©rait un bureau de

papier timbré. Mais il a rudement travaillé de 1818 à 1822. Entré quatriÚme clerc

chez Derville, il y Ă©tait second clerc en 1819 !

-Desroches !

-Oui, dit Bixiou. Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. Ennuyé

de porter des habits trop étroits et à manches trop courtes, il avait dévoré le

Droit par dĂ©sespoir, et venait d’acheter un titre nu. AvouĂ© sans le sou, sans clientĂšle,

sans autres amis que nous, il devait payer les intĂ©rĂȘts d’une Charge et d’un

Cautionnement.

23

-Il me faisait alors l’effet d’un tigre sorti du Jardin-des-Plantes, dit Couture.

Maigre, à cheveux roux, les yeux couleur tabac d’Espagne, un teint aigre, l’air froid

et flegmatique, mais ñpre à la veuve, tranchant sur l’orphelin, travailleur, la terreur

de ses clercs qui ne devaient pas perdre leur temps, instruit, retors, double, d’une

Ă©locution mielleuse, ne s’emportant jamais, haineux Ă  la maniĂšre de l’homme judiciaire.

-Et il a du bon, s’écria Finot, il est dĂ©vouĂ© Ă  ses amis, et son premier soin fut de

prendre Godeschal pour MaĂźtre-Clerc, le frĂšre Ă  Mariette.

-A Paris, dit Blondet, l’avouĂ© n’a que deux nuances : il y a l’avouĂ© honnĂȘte

homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse les procĂšs, ne court pas les

affaires, ne néglige rien, conseille ses clients avec loyauté, les fait transiger sur les

points douteux, un Derville enfin. Puis il y a l’avouĂ© famĂ©lique Ă  qui tout est bon

pourvu que les frais soient assurés ; qui ferait battre, non pas des montagnes, il les

vend, mais des planĂštes ; qui se charge du triomphe d’un coquin sur un honnĂȘte

homme, quand par hasard l’honnĂȘte homme ne s’est pas mis en rĂšgle. Quand un

de ces avoués-là fait un tour de maßtre Gonin un peu trop fort, la Chambre le force

à vendre. Desroches, notre ami Desrocbes, a compris ce métier assez pauvrement

fait par de pauvres hÚres : il a acheté des causes aux gens qui tremblaient de les

perdre, il s’est ruĂ© sur la chicane en homme dĂ©terminĂ© Ă  sortir de la misĂšre. Il a

eu raison, il a fait trĂšs-honnĂȘtement son mĂ©tier. Il a trouvĂ© des protecteurs dans

les hommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pour notre

cher des Lupeaulx, dont la position Ă©tait si compromise. Il lui fallait cela pour se

tirer de peine, car Desroches a commencĂ© par ĂȘtre trĂšs-mal vu du Tribunal ! lui

qui rectifiait avec tant de peine les erreurs de ses clients !... Voyons, Bixiou, revenons

?... Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église ?

« -D’Aldrigger laisse sept ou huit cent mille francs ! rĂ©pondit Taillefer Ă  Des-

roches. -Ah ! bah ! il n’y a qu’une personne qui connaisse leur fortune, dit Werbrust,

un ami du dĂ©funt. -Qui ? -Ce gros matin de Nucingen, il ira jusqu’au cimetiĂšre,

d’Aldrigger a Ă©tĂ© son patron, et par reconnaissance il faisait valoir les

fonds du bonhomme. -Sa veuve va trouver une bien grande différence ! -Comment

l’entendez-vous ? -Mais d’Aldrigger aimait tant sa femme ! Ne riez donc pas,

on nous regarde. -Tiens, voilà du Tillet, il est bien en retard, il arrive à l’Epitre.

-Il Ă©pousera sans doute l’aĂźnĂ©e. -Est-ce possible ? dit Desroches, il est plus que

jamais engagé avec madame Roguin. -Lui ! engagé ?... vous ne le connaissez pas.

-Savez-vous la position de Nucingen et de du Tillet ? demanda Desroches. -La

voici, dit Taillefer : Nucingen est homme à dévorer le capital de son ancien patron

et Ă  le lui rendre... -Heu ! heu ! fit Werbrust. Il fait diablement humide dans

24

les Ă©glises, heu ! heu ! -Comment le rendre ?.. -HĂ© ! bien, Nucingen sait que du

Tillet a une grande fortune, il veut le marier à Malvina ; mais du Tillet se défie de

Nucingen. Pour qui voit le jeu, cette partie est amusante. -Comment, dit Werbrust,

dĂ©jĂ  bonne Ă  marier ?... Comme nous vieillissons vite ! -Malvina d’Aldrigger

a vingt ans, mon cher. Le bonhomme d’Aldrigger s’estmariĂ© en 1800 ! Il nous a

donnĂ© d’assez belles fĂȘtes Ă  Strasbourg pour son mariage et pour la naissance de

Malvina. C’était en 1801, Ă  la paix d’Amiens, et nous sommes en 1823, papa Werbrust.

Dans ce temps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille, Malvina. Six ans

aprùs, sous l’Empire, il y a eu pendant quelque temps une fureur pour les choses

chevaleresques, c’était : Partant pour la Syrie, un tas de bĂȘtises. Il a nommĂ© sa

seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. VoilĂ  deux filles Ă  marier. -Ces femmes

n’auront pas un sou dans dix ans, dit Werbrust confidentiellement à Desroches. Il

y a, rĂ©pondit Taillefer, le valet de chambre de d’Aldrigger, ce vieux qui beugle au

fond de l’église, il a vu Ă©lever ces deux demoiselles, il est capable de tout pour leur

conserver de quoi vivre. (Les chantres : Dies irae ! ) Les enfants de choeurs : dies

illa! (Taillefer : -Adieu, Werbrust, en entendant le Dies irae, je pense trop Ă  mon

pauvre fils. -Je m’en vais aussi, il fait trop humide, dit Werbrust. (in favilla.) (Les

pauvres Ă  la porte : Quelques sous, mes chers messieurs ! ) (Le suisse : Pan ! pan !

pour les besoins de l’église. Les chantres : Amen ! Un ami : De quoi est-il mort ?

Un curieux farceur : D’un vaisseau rompu dans le talon. Un passant : Savez-vous

quel est le personnage qui s’est laissĂ© mourir ? Un parent : Le prĂ©sident de Montesquieu.

Le sacristain aux pauvres : Allez-vous-en donc, on nous a donné pour

vous, ne demandez plus rien ! )

-Quelle verve ! dit Couture.

(En effet il nous semblait entendre tout le mouvement qui se fait dans une

Ă©glise. Bixiou imitait tout, jusqu’au bruit des gens qui s’en vont avec le corps, par

un remuement de pieds sur le plancher.)

-Il y a des poĂštes, des romanciers, des Ă©crivains qui disent beaucoup de belles

choses sur les moeurs parisiennes, reprit Bixiou, mais voilà la vérité sur les enterrements.

Sur cent personnes qui rendent les derniers devoirs Ă  un pauvre diable

de mort, quatre-vingt-dix-neuf parlent d’affaires et de plaisirs en pleine Ă©glise.

Pour observer quelque pauvre petite vraie douleur, il faut des circonstances impossibles.

Encore ! y a-t-il une douleur sans Ă©goĂŻsme ?...

-Heu ! heu ! fit Blondet. Il n’y a rien de moins respectĂ© que la mort, peut-ĂȘtre

est-ce ce qu’il y a de moins respectable ?...

25

-C’est si commun ! reprit Bixiou. Quand le service fut fini, Nucingen et du Tillet

accompagnÚrent le défunt au cimetiÚre. Le vieux valet de chambre allait à pied.

Le cocher menait la voiture derriÚre celle du Clergé. -Hé pien ! ma ponne ami,

dit Nucingen Ă  du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ebiser

Malfina : fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez

eine vamile, ine indériÚre ; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina

cerdes esd eine frai dressor.

-Il me semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen ! dit Finot.

« -Une charmante personne, reprit Ferdinand du Tillet avec feu et sans s’échauffer,

»reprit Bixiou.

-Tout du Tillet dans un mot ! s’écria Couture.

« -Elle peut paraĂźtre laide Ă  ceux qui ne la connaissent pas, mais, je l’avoue, elle

a de l’ñme, disait du Tillet. -Ed tu quir, c’esd le pon te l’iffire, mon cher, il aura

ti tĂ©fuement et te l’indelligence. Tans nodre chin te mĂ©dier, on ne said ni ki fit,

ni ki mire ; c’esd eine crant ponhire ki te pufoir se gonvier au quir te sa femme.

Che droguerais bienne Telvine qui, fous le safez, m’a abordĂ© plis d’eine million

gondre Malfina qui n’a pas ine taude si crante. -Mais qu’a-t-elle ? -Che ne sais

bas au chiste, dit le baron de Nucingen, mais il a keke chausse. -Elle a une mĂšre

qui aime bien le rose ! »dit du Tillet. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen.

Aprùs le düner, le baron apprit alors à la Wilhelmine-Adolphus qu’il lui restait à

peine quatre cent mille francs chez lui. La fille des Adolphus de Manheim, réduite

Ă  vingt-quatre mille livres de rente, se perdit dans des calculs qui se brouillaient

dans sa tĂȘte. « -Comment ! disait-elle Ă  Malvina, comment ! j’ai toujours eu six

mille francs pour nous chez la couturiĂšre ! mais oĂč ton pĂšre prenait-il de l’argent ?

Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misùre.

Ah ! si mon pĂšre me voyait ainsi dĂ©chue, il en mourrait, s’il n’était pas mort dĂ©jĂ  !

Pauvre Wilhelmine ! »Et elle se mit à pleurer. Malvina, ne sachant comment consoler

sa mĂšre, lui reprĂ©senta qu’elle Ă©tait encore jeune et jolie, le rose lui seyait toujours,

elle irait Ă  l’OpĂ©ra, aux Bouffons dans la loge de madame de Nucingen. Elle

endormit sa mĂšre dans un rĂȘve de fĂȘtes, de bals, de musique, de belles toilettes et

de succùs, qui commença sous les rideaux d’un lit en soie bleue, dansune chambre

Ă©lĂ©gante, contiguĂ« Ă  celle oĂč, deux nuits auparavant, avait expirĂ© monsieur Jean-

Baptiste baron d’Aldrigger, dont voici l’histoire en trois mots. En son vivant, ce

respectable Alsacien, banquier Ă  Strasbourg, s’était enrichi d’environ trois millions.

En 1800, Ă  l’ñge de trente-six ans, Ă  l’apogĂ©e d’une fortune faite pendant

26

la RĂ©volution, il avait Ă©pousĂ©, par ambition et par inclination, l’hĂ©ritiĂšre des Adolphus

de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle

en recueillit la fortune dans l’espace de dix annĂ©es. D’Aldrigger fut alors baronifiĂ©

par S. M. l’Empereur et Roi, car sa fortune se doubla ; mais il se passionna pour

le grand homme qui l’avait titrĂ©. Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir

pris au sĂ©rieux le soleil d’Austerlitz. L’honnĂȘte Alsacien ne suspendit pas ses paiements,

ne dĂ©sintĂ©ressa pas ses crĂ©anciers avec les valeurs qu’il regardait comme

mauvaises ; il paya tout à bureau ouvert, se retira de la Banque, et mérita le mot

de son ancien premier commis, Nucingen : « HonnĂȘte homme, mais bĂȘte ! »Tout

compte fait, il lui resta cinq cent mille francs et des recouvrements sur l’Empire

qui n’existait plus. -FoilĂ  ze gue z’est guĂ© t’afoir drop cri anne Nappolion, dit-il

en voyant le rĂ©sultat de sa liquidation. Lorsqu’on a Ă©tĂ© les premiers d’une ville, le

moyen d’y rester amoindri ?... Le banquier de l’Alsace fit comme font tous les provinciaux

ruinés : il vint à Paris, il y porta courageusement des bretelles tricolores

sur lesquelles Ă©taient brodĂ©es les aigles impĂ©riales et s’y concentra dans la sociĂ©tĂ©

bonapartiste. Il remit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour

cent de tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour cent seulement

de perte, ce qui fut cause que d’Aldrigger serra la main de Nucingen en lui disant : Ch’édais

pien sir te de droufer le quir d’in Elsacien ! Nucingen se fit intĂ©gralement

payer par notre ami des Lupeaulx. Quoique bien Ă©trillĂ©, l’Alsacien eut un revenu

industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin se compliqua du spleen

dont sont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quand ils en sont

sevrés. Le banquier se donna pour tùche de se sacrifier, noble coeur ! à sa femme,

dont la fortune venait d’ĂȘtre dĂ©vorĂ©e, et qu’elle avait laissĂ© prendre avec la facilitĂ©

d’une fille Ă  qui les affaires d’argent Ă©taient tout Ă  fait inconnues. La baronne d’Aldrigger

retrouva donc les jouissances auxquelles elle était habituée, le vide que

pouvait lui causer la société de Strasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris.La

maison Nucingen tenait déjà comme elle tient encore le haut bout de la société financiÚre,

et le baron habile mit son honneur Ă  bien traiter le baron honnĂȘte. Cette

belle vertu faisait bien dans le salon Nucingen. Chaque hiver Ă©cornait le capital de

d’Aldrigger ; mais il n’osait faire le moindre reproche à la perle des Adolphus ; sa

tendresse fut la plus ingĂ©nieuse et la plus inintelligente qu’il y eĂ»t en ce monde.

Brave homme, mais bĂȘte ! Il mourut en se demandant : « Que deviendront-elles

sans moi ? »Puis, dans un moment oĂč il fut seul avec son vieux valet de chambre

Wirth, le bonhomme, entre deux Ă©touffements, lui recommanda sa femme et ses

deux filles, comme si ce Caleb d’Alsace Ă©tait le seul ĂȘtre raisonnable qu’il y eĂ»t

dans la maison. Trois ans aprÚs, en 1826, Isaure était ùgée de vingt ans et Malvina

n’était pas mariĂ©e. En allant dans le monde Malvina avait fini par remarquer combien

les relations y sont superficielles, combien tout y est examiné, défini. Semblable

à la plupart des filles dites bien élevées, Malvina ignorait le mécanisme de

27

la vie, l’importance de la fortune, la difficultĂ© d’acquĂ©rir la moindre monnaie, le

prix des choses. Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été

une blessure pour elle. Les quatre cent mille francs laissĂ©s par feu d’Aldrigger Ă  la

maison Nucingen furent portés au crédit de la baronne, car la succession de son

mari lui redevait douze cent mille francs ; et dans les moments de gĂȘne, la bergĂšre

des Alpes y puisait comme dans une caisse inĂ©puisable. Au moment oĂč notre

pigeon s’avançait vers sa colombe, Nucingen, connaissant le caractùre de son ancienne

patronne, avait dĂ» s’ouvrir Ă  Malvina sur la situation financiĂšre oĂč la veuve

se trouvait : il n’y avait plus que trois cent mille francs chez lui, les vingt-quatre

mille livres de rente se trouvaient donc réduites à dix-huit mille. Wirth avait maintenu

la position pendant trois ans ! AprĂšs la confidence du banquier, les chevaux

furent rĂ©formĂ©s, la voiture fut vendue et le cocher congĂ©diĂ© par Malvina, Ă  l’insu

de sa mĂšre. Le mobilier de l’hĂŽtel, qui comptait dix annĂ©es d’existence, ne put ĂȘtre

renouvelĂ©, mais tout s’était fanĂ© en mĂȘme temps Pour ceux qui aiment l’harmonie,

il n’y avait que demi-mal. La baronne, cette fleur si bien conservĂ©e, avait pris

l’aspect d’une rose froide et grippĂ©e qui reste unique dans un buisson au milieu

de novembre. Moi qui vous parle, j’ai vu cette opulence se dĂ©gradant par teintes,

par demi-tons ! Effroyable ! parole d’honneur. Ç’a Ă©tĂ© mon dernier chagrin. AprĂšs

je me suis dit : C’est bĂȘte de prendre tantd’intĂ©rĂȘt aux autres ! Pendant que j’étais

employĂ©, j’avais la sottise de m’intĂ©resser Ă  toutes les maisons oĂč je dĂźnais, je les

dĂ©fendais en cas de mĂ©disance, je ne les calomniais pas, je... Oh ! j’étais un enfant.

Quand sa fille lui eut expliquĂ© sa position, la ci-devant perle s’écria : -Mes pauvres

enfants ! qui donc me fera mes robes ? Je ne pourrai donc plus avoir de bonnets

frais, ni recevoir, ni aller dans le monde ! -A quoi pensez-vous que se reconnaisse

l’amour chez un homme ? dit Bixiou en s’interrompant, il s’agit de savoir si Beaudenord

Ă©tait vraiment amoureux de cette petite blonde.

-Il néglige ses affaires, répondit Couture.

-Il met trois chemises par jour, dit Finot.

-Une question préalable ? dit Blondet, un homme supérieur peut-il et doit-il

ĂȘtre amoureux ?

-Mes amis, reprit Bixiou d’un air sentimental, gardons-nous comme d’une bĂȘte

venimeuse de l’homme qui, se sentant pris d’amour pour une femme, fait claquer

ses doigts ou jette son cigare en disant : Bah ! il y en a d’autres dans le monde ! Mais

le gouvernement peut employer ce citoyen dans le MinistĂšre des Affaires EtrangĂšres.

Blondet, je te fais observer que ce Godefroid avait quitté la diplomatie.

28

-HĂ© ! bien, il a Ă©tĂ© absorbĂ©, l’amour est la seule chance qu’aient les sots pour se

grandir, répondit Blondet.

-Blondet, Blondet, pourquoi donc sommes-nous si pauvres ? s’écria Bixiou.

-Et pourquoi Finot est-il riche ? reprit Blondet, je te le dirai, va, mon fils, nous

nous entendons. Allons, voilĂ  Finot qui me verse Ă  boire comme si j’avais montĂ©

son bois. Mais à la fin d’un düner, on doit siroter le vin. Eh ! bien ?

-Tu l’as dit, l’absorbĂ© Godefroid fit ample connaissance avec la grande Malvina,

la légÚre baronne et la petite danseuse. Il tomba dans le servantisme le plus minutieux

et le plus astringent. Ces restes d’une opulence cadavĂ©reuse ne l’effrayĂšrent

pas. Ah !... bah ! il s’habitua par degrĂ©s Ă  toutes ces guenilles. Jamais le lampasse

vert à ornements blancs du salon ne devait paraßtre à ce garçon ni passé, ni vieux,

ni taché, ni bon à remplacer. Les rideaux, la table à thé, les chinoiseries étalées sur

la cheminée, le lustre rococo, le tapis façon cachemire qui montrait la corde, le

piano, le petit service fleuretĂ©, les serviettes frangĂ©es et aussi trouĂ©es Ă  l’espagnole,

le salon de Perse qui précédait la chambre à coucher bleue de la baronne, avec ses

accessoires, tout lui fut saint et sacré. Les femmes stupides et chez qui la beauté

brille de maniùre à laisser dans l’ombre l’esprit, le coeur, l’ñme, peuvent seules inspirer

de pareils oublis, car une femme d’esprit n’abuse jamais de ses avantages, il

faut ĂȘtre petite et sotte pour s’emparer d’un homme. Beaudenord, il me l’a dit,

aimait le vieux et solennel Wirth ! Ce vieux drĂŽle avait pour son futur maĂźtre le respect

d’un croyant catholique pour l’Eucharistie. Cet honnĂȘte Wirth Ă©tait un Gaspard

allemand, un de ces buveurs de biĂšre qui enveloppent leur finesse de bonhomie,

comme un cardinal Moyen-Age, son poignard dans sa manche. Wirth, voyant

un mari pour Isaure, entourait Godefroid des ambages et circonlocutions arabesques

de sa bonhomie alsacienne, la glu la plus adhérente de toutes les matiÚres

collantes. Madame d’Aldrigger Ă©tait profondĂ©ment improper, elle trouvait l’amour

la chose la plus naturelle. Quand Isaure et Malvina sortaient ensemble et allaient

aux Tuileries ou aux Champs-ElysĂ©es, oĂč elles devaient rencontrer des jeunes gens

de leur société, la mÚre leur disait : -« Amusez-vous bien, mes chÚres filles ! »Leurs

amis, les seuls qui pussent calomnier les deux soeurs, les dĂ©fendaient ; car l’excessive

libertĂ© que chacun avait dans le salon des d’Aldrigger, en faisait un endroit

unique à Paris. Avec des millions on aurait obtenu difficilement de pareilles soirées

oĂč l’on parlait de tout avec esprit, oĂč la mise soignĂ©e n’était pas de rigueur,

oĂč l’on Ă©tait Ă  son aise au point d’y demander Ă  souper. Les deux soeurs Ă©crivaient

à qui leur plaisait, recevaient tranquillement des lettres, à cÎté de leur mÚre, sans

que jamais la baronne eĂ»t l’idĂ©e de leur demander de quoi il s’agissait. Cette adorable

mÚre donnait à ses filles tous les bénéfices de son égoïsme, la passion la

29

plus aimable du monde, en ce sens que les Ă©goĂŻstes, ne voulant pas ĂȘtre gĂȘnĂ©s, ne

gĂȘnent personne, et n’embarrassent point la vie de ceux qui les entourent par les

ronces du conseil, par les Ă©pines de la remontrance, ni par les taquinages de guĂȘpe

que se permettent les amitiés excessives qui veulent tout savoir, tout contrÎler...

-Tu me vas au coeur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues...

-Blondet, si tu n’étais pas gris, tu me ferais de la peine ! De nous quatre, il est

le seul homme sĂ©rieusement littĂ©raire ! A cause de lui, je vous fais l’honneur de

vous traiter en gourmets, je vousdistille mon histoire, et il me critique ! Mes amis,

la plus grande marque de stĂ©rilitĂ© spirituelle est l’entassement des faits. La sublime

comĂ©die du Misanthrope prouve que l’Art consiste Ă  bĂątir un palais sur la

pointe d’une aiguille. Le mythe de mon idĂ©e est dans la baguette des fĂ©es qui peut

faire de la plaine des Sablons, un Interlachen, en dix secondes (le temps de vider

ce verre ! ). Voulez-vous que je vous fasse un récit qui aille comme un boulet de

canon, un rapport de général en chef ? Nous causons, nous rions, ce journaliste,

bibliophobe Ă  jeun, veut, quand il est ivre, que je donne Ă  ma langue la sotte allure

d’un livre (il feignit de pleurer). Malheur Ă  l’imagination française, on veut Ă©pointer

les aiguilles de sa plaisanterie ! Dies irae. Pleurons Candide, et vive la Critique

de la raison pure ! la symbolique, et les systÚmes en cinq volumes compactes, imprimés

par des Allemands qui ne les savaient pas Ă  Paris depuis 1750, en quelques

mots fins, les diamants de notre intelligence nationale. Blondet mĂšne le convoi

de son suicide, lui qui fait dans son journal les derniers mots de tous les grands

hommes qui nous meurent sans rien dire !

-Va ton train, dit Finot.

-J’ai voulu vous expliquer en quoi consiste le bonheur d’un homme qui n’est

pas actionnaire (une politesse Ă  Couture ! ). Eh ! bien, ne voyez-vous pas maintenant

Ă  quel prix Godefroid se procura le bonheur le plus Ă©tendu que puisse rĂȘver

un jeune homme ?... Il Ă©tudiait Isaure pour ĂȘtre sĂ»r d’ĂȘtre compris !... Les choses

qui se comprennent les unes les autres doivent ĂȘtre similaires. Or, il n’y a de pareils

Ă  eux-mĂȘmes que le nĂ©ant et l’infini : le nĂ©ant est la bĂȘtise, le gĂ©nie est l’infini.

Ces deux amants s’écrivaient les plus stupides lettres du monde, en se renvoyant

sur du papier parfumé des mots à la mode : ange ! harpe éolienne ! avec

toi je serai complet ! il y a un coeur dans ma poitrine d’homme ! faible femme !

pauvre moi ! toute la friperie du coeur moderne. Godefroid restait Ă  peine dix minutes

dans un salon, il causait sans aucune prétention avec les femmes, elles le

trouvĂšrent alors trĂšs-spirituel. Il Ă©tait de ceux qui n’ont d’autre esprit que celui

30

qu’on leur prĂȘte. Enfin, jugez de son absorption : Joby, ses chevaux, ses voitures

devinrent des choses secondaires dans son existence. Il n’était heureux qu’enfoncĂ©

dans sa bonne bergÚre en face de la baronne, au coin de cette cheminée

de marbre vert antique, occupé à voir Isaure, à prendre du thé en causant avec

le petit cercle d’amis qui venaient tous les soirs entre onze heures et minuit, rue

Joubert, et oĂč on pouvait toujours jouer Ă  la bouillotte sans crainte : j’y ai toujours

gagnĂ©. Quand Isaure avait avancĂ© son joli petit pied chaussĂ© d’un soulier de satin

noir et que Godefroid l’avait longtemps regardĂ©, il restait le dernier et disait Ă 

Isaure : -Donne-moi ton soulier... Isaure levait le pied, le posait sur une chaise,

ĂŽtait son soulier, le lui donnait en lui jetant un regard, un de ces regards ? enfin,

vous comprenez ! Godefroid finit par découvrir un grand mystÚre chez Malvina.

Quand du Tillet frappait Ă  la porte, la rougeur vive qui colorait les joues de Mal-

vina, disait : Ferdinand ! En regardant ce tigre Ă  deux pattes, les yeux de la pauvre

fille s’allumaient comme un brasier sur lequel afflue un courant d’air ; elle trahissait

un plaisir infini quand Ferdinand l’emmenait pour faire un a parte prùs d’une

console ou d’une croisĂ©e. Comme c’est rare et beau, une femme assez amoureuse

pour devenir naïve et laisser lire dans son coeur ! Mon Dieu, c’est aussi rare à Paris,

que la fleur qui chante l’est aux Indes. MalgrĂ© cette amitiĂ© commencĂ©e depuis le

jour oĂč les d’Aldrigger apparurent chez les Nucingen, Ferdinand n’épousait pas

Malvina. Notre fĂ©roce ami du Tillet n’avait pas paru jaloux de la cour assidue que

Desroches faisait Ă  Malvina, car pour achever de payer sa Charge avec une dot qui

ne paraissait pas ĂȘtre moindre de cinquante mille Ă©cus, il avait feint l’amour, lui

homme de Palais ! Quoique profondĂ©ment humiliĂ©e de l’insouciance de du Tillet,

Malvina l’aimait trop pour lui fermer la porte. Chez cette fille, tout ñme, tout sentiment,

tout expansion, tantĂŽt la fiertĂ© cĂ©dait Ă  l’amour, tantĂŽt l’amour offensĂ©

laissait la fierté prendre le dessus. Calme et froid, notre ami Ferdinand acceptait

cette tendresse, il la respirait avec les tranquilles délices du tigre léchant le sang

qui lui teint la gueule ; il en venait chercher les preuves, il ne passait pas deux

jours sans se montrer rue Joubert. Le drÎle possédait alors environ dix-huit cent

mille francs, la question de fortune devait ĂȘtre peu de chose Ă  ses yeux et il avait

résisté non-seulement à Malvina, mais aux barons de Nucingen et de Rastignac,

qui, tous deux, lui avaient fait faire soixante-quinze lieues par jour, Ă  quatre francs

de guides, postillon en avant, et sans fil ! dans les labyrinthes de leur finesse. Godefroid

ne put s’empĂȘcher de parler Ă  sa future belle-soeur de la situation ridicule

oĂč elle se trouvait entre un banquier et un avouĂ©. -Vous voulez me sermonner

au sujet de Ferdinand, savoir le secretqu’il y a entre nous, dit-elle avec franchise.

Cher Godefroid, n’y revenez jamais. La naissance de Ferdinand, ses antĂ©cĂ©dents,

sa fortune n’y sont pour rien, ainsi croyez à quelque chose d’extraordinaire. Cependant,

Ă  quelques jours de lĂ , Malvina prit Beaudenord Ă  part, et lui dit : -Je

ne crois pas monsieur Desroches honnĂȘte homme (ce que c’est que l’instinct de

31

l’amour ! ), il voudrait m’épouser, et fait la cour Ă  la fille d’un Ă©picier. Je voudrais

bien savoir si je suis un pis-aller, si le mariage est pour lui une affaire d’argent.

Malgré la profondeur de son esprit, Desroches ne pouvait deviner du Tillet, et il

craignait de lui voir Ă©pouser Malvina. Donc, le gars s’était mĂ©nagĂ© une retraite,

sa position Ă©tait intolĂ©rable, il gagnait Ă  peine, tous frais faits, les intĂ©rĂȘts de sa

dette. Les femmes ne comprennent rien Ă  ces situations-lĂ . Pour elles, le coeur est

toujours millionnaire !

-Mais comme ni Desroches ni du Tillet n’ont Ă©pousĂ© Malvina, dit Finot, explique-

nous le secret de Ferdinand ?

-Le secret, le voici, répondit Bixiou. RÚgle générale : une jeune personne qui

a donnĂ© une seule fois son soulier, le refusĂąt-elle pendant dix ans, n’est jamais

épousée par celui à qui...

-BĂȘtise ! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce qu’on a aimĂ©. Le

secret, le voici : rÚgle générale, ne vous mariez pas sergent, quand vous pouvez

devenir duc de Dantzick et maréchal de France. Aussi voyez quelle alliance a faite

du Tillet ! Il a épousé une des filles du comte de Grandville, une des plus vieilles

familles de la magistrature française.

-La mĂšre de Desroches avait une amie, reprit Bixiou, une femme de droguiste,

lequel droguiste s’était retirĂ© gras d’une fortune. Ces droguistes ont des idĂ©es bien

saugrenues : pour donner Ă  sa fille une bonne Ă©ducation, il l’avait mise dans un

pensionnat !... Ce Matifat comptait bien marier sa fille, par la raison deux cent

mille francs, en bel et bon argent qui ne sentait pas la drogue.

-Le Matifat de Florine ? dit Blondet.

-Eh ! bien, oui, celui de Lousteau, le nĂŽtre, enfin ! Ces Matifat, alors perdus pour

nous, étaient venus habiter la rue du Cherche-Midi, le quartier le plus opposé à

la rue des Lombards oĂč ils avaient fait fortune. Moi, je les ai cultivĂ©s, les Matifat !

Durant mon temps de galĂšre ministĂ©rielle, oĂč j’étais serrĂ© pendant huit heures de

jour entre des niais à vingt-deux carats, j’ai vu des originaux qui m’ont convaincu

que l’ombre a des aspĂ©ritĂ©s, et que dans la plus grande platitude on peut rencontrer

des angles ! Oui, moncher, tel bourgeois est à tel autre ce que Raphaël est à

Natoire. Madame veuve Desroches avait moyenné de longue main ce mariage, à

son fils, malgrĂ© l’obstacle Ă©norme que prĂ©sentait un certain Cochin, fils de l’associĂ©

commanditaire des Matifat, jeune employé au MinistÚre des Finances. Aux

32

yeux de monsieur et madame Matifat, l’état d’avouĂ© paraissait, selon leur mot, offrir

des garanties pour le bonheur d’une femme. Desroches s’était prĂȘtĂ© aux plans

de sa mĂšre afin d’avoir un pis-aller. Il mĂ©nageait donc les droguistes de la rue du

Cherche-Midi. Pour vous faire comprendre un autre genre de bonheur, il faudrait

vous peindre ces deux nĂ©gociants mĂąle et femelle, jouissant d’un jardinet, loges Ă 

un beau rez-de-chaussĂ©e, s’amusant Ă  regarder un jet d’eau, mince et long comme

un Ă©pi, qui allait perpĂ©tuellement et s’élançait d’une petite table ronde en pierre

de liais, situĂ©e au milieu d’un bassin de six pieds de diamĂštre, se levant de bon

matin pour voir si les fleurs de leur jardin avaient poussé, désoeuvrés et inquiets,

s’habillant pour s’habiller, s’ennuyant au spectacle, et toujours entre Paris et Luzarches

oĂč ils avaient une maison de campagne et oĂč j’ai dĂźnĂ©. Blondet, un jour ils

ont voulu me faire poser, je leur ai raconté une histoire depuis neuf heures du soir

jusqu’à minuit, une aventure Ă  tiroirs ! J’en Ă©tais Ă  l’introduction de mon vingt-

neuviĂšme personnage (les romans en feuilletons m’ont volĂ© ! ), quand le pĂšre Matifat,

qui en qualité de maßtre de maison, tenait encore bon, a ronflé comme les

autres, aprĂšs avoir clignotĂ© pendant cinq minutes. Le lendemain, tous m’ont fait

des compliments sur le dénoûment de mon histoire. Ces épiciers avaient pour société

monsieur et madame Cochin, Adolphe Cochin, madame Desroches, un petit

Popinot, droguiste en exercice, qui leur donnait des nouvelles de la rue des Lombards

(un homme de ta connaissance, Finot ! ). Madame Matifat, qui aimait les

Arts, achetait des lithographies, des lithochromies, des dessins coloriés, tout ce

qu’il y avait de meilleur marchĂ©. Le sieur Matifat se distrayait en examinant les

entreprises nouvelles et en essayant de jouer quelques capitaux, afin de ressentir

des Ă©motions (Florine l’avait guĂ©ri du genre RĂ©gence). Un seul mot vous fera comprendre

la profondeur de mon Matifat. Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir

à ses niÚces : « Va te coucher, mes niÚces ! »Il avait peur, disait-il, de les affliger

en leur disant vous. Leur fille Ă©tait une jeune personne sans maniĂšres, ayant l’air

d’une femme de chambre de bonne maison, jouant tant bien que mal une sonate,

ayant une jolie Ă©criture anglaise, sachant le français et l’orthographe, enfin une

complĂšte Ă©ducation bourgeoise. Elle Ă©tait assez impatiente d’ĂȘtre mariĂ©e, afin de

quitter la maison paternelle, oĂč elle s’ennuyait comme un officier de marine au

quart de nuit, il faut dire aussi que le quart durait toute la journée. Desroches ou

Cochin fils, un notaire ou un garde-du-corps, un faux lord anglais, tout mari lui

Ă©tait bon. Comme Ă©videmment elle ne savait rien de la vie, j’en ai eu pitiĂ©, j’ai

voulu lui en rĂ©vĂ©ler le grand mystĂšre. Bah ! les Matifat m’ont fermĂ© leur porte : les

bourgeois et moi nous ne nous comprendrons jamais.

-Elle a épousé le général Gouraud, dit Finot.

33

-En quarante-huit heures, Godefroid de Beaudenord, l’ex-diplomate, devina les

Matifat et leur intrigante corruption, reprit Bixiou. Par hasard, Rastignac se trouvait

chez la légÚre baronne à causer au coin du feu pendant que Godefroid faisait

son rapport Ă  Malvina. Quelques mots frappĂšrent son oreille, il devina de quoi il

s’agissait, surtout à l’air aigrement satisfait de Malvina. Rastignac resta, lui, jusqu’à

deux heures de matin, et l’on dit qu’il est Ă©goĂŻste ! Beaudenord partit quand la baronne

alla se coucher. « ChĂšre enfant, dit Rastignac Ă  Malvina d’un ton bonhomme

et paternel quand ils furent seuls, souvenez-vous qu’un pauvre garçon lourd de

sommeil a pris du thĂ© pour rester Ă©veillĂ© jusqu’à deux heures du matin, afin de

pouvoir vous dire solennellement : Mariez-vous. Ne faites pas la difficile, ne vous

occupez pas de vos sentiments, ne pensez pas à l’ignoble calcul des hommes qui

ont un pied ici, un pied chez les Matifat, ne réfléchissez à rien : mariez-vous ! Pour

une fille, se marier, c’est s’imposer à un homme qui prend l’engagement de la faire

vivre dans une position plus ou moins heureuse, mais oĂč la question matĂ©rielle est

assurĂ©e. Je connais le monde : jeunes filles, mamans et grand’mĂšres sont toutes

hypocrites en dĂ©manchant sur le sentiment quand il s’agit de mariage. Aucun ne

pense Ă  autre chose qu’à un bel Ă©tat. Quand sa fille est bien mariĂ©e, une mĂšre dit

qu’elle a fait une excellente affaire. »Et Rastignac lui dĂ©veloppa sa thĂ©orie sur le

mariage, qui, selon lui, est une société de commerce instituée pour supporter la

vie. « Je ne vous demande point votre secret, dit-il en terminant à Malvina, je le

sais. Les hommes se disent tout entre eux, comme vous autres quand vous sortez

aprĂšs le dĂźner. Eh ! bien, voici mon dernier mot : mariez-vous. Si vous ne vous mariez

pas, souvenez-vous queje vous ai suppliée ici, ce soir, de vous marier ! »Rastignac

parlait avec un certain accent qui commandait, non pas l’attention, mais

la réflexion. Son insistance était de nature à surprendre. Malvina fut alors si bien

frappĂ©e au vif de l’intelligence, lĂ  oĂč Rastignac avait voulu l’atteindre, qu’elle y

songeait encore le lendemain, et cherchait inutilement la cause de cet avis.

-Je ne vois, dans toutes ces toupies que tu lances, rien qui ressemble à l’origine

de la fortune de Rastignac, et tu nous prends pour des Matifat multipliés par six

bouteilles de vin de Champagne, s’écria Couture.

-Nous y sommes, s’écria Bixiou. Vous avez suivi le cours de tous les petits ruisseaux

qui ont fait les quarante mille livres de rente auxquelles tant de gens portent

envie ! Rastignac tenait alors entre ses mains le fil de toutes ces existences.

-Desroches, les Matifat, Beaudenord, les d’Aldrigger, d’Aiglemont.

-Et de cent autres !... dit Bixiou.

34

-Voyons ! comment ? s’écria Finot. Je sais bien des choses, et je n’entrevois pas

le mot de cette Ă©nigme.

-Blondet vous a dit en gros les deux premiĂšres liquidations de Nucingen, voici

la troisiÚme en détail, reprit Bixiou. DÚs la paix de 1815, Nucingen avait compris

ce que nous ne comprenons qu’aujourd’hui : que l’argent n’est une puissance que

quand il est en quantités disproportionnées. Il jalousait secrÚtement les frÚres

Rostchild. Il possédait cinq millions, il en voulait dix ! Avec dix millions, il savait

pouvoir en gagner trente, et n’en aurait eu que quinze avec cinq. Il avait donc rĂ©solu

d’opĂ©rer une troisiĂšme liquidation ! Ce grand homme songeait alors Ă  payer

ses créanciers avec des valeurs fictives, en gardant leur argent. Sur la place, une

conception de ce genre ne se présente pas sous une expression si mathématique.

Une pareille liquidation consiste Ă  donner un petit pĂątĂ© pour un louis d’or Ă  de

grands enfants qui, comme les petits enfants d’autrefois, prĂ©fĂšrent le pĂątĂ© Ă  la

piĂšce, sans savoir qu’avec la piĂšce ils peuvent avoir deux cents pĂątĂ©s.

-Qu’est-ce que tu dis donc lĂ , Bixiou ? s’écria Couture, mais rien n’est plus loyal,

il ne se passe pas de semaine aujourd’hui que l’on ne prĂ©sente des pĂątĂ©s au public

en lui demandant un louis. Mais le public est-il forcĂ© de donner son argent ? n’at-

il pas le droit de s’éclairer ? -Vous l’aimeriez mieux contraint d’ĂȘtre actionnaire,

dit Blondet.

-Non, dit Finot, oĂč serait le talent ?

-C’est bien fort pour Finot, dit Bixiou.

-Qui lui a donné ce mot-là, demanda Couture.

-Enfin, reprit Bixiou, Nucingen avait eu deux fois le bonheur de donner, sans

le vouloir, un pĂątĂ© qui s’était trouvĂ© valoir plus qu’il n’avait reçu. Ce malheureux

bonheur lui causait des remords. De pareils bonheurs finissent par tuer un homme.

Il attendait depuis dix ans l’occasion de ne plus se tromper, de crĂ©er des valeurs

qui auraient l’air de valoir quelque chose et qui...

-Mais, dit Couture, en expliquant ainsi la Banque, aucun commerce n’est possible.

Plus d’un loyal banquier a persuadĂ©, sous l’approbation d’un loyal Gouvernement,

aux plus fins boursiers de prendre des fonds qui devaient, dans un temps

35

donnĂ©, se trouver dĂ©prĂ©ciĂ©s. Vous avez vu mieux que cela ! N’a-t-on pas Ă©mis, toujours

avec l’aveu, avec l’appui des Gouvernements, des valeurs pour payer les intĂ©rĂȘts

de certains fonds, afin d’en maintenir le cours et pouvoir s’en dĂ©faire. Ces

opĂ©rations ont plus ou moins d’analogie avec la liquidation Ă  la Nucingen.

-En petit, dit Blondet, l’affaire peut paraütre singuliùre ; mais en grand, c’est de

la haute finance. Il y a des actes arbitraires qui sont criminels d’individu à individu,

lesquels arrivent Ă  rien quand ils sont Ă©tendus Ă  une multitude quelconque,

comme une goutte d’acide prussique devient innocente dans un baquet d’eau.

Vous tuez un homme, on vous guillotine. Mais avec une conviction gouvernementale

quelconque, vous tuez cinq cents hommes, on respecte le crime politique.

Vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, vous allez au Bagne. Mais avec

le piment d’un gain à faire habilement mis dans la gueule de mille boursiers, vous

les forcez à prendre les rentes de je ne sais quelle république ou monarchie en

faillite, Ă©mises, comme dit Couture, pour payer les intĂ©rĂȘts de ces mĂȘmes rentes :

personne ne peut se plaindre. VoilĂ  les vrais principes de l’ñge d’or oĂč nous vivons

!

-La mise en scùne d’une machine si vaste, reprit Bixiou, exigeait bien des polichinelles.

D’abord la maison Nucingen avait sciemment et Ă  dessein employĂ©

ses cinq millions dans une affaire en Amérique, dont les profits avaient été calculés

de maniĂšre Ă  revenir trop tard. Elle s’était dĂ©garnie avec prĂ©mĂ©ditation. Touteliquidation

doit ĂȘtre motivĂ©e. La maison possĂ©dait en fonds particuliers et en

valeurs Ă©mises environ six millions. Parmi les fonds particuliers se trouvaient les

trois cent mille de la baronne d’Aldrigger, les quatre cent mille de Beaudenord,

un million à d’Aiglemont, trois cent mille à Matifat, un demi-million à Charles

Grandet, le mari de mademoiselle d’Aubrion, etc. En crĂ©ant lui-mĂȘme une entreprise

industrielle par actions, avec lesquelles il se proposait de désintéresser ses

créanciers au moyen de manoeuvres plus ou moins habiles, Nucingen aurait pu

ĂȘtre suspectĂ©, mais il s’y prit avec plus de finesse : il fit crĂ©er par un autre !... cette

machine destinée à jouer le rÎle du Mississipi du systÚme de Law. Le propre de

Nucingen est de faire servir les plus habiles gens de la place Ă  ses projets, sans les

leur communiquer. Nucingen laissa donc Ă©chapper devant du Tillet l’idĂ©e pyramidale

et victorieuse de combiner une entreprise par actions en constituant un

capital assez fort pour pouvoir servir de trĂšs-gros intĂ©rĂȘts aux actionnaires pendant

les premiers temps. EssayĂ©e pour la premiĂšre fois, en un moment oĂč des

capitaux niais abondaient, cette combinaison devait produire une hausse sur les

actions, et par conséquent un bénéfice pour le banquier qui les émettrait. Songez

que ceci est du 1826. Quoique frappĂ© de cette idĂ©e, aussi fĂ©conde qu’ingĂ©nieuse,

du Tillet pensa naturellement que si l’entreprise ne rĂ©ussissait pas, il y aurait un

36

blùme quelconque. Aussi suggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de

cette machine commerciale. Vous connaissez aujourd’hui le secret de la maison

Claparon fondée par du Tillet, une de ses plus belles inventions !...

-Oui, dit Blondet, l’éditeur responsable en finance, l’agent provocateur, le bouc

Ă©missaire ; mais aujourd’hui nous sommes plus forts, nous menons : S’adresser

Ă  l’administration de la chose, telle rue, tel numĂ©ro, oĂč le public trouve des employĂ©s

en casquettes vertes, jolis comme des recors.

-Nucingen avait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, reprit

Bixiou. On pouvait jeter sans crainte sur quelques places un million de papier Claparon.

Du Tillet proposa donc de mettre sa maison Claparon en avant. Adopté. En

1825, l’Actionnaire n’était pas gĂątĂ© dans les conceptions industrielles. Le fonds de

roulement Ă©tait inconnu ! Les GĂ©rants ne s’obligeaient pas Ă  ne point Ă©mettre leurs

actions bénéficiaires, ils ne déposaient rien à la Banque, ils ne garantissaient rien.

On ne daignait pas expliquerla commandite en disant à l’Actionnaire qu’on avait

la bontĂ© de ne pas lui demander plus de mille, de cinq cents, ou mĂȘme de deux

cent cinquante francs ! On ne publiait pas que l’expĂ©rience in aere publico ne durerait

que sept ans, cinq ans, ou mĂȘme trois ans, et qu’ainsi le dĂ©noĂ»ment ne se

ferait pas long-temps attendre. C’était l’enfance de l’art ! On n’avait mĂȘme pas fait

intervenir la publicité de ces gigantesques annonces par lesquelles on stimule les

imaginations, en demandant de l’argent à tout monde...

-Cela arrive quand personne n’en veut donner, dit Couture.

-Enfin la concurrence dans ces sortes d’entreprises n’existait pas, reprit Bixiou.

Les fabricants de papier mĂąchĂ©, d’impressions sur indiennes, les lamineurs de

zinc, les Théùtres, les Journaux ne se ruaient pas comme des chiens à la curée

de l’actionnaire expirant. Les belles affaires par actions, comme dit Couture, si

naïvement publiées, appuyées par des rapports de gens experts (les princes de

la science !...) se traitaient honteusement dans le silence et dans l’ombre de la

Bourse. Les Loups-Cerviers exĂ©cutaient, financiĂšrement parlant, l’air de la calomnie

du Barbier de Séville. Ils allaient piano, piano, procédant par de légers cancans,

sur la bontĂ© de l’affaire, dits d’oreille Ă  oreille. Ils n’exploitaient le patient, l’actionnaire,

qu’à domicile, à la Bourse, ou dans le monde, par cette rumeur habilement

crĂ©Ă©e et qui grandissait jusqu’au tutti d’une Cote Ă  quatre chiffres....

-Mais, quoique nous soyons entre nous et que nous puissions tout dire, je reviens

lĂ -dessus, dit Couture.

37

-Vous ĂȘtes orfĂšvre, monsieur Josse ? dit Finot.

-Finot restera classique, constitutionnel et perruque, dit Blondet.

-Oui, je suis orfĂšvre, reprit Couture pour le compte de qui CĂ©rizet venait d’ĂȘtre

condamné en Police Correctionnelle. Je soutiens que la nouvelle méthode est infiniment

moins traĂźtresse, plus loyale, moins assassine que l’ancienne. La publicitĂ©

permet la rĂ©flexion et l’examen. Si quelque actionnaire est gobĂ©, il est venu de

propos dĂ©libĂ©rĂ©, on ne lui a pas vendu chat en poche. L’Industrie...

-Allons, voilĂ  l’Industrie ! s’écria Bixiou.

-L’Industrie y gagne, dit Couture sans prendre garde à l’interruption. Tout Gouvernement

qui se mĂȘle du Commerce et ne le laisse pas libre, entreprend une coĂ»teuse

sottise : il arrive ou auMaximum ou au Monopole. Selon moi, rien n’est plus

conforme aux principes sur la liberté du commerce que les Sociétés par actions !

Y toucher, c’est vouloir rĂ©pondre du capital et des bĂ©nĂ©fices ce qui est stupide.

En toute affaire, les bĂ©nĂ©fices sont en proportion avec les risques ! Qu’importe Ă 

l’Etat la maniùre dont s’obtient le mouvement rotatoire de l’argent, pourvu qu’il

soit dans une activitĂ© perpĂ©tuelle ! Qu’importe qui est riche, qui est pauvre, s’il

y a toujours la mĂȘme quantitĂ© de riches imposables ? D’ailleurs, voilĂ  vingt ans

que les Sociétés par actions, les commandites, primes sous toutes les formes, sont

en usage dans le pays le plus commercial du monde, en Angleterre, oĂč tout se

conteste, oĂč les Chambres pondent mille ou douze cents lois par session, et oĂč

jamais un membre du Parlement ne s’est levĂ© pour parler contre la mĂ©thode...

-Curative des coffres pleins, et par les végétaux ! dit Bixiou, les carottes !

-Voyons ? dit Couture enflammé. Vous avez dix mille francs, vous prenez dix actions

de chacune mille dans dix entreprises diffĂ©rentes. Vous ĂȘtes volĂ© neuf fois...

(Cela n’est pas ! le public est plus fort que qui que ce soit ! mais je le suppose)

une seule affaire rĂ©ussit ! (par hasard ! -D’accord ! -On ne l’a pas fait exprĂšs ! Allez

! blaguez ? ) Eh ! bien, le ponte assez sage pour diviser ainsi ses masses, rencontre

un superbe placement, comme l’ont trouvĂ© ceux qui ont pris les actions

des mines de Wortschin. Messieurs, avouons entre nous que les gens qui crient

sont des hypocrites au dĂ©sespoir de n’avoir ni l’idĂ©e d’une affaire, ni la puissance

de la proclamer, ni l’adresse de l’exploiter. La preuve ne se fera pas attendre. Avant

peu vous verrez l’Aristocratie, les gens de cour, les MinistĂ©riels descendant en colonnes

serrées dans la Spéculation, et avançant des mains plus crochues et trou

38

vant des idées plus tortueuses que les nÎtres, sans avoir notre supériorité. Quelle

tĂȘte il faut pour fonder une affaire Ă  une Ă©poque oĂč l’aviditĂ© de l’actionnaire est

Ă©gale Ă  celle de l’inventeur ? Quel grand magnĂ©tiseur doit ĂȘtre l’homme qui crĂ©e

un Claparon, qui trouve des expédients nouveaux ! Savez-vous la morale de ceci ?

Notre temps vaut mieux que nous ! nous vivons Ă  une Ă©poque d’aviditĂ© oĂč l’on

ne s’inquiùte pas de la valeur de la chose, si l’on peut y gagner en la repassant au

voisin : on la repasse au voisin parce que l’aviditĂ© de l’Actionnaire qui croit Ă  un

gain, est Ă©gale Ă  celle du Fondateur qui le lui propose ! -Est-il beau, Couture, est-il

beau ! dit Bixiou Ă  Blondet, il va demander qu’on lui Ă©lĂšve des statues comme Ă  un

bienfaiteur de l’HumanitĂ©.

-Il faudrait l’amener à conclure que l’argent des sots est de droit divin le patrimoine

des gens d’esprit, dit Blondet.

-Messieurs, reprit Couture, rions ici pour tout le sérieux que nous garderons

ailleurs quand nous entendrons parler des respectables bĂȘtises que consacrent

les lois faites à l’improviste.

-Il a raison. Quel temps, messieurs, dit Blondet, qu’un temps oĂč dĂšs que le

feu de l’intelligence apparaĂźt, on l’éteint vite par l’application d’une loi de circonstance.

Les lĂ©gislateurs, partis presque tous d’un petit arrondissement oĂč ils

ont étudié la société dans les journaux, renferment alors le feu dans la machine.

Quand la machine saute, arrivent les pleurs et les grincements de dents ! Un temps

oĂč il ne se fait que des lois fiscales et pĂ©nales ! Le grand mot de ce qui se passe, le

voulez-vous ? Il n’y a plus de religion dans d’Etat !

-Ah ! dit Bixiou, bravo, Blondet ! tu as mis le doigt sur la plaie de la France, la

FiscalitĂ© qui a plus ĂŽtĂ© de conquĂȘtes Ă  notre pays que les vexations de la guerre.

Dans le MinistĂšre oĂč j’ai fait six ans de galĂšres, accouplĂ© avec des bourgeois, il y

avait un employé, homme de talent, qui avait résolu de changer tout le systÚme

des finances. Ah ! bien, nous l’avons joliment dĂ©gommĂ©. La France eĂ»t Ă©tĂ© trop

heureuse, elle se serait amusĂ©e Ă  reconquĂ©rir l’Europe, et nous avons agi pour le

repos des nations : je l’ai tuĂ© par une caricature !

-Quand je dis le mot religion, je n’entends pas dire une capucinade, j’entends

le mot en grand politique, reprit Blondet.

-Explique-toi, dit Finot.

39

-Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la République

canonnĂ©e dans les rues, personne n’a dit la vĂ©ritĂ©. La RĂ©publique s’était

emparĂ©e de l’émeute comme un insurgĂ© s’empare d’un fusil. La vĂ©ritĂ©, je vous la

donne pour drĂŽle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans Ăąme,

qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandĂ©e et que le

paiement soit sĂ»r. Quand la commande s’arrĂȘte, l’ouvrier meurt de faim, il gagne

à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. AprÚs la

révolution de juillet, la misÚre est arrivée à ce point que les CANUTS ont arboréle

drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait

dû étudier, elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bùtir

des théùtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains

ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les Canuts qui se sont

battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentrĂ© dans l’ordre,

et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-lĂ , rendant en Ă©toffe la soie

qu’on lui pesait en bottes, a mis la probitĂ© Ă  la porte en songeant que les nĂ©gociants

le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts : il a rendu poids pour poids,

mais il a vendu la soie reprĂ©sentĂ©e par l’huile, et le commerce des soieries françaises

a Ă©tĂ© infestĂ© d’étoffes graissĂ©es, ce qui aurait pu entraĂźner la perte de Lyon

et celle d’une branche de commerce français. Les fabricants et le gouvernement,

au lieu de supprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer

le mal par un violent topique. Il fallait envoyer Ă  Lyon un homme habile, un

de ces gens qu’on appelle immoraux, un abbĂ© Terray, mais l’on a vu le cĂŽtĂ© militaire

! Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune.

Ces gros de Naples sont aujourd’hui vendus, on peut le dire, et les fabricants ont

sans doute inventé je ne sais quel moyen de contrÎle. Ce systÚme de fabrication

sans prĂ©voyance devait arriver dans un pays oĂč RICHARD LENOIR, un des plus

grands citoyens que la France ait eus, s’est ruinĂ© pour avoir fait travailler six mille

ouvriers sans commande, les avoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez

stupides pour le laisser succomber à la révolution que 1814 a faite dans le pris des

tissus. VoilĂ  le seul cas oĂč le nĂ©gociant mĂ©rite une statue. Eh ! bien, cet homme est

aujourd’hui l’objet d’une souscription sans souscripteurs, tandis que l’on a donnĂ©

un million aux enfants du général Foy. Lyon est conséquent : il connaßt la France,

elle est sans aucun sentiment religieux. L’histoire de Richard Lenoir est une de ces

fautes que FouchĂ© trouvait pire qu’un crime.

-Si dans la maniÚre dont les affaires se présentent, reprit Couture en se remettant

au point oĂč il Ă©tait avant l’interruption, il y a une teinte de charlatanisme, mot

devenu flĂ©trissant et mis Ă  cheval sur le mur mitoyen du juste et de l’injuste, car

je demande oĂč commence, oĂč finit le charlatanisme, ce qu’est le charlatanisme ?

Faites moi l’amitiĂ© de me dire qui n’est pas charlatan ? Voyons ? un peu de bonne

40

foi, l’ingrĂ©dient social le plus rare ! Lecommerce qui consisterait Ă  aller chercher

la nuit ce qu’on vendrait dans la journĂ©e serait un non-sens. Un marchand d’allumettes

a l’instinct de l’accaparement. Accaparer la marchandise est la pensĂ©e du

boutiquier de la rue Saint-Denis dit le plus vertueux, comme de spéculateur dit

le plus effronté. Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité de rendre. Pour

vendre, il faut allumer le chaland, de là l’enseigne du Moyen-Age et aujourd’hui

le Prospectus ! Entre appeler la pratique et la forcer d’entrer, de consommer, je ne

vois pas la diffĂ©rence d’un cheveu ! Il peut arriver, il doit arriver, il arrive souvent

que des marchands attrapent des marchandises avariées, car le vendeur trompe

incessamment l’acheteur. Eh ! bien, consultez les plus honnĂȘtes gens de Paris, les

notables commerçants enfin ?... tous vous raconteront triomphalement la rouerie

qu’ils ont alors inventĂ©e pour Ă©couler leur marchandise quand on la leur avait

vendue mauvaise. La fameuse maison Minard a commencé par des rentes de ce

genre. La rue Saint-Denis ne vous vend qu’une robe de soie graissĂ©e, elle ne peut

que cela. Les plus vertueux nĂ©gociants vous disent de l’air le plus candide ce mot

de l’improbitĂ© la plus effrĂ©nĂ©e : On se tire d’une mauvaise affaire comme on peut.

Blondet vous a fait voir les affaires de Lyon dans leurs causes et leurs suites ; moi,

je vais Ă  l’application de ma thĂ©orie par une anecdote. Un ouvrier en laine, ambitieux

et criblĂ© d’enfants par une femme trop aimĂ©e, croit Ă  la RĂ©publique. Mon

gars achÚte de la laine rouge, et fabrique ces casquettes en laine tricotée que vous

avez pu voir sur la tĂȘte de tous les gamins de Paris, et vous allez savoir pourquoi.

La RĂ©publique est vaincue. AprĂšs l’affaire de Saint-MĂ©ry, les casquettes Ă©taient

invendables. Quand un ouvrier se trouve dans son ménage avec femme, enfants

et dix mille casquettes en laine rouge dont ne veulent plus les chapeliers d’aucun

bord, il lui passe par la tĂȘte autant d’idĂ©es qu’il en peut venir Ă  un banquier

bourrĂ© de dix millions d’actions Ă  placer dans une affaire dont il se dĂ©fie. Savez-

vous ce qu’a fait l’ouvrier, ce Law faubourien, ce Nucingen des casquettes ? Il est

allĂ© trouver un dandy d’estaminet, un de ces farceurs qui font le dĂ©sespoir des

sergents-de-ville dans les bals champĂȘtres aux BarriĂšres, et l’a priĂ© de jouer le rĂŽle

d’un capitaine amĂ©ricain pacotilleur, logĂ© hĂŽtel Meurice, d’aller dĂ©sirer dix mille

casquettes en laine rouge, chez un riche chapelier qui en avait encore une dans

son Ă©talage. Le chapelier flaire une affaire avec l’AmĂ©rique, accourt chez l’ouvrier,

et se rue au comptant sur les casquettes. Vous comprenez : plus de capitaine américain,

mais beaucoup de casquettes. Attaquer la liberté commerciale à cause de

ces inconvĂ©nients, ce serait attaquer la Justice sous prĂ©texte qu’il y a des dĂ©lits

qu’elle ne punit pas, ou accuser la SociĂ©tĂ© d’ĂȘtre mal organisĂ©e Ă  cause des malheurs

qu’elle engendre ! Des casquettes et de la rue Saint-Denis, aux Actions et à

la Banque, concluez !

41

-Couture, une couronne ! dit Blondet en lui mettant sa serviette tortillée sur

sa tĂȘte. Je vais plus loin, messieurs. S’il y a vice dans la thĂ©orie actuelle, Ă  qui la

faute ? à la Loi ! à la Loi prise dans son systÚme entier, à la législation ! à ces grands

hommes d’Arrondissement que la Province envoie bouffis d’idĂ©es morales, idĂ©es

indispensables dans la conduite de la vie Ă  moins de se battre avec la justice, mais

stupides dĂšs qu’elles empĂȘchent un homme de s’élever Ă  la hauteur oĂč doit se tenir

le législateur. Que les lois interdisent aux passions tel ou tel développement (le

jeu, la loterie, les Ninons de la borne, tout ce que vous voudrez), elles n’extirperont

jamais les passions. Tuer les passions, ce serait tuer la Société, qui, si elle ne

les engendre pas, du moins les développe. Ainsi vous entravez par des restrictions

l’envie de jouer qui güt au fond de tous les coeurs, chez la jeune fille, chez l’homme

de province, comme chez le diplomate, car tout le monde souhaite une fortune

gratis, le Jeu s’exerce aussitît en d’autres sphùres. Vous supprimez stupidement la

Loterie, les cuisiniùres n’en volent pas moins leurs maütres, elles portent leurs vols

à une Caisse d’Epargne, et la mise est pour elles de deux cent cinquante francs

au lieu d’ĂȘtre de quarante sous, car les actions industrielles, les commandites, deviennent

la Loterie, le Jeu sans tapis, mais avec un rùteau invisible et un refait calculé.

Les Jeux sont fermĂ©s, la Loterie n’existe plus, voilĂ  la France bien plus morale,

crient les imbĂ©ciles, comme s’ils avaient supprimĂ© les pontes ! on joue toujours !

seulement le bĂ©nĂ©fice n’est plus Ă  l’Etat, qui remplace un impĂŽt payĂ© avec plaisir

par un impĂŽt gĂȘnant, sans diminuer les suicides, car le joueur ne meurt pas,

mais bien sa victime ! Je ne vous parle pas des capitaux Ă  l’étranger, perdus pour la

France, ni des loteries de Francfort, contre le colportage desquelles la Convention

avait décerné la peine de mort, et auquel se livraient les procureurs-syndics ! Voilà

le sens de la niaise philanthropie de notre lĂ©gislateur. L’encouragement donnĂ© aux

Caisses d’Epargne est une grosse sottise politique.Supposez une inquiĂ©tude quelconque

sur la marche des affaires, le gouvernement aura crĂ©Ă© la queue de l’argent,

comme on a crée dans la Révolution la queue du pain. Autant de caisses, autant

d’émeutes. Si dans un coin trois gamins arborent un seul drapeau, voilĂ  une rĂ©volution.

Un grand politique doit ĂȘtre un scĂ©lĂ©rat abstrait, sans quoi les SociĂ©tĂ©s

sont mal menĂ©es. Un politique honnĂȘte homme est une machine Ă  vapeur qui

sentirait, ou un pilote qui ferait l’amour en tenant la barre : le bateau sombre. Un

premier ministre qui prend cent millions et qui rend la France grande et heureuse,

n’est-il pas prĂ©fĂ©rable Ă  un ministre enterrĂ© aux frais de l’Etat, mais qui a ruinĂ© son

pays ? Entre Richelieu, Mazarin, Potemkin, riches tous trois Ă  chaque Ă©poque de

trois cents millions, et le vertueux Robert Lindet qui n’a su tirer parti ni des assignats,

ni des Biens Nationaux, ou les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI,

hésiteriez-vous ? Va ton train, Bixiou.

42

-Je ne vous expliquerai pas, reprit Bixiou, la nature de l’entreprise inventĂ©e par

le gĂ©nie financier de Nucingen, ce serait d’autant plus inconvenant qu’elle existe

encore aujourd’hui, ses actions sont cotĂ©es Ă  la Bourse ; les combinaisons Ă©taient

si rĂ©elles, l’objet de l’entreprise si vivace, que, crĂ©Ă©es au capital nominal de mille

francs, Ă©tablies par une Ordonnance royale, descendues Ă  trois cents francs, elles

ont remonté à sept cents francs, et arriveront au pair aprÚs avoir traversé les orages

des années 27, 30 et 32. La crise financiÚre de 1827 les fit fléchir, la Révolution de

Juillet les abattit, mais l’affaire a des rĂ©alitĂ©s dans le ventre (Nucingen ne saurait

inventer une mauvaise affaire). Enfin, comme plusieurs maisons de banque du

premier ordre y ont participĂ©, il ne serait pas parlementaire d’entrer dans plus

de détails. Le capital nominal fut de dix millions, capital réel sept, trois millions

appartenaient aux fondateurs et aux banquiers charges de l’émission des actions.

Tout fut calculĂ© pour faire arriver dans les six premiers mois l’action Ă  gagner deux

cents francs, par la distribution d’un faux dividende. Donc vingt pour cent sur

dix millions. L’intĂ©rĂȘt de du Tillet fut de cinq cent mille francs. Dans le vocabulaire

financier, ce gĂąteau s’appelle part Ă  goinfre ! Nucingen se proposait d’opĂ©rer

avec ses millions faits d’une main de papier rose à l’aide d’une pierre lithographique,

de jolies petites actions à placer, précieusement conservées dans son cabinet.

Les actions rĂ©elles allaient servir Ă  fonder l’affaire, acheter un magnifique

hÎtel et commencer lesopérations. Nucingen se trouvait encore des actions dans

je ne sais quelles mines de plomb argentifĂšre, dans des mines de houille et dans

deux canaux, actions bénéficiaires accordées pour la mise en scÚne de ces quatre

entreprises en pleine activité, supérieurement montées et en faveur, au moyen du

dividende pris sur le capital. Nucingen pouvait compter sur un agio si les actions

montaient, mais le baron le nĂ©gligea dans ses calculs, il le laissait Ă  fleur d’eau,

sur la place, afin d’attirer les poissons ! Il avait donc massĂ© ses valeurs, comme

Napoléon massait ses troupiers, afin de liquider durant la crise qui se dessinait et

qui rĂ©volutionna, en 26 et 27, les places europĂ©ennes. S’il avait eu son prince de

Wagram, il aurait pu dire comme Napoléon du haut du Santon : Examinez bien la

place, tel jour, à telle heure, il y aura là des fonds répandus ! Mais à qui pouvait-il

se confier ? Du Tillet ne soupçonna pas son compérage involontaire. Les deux premiÚres

liquidations avaient dĂ©montrĂ© Ă  notre puissant baron la nĂ©cessitĂ© de s’attacher

un homme qui pût lui servir de piston pour agir sur le créancier. Nucingen

n’avait point de neveu, n’osait prendre de confident, il lui fallait un homme dĂ©vouĂ©,

un Claparon intelligent, doué de bonnes maniÚres, un véritable diplomate,

un homme digne d’ĂȘtre ministre et digne de lui. Pareilles liaisons ne se forment

ni en un jour, ni en un an. Rastignac avait alors été si bien entortillé par le baron

que, comme le prince de la Paix, qui était autant aimé par le roi que par la

reine d’Espagne, il croyait avoir conquis dans Nucingen une prĂ©cieuse dupe. AprĂšs

avoir ri d’un homme dont la portĂ©e lui fut long-temps inconnue, il avait fini par

43

lui vouer un culte grave et sĂ©rieux en reconnaissant en lui la force qu’il croyait

posséder seul. DÚs son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société

tout entiùre. Dùs 1820, il pensait, comme le baron, qu’il n’y a que des apparences

d’honnĂȘte homme, et il regardait le monde comme la rĂ©union de toutes les corruptions,

de toutes les friponneries. S’il admettait des exceptions, il condamnait

la masse : il ne croyait Ă  aucune vertu, mais Ă  des circonstances oĂč l’homme est

vertueux. Cette science fut l’affaire d’un moment ; elle fut acquise au sommet du

PĂšre-Lachaise, le jour oĂč il y conduisait un pauvre honnĂȘte homme, le pĂšre de sa

Delphine, mort la dupe de notre société, des sentiments les plus vrais, et abandonné

par ses filles et par ses gendres. Il rĂ©solut de jouer tout ce monde, et de s’y

tenir en grand costume de vertu, deprobitĂ©, de belles maniĂšres. L’EgoĂŻsme arma

de pied en cap ce jeune noble. Quand le gars trouva Nucingen revĂȘtu de la mĂȘme

armure, il l’estima comme au Moyen-Age, dans un tournoi, un chevalier damasquinĂ©

de la tĂȘte aux pieds, montĂ© sur un barbe, eĂ»t estimĂ© son adversaire houzĂ©,

montĂ© comme lui. Mais il s’amollit pendant quelque temps dans les dĂ©lices de Capoue.

L’amitiĂ© d’une femme comme la baronne de Nucingen est de nature Ă  faire

abjurer tout égoïsme. AprÚs avoir été trompée une premiÚre fois dans ses affections

en rencontrant une mécanique de Birmingham, comme était feu de Marsay,

Delphine dut Ă©prouver, pour un homme jeune et plein des religions de la province,

un attachement sans bornes. Cette tendresse a réagi sur Rastignac. Quand

Nucingen eut passĂ© Ă  l’ami de sa femme le harnais que tout exploitant met Ă  son

exploitĂ©, ce qui arriva prĂ©cisĂ©ment au moment oĂč il mĂ©ditait sa troisiĂšme liquidation,

il lui confia sa position, en lui montrant comme une obligation de son

intimité, comme une réparation, le rÎle de compÚre à prendre et à jouer. Le baron

jugea dangereux d’initier son collaborateur conjugal à son plan. Rastignac crut à

un malheur, et le baron lui laissa croire qu’il sauvait la boutique. Mais quand un

Ă©cheveau a tant de fils, il s’y fait des noeuds. Rastignac trembla pour la fortune

de Delphine : il stipula l’indĂ©pendance de la baronne, en exigeant une sĂ©paration

de biens, en se jurant Ă  lui-mĂȘme de solder son compte avec elle en lui triplant sa

fortune. Comme EugĂšne ne parlait pas de lui-mĂȘme, Nucingen le supplia d’accepter,

en cas de réussite complÚte, vingt-cinq actions de mille francs chacune dans

les mines de plomb argentifùre, que Rastignac prit pour ne pas l’offenser ! Nucingen

avait serinĂ© Rastignac la veille de la soirĂ©e oĂč notre ami disait Ă  Malvina de se

marier. A l’aspect des cent familles heureuses qui allaient et venaient dans Paris,

tranquilles sur leur fortune, les Godefroid de Beaudenord, les d’Aldrigger, les d’Aiglemont,

etc., il prit à Rastignac un frisson comme à un jeune général qui pour

la premiÚre fois contemple une armée avant la bataille. La pauvre petite Isaure

et Godefroid, jouant Ă  l’amour, ne reprĂ©sentaient-ils pas Acis et GalathĂ©e sous le

rocher que le gros PolyphĂšme va faire tomber sur eux ?...

44

-Ce singe de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent.

-Ah ! je ne marivaude donc plus, dit Bixiou jouissant de son succĂšs et regardant

ses auditeurs surpris. -Depuis deux mois, reprit-il aprĂšs cette interruption, Gode-

froid se livrait àtous les petits bonheurs d’un homme qui se marie. On ressemble

alors Ă  ces oiseaux qui font leurs nids au printemps, vont et viennent, ramassent

des brins de paille, les portent dans leur bec, et cotonnent le domicile de leurs

oeufs. Le futur d’Isaure avait louĂ© rue de la Planche un petit hĂŽtel de mille Ă©cus,

commode, convenable, ni trop grand, ni trop petit. Il allait tous les matins voir les

ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. Il y avait introduit le comfort, la

seule bonne chose qu’il y ait en Angleterre : calorifĂšre pour maintenir une tempĂ©rature

égale dans la maison ; mobilier bien choisi, ni trop brillant, ni trop élégant

; couleurs fraĂźches et douces Ă  l’oeil, stores intĂ©rieurs et extĂ©rieurs Ă  toutes

les croisĂ©es ; argenterie, voitures neuves. Il avait fait arranger l’écurie, la sellerie,

les remises oĂč Toby, Joby, Paddy se dĂ©menait et frĂ©tillait comme une marmotte

dĂ©chaĂźnĂ©e, en paraissant trĂšs-heureux de savoir qu’il y aurait des femmes au logis

et une lady ! Cette passion de l’homme qui se met en mĂ©nage, qui choisit des

pendules, qui vient chez sa future les poches pleines d’échantillons d’étoffes, la

consulte sur l’ameublement de la chambre à coucher, qui va, vient, trotte, quand

il va, vient et trotte animĂ© par l’amour, est une des choses qui rĂ©jouissent le plus un

coeur honnĂȘte et surtout les fournisseurs. Et comme rien ne plaĂźt plus au monde

que le mariage d’un joli jeune homme de vingt-sept ans avec une charmante personne

de vingt ans qui danse bien, Godefroid, embarrassé pour la corbeille, invita

Rastignac et madame de Nucingen à déjeuner, pour les consulter sur cette affaire

majeure. Il eut l’excellente idĂ©e de prier son cousin d’Aiglemont et sa femme, ainsi

que madame de Serisy. Les femmes du monde aiment assez Ă  se dissiper une fois

par hasard chez les garçons, à y déjeuner.

-C’est leur Ă©cole buissonniĂšre, dit Blondet.

-On devait aller voir rue de la Planche le petit hĂŽtel des futurs Ă©poux, reprit

Bixiou. Les femmes sont pour ces petites expéditions comme les ogres pour la

chair fraĂźche, elles rafraĂźchissent leur prĂ©sent de cette jeune joie qui n’est pas encore

flĂ©trie par la jouissance. Le couvert fut mis dans le petit salon qui, pour l’enterrement

de la vie de garçon, fut paré comme un cheval de cortége. Le déjeuner

fut commandé de maniÚre à offrir ces jolis petits plats que les femmes aiment à

manger, croquer, sucer le matin, temps oĂč elles ont un effroyable appĂ©tit, sans

vouloir l’avouer, caril semble qu’elles se compromettent en disant : J’ai faim ! -Et

pourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. -Madame de Nucingen

est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignac qui avait une tenue

45

d’homme contrariĂ©. -De la brouille ?... s’écria Godefroid. -Non, dit Rastignac. A

quatre heures, les femmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le

salon, et il regarda mĂ©lancoliquement par la fenĂȘtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait

audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, les bras croisés comme

Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en bride autrement que par sa voix clairette,

et le cheval craignait Joby, Toby. -HĂ© ! bien, qu’as-tu, mon cher ami, dit Godefroid

Ă  Rastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaietĂ© n’est pas franche. Le bonheur incomplet

te tiraille l’ñme ! Il est en effet bien triste de ne pas ĂȘtre mariĂ© Ă  la Mairie et

à l’Eglise avec la femme que l’on aime. -As-tu du courage, mon cher, pour entendre

ce que j’ai à te dire, et sauras tu reconnaütre à quel point il faut s’attacher

Ă  quelqu’un pour commettre l’indiscrĂ©tion dont je vais me rendre coupable ? lui

dit Rastignac de ce ton qui ressemble Ă  un coup de fouet. -Quoi, dit Godefroid en

pĂąlissant. -J’étais triste de ta joie, et je n’ai pas le coeur, en voyant tous ces apprĂȘts,

ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. -Dis donc en trois mots. -Jure-moi

sur l’honneur que tu seras en ceci muet comme une tombe. -Comme une tombe.

-Que si l’un de tes proches Ă©tait intĂ©ressĂ© dans ce secret, il ne le saurait pas. -Pas.

-HĂ© ! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut dĂ©poser si l’on ne

peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matin mĂȘme au Palais sa sĂ©paration

de biens. Tu peux encore sauver ta fortune. -Comment ? dit Godefroid en

se sentant un sang de glace dans les veines. -Ecris tout simplement au baron de

Nucingen une lettre antidatĂ©e de quinze jours, par laquelle tu lui donnes l’ordre

de t’employer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la sociĂ©tĂ© Claparon). Tu

as quinze jours, un mois, trois mois peut-ĂȘtre pour les vendre au-dessus du prix

actuel, elles gagneront encore. -Mais d’Aiglemont qui dĂ©jeunait avec nous, d’Aiglemont

qui a chez Nucingen un million. -Ecoute, je ne sais pas s’il se trouve

assez de ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, je ne puis pas

trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui en parler. Si tu dis un mot, tu

me réponds des conséquences. Godefroid resta pendant dix minutes dans la plus

parfaite immobilité. -Acceptes-tu, oui ou non, lui dit impitoyablement Rastignac.

Godefroid prit une plume et de l’encre, il Ă©crivit et signa la lettre que lui dicta Rastignac.

-Mon pauvre cousin ! s’écria-t-il. -Chacun pour soi, dit Rastignac. Et d’un

de chambré ! ajouta-t-il en quittant Godefroid. Pendant que Rastignac manoeuvrait

dans Paris, voilĂ  quel aspect prĂ©sentait la Bourse. J’ai un ami de province,

une bĂȘte qui me demandait en passant Ă  la Bourse, entre quatre et cinq heures,

pourquoi ce rassemblement de causeurs qui vont et viennent, ce qu’ils peuvent

se dire, et pourquoi se promener aprĂšs l’irrĂ©vocable fixation du cours des Effets

publics. – « Mon ami, lui dis-je, ils ont mangĂ©, ils digĂšrent ; pendant la digestion,

ils font des cancans sur le voisin, sans cela pas de sécurité commerciale à Paris. Là

se lancent les affaires, et il y a tel homme, Palma, par exemple, dont l’autoritĂ© est

semblable Ă  celle d’Arago Ă  l’AcadĂ©mie royale des Sciences. Il dit que la spĂ©cula

46

tion se fasse, et la spéculation est faite ! »

-Quel homme, messieurs, dit Blondet, que ce juif qui possĂšde une instruction

non pas universitaire, mais universelle. Chez lui, l’universalitĂ© n’exclut pas la profondeur

; ce qu’il sait, il le sait Ă  fond ; son gĂ©nie est intuitif en affaires ; c’est le

grand-référendaire des loups-cerviers qui dominent la place de Paris, et qui ne

font une entreprise que quand Palma l’a examinĂ©e. Il est grave, il Ă©coute, il Ă©tudie,

il réfléchit, et dit à son interlocuteur qui, vu son attention, le croit empaumé : Cela

ne me va pas. Ce que je trouve de plus extraordinaire, c’est qu’aprĂšs avoir Ă©tĂ©

dix ans l’associĂ© de Werbrust, il ne s’est jamais Ă©levĂ© de nuages entre eux.

-Ça n’arrive qu’entre gens trùs-forts et trùs-faibles ; tout ce qui est entre les deux

se dispute et ne tarde pas à se séparer ennemis, dit Couture.

-Vous comprenez, dit Bixiou, que Nucingen avait savemment et d’une main

habile, lancé sous les colonnes de la Bourse un petit obus qui éclata sur les quatre

heures. -Savez-vous une nouvelle grave, dit du Tillet à Werbrust en l’attirant dans

un coin, Nucingen est à Bruxelles, sa femme a présenté au Tribunal une demande

en séparation de biens. -Etes-vous son compÚre pour une liquidation ? dit Werbrust

en souriant. -Pas de bĂȘtises, Werbrust, dit du Tillet, vous connaissez les gens

qui ont de son papier, Ă©coutez-moi, nous avons une affaire Ă  combiner. Les actions

de notre nouvelle société gagnent vingt pour cent, ellesgagneront vingt-cinq

fin du trimestre, vous savez pourquoi, on distribue un magnifique dividende. -Finaud,

dit Werbrust, allez, allez votre train, vous ĂȘtes un diable qui avez les griffes

longues, pointues, et vous les plongez dans du beurre. -Mais laissez-moi donc

dire, ou nous n’aurons pas le temps d’opĂ©rer. Je viens de trouver mon idĂ©e en apprenant

la nouvelle, et j’ai positivement vu madame de Nucingen dans les larmes,

elle a peur pour sa fortune. -Pauvre petite ! dit Werbrust d’un air ironique. HĂ© !

bien ? reprit l’ancien juif d’Alsace en interrogeant du Tillet qui se taisait. -HĂ© ! bien,

il y a chez moi mille actions de mille francs que Nucingen m’a remises à placer,

comprenez-vous ? -Bon ! -Achetons Ă  dix, Ă  vingt pour cent de remise, du papier

de la maison Nucingen pour un million, nous gagnerons une belle prime sur

ce million, car nous serons crĂ©anciers et dĂ©biteurs, la confusion s’opĂ©rera ! mais

agissons finement, les détenteurs pourraient croire que nous manoeuvrons dans

les intĂ©rĂȘts de Nucingen. Werbrust comprit alors le tour Ă  faire et serra la main de

du Tillet en lui jetant le regard d’une femme qui fait une niche Ă  sa voisine. -HĂ© !

bien, vous savez la nouvelle, leur dit Martin Falleix, la maison Nucingen suspend ?

-Bah ! rĂ©pondit Werbrust, n’ébruitez donc pas cela, laissez les gens qui ont de son

papier faire leurs affaires. -Savez-vous la cause du désastre ?.. dit Claparon en intervenant.

-Toi, tu ne sais rien, lui dit du Tillet, il n’y aura pas le moindre dĂ©sastre,

47

il y aura un paiement intégral. Nucingen recommencera les affaires et trouvera

des fonds tant qu’il en voudra chez moi. Je sais la cause de la suspension : il a

disposé de tous ses capitaux en faveur du Mexique qui lui retourne des métaux,

des canons espagnols si sottement fondus qu’il s’y trouve de l’or, des cloches, des

argenteries d’église, toutes les dĂ©molitions de la monarchie espagnole dans les

Indes. Le retour de ces valeurs tarde. Le cher baron est gĂȘnĂ©, voilĂ  tout. -C’est

vrai, dit Werbrust, je prends son papier à vingt pour cent d’escompte. La nouvelle

circula dÚs lors avec la rapidité du feu sur une meule de paille. Les choses

les plus contradictoires se disaient. Mais il y avait une telle confiance en la maison

Nucingen, toujours à cause des deux précédentes liquidations, que tout le

monde gardait le papier Nucingen. -Il faut que Palma nous donne un coup de

main, dit Werbrust. Palma Ă©tait l’oracle des Keller, gorgĂ©s de valeurs Nucingen.

Un mot d’alarme dit par lui suffisait. Werbrust obtint de Palma qu’il sonnñt un

coup de cloche. Le lendemain, l’alarme rĂ©gnait Ă  la Bourse. Les Keller conseillĂ©s

par Palma cédÚrent leurs valeurs à dix pour cent de remise, et firent autorité à

la Bourse : on les savait trĂšs-fins. Taillefer donna dĂšs lors trois cent mille francs Ă 

vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille Ă  quinze pour cent. Gigonnet devina

le coup ! Il chauffa la panique afin de se procurer du papier Nucingen pour gagner

quelques deux ou trois pour cent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin

de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le

droguiste, pĂąle et blĂȘme, ne vit pas sans frĂ©mir le terrible Gigonnet, l’escompteur

de son ancien quartier, venant à lui pour le scier en deux. -Ça va mal, la crise se

dessine, Nucingen arrange ! mais ça ne vous regarde pas, pĂšre Matifat, vous ĂȘtes

retiré des affaires. -Hé ! bien, vous vous trompez, Gigonnet, je suis pincé de trois

cent mille francs avec lesquels je voulais opĂ©rer sur les rentes d’Espagne. -Ils sont

sauvĂ©s, les rentes d’Espagne vous auraient tout dĂ©vorĂ©, tandis que je vous donnerai

quelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pour cent.

-J’aime mieux voir venir la liquidation, rĂ©pondit Matifat, jamais un banquier n’a

donnĂ© moins de cinquante pour cent. Ah ! s’il ne s’agissait que de dix pour cent

de perte, dit l’ancien droguiste. -HĂ© ! bien, voulez-vous Ă  quinze ? dit Gigonnet. Vous

me paraissez bien pressé, dit Matifat. -Bonsoir, dit Gigonnet. -Voulez-vous à

douze ? -Soit, dit Gigonnet. Deux millions furent rachetés le soir et balancés chez

Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemain

touchĂšrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne d’Aldrigger dĂ©jeunait

avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vint d’un air diplomatique engager

la conversation sur la crise financiĂšre. Le baron de Nucingen avait une vive

affection pour la famille d’Aldrigger, il s’était arrangĂ©, en cas de malheur, pour

couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, des actions dans les

mines de plomb argentifÚre ; mais pour la sûreté de la baronne, elle devait le prier

d’employer ainsi les fonds. -Ce pauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive

48

t-il donc ? -Il est en Belgique, sa femme demande une séparation de biens ; mais

il est allé chercher des ressources chez des banquiers. -Mon Dieu, cela me rappelle

mon pauvre mari ! Cher monsieur de Rastignac, comme cela doit vous faire

mal, à vous si attaché à cette maison-là. -Pourvu que tous les indifférents soient à

l’abri, ses amis seront rĂ©compensĂ©s plus tard, il s’en tirera, c’est un homme habile.

-Un honnĂȘte homme, surtout, dit la baronne. Au bout d’un mois, la liquidation du

passif de la maison Nucingen était opérée, sans autres procédés que les lettres par

lesquelles chacun demandait l’emploi de son argent en valeurs dĂ©signĂ©es et sans

autres formalités de la part des maisons de banque que la remise des valeurs Nucingen

contre les actions qui prenaient faveur. Pendant que du Tillet, Werbrust,

Claparon, Gigonnet et quelques gens, qui se croyaient fins, faisaient revenir de

l’Etranger avec un pour cent de prime le papier de la maison Nucingen, car ils gagnaient

encore Ă  l’échanger contre les actions en hausse, la rumeur Ă©tait d’autant

plus grande sur la place de Paris, que personne n’avait plus rien à craindre. On babillait

sur Nucingen, on l’examinait, on le jugeait, on trouvait moyen de le calomnier

! Son luxe, ses entreprises ! Quand un homme en fait autant, il se coule, etc.

Au plus fort de ce tutti, quelques personnes furent trÚs-étonnées de recevoir des

lettres de GenĂšve, de BĂąle, de Milan, de Naples, de GĂȘnes, de Marseille, de Londres,

dans lesquelles leurs correspondants annonçaient, non sans Ă©tonnement, qu’on

leur offrait un pour cent de prime du papier de Nucingen de qui elles leur mandaient

la faillite. -Il se passe quelque chose, dirent les Loups-Cerviers. Le Tribunal

avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. La question

se compliqua bien plus encore : les journaux annoncĂšrent le retour de monsieur

le baron de Nucingen, lequel Ă©tait allĂ© s’entendre avec un cĂ©lĂšbre industriel de

la Belgique, pour l’exploitation d’anciennes mines de charbon de terre, alors en

souffrance, les fosses des bois de Bossut. Le baron reparut Ă  la Bourse, sans seulement

prendre la peine de démentir les rumeurs calomnieuses qui avaient circulé

sur sa maison, il dédaigna de réclamer par la voie des journaux, il acheta pour

deux millions un magnifique domaine aux portes de Paris. Six semaines aprĂšs, le

journal de Bordeaux annonça l’entrĂ©e en riviĂšre de deux vaisseaux chargĂ©s, pour

le compte de la maison Nucingen, de métaux dont la valeur était de sept millions.

Palma, Werbrust et du Tillet comprirent que le tour Ă©tait fait, mais ils furent les

seuls Ă  le comprendre. Ces Ă©coliers Ă©tudiĂšrent la mise en scĂšne de ce puff financier,

reconnurent qu’il Ă©tait prĂ©parĂ© depuis onze mois, et proclamĂšrent Nucingen

le plus grand financier europĂ©en. Rastignacn’y comprit rien, mais il y avait gagnĂ©

quatre cent mille francs que Nucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes,

et avec lesquels il a dotĂ© ses deux soeurs. D’Aiglemont, averti par son

cousin Baudenord, Ă©tait venu supplier Rastignac d’accepter dix pour cent de son

million, s’il lui faisait obtenir l’emploi du million en actions sur un canal qui est

encore à faire, car Nucingen a si bien roulé le Gouvernement dans cette affaire-là

49

que les concessionnaires du canal ont intĂ©rĂȘt Ă  ne pas le finir. Charles Grandet a

implorĂ© l’amant de Delphine de lui faire Ă©changer son argent contre des actions.

Enfin, Rastignac a joué pendant dix jours le rÎle de Law supplié par les plus jolies

duchesses de leur donner des actions, et aujourd’hui le gars peut avoir quarante

mille livres de rente dont l’origine vient des actions dans les mines de plomb argentifùre.

-Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? dit Finot.

-Conclusion, reprit Bixiou. AllĂ©chĂ©s par le pseudo-dividende qu’ils touchĂšrent

quelques mois aprĂšs l’échange de leur argent contre les actions, le marquis d’Aiglemont

et Beaudenord les gardĂšrent (je vous les pose pour tous les autres), ils

avaient trois pour cent de plus de leurs capitaux, ils chantĂšrent les louanges de

Nucingen, et le dĂ©fendirent au moment mĂȘme oĂč il fut soupçonnĂ© de suspendre

ses paiements. Godefroid épousa sa chÚre Isaure, et reçut pour cent mille francs

d’actions dans les mines. A l’occasion de ce mariage, les Nucingen donnùrent un

bal dont la magnificence surpassa l’idĂ©e qu’on s’en faisait. Delphine offrit Ă  la

jeune mariée une charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune

fille, mais en femme heureuse. La petite baronne fut plus que jamais bergĂšre des

Alpes. Malvina, la femme d’Avez-vous vu dans Barcelone ? entendit au milieu de

ce bal du Tillet lui conseillant sĂšchement d’ĂȘtre madame Desroches. Desroches,

chauffĂ© par les Nucingen, par Rastignac, essaya de traiter les affaires d’intĂ©rĂȘt ;

mais aux premiers mots d’actions des mines donnĂ©es en dot, il rompit, et se retourna

vers les Matifat. Rue du Cherche-Midi, l’avouĂ© trouva les damnĂ©es actions

sur les canaux que Gigonnet avait fourrĂ©es Ă  Matifat au lieu de lui donner de l’argent.

Vois-tu Desroches rencontrant le rñteau de Nucingen sur les deux dots qu’il

avait couchées en joue. Les catastrophes ne se firent pas attendre. La société Claparon

fit trop d’affaires, il y eut engorgement, elle cessa de servir les intĂ©rĂȘts et

de donner des dividendes, quoique ses opérations fussent excellentes. Ce malheur

se combina avec les événements de1827. En 1829, Claparon était trop connu

pour ĂȘtre l’homme de paille de ces deux colosses, et il roula de son piĂ©destal Ă 

terre. De douze cent cinquante francs, les actions tombĂšrent Ă  quatre cents francs,

quoiqu’elles valussent intrinsùquement sis cents francs. Nucingen, qui connaissait

leur prix intrinsùque, racheta. La petite baronne d’Aldrigger avait vendu ses

actions dans les mines qui ne rapportaient rien, et Godefroid vendit celles de sa

femme par la mĂȘme raison. De mĂȘme que la baronne, Beaudenord avait Ă©changĂ©

ses actions de mines contre les actions de ta société Claparon. Leurs dettes les forcÚrent

à vendre en pleine baisse. De ce qui leur représentait sept cent mille francs,

ils eurent deux cent trente mille francs. Ils firent leur lessive, et le reste fut prudemment

placé dans le trois pour cent à 75. Godefroid, si heureux garçon, sans soucis,

50

qui n’avait qu’à se laisser vivre, se vit chargĂ© d’une petite femme bĂȘte comme une

oie, incapable de supporter l’infortune, car au bout de six mois il s’était aperçu

du changement de l’objet aimĂ© en volatile ; et, de plus, il est chargĂ© d’une belle-

mĂšre sans pain qui rĂȘve toilettes. Les deux familles se sont rĂ©unies pour pouvoir

exister. Godefroid fut obligĂ© d’en venir Ă  faire agir toutes ses protections refroidies

pour avoir une place de mille Ă©cus au MinistĂšre des Finances. Les amis ?... aux

Eaux. Les parents ?... étonnés, promettant : « Comment, mon cher, mais comptez

sur moi ! Pauvre garçon ! »OubliĂ© net un quart d’heure aprĂšs. Beaudenord dut

sa place à l’influence de Nucingen et de Vandenesse. Ces gens si estimables et

si malheureux logent aujourd’hui, rue du Mont-Thabor, Ă  un troisiĂšme Ă©tage au-

dessus de l’entresol. L’arriùre-petite perle des Adolphus, Malvina, ne possùde rien,

elle donne des leçons de piano pour ne pas ĂȘtre Ă  charge Ă  son beau-frĂšre. Noire,

grande, mince, sÚche, elle ressemble à une momie échappée de chez Passalacqua

qui court Ă  pied dans Paris. En 1830, Beaudenord a perdu sa place, et sa femme

lui a donné un quatriÚme enfant. Huit maßtres et deux domestiques (Wirth et sa

femme) ! argent : huit mille livres de rentes. Les mines donnent aujourd’hui des

dividendes si considĂ©rables que l’action de mille francs vaut mille francs de rente.

Rastignac et madame de Nucingen ont acheté les actions vendues par Godefroid

et par la baronne. Nucingen a été créé pair de France par la Révolution de Juillet,

et grand-officier de la LĂ©gion-d’Honneur. Quoiqu’il n’ait pas liquidĂ© aprĂšs 1830,

il a, dit-on, seize à dix-huit millions de fortune. Sûr des Ordonnances de juillet, il

avait vendutous ses fonds et replacé hardiment quand le trois pour cent fut à 45,

il a fait croire au ChĂąteau que c’était par dĂ©vouement, et il a dans ce temps avalĂ©,

de concert avec du Tillet, trois millions Ă  ce grand drĂŽle de Philippe Bridau ! DerniĂšrement,

en passant rue de Rivoli pour aller au bois de Boulogne, notre baron

aperçut sous les arcades la baronne d’Aldrigger. La petite vieille avait une capote

verte doublée de rose, une robe à fleurs, une mantille, enfin elle était toujours et

plus que jamais bergùre des Alpes, car elle n’a pas plus compris les causes de son

malheur que les causes de son opulence. Elle s’appuyait sur la pauvre Malvina,

modĂšle des dĂ©vouements hĂ©roĂŻques, qui avait l’air d’ĂȘtre la vieille mĂšre, tandis

que la baronne avait l’air d’ĂȘtre la jeune fille ; et Wirth les suivait un parapluie Ă  la

main. -« Foilà tes chens, dit le baron à monsieur Cointet, un ministre avec lequel il

allait se promener, dont il m’a itĂ© imbossiple te vaire la vordeine. La pourrasque Ă 

brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord. »Beaudenord est rentré

aux Finances par les soins de Nucingen, que les d’Aldrigger vantent comme un hĂ©ros

d’amitiĂ©, car il invite toujours la petite bergĂšre des Alpes et ses filles Ă  ses bals.

Il est impossible à qui que ce soit au monde de démontrer comment cet homme a,

par trois fois et sans effraction, voulu voler le public enrichi par lui, malgré lui. Personne

n’a de reproches à lui faire. Qui viendrait dire que la haute Banque est souvent

un coupe-gorge commettrait la plus insigne calomnie. Si les Effets haussent

51

et baissent, si les valeurs augmentent et se détériorent, ce flux et reflux est produit

par un mouvement naturel, atmosphĂ©rique, en rapport avec l’influence de la

lune, et le grand Arago est coupable de ne donner aucune théorie scientifique sur

cet important phénomÚne. Il résulte seulement de ceci une vérité pécuniaire que

je n’ai vue Ă©crite nulle part...

-Laquelle.

-Le débiteur est plus fort que le créancier.

-Oh ! dit Blondet, moi je vois dans ce que nous avons dit la paraphrase d’un mot

de Montesquieu, dans lequel il a concentrĂ© l’Esprit des Lois.

-Quoi ? dit Finot.

-Les lois sont des toiles d’araignĂ©es Ă  travers lesquelles passent les grosses mouches

et oĂč restent les petites.

-OĂč veux-tu donc en venir ? dit Finot Ă  Blondet.

-Au gouvernement absolu, le seul oĂč les entreprises de l’Espritcontre la Loi

puissent ĂȘtre rĂ©primĂ©es ! Oui, l’Arbitraire sauve les peuples en venant au secours

de la justice, car le droit de grñce n’a pas d’envers : le Roi, qui peut gracier le banqueroutier

frauduleux, ne rend rien Ă  l’Actionnaire. La LĂ©galitĂ© tue la SociĂ©tĂ© moderne.

-Fais comprendre cela aux Ă©lecteurs ! dit Bixiou.

-Il y a quelqu’un qui s’en est chargĂ©.

-Qui ?

-Le Temps. Comme l’a dit l’évĂȘque de LĂ©on, si la libertĂ© est ancienne, la royautĂ©

est Ă©ternelle : toute nation saine d’esprit y reviendra sous une forme ou sous une

autre.

-Tiens, il y avait du monde à cÎté, dit Finot en nous entendant sortir.

52

-Il y a toujours du monde Ă  cĂŽtĂ©, rĂ©pondit Bixiou qui devait ĂȘtre avinĂ©.

Paris, novembre 1837.

Source: http://www.inlibroveritas