La Maison Nucingen
Publication: 1838
Source : Livres & Ebooks
Honoré de Balzac
A MADAME ZULMA CARAUD.
Nâest-ce pas Ă vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme un
trĂ©sor pour vos amis, Ă vous qui ĂȘtes Ă la fois pour moi tout un public et la plus
indulgente des soeurs, que je dois dĂ©dier cette oeuvre ? daignez lâaccepter comme
tĂ©moignage dâune amitiĂ© dont je suis fier. Vous et quelques Ăąmes, belles comme
la vÎtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen acollée à César
Birotteau. Dans ce contraste nây a-t-il pas tout un enseignement social ?
DE BALZAC.
Vous savez combien sont minces les cloisons qui séparent les cabinets particuliers
dans les plus élégants cabarets de Paris. Chez Véry, par exemple, le plus grand
salon est coupĂ© en deux par une cloison qui sâĂŽte et se remet Ă volontĂ©. La scĂšne
nâĂ©tait pas lĂ , mais dans un bon endroit quâil ne me convient pas de nommer. Nous
Ă©tions deux, je dirai donc, comme le Prudâhomme de Henri Monnier : « Je ne voudrais
pas la compromettre. »Nous caressions les friandises dâun dĂźner exquis Ă plusieurs
titres, dans un petit salon oĂč nous parlions Ă voix basse, aprĂšs avoir reconnu
le peu dâĂ©paisseur de la cloison. Nous avions atteint au moment du rĂŽti sans avoir
eu de voisins dans la piĂšce contiguĂ« Ă la nĂŽtre, oĂč nous nâentendions que les pĂ©tillements
du feu. Huit heures sonnĂšrent, il se fit un grand bruit de pieds, il y eut
des paroles échangées, les garçons apportÚrent des bougies. Il nous fut démontré
que le salon voisin était occupé. En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages
nous avions affaire. CâĂ©tait quatre des plus hardis cormorans Ă©clos dans
lâĂ©cume qui couronne les flots incessamment renouvelĂ©s de la gĂ©nĂ©ration prĂ©sente
; aimables garçons dont lâexistence est problĂ©matique, Ă qui lâon ne connait
ni rentes ni domaines, et qui vivent bien. Ces spirituels condottieri de lâIndustrie
moderne, devenue la plus cruelle des guerres, laissent les inquiétudes à leurs
crĂ©anciers, gardent les plaisirs pour eux, et nâont de souci que de leur costume.
Dâailleurs braves Ă fumer, comme Jean Bart, leur cigare sur une tonne de poudre,
peut-ĂȘtre pour ne pas faillir Ă leur rĂŽle ; plus moqueurs que les petits journaux,
moqueurs Ă se moquer dâeux-mĂȘmes ; perspicaces et incrĂ©dules, fureteurs dâaffaires,
avides et prodigues, envieux dâautrui, mais contents dâeux-mĂȘmes ; profonds
politiques par saillies, analysant tout, devinant tout, ils nâavaient pas encore
pu se faire jour dans le monde oĂč ils voudraient se produire. Un seul des quatre
est parvenu, mais seulement au pied de lâĂ©chelle. Ce nâest rien que dâavoir de lâargent,
et un parvenu ne sait tout ce qui lui manque alors quâaprĂšs six mois de flatteries.
Peu parleur, froid, gourmé, sans esprit, ce parvenu nommé Andoche Finot,
a eu le coeur de se mettre Ă plat ventre devant ceux qui pouvaient le servir, et la
finesse dâĂȘtre insolent avec ceux dont il nâavait plus besoin. Semblable Ă lâun des
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grotesques du ballet de Gustave, il est marquis par derriĂšre et vilain par devant.
Ce prélat industriel entretient un caudataire, Emile Blondet, rédacteur de journaux,
homme de beaucoup dâesprit, mais dĂ©cousu, brillant, capable, paresseux,
se sachant exploité, se laissant faire, perfide, comme il est bon, par caprices ; un
de ces hommes que lâon aime et que lâon nâestime pas. Fin comme une soubrette
de comĂ©die, incapable de refuser sa plume Ă qui la lui demande, et son coeur Ă
qui le lui emprunte, Emile est le plus séduisant de ces hommes-filles de qui le
plus fantasque de nos gens dâesprit a dit : « Je les aime mieux en souliers de satin
quâen bottes. »Le troisiĂšme, nommĂ© Couture, se maintient par la SpĂ©culation. Il
ente affaire sur affaire, le succĂšsde lâune couvre lâinsuccĂšs de lâautre. Aussi vit-il Ă
fleur dâeau soutenu par la force nerveuse de son jeu, par une coupe roide et audacieuse.
Il nage de ci, de lĂ , cherchant dans lâimmense mer des intĂ©rĂȘts parisiens un
Ăźlot assez contestable pour pouvoir sây loger. Evidemment, il nâest pas Ă sa place.
Quant au dernier, le plus malicieux des quatre, son nom suffira : Bixiou ! HĂ©las !
ce nâest plus le Bixiou de 1825, mais celui de 1836, le misanthrope bouffon Ă qui
lâon connaĂźt le plus de verve et de mordant, un diable enragĂ© dâavoir dĂ©pensĂ© tant
dâesprit en pure perte, furieux de ne pas avoir ramassĂ© son Ă©pave dans la derniĂšre
révolution, donnant son coup de pied à chacun en vrai Pierrot des Funambules,
sachant son Ă©poque et les aventures scandaleuses sur le bout de son doigt, les
ornant de ses inventions drĂŽlatiques, sautant sur toutes les Ă©paules comme un
clown, et tĂąchant dây laisser une marque Ă la façon du bourreau.
AprĂšs avoir satisfait aux premiĂšres exigences de la gourmandise, nos voisins arrivĂšrent
oĂč nous en Ă©tions de notre dĂźner, au dessert ; et, grĂące Ă notre coite tenue,
ils se crurent seuls. A la fumĂ©e des cigares, Ă lâaide du vin de Champagne, Ă
travers les amusements gastronomiques du dessert, il sâentama donc une intime
conversation. Empreinte de cet esprit glacial qui roidit les sentiments les plus Ă©lastiques,
arrĂȘte les inspirations les plus gĂ©nĂ©reuses, et donne au rire quelque chose
dâaigu, cette causerie pleine de lâĂącre ironie qui change la gaĂźtĂ© en ricanerie, accusa
lâĂ©puisement dâĂąmes livrĂ©es Ă elles-mĂȘmes, sans autre but que la satisfaction
de lâĂ©goĂŻsme, fruit de la paix oĂč nous vivons. Ce pamphlet contre lâhomme que Diderot
nâosa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre, dĂ©braillĂ© tout exprĂšs pour
montrer des plaies, est seul comparable Ă ce pamphlet dit sans aucune arriĂšre-
pensĂ©e, oĂč le mot ne respecta mĂȘme point ce que le penseur discute encore, oĂč
lâon ne construisit quâavec des ruines, oĂč lâon nia tout, oĂč lâon nâadmira que ce
que le scepticisme adopte : lâomnipotence, lâomniscience, lâomniconvenance de
lâargent. AprĂšs avoir tiraillĂ© dans le cercle des personnes de connaissance, la MĂ©disance
se mit à fusiller les amis intimes. Un signe suffit pour expliquer le désir
que jâavais de rester et dâĂ©couter au moment oĂč Bixiou prit la parole, comme on
va le voir. Nous entendĂźmes alors une de ces terribles improvisations qui valent
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à cet artiste sa réputation auprÚs de quelques esprits blasés, et, quoique souvent
interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire. Opinions et
forme, tout y est en dehors des conditions littĂ©raires. Mais câest ce que cela fut :
un pot-pourri de choses sinistres qui peint notre temps, auquel lâon ne devrait
raconter que de semblables histoires, et jâen laisse dâailleurs la responsabilitĂ© au
narrateur principal. La pantomime, les gestes, en rapport avec les fréquents changements
de voix par lesquels Bixiou peignait les interlocuteurs mis en scĂšne, devaient
ĂȘtre parfaits, car ses trois auditeurs laissaient Ă©chapper des exclamations
approbatives et des interjections de contentement.
-Et Rastignac tâa refusĂ© ? dit Blondet Ă Finot.
-Net.
-Mais lâas-tu menacĂ© des journaux, demanda Bixiou.
-Il sâest mis Ă rire, rĂ©pondit Finot.
-Rastignac est lâhĂ©ritier direct de feu de Marsay, il fera son chemin en politique
comme dans le monde, dit Blondet.
-Mais comment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Il Ă©tait en 1819 avec
lâillustre Bianchon, dans une misĂ©rable pension du quartier latin ; sa famille mangeait
des hannetons rĂŽtis et buvait le vin du cru, pour pouvoir lui envoyer cent
francs par mois ; le domaine de son pĂšre ne valait pas mille Ă©cus ; il avait deux
soeurs et un frĂšre sur les bras, et maintenant...
-Maintenant, il a quarante mille livres de rentes, reprit Finot : chacune de ses
soeurs a Ă©tĂ© richement dotĂ©e, noblement mariĂ©e, et il a laissĂ© lâusufruit du domaine
Ă sa mĂšre...
-En 1827, dit Blondet, je lâai encore vu sans le sou.
-Oh ! en 1827, dit Bixiou.
-Eh ! bien, reprit Finot, aujourdâhui nous le voyons en passe de devenir ministre,
pair de France et tout ce quâil voudra ĂȘtre ! Il a depuis trois ans fini convenablement
avec Delphine, il ne se mariera quâĂ bonnes enseignes, et il peut Ă©pouser
une fille noble, lui ! Le gars a eu le bon esprit de sâattacher Ă une femme riche.
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-Mes amis, tenez-lui compte des circonstances atténuantes, dit Blondet, il est
tombĂ© dans les pattes dâun homme habile en sortant des griffes de la misĂšre.
-Tu connais bien Nucingen, dit Bixiou ; dans les premiers temps, Delphine et
Rastignac le trouvaient bon ; une femme semblait ĂȘtre, pour lui, dans sa maison,
un joujou, un ornement. Et voilà ce qui, pour moi, rend cet homme carré de base
comme de hauteur : Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme est la représentation
de sa fortune, une chose indispensable, mais secondaire dans la vie
Ă haute pression des hommes politiques et des grands financiers. Il a dit, devant
moi, que Bonaparte avait Ă©tĂ© bĂȘte comme un bourgeois dans ses premiĂšres relations
avec JosĂ©phine, et quâaprĂšs avoir eu le courage de la prendre comme un
marchepied, il avait Ă©tĂ© ridicule en voulant faire dâelle une compagne.
-Tout homme supĂ©rieur doit avoir, sur les femmes, les opinions de lâOrient, dit
Blondet.
-Le baron a fondu les doctrines orientales et occidentales en une charmante
doctrine parisienne. Il avait en horreur de Marsay qui nâĂ©tait pas maniable, mais
Rastignac lui a plu beaucoup et il lâa exploitĂ© sans que Rastignac sâen doutĂąt : il lui
a laissé toutes les charges de son ménage. Rastignac a endossé tous les caprices
de Delphine, il la menait au bois, il lâaccompagnait au spectacle. Ce grand petit
homme politique dâaujourdâhui a long-temps passĂ© sa vie Ă lire et Ă Ă©crire de jolis
billets. Dans les commencements, EugĂšne Ă©tait grondĂ© pour des riens, il sâĂ©gayait
avec Delphine quand elle Ă©tait gaie, sâattristait quand elle Ă©tait triste, il supportait
le poids de ses migraines, de ses confidences, il lui donnait tout son temps,
ses heures, sa prĂ©cieuse jeunesse pour combler le vide de lâoisivetĂ© de cette Parisienne.
Delphine et lui tenaient de grands conseils sur les parures qui allaient
le mieux, il essuyait le feu des colÚres et la bordée des boutades ; tandis que, par
compensation, elle se faisait charmante pour le baron. Le baron riait Ă part lui :
puis, quand il voyait Rastignac pliant sous le poids de ses charges, il avait lâair de
soupçonner quelque chose, et reliait les deux amants par une peur commune.
-Je conçois quâune femme riche ait fait vivre et vivre honorablement Rastignac ;
mais oĂč a-t-il pris sa fortune, demanda Couture. Une fortune, aussi considĂ©rable
que la sienne aujourdâhui, se prend quelque part, et personne ne lâa jamais accusĂ©
dâavoir inventĂ© une bonne affaire ?
-Il a hérité, dit Finot.
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-De qui ? dit Blondet.
-Des sots quâil a rencontrĂ©s, reprit Couture.
-Il nâa pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou :
... Remettez-vous dâune alarme aussi chaud
Nous vivons dans un temps trĂšs-ami de la fraude.Je vais vous raconter lâorigine
de sa fortune. Dâabord, hommage au talent ! Notre ami nâest pas un gars, comme
dit Finot, mais un gentleman qui sait le jeu, qui connaĂźt les cartes et que la galerie
respecte. Rastignac a tout lâesprit quâil faut avoir dans un moment donnĂ©,
comme un militaire qui ne place son courage quâĂ quatre-vingt-dix jours, trois
signatures et des garanties. Il paraĂźtra cassant, brise-raison, sans suite dans les
idĂ©es, sans constance dans ses projets, sans opinion fixe, mais sâil se prĂ©sente une
affaire sĂ©rieuse, une combinaison Ă suivre, il ne sâĂ©parpillera pas, comme Blondet
que voilĂ ! et qui discute alors pour le compte du voisin, Rastignac se concentre,
se ramasse, Ă©tudie le point oĂč il faut charger, et il charge Ă fond de train. Avec
la valeur de Murat, il enfonce les carrés, les actionnaires, les fondateurs et toute
la boutique ; quand la charge a fait son trou, il rentre dans sa vie molle et insouciante,
il redevient lâhomme du midi, le voluptueux, le diseur de riens, lâinoccupĂ©
Rastignac, qui peut se lever Ă midi parce quâil ne sâest pas couchĂ© au moment de
la crise.
-VoilĂ qui va bien, mais arrive donc Ă sa fortune, dit Finot.
-Bixiou ne nous fera quâune charge, reprit Blondet. La fortune de Rastignac,
câest Delphine de Nucingen, femme remarquable, et qui joint lâaudace Ă la prĂ©vision.
-Tâa-t-elle prĂȘtĂ© de lâargent, demanda Bixiou.
Un rire général éclata.
-Vous vous trompez sur elle, dit Couture Ă Blondet, son esprit consiste Ă dire
des mots plus ou moins piquants, Ă aimer Rastignac avec une fidĂ©litĂ© gĂȘnante, Ă
lui obéir aveuglément, une femme tout à fait italienne.
-Argent Ă part, dit aigrement Andoche Finot.
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-Allons, allons, reprit Bixiou dâune voix pateline, aprĂšs ce que nous venons de
dire, osez-vous encore reprocher Ă ce pauvre Rastignac dâavoir vĂ©cu aux dĂ©pens
de la maison Nucingen, dâavoir Ă©tĂ© mis dans ses meubles ni plus ni moins que
la Torpille jadis par notre ami des Lupeaulx ? vous tomberiez dans la vulgarité de
la rue Saint-Denis. Dâabord, abstraitement parlant, comme dit Royer-Collard, la
question peut soutenir la critique de la raison pure, quant Ă celle de la raison impure...
-Le voilà lancé ! dit Finot à Blondet.
-Mais, sâĂ©cria Blondet, il a raison. La question est trĂšs-ancienne, elle fut le grand
mot du fameux duel à mort entre laChùteigneraie et Jarnac. Jarnac était accusé
dâĂȘtre en bons termes, avec sa belle-mĂšre, qui fournissait au faste du trop aimĂ©
gendre. Quand un fait est si vrai, il ne doit pas ĂȘtre dit. Par dĂ©vouement pour le
roi Henri II, qui sâĂ©tait permis cette mĂ©disance, la ChĂąteigneraie la prit sur son
compte ; de lĂ ce duel qui a enrichi la langue française de lâexpression : coup de
Jarnac.
-Ha ! lâexpression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot.
-Tu pouvais ignorer cela en ta qualitĂ© dâancien propriĂ©taire de journaux et Revues,
dit Blondet.
-Il est des femmes, reprit gravement Bixiou, il est aussi des hommes qui peuvent
scinder leur existence, et nâen donner quâune partie (remarquez que je vous phrase
mon opinion dâaprĂšs la formule humanitaire). Pour ces personnes, tout intĂ©rĂȘt
matériel est en dehors des sentiments ; elles donnent leur vie, leur temps, leur
honneur Ă une femme, et trouvent quâil nâest pas comme il faut de gaspiller entre
soi du papier de soie oĂč lâon grave : La loi punit de mort le contrefacteur. Par rĂ©ciprocitĂ©,
ces gens nâacceptent rien dâune femme. Oui, tout devient dĂ©shonorant
sâil y a fusion des intĂ©rĂȘts comme il y a fusion des Ăąmes. Cette doctrine se professe,
elle sâapplique rarement...
-Hé ! dit Blondet, quelles vétilles ! Le maréchal de Richelieu, qui se connaissait
en galanterie, fit une pension de mille louis Ă madame de La PopeliniĂšre, aprĂšs
lâaventure de la plaque de cheminĂ©e. AgnĂšs Sorel apporta tout naĂŻvement au roi
Charles VII sa fortune, et le roi la prit. Jacques Coeur a entretenu la couronne de
France, qui sâest laissĂ© faire, et fut ingrate comme une femme.
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-Messieurs, dit Bixiou, lâamour qui ne comporte pas une indissoluble amitiĂ©
me semble un libertinage momentanĂ©. Quâest-ce quâun entier abandon oĂč lâon
se réserve quelque chose ? Entre ces deux doctrines, aussi opposées et aussi profondément
immorales lâune que lâautre, il nây a pas de conciliation possible. Selon
moi, les gens qui craignent une liaison complĂšte ont sans doute la croyance quâelle
peut finir, et adieu lâillusion ! La passion qui ne se croit pas Ă©ternelle est hideuse.
(Ceci est du FĂ©nelon tout pur.) Aussi, ceux Ă qui le monde est connu, les observateurs,
les gens comme il faut, les hommes bien gantés et bien cravatés, qui ne
rougissent pas dâĂ©pouser une femme pour sa fortune, proclamentils comme indispensable
une complĂšte scission des intĂ©rĂȘts et des sentiments. Les autres sont
des fous qui aiment, qui se croient seuls dans le monde avec leur maĂźtresse ! Pour
eux, les millions sont de la boue ; le gant, le camĂ©lia portĂ© par lâidole vaut des millions
! Si vous ne retrouvez jamais chez eux le vil métal dissipé, vous trouvez des
débris de fleurs cachés dans de jolies boßtes de cÚdre ! Ils ne se distinguent plus
lâun de lâautre. Pour eux, il nây a plus de moi. TOI, voilĂ leur Verbe incarnĂ©. Que
voulez-vous ? EmpĂȘcherez-vous cette maladie secrĂšte du coeur ? Il y a des niais qui
aiment sans aucune espĂšce de calcul, et il y a des sages qui calculent en aimant.
-Bixiou me semble sublime, sâĂ©cria Blondet. Quâen dit Finot ?
-Partout ailleurs, répondit Finot en se posant dans sa cravate, je dirais comme
les gentlemen ; mais ici je pense....
-Comme les infĂąmes mauvais sujets avec lesquels tu as lâhonneur dâĂȘtre, reprit
Bixiou.
-Ma foi, oui, dit Finot.
-Et toi ? dit Bixiou Ă Couture.
-Niaiseries, sâĂ©cria Couture. Une femme qui ne fait pas de son corps un marchepied,
pour faire arriver au but lâhomme quâelle distingue, est une femme qui
nâa de coeur que pour elle.
-Et toi, Blondet ?
-Moi, je pratique.
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-HĂ© ! bien, reprit Bixiou de sa voix la plus mordante, Rastignac nâĂ©tait pas de
votre avis. Prendre et ne pas rendre est horrible et mĂȘme un peu lĂ©ger ; mais prendre
pour avoir le droit dâimiter le seigneur, en rendant le centuple, est un acte chevaleresque.
Ainsi pensait Rastignac. Rastignac était profondément humilié de sa communauté
dâintĂ©rĂȘts avec Delphine de Nucingen, je puis parler de ses regrets, je lâai
vu les larmes aux yeux déplorant sa position. Oui, il en pleurait véritablement !...
aprĂšs souper. HĂ© ! bien, selon vous.....
-Ah ! çà , tu te moques de nous, dit Finot.
-Pas le moins du monde. Il sâagit de Rastignac, dont la douleur serait selon
vous une preuve de sa corruption, car alors il aimait beaucoup moins Delphine !
Mais que voulez-vous ? le pauvre garçon avait cette Ă©pine au coeur. Câest un gentilhomme
profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes.
Donc, Rastignac voulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche ! Le croirez-
vous ?... il y est parvenu. Rastignac, qui se serait battu comme Jarnac, passa dĂšs
lors Ă lâopinion de Henri II, en vertu de son grand mot : Il nây a pas de vertu absolue,
mais des circonstances. Ceci tient Ă lâhistoire de sa fortune.
-Tu devrais bien nous entamer ton conte au lieu de nous induire Ă nous calomnier
nous-mĂȘmes, dit Blondet avec une gracieuse bonhomie.
-Ha ! ha ! mon petit, lui dit Bixiou en lui donnant le baptĂȘme dâune petite tape
sur lâocciput, tu te rattrapes au vin de Champagne.
-HĂ©, par le saint nom de lâActionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire ?
-Jây Ă©tais dâun cran, repartit Bixiou ; mais avec ton juron, tu me mets au dĂ©noĂ»ment.
-Il y a donc des actionnaires dans lâhistoire, demanda Finot.
-Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou.
-Il me semble, dit Finot dâun ton gourmĂ©, que tu dois des Ă©gards Ă un bon enfant
chez qui tu trouves dans lâoccasion un billet de cinq cents....
-Garçon ! cria Bixiou.
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-Que veux-tu au garçon ? lui dit Blondet.
-Faire rendre à Finot ses cinq cents francs, afin de dégager ma langue et déchirer
ma reconnaissance.
-Dis ton histoire, reprit Finot en feignant de rire.
-Vous ĂȘtes tĂ©moins, dit Bixiou, que je nâappartiens pas Ă cet impertinent qui
croit que mon silence ne vaut que cinq cents francs ! tu ne seras jamais ministre,
si tu ne sais pas jauger les consciences. Eh ! bien, oui, dit-il dâune voix cĂąline, mon
bon Finot, je dirai lâhistoire sans personnalitĂ©s, et nous serons quittes.
-Il va nous démontrer, dit en souriant Blondet, que Nucingen a fait la fortune
de Rastignac.
-Tu nâen es pas si loin que lu le penses, reprit Bixiou. Vous ne connaissez pas ce
quâest Nucingen, financiĂšrement parlant.
-Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts ?
-Je ne lâai connu que chez lui, dit Bixiou, mais nous pourrions nous ĂȘtre vus
autrefois sur la grandâroute.
-La prospérité de la maison Nucingen est un des phénomÚnes les plus extraordinaires
de notre Ă©poque, reprit Blondet. En 1804, Nucingen Ă©tait peu connu.
Les banquiers dâalors auraient tremblĂ©de savoir sur la place cent mille Ă©cus de
ses acceptations. Ce grand financier sent alors son infériorité. Comment se faire
connaĂźtre ? Il suspend ses paiements. Bon ! Son nom, restreint Ă Strasbourg et au
quartier PoissonniÚre, retentit sur toutes les places ! il désintéresse son monde
avec des valeurs mortes, et reprend ses paiements : aussitĂŽt son papier se fait
dans toute la France. Par une circonstance inouĂŻe, les valeurs revivent, reprennent
faveur, donnent des bĂ©nĂ©fices. Le Nucingen est trĂšs-recherchĂ©. LâannĂ©e 1815 arrive,
mon gars réunit ses capitaux, achÚte des fonds avant la bataille de Waterloo,
suspend ses paiements au moment de la crise, liquide avec des actions dans les
mines de Wortschin quâil sâĂ©tait procurĂ©es Ă vingt pour cent au-dessous de la valeur
Ă laquelle il les Ă©mettait lui-mĂȘme ! oui, messieurs ! Il prend Ă Grandet cent
cinquante mille bouteilles de vin de Champagne pour se couvrir en prévoyant la
faillite de ce vertueux pĂšre du comte dâAubrion actuel, et autant Ă Duberghe en
vins de Bordeaux. Ces trois cent mille bouteilles acceptĂ©es, acceptĂ©es, mon cher, Ă
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trente sous, il les a fait boire aux Alliés, à six francs, au Palais-Royal de 1817 à 1819.
Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. Cet illustre
baron sâest Ă©levĂ© sur lâabĂźme oĂč dâautres auraient sombrĂ©. Deux fois, sa liquidation
a produit dâimmenses avantages Ă ses crĂ©anciers : il a voulu les rouer, impossible
! Il passe pour le plus honnĂȘte homme du monde. A la troisiĂšme suspension,
le papier de la maison Nucingen se fera en Asie, au Mexique, en Australasie, chez
les Sauvages. Ouvrard est le seul qui ait deviné cet Alsacien, fils de quelque juif
converti par ambition : « Quand Nucingen lĂąche son or, disait-il, croyez quâil saisit
des diamants ! »
-Son compĂšre du Tillet le vaut bien, dit Finot. Songez donc que du Tillet est un
homme qui, en fait de naissance, nâen a que ce qui nous est indispensable pour
exister, et que ce gars, qui nâavait pas un liard en 1814, est devenu ce que vous le
voyez ; mais ce quâaucun de nous (je ne parle pas de toi, Couture) nâa su faire, il a
eu des amis au lieu dâavoir des ennemis. Enfin, il a si bien cachĂ© ses antĂ©cĂ©dents,
quâil a fallu fouiller des Ă©gouts pour le trouver commis chez un parfumeur de la
rue Saint-HonorĂ©, pas plus tard quâen 1814.
-Ta ! ta ! ta ! reprit Bixiou, ne comparez jamais Ă Nucingen un petit carotteur
comme du Tillet, un chacal qui réussit par son odorat, qui devine les cadavres et
arrive le premier pour avoir lemeilleur os. Voyez dâailleurs ces deux hommes : lâun
a la mine aiguĂ« des chats, il est maigre, Ă©lancĂ© ; lâautre est cubique, il est gras, il est
lourd comme un sac, immobile comme un diplomate. Nucingen a la main Ă©paisse
et un regard de loup-cervier qui ne sâanime jamais ; sa profondeur nâest pas en
avant, mais en arriÚre : il est impénétrable, on ne le voit jamais venir, tandis que
la finesse de du Tillet ressemble, comme le disait Napoléon de je ne sais qui, à du
coton filé trop fin, il casse.
-Je ne vois Ă Nucingen dâautre avantage sur du Tillet que dâavoir le bon sens de
deviner quâun financier ne doit ĂȘtre que baron, tandis que du Tillet veut se faire
nommer comte en Italie, dit Blondet.
-Blondet ?... un mot, mon enfant, reprit Couture. Dâabord Nucingen a osĂ© dire
quâil nây a que des apparences dâhonnĂȘte homme ; puis, pour le bien connaĂźtre, il
faut ĂȘtre dans les affaires. Chez lui, la banque est un trĂšs-petit dĂ©partement : il y
a les fournitures du gouvernement, les vins, les laines, les indigos, enfin tout ce
qui donne matiÚre à un gain quelconque. Son génie embrasse tout. Cet éléphant
de la Finance vendrait des Députés au MinistÚre, et les Grecs aux Turcs. Pour lui
le commerce est, dirait Cousin, la totalitĂ© des variĂ©tĂ©s, lâunitĂ© des spĂ©cialitĂ©s. La
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Banque envisagĂ©e ainsi devient toute une politique, elle exige une tĂȘte puissante,
et porte alors un homme bien trempé à se mettre au-dessus des lois de la probité
dans lesquelles il se trouve Ă lâĂ©troit.
-Tu as raison, mon fils, dit Blondet. Mais nous seuls, nous comprenons que
câest alors la guerre portĂ©e dans le monde de lâargent. Le banquier est un conquĂ©rant
qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les
intĂ©rĂȘts des particuliers. Il a ses stratagĂšmes Ă combiner, ses embuscades Ă tendre,
ses partisans Ă lancer, ses villes Ă prendre. La plupart de ces hommes sont si contigus
Ă la Politique, quâils finissent par sâen mĂȘler, et leurs fortunes y succombent.
La maison Necker sây est perdue, le fameux Samuel Bernard sây est presque ruinĂ©.
Dans chaque siĂšcle, il se trouve un banquier de fortune colossale qui ne laisse ni
fortune ni successeur. Les frĂšres PĂąris, qui contribuĂšrent Ă abattre Law, et Law lui-
mĂȘme, auprĂšs de qui tous ceux qui inventent des SociĂ©tĂ©s par actions sont des
pygmées, Bouret, Baujon, tous ont disparu sans se faire représenter par une famille.
Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. Pour pouvoirsubsister, le
banquier doit devenir noble, fonder une dynastie comme les prĂȘteurs de Charles-
Quint, les Fugger, créés princes de Babenhausen, et qui existent encore... dans
lâAlmanach de Gotha. La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation,
et sans le savoir peut-ĂȘtre. Jacques Coeur a fait une grande maison noble, celle de
Noirmoutier, éteinte sous Louis XIII. Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour
avoir fait un roi lĂ©gitime ! Il est mort prince dâune Ăźle de lâArchipel oĂč il a bĂąti une
magnifique cathédrale.
-Ah ! si vous faites des Cours dâHistoire, nous sortons du temps actuel oĂč le
trĂŽne est destituĂ© du droit de confĂ©rer la noblesse, oĂč lâon fait des barons et des
comtes à huis-clos, quelle pitié ! dit Finot.
-Tu regrettes la savonnette Ă vilain, dit Bixiou, tu as raison. Je reviens Ă nos
moutons. Connaissez-vous Beaudenord ? Non, non, non. Bien. Voyez comme tout
passe ! Le pauvre garçon était la fleur du dandysme il y a dix ans. Mais il a été si
bien absorbĂ©, que vous ne le connaissez pas plus que Finot ne connaissait tout Ă
lâheure lâorigine du coup de Jarnac (câest pour la phrase et non pour te taquiner
que je dis cela, Finot ! ). A la vérité, il appartenait au faubourg Saint-Germain. Eh !
bien, Beaudenord est le premier pigeon que je vais vous mettre en scĂšne. Dâabord,
il se nommait Godefroid de Beaudenord. Ni Finot, ni Blondet, ni Couture ni moi,
nous ne méconnaßtrons un pareil avantage. Le gars ne souffrait point dans son
amour-propre en entendant appeler ses gens au sortir dâun bal, quand trente jolies
femmes encapuchonnées et flanquées de leurs maris et de leurs adorateurs
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attendaient leurs voitures. Puis il jouissait de tous les membres que Dieu a donnés
Ă lâhomme : sain et entier, ni taie sur un oeil, ni faux toupet, ni faux mollets ; ses
jambes ne rentraient point en dedans, ne sortaient point en dehors ; genoux sans
engorgement, Ă©pine dorsale droite, taille mince, main blanche et jolie, cheveux
noirs ; teint ni rose comme celui dâun garçon Ă©picier, ni trop brun comme celui
dâun Calabrois. Enfin, chose essentielle ! Beaudenord nâĂ©tait pas trop joli homme,
comme le sont ceux de nos amis qui ont lâair de faire Ă©tat de leur beautĂ©, de ne pas
avoir autre chose ; mais ne revenons pas lĂ -dessus, nous lâavons dit, câest infĂąme !
Il tirait bien le pistolet, montait fort agrĂ©ablement Ă cheval ; il sâĂ©tait battu pour
une vĂ©tille, et nâavait pas tuĂ© son adversaire. Savez-vous que pour faireconnaĂźtre
de quoi se compose un bonheur entier, pur, sans mélange, au dix-neuviÚme siÚcle,
Ă Paris, et un bonheur de jeune homme de vingt-six ans, il faut entrer dans les infiniment
petites choses de la vie ? Le bottier avait attrapé le pied de Beaudenord et le
chaussait bien, son tailleur aimait Ă lâhabiller. Godefroid ne grasseyait pas, ne gasconnait
pas, ne normandisait pas, il parlait purement et correctement, et mettait
fort bien sa cravate, comme Finot. Cousin par alliance du marquis dâAiglemont,
son tuteur (il Ă©tait orphelin de pĂšre et de mĂšre, autre bonheur ! ), il pouvait aller
et allait chez les banquiers, sans que le faubourg Saint-Germain lui reprochĂąt de
les hanter, car heureusement un jeune homme a le droit de faire du plaisir son
unique loi, de courir oĂč lâon sâamuse, et de fuir les recoins sombres oĂč fleurit le
chagrin. Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet). Malgré toutes ces
vertus, il aurait pu se trouver trÚs-malheureux. Hé ! hé ! le bonheur a le malheur
de paraĂźtre signifier quelque chose dâabsolu ; apparence qui induit tant de niais Ă
demander : « Quâest-ce que le bonheur ? »Une femme de beaucoup dâesprit disait :
« Le bonheur est oĂč on le met. »
-Elle proclamait une triste vérité, dit Blondet.
-Et morale, ajouta Finot.
-Archi-morale ! LE BONHEUR, comme LA VERTU, comme LE MAL, expriment
quelque chose de relatif, répondit Blondet. Ainsi La Fontaine espérait que, par la
suite des temps, les damnĂ©s sâhabitueraient Ă leur position, et finiraient par ĂȘtre
dans lâenfer comme les poissons dans lâeau.
-Les Ă©piciers connaissent tous les mots de La Fontaine ! dit Bixiou.
-Le bonheur dâun homme de vingt-six ans qui vit Ă Paris, nâest pas le bonheur
dâun homme de vingt-six ans qui vit Ă Blois, dit Blondet, sans entendre lâinterrup
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tion. Ceux qui partent de lĂ pour dĂ©blatĂ©rer contre lâinstabilitĂ© des opinions sont
des fourbes ou des ignorants. La médecine moderne, dont le plus beau titre de
gloire est dâavoir, de 1799 Ă 1837, passĂ© de lâĂ©tat conjectural Ă lâĂ©tat de science positive,
et ce par lâinfluence de la grande Ecole analyste de Paris, a dĂ©montrĂ© que,
dans une certaine pĂ©riode, lâhomme sâest complĂštement renouvelĂ©....
-A la maniĂšre du couteau de Jeannot, et vous le croyez toujours le mĂȘme, reprit
Bixiou. Il y a donc plusieurs losanges danscet habit dâArlequin que nous nommons
le bonheur, eh ! bien, le costume de mon Godefroid nâavait ni trous ni taches. Un
jeune homme de vingt-six ans, qui serait heureux en amour, câest-Ă -dire aimĂ©, non
Ă cause de sa florissante jeunesse, non pour son esprit, non pour sa tournure, mais
irrĂ©sistiblement, pas mĂȘme Ă cause de lâamour en lui-mĂȘme, mais quand mĂȘme
cet amour serait abstrait, pour revenir au mot de Royer-Collard, ce susdit jeune
homme pourrait fort bien ne pas avoir un liard dans la bourse que lâobjet aimant
lui aurait brodée, il pourrait devoir son loyer à son propriétaire, ses bottes à ce
bottier déjà nommé, ses habits au tailleur qui finirait, comme la France, par se
dĂ©saffectionner. Enfin, il pourrait ĂȘtre pauvre ! La misĂšre gĂąte le bonheur du jeune
homme qui nâa pas nos opinions transcendantes sur la fusion des intĂ©rĂȘts. Je ne
sais rien de plus fatigant que dâĂȘtre moralement trĂšs-heureux et matĂ©riellement
trĂšs-malheureux. Nâest-ce pas avoir une jambe glacĂ©e comme la mienne par le
vent coulis de la porte, et lâautre grillĂ©e par la braise du feu. JâespĂšre ĂȘtre bien
compris, il y a de lâĂ©cho dans la poche de ton gilet, Blondet ? Entre nous, laissons
le coeur, il gĂąte lâesprit. Poursuivons. Godefroid de Beaudenord avait donc lâestime
de ses fournisseurs, car ses fournisseurs avaient assez réguliÚrement sa monnaie.
La femme de beaucoup dâesprit dĂ©jĂ citĂ©e, et quâon ne peut pas nommer, parce
que, grĂące Ă son peu de coeur, elle vit....
-Qui est-ce ?
-La marquise dâEspard ! Elle disait quâun jeune homme devait demeurer dans
un entresol, nâavoir chez lui rien qui sentĂźt le mĂ©nage, ni cuisiniĂšre, ni cuisine, ĂȘtre
servi par un vieux domestique, et nâannoncer aucune prĂ©tention Ă la stabilitĂ©. Selon
elle, tout autre établissement est de mauvais goût. Godefroid de Beaudenord,
fidÚle à ce programme, logeait quai Malaquais, dans un entresol ; néanmoins il
avait Ă©tĂ© forcĂ© dâavoir une petite similitude avec les gens mariĂ©s, en mettant dans
sa chambre un lit dâailleurs si Ă©troit quâil y tenait peu. Une Anglaise, entrĂ©e par
hasard chez lui, nây aurait pu rien trouver dâimproper. Finot, tu te feras expliquer
la grande loi de lâimproper qui rĂ©git lâAngleterre ! Mais puisque nous sommes liĂ©s
par un billet de mille, je vais tâen donner une idĂ©e. Je suis allĂ© en Angleterre, moi !
(Bas Ă lâoreille de Blondet : Je lui donne de lâesprit pour plus de deux mille francs.)
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En Angleterre, Finot, tu te lies extrĂȘmement avec une femme, pendantla nuit, au
bal ou ailleurs ; tu la rencontres le lendemain dans la rue, et tu as lâair de la reconnaĂźtre
: improper ! Tu trouves Ă dĂźner, sous le frac de ton voisin de gauche,
un homme charmant, de lâesprit, nulle morgue, du laissez-aller ; il nâa rien dâanglais
; suivant les lois de lâancienne compagnie française, si accorte, si aimable, tu
lui parles : improper ! Vous abordez au bal une jolie femme afin de la faire danser
: improper ! Vous vous échauffez, vous discutez, vous riez, vous répandez votre
coeur, votre Ăąme, votre esprit dans votre conversation ; vous y exprimez des sentiments
; vous jouez quand vous ĂȘtes au jeu, vous causez en causant et vous mangez
en mangeant : improper ! improper ! improper ! Un des hommes les plus spirituels
et les plus profonds de cette Ă©poque, Stendalh a trĂšs-bien caractĂ©risĂ© lâimproper
en disant quâil est tel lord de la Grande-Bretagne qui, seul, nâose pas se croiser les
jambes devant son feu, de peur dâĂȘtre improper. Une dame anglaise, fĂ»t-elle de la
secte furieuse des saints (protestants renforcés qui laisseraient mourir toute leur
famille de faim, si elle Ă©tait improper), ne sera pas improper en faisant le diable
à trois dans sa chambre à coucher, et se regardera comme perdue si elle reçoit
un ami dans cette mĂȘme chambre. GrĂące Ă lâimproper, on trouvera quelque jour
Londres et ses habitants pétrifiés.
-Quand on pense quâil est en France des niais qui veulent y importer les solennelles
bĂȘtises que les Anglais font chez eux avec ce beau sang-froid que vous
leur connaissez, dit Blondet, il y a de quoi faire frĂ©mir quiconque a vu lâAngleterre
et se souvient des gracieuses et charmantes moeurs françaises. Dans les derniers
temps, Walter Scott, qui nâa pas osĂ© peindre les femmes comme elles sont de
peur dâĂȘtre improper, se repentait dâavoir fait la belle figure dâEffie dans la Prison
dâEdimbourg.
-Veux-tu ne pas ĂȘtre improper en Angleterre ? dit Bixiou Ă Finot.
-HĂ© ! bien ? dit Finot.
-Va voir aux Tuileries une espÚce de pompier en marbre intitulé Thémistocle
par le statuaire, et tĂąche de marcher comme la statue du commandeur, tu ne seras
jamais improper. Câest par une application rigoureuse de la grande loi de lâimproper
que le bonheur de Godefroid se complĂ©ta. Voici lâhistoire. Il avait un tigre, et
non pas un groom, comme lâĂ©crivent des gens qui ne savent rien du monde. Son
tigre était un petit Irlandais, nommé Paddy, Joby, Toby (à volonté), trois pieds de
haut, vingt pouces de large, figure de belette, des nerfs dâacier faits au gin, agile
comme un Ă©cureuil, menant un landau avec une habilitĂ© qui ne sâest jamais trou
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vée en défaut ni à Londres ni à Paris, un oeil de lézard, fin comme le mien, montant
Ă cheval comme le vieux Franconi, les cheveux blonds comme ceux dâune
vierge de Rubens, les joues roses, dissimulé comme un prince, instruit comme
un avoué retiré, ùgé de dix ans, enfin une vraie fleur de perversité, jouant et jurant,
aimant les confitures et le punch, insulteur comme un feuilleton, hardi et
chippeur comme un gamin de Paris. Il Ă©tait lâhonneur et le profit dâun cĂ©lĂšbre
lord anglais, auquel il avait déjà fait gagner sept cent mille francs aux courses. Le
lord aimait beaucoup cet enfant : son tigre était une curiosité, personne à Londres
nâavait de tigre si petit. Sur un cheval de course, Joby avait lâair dâun faucon. Eh !
bien, le lord renvoya Toby, non pour gourmandise, ni pour vol, ni pour meurtre,
ni pour criminelle conversation, ni pour défaut de tenue, pour insolence envers
milady, non pour avoir troué les poches de la premiÚre femme de milady, non
pour sâĂȘtre laissĂ© corrompre par les adversaires de milord aux courses, non pour
sâĂȘtre amusĂ© le dimanche, enfin pour aucun fait reprochable. Toby eĂ»t fait toutes
ces choses, il aurait mĂȘme parlĂ© Ă milord sans ĂȘtre interrogĂ©, milord lui aurait encore
pardonné ce crime domestique. Milord aurait supporté bien des choses de
Toby, tant milord y tenait. Son tigre menait une voiture Ă deux roues et Ă deux
chevaux lâun devant lâautre, en selle sur le second, les jambes ne dĂ©passant pas
les brancards, ayant lâair enfin dâune de ces tĂȘtes dâanges que les peintres italiens
sÚment autour du PÚre éternel. Un journaliste anglais fit une délicieuse description
de ce petit ange, il le trouva trop joli pour un tigre, il offrit de parier que Paddy
Ă©tait une tigresse apprivoisĂ©e. La description menaçait de sâenvenimer et de devenir
improper au premier chef. Le superlatif de lâimproper mĂšne Ă la potence.
Milord fut beaucoup loué de sa circonspection par milady. Toby ne put trouver de
place nulle part, aprĂšs sâĂȘtre vu contester son Etat-civil dans la Zoologie britannique.
En ce temps, Godefroid florissait Ă lâambassade de France Ă Londres, oĂč
il apprit lâaventure de Toby, Joby, Paddy. Godefroid sâempara du tigre quâil trouva
pleurant auprĂšs dâun pot de confitures, carlâenfant avait dĂ©jĂ perdu les guinĂ©es par
lesquelles milord avait doré son malheur. A son retour, Godefroid de Beaudenord
importa donc chez nous le plus charmant tigre de lâAngleterre, il fut connu par
son tigre comme Couture sâest fait remarquer par ses gilets. Aussi entra-t-il facilement
dans la confĂ©dĂ©ration du club dit aujourdâhui de Grammont. Il nâinquiĂ©tait
aucune ambition aprĂšs avoir renoncĂ© Ă la carriĂšre diplomatique, il nâavait pas un
esprit dangereux, il fut bien reçu de tout le monde. Nous autres, nous serions offensés
dans notre amour-propre en ne rencontrant que des visages riants. Nous
nous plaisons Ă voir la grimace amĂšre de lâEnvieux. Godefroid nâaimait pas ĂȘtre
haï. A chacun son goût ! Arrivons au solide, à la vie matérielle ? Son appartement,
oĂč jâai lĂ©chĂ© plus dâun dĂ©jeuner, se recommandait par un cabinet de toilette mystĂ©rieux,
bien orné, plein de choses comfortables, à cheminée, à baignoire ; sortie
sur un petit escalier, portes battantes assourdies, serrures faciles, gonds discrets,
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fenĂȘtres Ă carreaux dĂ©polis, Ă rideaux impassibles. Si la chambre offrait et devait
offrir le plus beau dĂ©sordre que puisse souhaiter le peintre dâaquarelle le plus exigeant,
si tout y respirait lâallure bohĂ©mienne dâune vie de jeune homme Ă©lĂ©gant,
le cabinet de toilette était comme un sanctuaire : blanc, propre, rangé, chaud,
point de vent coulis, tapis fait pour y sauter pieds nus, en chemise et effrayée.
Là est la signature du garçon vraiment petit-maßtre et sachant la vie ! car là , pendant
quelques minutes, il peut paraßtre ou sot ou grand dans les petits détails de
lâexistence qui rĂ©vĂšlent le caractĂšre. La marquise dĂ©jĂ citĂ©e, non, câest la marquise
de Rochefide, est sortie furieuse dâun cabinet de toilette, et nây est jamais revenue,
elle nây avait rien trouvĂ© dâimproper. Godefroid y avait une petite armoire pleine...
-De camisoles ! dit Finot.
-Allons, te voilĂ gros Turcaret! (Je ne le formerai jamais! ) Mais non, de gĂąteaux,
de fruits, jolis petits flacons de vin de Malaga, de Lunel, un en-cas Ă la Louis
XIV, tout ce qui peut amuser des estomacs délicats et bien appris, des estomacs
de seize quartiers. Un vieux malicieux domestique, trĂšs-fort en lâart vĂ©tĂ©rinaire,
servait les chevaux et pansait Godefroid, car il avait été à feu monsieur Beaudenord,
et portait à Godefroid une affection invétérée, cette lÚpre du coeur que les
Caisses dâEpargne ont fini par guĂ©rir chez les domestiques. Tout bonheur matĂ©riel
repose sur des chiffres. Vous, Ă qui la vie parisienne est connue jusque dans
ses exostoses, vous devinez quâil lui fallait environ dix-sept mille livres de rente,
car il avait dix-sept francs dâimpositions et mille Ă©cus de fantaisies. Eh ! bien, mes
chers enfants, le jour ou il se leva majeur, le marquis dâAiglemont lui prĂ©senta
des comptes de tutelle, comme nous ne serions pas capables dâen rendre Ă nos
neveux, et lui remit une inscription de dix-huit mille livres de rente sur le grand-
livre, reste de lâopulence paternelle Ă©trillĂ©e par la grande rĂ©duction rĂ©publicaine,
et grĂȘlĂ©e par les arriĂ©rĂ©s de lâEmpire. Ce vertueux tuteur mit son pupille Ă la tĂȘte
dâune trentaine de mille francs dâĂ©conomies placĂ©es dans la maison Nucingen,
en lui disant avec toute la grĂące dâun grand seigneur et le laissez-aller dâun soldat
de lâEmpire quâil lui avait mĂ©nagĂ© cette somme pour ses folies de jeune homme.
« Si tu mâĂ©coutes, Godefroid, ajouta-t-il, au lieu de les dĂ©penser sottement comme
tant dâautres, fais des folies utiles, accepte une place dâattachĂ© dâambassade Ă Turin,
de lĂ va Ă Naples, de Naples reviens Ă Londres, et pour ton argent tu te seras
amusĂ©, instruit. Plus tard, si tu veux prendre une carriĂšre, tu nâauras perdu ni ton
temps ni ton argent. »Feu dâAiglemont valait mieux que sa rĂ©putation, on ne peut
pas en dire autant de nous.
-Un jeune homme qui débute à vingt et un ans avec dix-huit mille livres de
rente est un garçon ruiné, dit Couture.
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-Sâil nâest pas avare, ou trĂšs-supĂ©rieur, dit Blondet.
-Godefroid sĂ©journa dans les quatre capitales de lâItalie, reprit Bixiou. Il vit lâAllemagne
et lâAngleterre, un peu Saint-PĂ©tersbourg, parcourut la Hollande ; mais il
se sĂ©para desdits trente mille francs en vivant comme sâil avait trente mille livres
de rente. Il trouva partout le suprĂȘme de volaille, lâaspic, et les vins de France,
entendit parler français à tout le monde, enfin il ne sut pas sortir de Paris. Il aurait
bien voulu se dépraver le coeur, se le cuirasser, perdre ses illusions, apprendre
Ă tout Ă©couter sans rougir, Ă parler sans rien dire, Ă pĂ©nĂ©trer les secrets intĂ©rĂȘts
des puissances.... Bah ! il eut bien de la peine Ă se munir de quatre langues, câestĂ -
dire Ă sâapprovisionner de quatre mots contre une idĂ©e. Il revint veuf de plusieurs
douairiĂšres ennuyeuses, appelĂ©es bonnes fortunes Ă lâĂ©tranger, timide et
peu formé, bon garçon, plein de confiance, incapable de dire du mal des gens qui
lui faisaient lâhonneur de lâadmettre chez eux, ayant trop de bonne foi pour ĂȘtre
diplomate, enfin ce que nous appelons un loyal garçon.-Bref un moutard qui tenait
ses dix-huit mille livres de rente Ă la disposition des premiĂšres actions venues,
dit Couture.
-Ce diable de Couture a tellement lâhabitude dâanticiper les dividendes, quâil
anticipe le dĂ©noĂ»ment de mon histoire. OĂč en Ă©tais-je ? Au retour de Beaudenord.
Quand il fut installé quai Malaquais, il arriva que mille francs au-dessus de ses
besoins furent insuffisants pour sa part de loge aux Italiens et Ă lâOpĂ©ra. Quand
il perdait vingt-cinq ou trente louis au jeu dans un pari, naturellement il payait ;
puis il les dĂ©pensait en cas de gain, ce qui nous arriverait si nous Ă©tions assez bĂȘtes
pour nous laisser prendre Ă parier. Beaudenord, gĂȘnĂ© dans ses dix-huit mille livres
de rente sentit la nĂ©cessitĂ© de crĂ©er ce que nous appelons aujourdâhui le fond de
roulement. Il tenait beaucoup Ă ne pas sâenfoncer lui-mĂȘme. Il alla consulter son
tuteur : « Mon cher enfant, lui dit dâAiglemont, les rentes arrivent au pair, vends tes
rentes, jâai vendu les miennes et celles de ma femme. Nucingen a tous mes capitaux
et mâen donne six pour cent ; fais comme moi, tu auras un pour cent de plus,
et ce un pour cent te permettra dâĂȘtre tout Ă fait Ă ton aise. »En trois jours, notre
Godefroid fut Ă son aise. Ses revenus Ă©tant dans un Ă©quilibre parfait avec son superflu,
son bonheur matĂ©riel fut complet. Sâil Ă©tait possible dâinterroger tous les
jeunes gens de Paris dâun seul regard, comme il parait que la chose se fera lors du
jugement dernier pour les milliards de générations qui auront pataugé sur tous
les globes, en gardes nationaux ou en sauvages, et de leur demander si le bonheur
dâun jeune homme de vingt-six ans ne consiste pas : Ă pouvoir sortir Ă cheval,
en tilbury, ou en cabriolet avec un tigre gros comme le poing, frais et rose
comme Toby, Joby, Paddy ; à avoir, le soir, pour douze francs, un coupé de louage
trÚs-convenable ; à se montrer élégamment tenu suivant les lois vestimentales qui
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rĂ©gissent huit heures, midi, quatre heures et le soir ; Ă ĂȘtre bien reçu dans toutes
les ambassades, et y recueillir les fleurs Ă©phĂ©mĂšres dâamitiĂ©s cosmopolites et superficielles
; Ă ĂȘtre dâune beautĂ© supportable, et Ă bien porter son nom, son habit
et sa tĂȘte ; Ă loger dans un charmant petit entresol arrangĂ© comme je vous ai dit
que lâĂ©tait lâentresol du quai Malaquais ; Ă pouvoir inviter des amis Ă vous accompagner
au Rocher de Cancale sans avoir interrogé préalablement son gousset, et
nâĂȘtre arrĂȘtĂ© dans aucun de ses mouvements raisonnables par ce mot : Ah ! et de
lâargent ? Ă pouvoir renouveler les bouffettes roses qui embellissent les oreilles de
ses trois chevaux pur sang, et Ă avoir toujours une coiffe neuve Ă son chapeau.
Tous, nous-mĂȘmes, gens supĂ©rieurs, tous rĂ©pondraient que ce bonheur est incomplet,
que câest la Magdeleine sans autel, quâil faut aimer et ĂȘtre aimĂ©, ou aimer
sans ĂȘtre aimĂ©, ou ĂȘtre aimĂ© sans aimer, ou pouvoir aimer Ă tort et Ă travers.
Arrivons au bonheur moral. Quand, en janvier 1823, il se trouva bien assis dans
ses jouissances, aprÚs avoir pris pied et langue dans les différentes sociétés parisiennes
oĂč il lui plut dâaller, il sentit la nĂ©cessitĂ© de se mettre Ă lâabri dâune ombrelle,
dâavoir Ă se plaindre dâune femme comme il faut, de ne pas mĂąchonner la
queue dâune rose achetĂ©e dix sous Ă madame PrĂ©vost, Ă lâinstar des petits jeunes
gens qui gloussent dans les corridors de lâOpĂ©ra, comme des poulets en Ă©pinette.
Enfin il résolut de rapporter ses sentiments, ses idées, ses affections à une femme,
une femme ! La PHAMME ! AH ! Il conçut dâabord la pensĂ©e saugrenue dâavoir une
passion malheureuse, il tourna pendant quelque temps autour de sa belle cousine,
madame dâAiglemont, sans sâapercevoir quâun diplomate avait dĂ©jĂ dansĂ© la
valse de Faust avec elle. LâannĂ©e 25 se passa en essais, en recherches, en coquetteries
inutiles. Lâobjet aimant demandĂ© ne se trouva pas. Les passions sont extrĂȘmement
rares. Dans cette Ă©poque, il sâest Ă©levĂ© tout autant de barricades dans les
moeurs que dans les rues ! En vĂ©ritĂ©, mes frĂšres, je vous le dis, lâimproper nous
gagne ! Comme on nous fait le reproche dâaller sur les brisĂ©es des peintres en portraits,
des commissaires-priseurs et des marchandes de modes, je ne vous ferai
pas subir la description de la personne en laquelle Godefroid reconnut sa femelle.
Age, dix-neuf ans ; taille, un mĂštre cinquante centimĂštres ; cheveux blonds, sourcils
idem ; yeux bleus, front moyen, nez courbé, bouche petite, menton court et
relevĂ©, visage ovale ; signes particuliers, nĂ©ant. Tel, le passe-port de lâobjet aimĂ©.
Ne soyez pas plus difficiles que la Police, que messieurs les Maires de toutes les
villes et communes de France, que les gendarmes et autres autorités constituées.
Dâailleurs, câest le bloc de la VĂ©nus de MĂ©dicis, parole dâhonneur. La premiĂšre fois
que Godefroid alla chez madame de Nucingen, qui lâavait invitĂ© Ă lâun de ces bals
par lesquels elle acquit, à bon compte, une certaine réputation, il y aperçut, dans
un quadrille, la personne Ă aimer et fut Ă©merveillĂ© par cette taille dâun mĂštre cinquante
centimĂštres. Ces cheveux blonds ruisselaient en cascades bouillonnantes
sur une petite tĂȘte ingĂ©nue et fraĂźche comme celle dâune naĂŻade qui aurait mis le
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nez Ă la fenĂȘtre cristalline de sa source, pour voir les fleurs du printemps (Ceci est
notre nouveau style, des phrases qui filent comme notre macaroni tout Ă lâheure.)
Lâidem des sourcils, nâen dĂ©plaise Ă la PrĂ©fecture de Police, aurait pu demander six
vers Ă lâaimable Parny, ce poĂšte badin les eĂ»t fort agrĂ©ablement comparĂ©s Ă lâarc
de Cupidon, en faisant observer que le trait Ă©tait au-dessous, mais un trait sans
force, Ă©pointĂ©, car il y rĂšgne encore aujourdâhui la moutonne douceur que les devants
de cheminĂ©e attribuent Ă madame de la ValliĂšre, au moment oĂč elle signe
sa tendresse par-devant Dieu, faute dâavoir pu la signer par-devant notaire. Vous
connaissez lâeffet des cheveux blonds et des yeux bleus, combinĂ©s avec une danse
molle, voluptueuse et décente ? Une jeune personne ne vous frappe pas alors audacieusement
au coeur, comme ces brunes qui par leur regard ont lâair de vous
dire, en mendiant espagnol : La bourse ou la vie ! cinq francs, ou je te méprise.
Ces beautés insolentes (et quelque peu dangereuses ! ) peuvent plaire à beaucoup
dâhommes ; mais, selon moi, la blonde qui a le bonheur de paraĂźtre excessivement
tendre et complaisante, sans perdre ses droits de remontrance, de taquinage, de
discours immodérés, de jalousie à faux et tout ce qui rend la femme adorable,
sera toujours plus sûre de se marier que la brune ardente. Le bois est cher, Isaure,
blanche comme une Alsacienne (elle avait vu le jour Ă Strasbourg et parlait lâallemand
avec un petit accent français fort agréable), dansait à merveille Ses pieds,
que lâemployĂ© de la police nâavait pas mentionnĂ©s, et qui cependant pouvaient
trouver leur place sous la rubrique signes particuliers, Ă©taient remarquables par
leur petitesse, par ce jeu particulier que les vieux maßtres ont nommé flic-flac, et
comparable au débit agréable de mademoiselle Mars, car toutes les muses sont
soeurs, le danseur et le poĂšte ont Ă©galement les pieds sur terre. Les pieds dâIsaure
conversaient avec une netteté, une précision, une légÚreté, une rapidité de trÚs-
bon augure pour les choses du coeur. -« Elle a du flic-flac ! Ȏtait le suprĂȘme Ă©loge
de Marcel, le seul maßtre de danse qui ait mérité le nom de grand. On a dit le grand
Marcel comme le grand Frédéric, et du temps de Frédéric.
-A-t-il composé des ballets, demanda Finot.
-Oui, quelque chose comme les Quatre ElĂ©ments, lâEurope galante.-Quel temps,
dit Finot, que le temps oĂč les grands seigneurs habillaient les danseuses !
-Improper ! reprit Bixiou. Isaure ne sâĂ©levait pas sur ses pointes, elle restait terre
à terre, se balançait sans secousses, ni plus ni moins voluptueusement que doit se
balancer une jeune personne. Marcel disait avec une profonde philosophie que
chaque Ă©tat avait sa danse : une femme mariĂ©e devait danser autrement quâune
jeune personne, un robin autrement quâun financier, et un militaire autrement
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quâun page ; il allait mĂȘme jusquâĂ prĂ©tendre quâun fantassin devait danser autrement
quâun cavalier ; et, de lĂ il partait pour analyser toute la sociĂ©tĂ©. Toutes ces
belles nuances sont bien loin de nous.
-Ah ! dit Blondet, tu mets le doigt sur un grand malheur. Si Marcel eût été compris,
la RĂ©volution française nâaurait pas eu lieu.
-Godefroid, reprit Bixiou, nâavait pas eu lâavantage de parcourir lâEurope sans
observer à fond les danses étrangÚres. Sans cette profonde connaissance en chorégraphie,
qualifiĂ©e de futile, peut-ĂȘtre nâeĂ»t-il pas aimĂ© cette jeune personne ;
mais des trois cents invités qui se pressaient dans les beaux salons de la rue Saint-
Lazare, il fut le seul Ă comprendre lâamour inĂ©dit que trahissait une danse bavarde.
On remarqua bien la maniĂšre dâIsaure dâAldrigger ; mais, dans ce siĂšcle oĂč chacun
sâĂ©crie : Glissons, nâappuyons pas ! lâun dit : VoilĂ une jeune fille qui danse
fameusement bien (câĂ©tait un clerc de notaire) ; lâautre : VoilĂ une jeune personne
qui danse Ă ravir (câĂ©tait une dame en turban) ; la troisiĂšme, une femme de trente
ans : VoilĂ une petite personne qui se danse pas mal ! Revenons au grand Marcel,
et disons en parodiant son plus fameux mot : Que de choses dans un avant-deux !
-Et allons un peu plus vite ! dit Blondet, tu marivaudes.
-Isaure, reprit Bixiou qui regarda Blondet de travers, avait une simple robe de
crĂȘpe blanc ornĂ©e de rubans verts, un camĂ©lia dans ses cheveux, un camĂ©lia Ă sa
ceinture, un autre camélia dans le bas de sa robe, et un camélia...
-Allons, voilĂ les trois cents chĂšvres de Sancho !
-Câest toute la littĂ©rature, mon cher ! Clarisse est un chef-dâoeuvre, il a quatorze
volumes, et le plus obtus vaudevilliste te le racontera dans un acte. Pourvu que je
lâamuse, de quoi te plains-tu ? Cette toilette Ă©tait dâun effet dĂ©licieux, est-ce que tu
nâaimes pas le camĂ©lia ? veux-tu des dalhias ? Non. Eh ! bien, un marron, tiens ! dit
Bixiou qui jeta sans doute un marron Ă Blondet, car nous en entendĂźmes le bruit
sur lâassiette.
-Allons, jâai tort, continue ? dit Blondet.
-Je reprends, dit Bixiou. « Nâest-ce pas joli Ă Ă©pouser ? »dit Rastignac Ă Beaudenord
en lui montrant la petite aux camélias blancs, purs et sans une feuille de
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moins. Rastignac Ă©tait un des intimes de Godefroid. -« Eh ! bien, jây pensais, lui rĂ©pondit
Ă lâoreille Godefroid. JâĂ©tais occupĂ© Ă me dire quâau lieu de trembler Ă tout
moment dans son bonheur, de jeter Ă grandâpeine un mot dans une oreille inattentive,
de regarder aux Italiens sâil y a une fleur rouge ou blanche dans une coiffure,
sâil y a au Bois une main gantĂ©e sur le panneau dâune voiture, comme cela se
fait Ă Milan, au Corso ; quâau lieu de voler une bouchĂ©e de baba derriĂšre une porte,
comme un laquais qui achĂšve une bouteille, dâuser son intelligence pour donner
et recevoir une lettre, comme un facteur ; quâau lieu de recevoir des tendresses infinies
en deux lignes, avoir cinq volumes in-folio Ă lire aujourdâhui, demain une
livraison de deux feuilles, ce qui est fatigant ; quâau lieu de se traĂźner dans les orniĂšres
et derriĂšre les haies, il vaudrait mieux se laisser aller Ă lâadorable passion enviĂ©e
par J.-J. Rousseau, aimer tout bonnement une jeune personne comme Isaure,
avec lâintention dâen faire sa femme si, durant lâĂ©change des sentiments, les coeurs
se conviennent, enfin ĂȘtre Werther heureux ! »-« Câest un ridicule tout comme un
autre, dit Rastignac sans rire. A ta place, peut-ĂȘtre me plongerais-je dans les dĂ©lices
infinies de cet ascétisme, il est neuf, original et peu coûteux. Ta monna Lisa
est suave, mais sotte comme une musique de ballet, je tâen prĂ©viens. »La maniĂšre
dont Rastignac dit cette derniĂšre phrase fit croire Ă Beaudenord que son ami avait
intĂ©rĂȘt Ă le dĂ©senchanter, et il le crut son rival en sa qualitĂ© dâancien diplomate.
Les vocations manquĂ©es dĂ©teignent sur toute lâexistence. Godefroid sâamouracha
si bien de mademoiselle Isaure dâAldrigger, que Rastignac alla trouver une grande
fille qui causait dans un salon de jeu, et lui dit Ă lâoreille : « Malvina, votre soeur
vient de ramener dans son filet un poisson qui pĂšse dix-huit mille livres de rentes,
il a un nom, une certaine assiette dans le monde et de la tenue ; surveillez-les ;
sâils filent le parfait amour, ayez soin dâĂȘtre la confidente dâIsaure pour ne pas lui
laisser rĂ©pondre un mot sans lâavoir corrigĂ©. »Vers deux heures du matin, le valet-
de-chambre vint dire Ă une petite bergĂšre des Alpes, dequarante ans, coquette
comme la Zerline de lâopĂ©ra de Don Juan, et auprĂšs de laquelle se tenait Isaure :
« La voiture de madame la baronne est avancée. »Godefroid vit alors sa beauté de
ballade allemande entraĂźnant sa mĂšre fantastique dans le salon de partance, oĂč
ces deux dames furent suivies par Malvina. Godefroid, qui feignit (lâenfant ! ) dâaller
savoir dans quel pot de confitures sâĂ©tait blotti Joby, eut le bonheur dâapercevoir
Isaure et Malvina embobelinant leur sémillante maman dans sa pelisse, et se
rendant ces petits soins de toilette exigés par un voyage nocturne dans Paris. Les
deux soeurs lâexaminĂšrent du coin de lâoeil en chattes bien apprises, qui lorgnent
une souris sans avoir lâair dây faire attention. Il Ă©prouva quelque satisfaction en
voyant le ton, la mise, les maniÚres du grand Alsacien en livrée, bien ganté, qui
vint apporter de gros souliers fourrés à ses trois maßtresses. Jamais deux soeurs ne
furent plus dissemblables que lâĂ©taient Isaure et Malvina. LâaĂźnĂ©e, grande et brune,
Isaure petite et mince ; celle-ci les traits fins et dĂ©licats ; lâautre des formes vigou
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reuses et prononcées ; Isaure était la femme qui rÚgne par son défaut de force, et
quâun lycĂ©en se croit obligĂ© de protĂ©ger ; Malvina Ă©tait la femme « dâAvez-vous vu
dans Barcelone ? »A cĂŽtĂ© de sa soeur, Isaure faisait lâeffet dâune miniature auprĂšs
dâun portrait Ă lâhuile. « Elle est riche ! dit Godefroid Ă Rastignac en rentrant dans
le bal. -Qui ? -Cette jeune personne. -Ah ! Isaure dâAldrigger. Mais oui. La mĂšre est
veuve, son mari a en Nucingen dans ses bureaux Ă Strasbourg. Veux-tu la revoir,
tourne un compliment Ă madame de Restaud, qui donne un bal aprĂšs-demain, la
baronne dâAldrigger et ses deux filles y seront, tu seras invitĂ© ! »Pendant trois jours
dans la chambre obscure de son cerveau, Godefroid vit son Isaure et les camélias
blancs, et les airs de tĂȘte, comme lorsquâaprĂšs avoir contemplĂ© long-temps un objet
fortement éclairé, nous le retrouvons les yeux fermés sous une forme moindre,
radieux et coloré, qui pétille au centre des ténÚbres.
-Bixiou, tu tombes dans le phénomÚne, masse-nous des tableaux ? dit Couture.
-Voilà ! reprit Bixiou en se posant sans doute comme un garçon de café, voilà ,
messieurs, le tableau demandé ! Attention, Finot ! il faut tirer sur ta bouche comme
un cocher de coucou sur celle de sa rosse ! Madame Théodora-Marguerite-Wilhelmine
Adolphus (de la maison Adolphus et compagnie de Manheim), veuve du baron
dâAldrigger, nâĂ©tait pas une bonne grosse Allemande, compacte etrĂ©flĂ©chie, blanche,
Ă visage dorĂ© comme la mousse dâun pot de biĂšre, enrichie de toutes les vertus
patriarcales que la Germanie possĂšde, romanciĂšrement parlant. Elle avait les
joues encore fraĂźches, colorĂ©es aux pommettes comme celle dâune poupĂ©e de Nuremberg,
des tire-bouchons trÚs-éveillés aux tempes, les yeux agaçants, pas le
moindre cheveu blanc, une taille mince, et dont les prétentions étaient mises en
relief par des robes Ă corset. Elle avait au front et aux tempes quelques rides involontaires
quâelle aurait bien voulu, comme Ninon, exiler Ă ses talons ; mais les
rides persistaient Ă dessiner leurs zigs-zags aux endroits les plus visibles. Chez elle,
le tour du nez se fanait, et le bout rougissait, ce qui Ă©tait dâautant plus gĂȘnant que
le nez sâharmoniait alors Ă la couleur des pommettes. En qualitĂ© dâunique hĂ©ritiĂšre,
gùtée par ses parents, gùtée par son mari, gùtée par la ville de Strasbourg, et
toujours gĂątĂ©e par ses deux filles qui lâadoraient, la baronne se permettait le rose,
la jupe courte, le noeud Ă la pointe du corset qui lui dessinait la taille. Quand un
Parisien voit cette baronne passant sur le boulevard, il sourit, la condamne sans
admettre, comme le Jury actuel, les circonstances atténuantes dans un fratricide !
Le moqueur est toujours un ĂȘtre superficiel et consĂ©quemment cruel, le drĂŽle ne
tient aucun compte de la part qui revient à la Société dans le ridicule dont il rit,
car la Nature nâa fait que des bĂȘtes, nous devons les sots Ă lâEtat social.
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-Ce que je trouve de beau dans Bixiou, dit Blondet, câest quâil est complet :
quand il ne raille pas les autres, il se moque de lui-mĂȘme.
-Blondet, je te revaudrai cela, dit Bixiou dâun ton fin. Si cette petite baronne
était évaporée, insouciante, égoïste, incapable de calcul, la responsabilité de ses
dĂ©fauts revenait Ă la maison Adolphus et compagnie de Manheim, Ă lâamour aveugle
du baron dâAldrigger. Douce comme un agneau, cette baronne avait le coeur tendre,
facile Ă Ă©mouvoir, mais malheureusement lâĂ©motion durait peu et consĂ©quemment
se renouvelait souvent. Quand le baron mourut, cette bergĂšre faillit le suivre,
tant sa douleur fut violente et vraie ; mais.. le lendemain, à déjeuner, on lui servit
des petits pois quâelle aimait, et ces dĂ©licieux petits pois calmĂšrent la crise. Elle
était si aveuglément aimée par ses deux filles, par ses gens, que toute la maison fut
heureuse dâune circonstance qui leur permit de dĂ©rober Ă la baronne le spectacle
douloureux du convoi. Isaure et Malvina cachÚrent leurs larmes à cette mÚre adorée,
et lâoccupĂšrent Ă choisir ses habits de deuil, Ă les commander pendant que
lâon chantait le Requiem. Quand un cercueil est placĂ© sous ce grand catafalque
noir et blanc, taché de cire, qui a servi à trois mille cadavres de gens comme il
faut avant dâĂȘtre rĂ©formĂ©, selon lâestimation dâun croquemort philosophe que jâai
consulté sur ce point, entre deux verres de petit blanc ; quand un bas clergé trÚs-
indiffĂ©rent braille le Dies irae, quand le haut clergĂ© non moins indiffĂ©rent dit lâoffice,
savez-vous ce que disent les amis vĂȘtus de noir, assis ou debout dans lâĂ©glise ?
(Voilà le tableau demandé). Tenez, les voyez-vous ? -Combien croyez-vous que
laisse le papa dâAldrigger ? disait Desroches Ă Taillefer, qui nous a fait faire avant
sa mort la plus belle orgie connue.....
-Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là ?
-Il a traitĂ© en 1822, dit Couture. Et câĂ©tait hardi pour le fils dâun pauvre employĂ©
qui nâa jamais eu plus de dix-huit cents francs, et dont la mĂšre gĂ©rait un bureau de
papier timbré. Mais il a rudement travaillé de 1818 à 1822. Entré quatriÚme clerc
chez Derville, il y Ă©tait second clerc en 1819 !
-Desroches !
-Oui, dit Bixiou. Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. Ennuyé
de porter des habits trop étroits et à manches trop courtes, il avait dévoré le
Droit par dĂ©sespoir, et venait dâacheter un titre nu. AvouĂ© sans le sou, sans clientĂšle,
sans autres amis que nous, il devait payer les intĂ©rĂȘts dâune Charge et dâun
Cautionnement.
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-Il me faisait alors lâeffet dâun tigre sorti du Jardin-des-Plantes, dit Couture.
Maigre, Ă cheveux roux, les yeux couleur tabac dâEspagne, un teint aigre, lâair froid
et flegmatique, mais Ăąpre Ă la veuve, tranchant sur lâorphelin, travailleur, la terreur
de ses clercs qui ne devaient pas perdre leur temps, instruit, retors, double, dâune
Ă©locution mielleuse, ne sâemportant jamais, haineux Ă la maniĂšre de lâhomme judiciaire.
-Et il a du bon, sâĂ©cria Finot, il est dĂ©vouĂ© Ă ses amis, et son premier soin fut de
prendre Godeschal pour MaĂźtre-Clerc, le frĂšre Ă Mariette.
-A Paris, dit Blondet, lâavouĂ© nâa que deux nuances : il y a lâavouĂ© honnĂȘte
homme qui demeure dans les termes de la loi, pousse les procĂšs, ne court pas les
affaires, ne néglige rien, conseille ses clients avec loyauté, les fait transiger sur les
points douteux, un Derville enfin. Puis il y a lâavouĂ© famĂ©lique Ă qui tout est bon
pourvu que les frais soient assurés ; qui ferait battre, non pas des montagnes, il les
vend, mais des planĂštes ; qui se charge du triomphe dâun coquin sur un honnĂȘte
homme, quand par hasard lâhonnĂȘte homme ne sâest pas mis en rĂšgle. Quand un
de ces avoués-là fait un tour de maßtre Gonin un peu trop fort, la Chambre le force
à vendre. Desroches, notre ami Desrocbes, a compris ce métier assez pauvrement
fait par de pauvres hÚres : il a acheté des causes aux gens qui tremblaient de les
perdre, il sâest ruĂ© sur la chicane en homme dĂ©terminĂ© Ă sortir de la misĂšre. Il a
eu raison, il a fait trĂšs-honnĂȘtement son mĂ©tier. Il a trouvĂ© des protecteurs dans
les hommes politiques en sauvant leurs affaires embarrassées, comme pour notre
cher des Lupeaulx, dont la position Ă©tait si compromise. Il lui fallait cela pour se
tirer de peine, car Desroches a commencĂ© par ĂȘtre trĂšs-mal vu du Tribunal ! lui
qui rectifiait avec tant de peine les erreurs de ses clients !... Voyons, Bixiou, revenons
?... Pourquoi Desroches se trouvait-il dans lâĂ©glise ?
« -DâAldrigger laisse sept ou huit cent mille francs ! rĂ©pondit Taillefer Ă Des-
roches. -Ah ! bah ! il nây a quâune personne qui connaisse leur fortune, dit Werbrust,
un ami du dĂ©funt. -Qui ? -Ce gros matin de Nucingen, il ira jusquâau cimetiĂšre,
dâAldrigger a Ă©tĂ© son patron, et par reconnaissance il faisait valoir les
fonds du bonhomme. -Sa veuve va trouver une bien grande différence ! -Comment
lâentendez-vous ? -Mais dâAldrigger aimait tant sa femme ! Ne riez donc pas,
on nous regarde. -Tiens, voilĂ du Tillet, il est bien en retard, il arrive Ă lâEpitre.
-Il Ă©pousera sans doute lâaĂźnĂ©e. -Est-ce possible ? dit Desroches, il est plus que
jamais engagé avec madame Roguin. -Lui ! engagé ?... vous ne le connaissez pas.
-Savez-vous la position de Nucingen et de du Tillet ? demanda Desroches. -La
voici, dit Taillefer : Nucingen est homme à dévorer le capital de son ancien patron
et Ă le lui rendre... -Heu ! heu ! fit Werbrust. Il fait diablement humide dans
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les Ă©glises, heu ! heu ! -Comment le rendre ?.. -HĂ© ! bien, Nucingen sait que du
Tillet a une grande fortune, il veut le marier à Malvina ; mais du Tillet se défie de
Nucingen. Pour qui voit le jeu, cette partie est amusante. -Comment, dit Werbrust,
dĂ©jĂ bonne Ă marier ?... Comme nous vieillissons vite ! -Malvina dâAldrigger
a vingt ans, mon cher. Le bonhomme dâAldrigger sâestmariĂ© en 1800 ! Il nous a
donnĂ© dâassez belles fĂȘtes Ă Strasbourg pour son mariage et pour la naissance de
Malvina. CâĂ©tait en 1801, Ă la paix dâAmiens, et nous sommes en 1823, papa Werbrust.
Dans ce temps-là , on ossianisait tout, il a nommé sa fille, Malvina. Six ans
aprĂšs, sous lâEmpire, il y a eu pendant quelque temps une fureur pour les choses
chevaleresques, câĂ©tait : Partant pour la Syrie, un tas de bĂȘtises. Il a nommĂ© sa
seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. VoilĂ deux filles Ă marier. -Ces femmes
nâauront pas un sou dans dix ans, dit Werbrust confidentiellement Ă Desroches. Il
y a, rĂ©pondit Taillefer, le valet de chambre de dâAldrigger, ce vieux qui beugle au
fond de lâĂ©glise, il a vu Ă©lever ces deux demoiselles, il est capable de tout pour leur
conserver de quoi vivre. (Les chantres : Dies irae ! ) Les enfants de choeurs : dies
illa! (Taillefer : -Adieu, Werbrust, en entendant le Dies irae, je pense trop Ă mon
pauvre fils. -Je mâen vais aussi, il fait trop humide, dit Werbrust. (in favilla.) (Les
pauvres Ă la porte : Quelques sous, mes chers messieurs ! ) (Le suisse : Pan ! pan !
pour les besoins de lâĂ©glise. Les chantres : Amen ! Un ami : De quoi est-il mort ?
Un curieux farceur : Dâun vaisseau rompu dans le talon. Un passant : Savez-vous
quel est le personnage qui sâest laissĂ© mourir ? Un parent : Le prĂ©sident de Montesquieu.
Le sacristain aux pauvres : Allez-vous-en donc, on nous a donné pour
vous, ne demandez plus rien ! )
-Quelle verve ! dit Couture.
(En effet il nous semblait entendre tout le mouvement qui se fait dans une
Ă©glise. Bixiou imitait tout, jusquâau bruit des gens qui sâen vont avec le corps, par
un remuement de pieds sur le plancher.)
-Il y a des poĂštes, des romanciers, des Ă©crivains qui disent beaucoup de belles
choses sur les moeurs parisiennes, reprit Bixiou, mais voilà la vérité sur les enterrements.
Sur cent personnes qui rendent les derniers devoirs Ă un pauvre diable
de mort, quatre-vingt-dix-neuf parlent dâaffaires et de plaisirs en pleine Ă©glise.
Pour observer quelque pauvre petite vraie douleur, il faut des circonstances impossibles.
Encore ! y a-t-il une douleur sans Ă©goĂŻsme ?...
-Heu ! heu ! fit Blondet. Il nây a rien de moins respectĂ© que la mort, peut-ĂȘtre
est-ce ce quâil y a de moins respectable ?...
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-Câest si commun ! reprit Bixiou. Quand le service fut fini, Nucingen et du Tillet
accompagnÚrent le défunt au cimetiÚre. Le vieux valet de chambre allait à pied.
Le cocher menait la voiture derriÚre celle du Clergé. -Hé pien ! ma ponne ami,
dit Nucingen Ă du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ebiser
Malfina : fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez
eine vamile, ine indériÚre ; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina
cerdes esd eine frai dressor.
-Il me semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen ! dit Finot.
« -Une charmante personne, reprit Ferdinand du Tillet avec feu et sans sâĂ©chauffer,
»reprit Bixiou.
-Tout du Tillet dans un mot ! sâĂ©cria Couture.
« -Elle peut paraĂźtre laide Ă ceux qui ne la connaissent pas, mais, je lâavoue, elle
a de lâĂąme, disait du Tillet. -Ed tu quir, câesd le pon te lâiffire, mon cher, il aura
ti tĂ©fuement et te lâindelligence. Tans nodre chin te mĂ©dier, on ne said ni ki fit,
ni ki mire ; câesd eine crant ponhire ki te pufoir se gonvier au quir te sa femme.
Che droguerais bienne Telvine qui, fous le safez, mâa abordĂ© plis dâeine million
gondre Malfina qui nâa pas ine taude si crante. -Mais quâa-t-elle ? -Che ne sais
bas au chiste, dit le baron de Nucingen, mais il a keke chausse. -Elle a une mĂšre
qui aime bien le rose ! »dit du Tillet. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen.
AprĂšs le dĂźner, le baron apprit alors Ă la Wilhelmine-Adolphus quâil lui restait Ă
peine quatre cent mille francs chez lui. La fille des Adolphus de Manheim, réduite
Ă vingt-quatre mille livres de rente, se perdit dans des calculs qui se brouillaient
dans sa tĂȘte. « -Comment ! disait-elle Ă Malvina, comment ! jâai toujours eu six
mille francs pour nous chez la couturiĂšre ! mais oĂč ton pĂšre prenait-il de lâargent ?
Nous nâaurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misĂšre.
Ah ! si mon pĂšre me voyait ainsi dĂ©chue, il en mourrait, sâil nâĂ©tait pas mort dĂ©jĂ !
Pauvre Wilhelmine ! »Et elle se mit à pleurer. Malvina, ne sachant comment consoler
sa mĂšre, lui reprĂ©senta quâelle Ă©tait encore jeune et jolie, le rose lui seyait toujours,
elle irait Ă lâOpĂ©ra, aux Bouffons dans la loge de madame de Nucingen. Elle
endormit sa mĂšre dans un rĂȘve de fĂȘtes, de bals, de musique, de belles toilettes et
de succĂšs, qui commença sous les rideaux dâun lit en soie bleue, dansune chambre
Ă©lĂ©gante, contiguĂ« Ă celle oĂč, deux nuits auparavant, avait expirĂ© monsieur Jean-
Baptiste baron dâAldrigger, dont voici lâhistoire en trois mots. En son vivant, ce
respectable Alsacien, banquier Ă Strasbourg, sâĂ©tait enrichi dâenviron trois millions.
En 1800, Ă lâĂąge de trente-six ans, Ă lâapogĂ©e dâune fortune faite pendant
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la RĂ©volution, il avait Ă©pousĂ©, par ambition et par inclination, lâhĂ©ritiĂšre des Adolphus
de Manheim, jeune fille adorée de toute une famille et naturellement elle
en recueillit la fortune dans lâespace de dix annĂ©es. DâAldrigger fut alors baronifiĂ©
par S. M. lâEmpereur et Roi, car sa fortune se doubla ; mais il se passionna pour
le grand homme qui lâavait titrĂ©. Donc, entre 1814 et 1815, il se ruina pour avoir
pris au sĂ©rieux le soleil dâAusterlitz. LâhonnĂȘte Alsacien ne suspendit pas ses paiements,
ne dĂ©sintĂ©ressa pas ses crĂ©anciers avec les valeurs quâil regardait comme
mauvaises ; il paya tout à bureau ouvert, se retira de la Banque, et mérita le mot
de son ancien premier commis, Nucingen : « HonnĂȘte homme, mais bĂȘte ! »Tout
compte fait, il lui resta cinq cent mille francs et des recouvrements sur lâEmpire
qui nâexistait plus. -FoilĂ ze gue zâest guĂ© tâafoir drop cri anne Nappolion, dit-il
en voyant le rĂ©sultat de sa liquidation. Lorsquâon a Ă©tĂ© les premiers dâune ville, le
moyen dây rester amoindri ?... Le banquier de lâAlsace fit comme font tous les provinciaux
ruinés : il vint à Paris, il y porta courageusement des bretelles tricolores
sur lesquelles Ă©taient brodĂ©es les aigles impĂ©riales et sây concentra dans la sociĂ©tĂ©
bonapartiste. Il remit ses valeurs au baron de Nucingen qui lui donna huit pour
cent de tout, en acceptant ses créances impériales à soixante pour cent seulement
de perte, ce qui fut cause que dâAldrigger serra la main de Nucingen en lui disant : ChâĂ©dais
pien sir te de droufer le quir dâin Elsacien ! Nucingen se fit intĂ©gralement
payer par notre ami des Lupeaulx. Quoique bien Ă©trillĂ©, lâAlsacien eut un revenu
industriel de quarante-quatre mille francs. Son chagrin se compliqua du spleen
dont sont saisis les gens habitués à vivre par le jeu des affaires quand ils en sont
sevrés. Le banquier se donna pour tùche de se sacrifier, noble coeur ! à sa femme,
dont la fortune venait dâĂȘtre dĂ©vorĂ©e, et quâelle avait laissĂ© prendre avec la facilitĂ©
dâune fille Ă qui les affaires dâargent Ă©taient tout Ă fait inconnues. La baronne dâAldrigger
retrouva donc les jouissances auxquelles elle était habituée, le vide que
pouvait lui causer la société de Strasbourg fut comblé par les plaisirs de Paris.La
maison Nucingen tenait déjà comme elle tient encore le haut bout de la société financiÚre,
et le baron habile mit son honneur Ă bien traiter le baron honnĂȘte. Cette
belle vertu faisait bien dans le salon Nucingen. Chaque hiver Ă©cornait le capital de
dâAldrigger ; mais il nâosait faire le moindre reproche Ă la perle des Adolphus ; sa
tendresse fut la plus ingĂ©nieuse et la plus inintelligente quâil y eĂ»t en ce monde.
Brave homme, mais bĂȘte ! Il mourut en se demandant : « Que deviendront-elles
sans moi ? »Puis, dans un moment oĂč il fut seul avec son vieux valet de chambre
Wirth, le bonhomme, entre deux Ă©touffements, lui recommanda sa femme et ses
deux filles, comme si ce Caleb dâAlsace Ă©tait le seul ĂȘtre raisonnable quâil y eĂ»t
dans la maison. Trois ans aprÚs, en 1826, Isaure était ùgée de vingt ans et Malvina
nâĂ©tait pas mariĂ©e. En allant dans le monde Malvina avait fini par remarquer combien
les relations y sont superficielles, combien tout y est examiné, défini. Semblable
à la plupart des filles dites bien élevées, Malvina ignorait le mécanisme de
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la vie, lâimportance de la fortune, la difficultĂ© dâacquĂ©rir la moindre monnaie, le
prix des choses. Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été
une blessure pour elle. Les quatre cent mille francs laissĂ©s par feu dâAldrigger Ă la
maison Nucingen furent portés au crédit de la baronne, car la succession de son
mari lui redevait douze cent mille francs ; et dans les moments de gĂȘne, la bergĂšre
des Alpes y puisait comme dans une caisse inĂ©puisable. Au moment oĂč notre
pigeon sâavançait vers sa colombe, Nucingen, connaissant le caractĂšre de son ancienne
patronne, avait dĂ» sâouvrir Ă Malvina sur la situation financiĂšre oĂč la veuve
se trouvait : il nây avait plus que trois cent mille francs chez lui, les vingt-quatre
mille livres de rente se trouvaient donc réduites à dix-huit mille. Wirth avait maintenu
la position pendant trois ans ! AprĂšs la confidence du banquier, les chevaux
furent rĂ©formĂ©s, la voiture fut vendue et le cocher congĂ©diĂ© par Malvina, Ă lâinsu
de sa mĂšre. Le mobilier de lâhĂŽtel, qui comptait dix annĂ©es dâexistence, ne put ĂȘtre
renouvelĂ©, mais tout sâĂ©tait fanĂ© en mĂȘme temps Pour ceux qui aiment lâharmonie,
il nây avait que demi-mal. La baronne, cette fleur si bien conservĂ©e, avait pris
lâaspect dâune rose froide et grippĂ©e qui reste unique dans un buisson au milieu
de novembre. Moi qui vous parle, jâai vu cette opulence se dĂ©gradant par teintes,
par demi-tons ! Effroyable ! parole dâhonneur. Ăâa Ă©tĂ© mon dernier chagrin. AprĂšs
je me suis dit : Câest bĂȘte de prendre tantdâintĂ©rĂȘt aux autres ! Pendant que jâĂ©tais
employĂ©, jâavais la sottise de mâintĂ©resser Ă toutes les maisons oĂč je dĂźnais, je les
dĂ©fendais en cas de mĂ©disance, je ne les calomniais pas, je... Oh ! jâĂ©tais un enfant.
Quand sa fille lui eut expliquĂ© sa position, la ci-devant perle sâĂ©cria : -Mes pauvres
enfants ! qui donc me fera mes robes ? Je ne pourrai donc plus avoir de bonnets
frais, ni recevoir, ni aller dans le monde ! -A quoi pensez-vous que se reconnaisse
lâamour chez un homme ? dit Bixiou en sâinterrompant, il sâagit de savoir si Beaudenord
Ă©tait vraiment amoureux de cette petite blonde.
-Il néglige ses affaires, répondit Couture.
-Il met trois chemises par jour, dit Finot.
-Une question préalable ? dit Blondet, un homme supérieur peut-il et doit-il
ĂȘtre amoureux ?
-Mes amis, reprit Bixiou dâun air sentimental, gardons-nous comme dâune bĂȘte
venimeuse de lâhomme qui, se sentant pris dâamour pour une femme, fait claquer
ses doigts ou jette son cigare en disant : Bah ! il y en a dâautres dans le monde ! Mais
le gouvernement peut employer ce citoyen dans le MinistĂšre des Affaires EtrangĂšres.
Blondet, je te fais observer que ce Godefroid avait quitté la diplomatie.
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-HĂ© ! bien, il a Ă©tĂ© absorbĂ©, lâamour est la seule chance quâaient les sots pour se
grandir, répondit Blondet.
-Blondet, Blondet, pourquoi donc sommes-nous si pauvres ? sâĂ©cria Bixiou.
-Et pourquoi Finot est-il riche ? reprit Blondet, je te le dirai, va, mon fils, nous
nous entendons. Allons, voilĂ Finot qui me verse Ă boire comme si jâavais montĂ©
son bois. Mais Ă la fin dâun dĂźner, on doit siroter le vin. Eh ! bien ?
-Tu lâas dit, lâabsorbĂ© Godefroid fit ample connaissance avec la grande Malvina,
la légÚre baronne et la petite danseuse. Il tomba dans le servantisme le plus minutieux
et le plus astringent. Ces restes dâune opulence cadavĂ©reuse ne lâeffrayĂšrent
pas. Ah !... bah ! il sâhabitua par degrĂ©s Ă toutes ces guenilles. Jamais le lampasse
vert à ornements blancs du salon ne devait paraßtre à ce garçon ni passé, ni vieux,
ni taché, ni bon à remplacer. Les rideaux, la table à thé, les chinoiseries étalées sur
la cheminée, le lustre rococo, le tapis façon cachemire qui montrait la corde, le
piano, le petit service fleuretĂ©, les serviettes frangĂ©es et aussi trouĂ©es Ă lâespagnole,
le salon de Perse qui précédait la chambre à coucher bleue de la baronne, avec ses
accessoires, tout lui fut saint et sacré. Les femmes stupides et chez qui la beauté
brille de maniĂšre Ă laisser dans lâombre lâesprit, le coeur, lâĂąme, peuvent seules inspirer
de pareils oublis, car une femme dâesprit nâabuse jamais de ses avantages, il
faut ĂȘtre petite et sotte pour sâemparer dâun homme. Beaudenord, il me lâa dit,
aimait le vieux et solennel Wirth ! Ce vieux drĂŽle avait pour son futur maĂźtre le respect
dâun croyant catholique pour lâEucharistie. Cet honnĂȘte Wirth Ă©tait un Gaspard
allemand, un de ces buveurs de biĂšre qui enveloppent leur finesse de bonhomie,
comme un cardinal Moyen-Age, son poignard dans sa manche. Wirth, voyant
un mari pour Isaure, entourait Godefroid des ambages et circonlocutions arabesques
de sa bonhomie alsacienne, la glu la plus adhérente de toutes les matiÚres
collantes. Madame dâAldrigger Ă©tait profondĂ©ment improper, elle trouvait lâamour
la chose la plus naturelle. Quand Isaure et Malvina sortaient ensemble et allaient
aux Tuileries ou aux Champs-ElysĂ©es, oĂč elles devaient rencontrer des jeunes gens
de leur société, la mÚre leur disait : -« Amusez-vous bien, mes chÚres filles ! »Leurs
amis, les seuls qui pussent calomnier les deux soeurs, les dĂ©fendaient ; car lâexcessive
libertĂ© que chacun avait dans le salon des dâAldrigger, en faisait un endroit
unique à Paris. Avec des millions on aurait obtenu difficilement de pareilles soirées
oĂč lâon parlait de tout avec esprit, oĂč la mise soignĂ©e nâĂ©tait pas de rigueur,
oĂč lâon Ă©tait Ă son aise au point dây demander Ă souper. Les deux soeurs Ă©crivaient
à qui leur plaisait, recevaient tranquillement des lettres, à cÎté de leur mÚre, sans
que jamais la baronne eĂ»t lâidĂ©e de leur demander de quoi il sâagissait. Cette adorable
mÚre donnait à ses filles tous les bénéfices de son égoïsme, la passion la
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plus aimable du monde, en ce sens que les Ă©goĂŻstes, ne voulant pas ĂȘtre gĂȘnĂ©s, ne
gĂȘnent personne, et nâembarrassent point la vie de ceux qui les entourent par les
ronces du conseil, par les Ă©pines de la remontrance, ni par les taquinages de guĂȘpe
que se permettent les amitiés excessives qui veulent tout savoir, tout contrÎler...
-Tu me vas au coeur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues...
-Blondet, si tu nâĂ©tais pas gris, tu me ferais de la peine ! De nous quatre, il est
le seul homme sĂ©rieusement littĂ©raire ! A cause de lui, je vous fais lâhonneur de
vous traiter en gourmets, je vousdistille mon histoire, et il me critique ! Mes amis,
la plus grande marque de stĂ©rilitĂ© spirituelle est lâentassement des faits. La sublime
comĂ©die du Misanthrope prouve que lâArt consiste Ă bĂątir un palais sur la
pointe dâune aiguille. Le mythe de mon idĂ©e est dans la baguette des fĂ©es qui peut
faire de la plaine des Sablons, un Interlachen, en dix secondes (le temps de vider
ce verre ! ). Voulez-vous que je vous fasse un récit qui aille comme un boulet de
canon, un rapport de général en chef ? Nous causons, nous rions, ce journaliste,
bibliophobe Ă jeun, veut, quand il est ivre, que je donne Ă ma langue la sotte allure
dâun livre (il feignit de pleurer). Malheur Ă lâimagination française, on veut Ă©pointer
les aiguilles de sa plaisanterie ! Dies irae. Pleurons Candide, et vive la Critique
de la raison pure ! la symbolique, et les systÚmes en cinq volumes compactes, imprimés
par des Allemands qui ne les savaient pas Ă Paris depuis 1750, en quelques
mots fins, les diamants de notre intelligence nationale. Blondet mĂšne le convoi
de son suicide, lui qui fait dans son journal les derniers mots de tous les grands
hommes qui nous meurent sans rien dire !
-Va ton train, dit Finot.
-Jâai voulu vous expliquer en quoi consiste le bonheur dâun homme qui nâest
pas actionnaire (une politesse Ă Couture ! ). Eh ! bien, ne voyez-vous pas maintenant
Ă quel prix Godefroid se procura le bonheur le plus Ă©tendu que puisse rĂȘver
un jeune homme ?... Il Ă©tudiait Isaure pour ĂȘtre sĂ»r dâĂȘtre compris !... Les choses
qui se comprennent les unes les autres doivent ĂȘtre similaires. Or, il nây a de pareils
Ă eux-mĂȘmes que le nĂ©ant et lâinfini : le nĂ©ant est la bĂȘtise, le gĂ©nie est lâinfini.
Ces deux amants sâĂ©crivaient les plus stupides lettres du monde, en se renvoyant
sur du papier parfumé des mots à la mode : ange ! harpe éolienne ! avec
toi je serai complet ! il y a un coeur dans ma poitrine dâhomme ! faible femme !
pauvre moi ! toute la friperie du coeur moderne. Godefroid restait Ă peine dix minutes
dans un salon, il causait sans aucune prétention avec les femmes, elles le
trouvĂšrent alors trĂšs-spirituel. Il Ă©tait de ceux qui nâont dâautre esprit que celui
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quâon leur prĂȘte. Enfin, jugez de son absorption : Joby, ses chevaux, ses voitures
devinrent des choses secondaires dans son existence. Il nâĂ©tait heureux quâenfoncĂ©
dans sa bonne bergÚre en face de la baronne, au coin de cette cheminée
de marbre vert antique, occupé à voir Isaure, à prendre du thé en causant avec
le petit cercle dâamis qui venaient tous les soirs entre onze heures et minuit, rue
Joubert, et oĂč on pouvait toujours jouer Ă la bouillotte sans crainte : jây ai toujours
gagnĂ©. Quand Isaure avait avancĂ© son joli petit pied chaussĂ© dâun soulier de satin
noir et que Godefroid lâavait longtemps regardĂ©, il restait le dernier et disait Ă
Isaure : -Donne-moi ton soulier... Isaure levait le pied, le posait sur une chaise,
ĂŽtait son soulier, le lui donnait en lui jetant un regard, un de ces regards ? enfin,
vous comprenez ! Godefroid finit par découvrir un grand mystÚre chez Malvina.
Quand du Tillet frappait Ă la porte, la rougeur vive qui colorait les joues de Mal-
vina, disait : Ferdinand ! En regardant ce tigre Ă deux pattes, les yeux de la pauvre
fille sâallumaient comme un brasier sur lequel afflue un courant dâair ; elle trahissait
un plaisir infini quand Ferdinand lâemmenait pour faire un a parte prĂšs dâune
console ou dâune croisĂ©e. Comme câest rare et beau, une femme assez amoureuse
pour devenir naĂŻve et laisser lire dans son coeur ! Mon Dieu, câest aussi rare Ă Paris,
que la fleur qui chante lâest aux Indes. MalgrĂ© cette amitiĂ© commencĂ©e depuis le
jour oĂč les dâAldrigger apparurent chez les Nucingen, Ferdinand nâĂ©pousait pas
Malvina. Notre fĂ©roce ami du Tillet nâavait pas paru jaloux de la cour assidue que
Desroches faisait Ă Malvina, car pour achever de payer sa Charge avec une dot qui
ne paraissait pas ĂȘtre moindre de cinquante mille Ă©cus, il avait feint lâamour, lui
homme de Palais ! Quoique profondĂ©ment humiliĂ©e de lâinsouciance de du Tillet,
Malvina lâaimait trop pour lui fermer la porte. Chez cette fille, tout Ăąme, tout sentiment,
tout expansion, tantĂŽt la fiertĂ© cĂ©dait Ă lâamour, tantĂŽt lâamour offensĂ©
laissait la fierté prendre le dessus. Calme et froid, notre ami Ferdinand acceptait
cette tendresse, il la respirait avec les tranquilles délices du tigre léchant le sang
qui lui teint la gueule ; il en venait chercher les preuves, il ne passait pas deux
jours sans se montrer rue Joubert. Le drÎle possédait alors environ dix-huit cent
mille francs, la question de fortune devait ĂȘtre peu de chose Ă ses yeux et il avait
résisté non-seulement à Malvina, mais aux barons de Nucingen et de Rastignac,
qui, tous deux, lui avaient fait faire soixante-quinze lieues par jour, Ă quatre francs
de guides, postillon en avant, et sans fil ! dans les labyrinthes de leur finesse. Godefroid
ne put sâempĂȘcher de parler Ă sa future belle-soeur de la situation ridicule
oĂč elle se trouvait entre un banquier et un avouĂ©. -Vous voulez me sermonner
au sujet de Ferdinand, savoir le secretquâil y a entre nous, dit-elle avec franchise.
Cher Godefroid, nây revenez jamais. La naissance de Ferdinand, ses antĂ©cĂ©dents,
sa fortune nây sont pour rien, ainsi croyez Ă quelque chose dâextraordinaire. Cependant,
Ă quelques jours de lĂ , Malvina prit Beaudenord Ă part, et lui dit : -Je
ne crois pas monsieur Desroches honnĂȘte homme (ce que câest que lâinstinct de
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lâamour ! ), il voudrait mâĂ©pouser, et fait la cour Ă la fille dâun Ă©picier. Je voudrais
bien savoir si je suis un pis-aller, si le mariage est pour lui une affaire dâargent.
Malgré la profondeur de son esprit, Desroches ne pouvait deviner du Tillet, et il
craignait de lui voir Ă©pouser Malvina. Donc, le gars sâĂ©tait mĂ©nagĂ© une retraite,
sa position Ă©tait intolĂ©rable, il gagnait Ă peine, tous frais faits, les intĂ©rĂȘts de sa
dette. Les femmes ne comprennent rien Ă ces situations-lĂ . Pour elles, le coeur est
toujours millionnaire !
-Mais comme ni Desroches ni du Tillet nâont Ă©pousĂ© Malvina, dit Finot, explique-
nous le secret de Ferdinand ?
-Le secret, le voici, répondit Bixiou. RÚgle générale : une jeune personne qui
a donnĂ© une seule fois son soulier, le refusĂąt-elle pendant dix ans, nâest jamais
épousée par celui à qui...
-BĂȘtise ! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce quâon a aimĂ©. Le
secret, le voici : rÚgle générale, ne vous mariez pas sergent, quand vous pouvez
devenir duc de Dantzick et maréchal de France. Aussi voyez quelle alliance a faite
du Tillet ! Il a épousé une des filles du comte de Grandville, une des plus vieilles
familles de la magistrature française.
-La mĂšre de Desroches avait une amie, reprit Bixiou, une femme de droguiste,
lequel droguiste sâĂ©tait retirĂ© gras dâune fortune. Ces droguistes ont des idĂ©es bien
saugrenues : pour donner Ă sa fille une bonne Ă©ducation, il lâavait mise dans un
pensionnat !... Ce Matifat comptait bien marier sa fille, par la raison deux cent
mille francs, en bel et bon argent qui ne sentait pas la drogue.
-Le Matifat de Florine ? dit Blondet.
-Eh ! bien, oui, celui de Lousteau, le nĂŽtre, enfin ! Ces Matifat, alors perdus pour
nous, Ă©taient venus habiter la rue du Cherche-Midi, le quartier le plus opposĂ© Ă
la rue des Lombards oĂč ils avaient fait fortune. Moi, je les ai cultivĂ©s, les Matifat !
Durant mon temps de galĂšre ministĂ©rielle, oĂč jâĂ©tais serrĂ© pendant huit heures de
jour entre des niais Ă vingt-deux carats, jâai vu des originaux qui mâont convaincu
que lâombre a des aspĂ©ritĂ©s, et que dans la plus grande platitude on peut rencontrer
des angles ! Oui, moncher, tel bourgeois est Ă tel autre ce que RaphaĂ«l est Ă
Natoire. Madame veuve Desroches avait moyennĂ© de longue main ce mariage, Ă
son fils, malgrĂ© lâobstacle Ă©norme que prĂ©sentait un certain Cochin, fils de lâassociĂ©
commanditaire des Matifat, jeune employé au MinistÚre des Finances. Aux
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yeux de monsieur et madame Matifat, lâĂ©tat dâavouĂ© paraissait, selon leur mot, offrir
des garanties pour le bonheur dâune femme. Desroches sâĂ©tait prĂȘtĂ© aux plans
de sa mĂšre afin dâavoir un pis-aller. Il mĂ©nageait donc les droguistes de la rue du
Cherche-Midi. Pour vous faire comprendre un autre genre de bonheur, il faudrait
vous peindre ces deux nĂ©gociants mĂąle et femelle, jouissant dâun jardinet, loges Ă
un beau rez-de-chaussĂ©e, sâamusant Ă regarder un jet dâeau, mince et long comme
un Ă©pi, qui allait perpĂ©tuellement et sâĂ©lançait dâune petite table ronde en pierre
de liais, situĂ©e au milieu dâun bassin de six pieds de diamĂštre, se levant de bon
matin pour voir si les fleurs de leur jardin avaient poussé, désoeuvrés et inquiets,
sâhabillant pour sâhabiller, sâennuyant au spectacle, et toujours entre Paris et Luzarches
oĂč ils avaient une maison de campagne et oĂč jâai dĂźnĂ©. Blondet, un jour ils
ont voulu me faire poser, je leur ai raconté une histoire depuis neuf heures du soir
jusquâĂ minuit, une aventure Ă tiroirs ! Jâen Ă©tais Ă lâintroduction de mon vingt-
neuviĂšme personnage (les romans en feuilletons mâont volĂ© ! ), quand le pĂšre Matifat,
qui en qualité de maßtre de maison, tenait encore bon, a ronflé comme les
autres, aprĂšs avoir clignotĂ© pendant cinq minutes. Le lendemain, tous mâont fait
des compliments sur le dénoûment de mon histoire. Ces épiciers avaient pour société
monsieur et madame Cochin, Adolphe Cochin, madame Desroches, un petit
Popinot, droguiste en exercice, qui leur donnait des nouvelles de la rue des Lombards
(un homme de ta connaissance, Finot ! ). Madame Matifat, qui aimait les
Arts, achetait des lithographies, des lithochromies, des dessins coloriés, tout ce
quâil y avait de meilleur marchĂ©. Le sieur Matifat se distrayait en examinant les
entreprises nouvelles et en essayant de jouer quelques capitaux, afin de ressentir
des Ă©motions (Florine lâavait guĂ©ri du genre RĂ©gence). Un seul mot vous fera comprendre
la profondeur de mon Matifat. Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir
à ses niÚces : « Va te coucher, mes niÚces ! »Il avait peur, disait-il, de les affliger
en leur disant vous. Leur fille Ă©tait une jeune personne sans maniĂšres, ayant lâair
dâune femme de chambre de bonne maison, jouant tant bien que mal une sonate,
ayant une jolie Ă©criture anglaise, sachant le français et lâorthographe, enfin une
complĂšte Ă©ducation bourgeoise. Elle Ă©tait assez impatiente dâĂȘtre mariĂ©e, afin de
quitter la maison paternelle, oĂč elle sâennuyait comme un officier de marine au
quart de nuit, il faut dire aussi que le quart durait toute la journée. Desroches ou
Cochin fils, un notaire ou un garde-du-corps, un faux lord anglais, tout mari lui
Ă©tait bon. Comme Ă©videmment elle ne savait rien de la vie, jâen ai eu pitiĂ©, jâai
voulu lui en rĂ©vĂ©ler le grand mystĂšre. Bah ! les Matifat mâont fermĂ© leur porte : les
bourgeois et moi nous ne nous comprendrons jamais.
-Elle a épousé le général Gouraud, dit Finot.
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-En quarante-huit heures, Godefroid de Beaudenord, lâex-diplomate, devina les
Matifat et leur intrigante corruption, reprit Bixiou. Par hasard, Rastignac se trouvait
chez la légÚre baronne à causer au coin du feu pendant que Godefroid faisait
son rapport Ă Malvina. Quelques mots frappĂšrent son oreille, il devina de quoi il
sâagissait, surtout Ă lâair aigrement satisfait de Malvina. Rastignac resta, lui, jusquâĂ
deux heures de matin, et lâon dit quâil est Ă©goĂŻste ! Beaudenord partit quand la baronne
alla se coucher. « ChĂšre enfant, dit Rastignac Ă Malvina dâun ton bonhomme
et paternel quand ils furent seuls, souvenez-vous quâun pauvre garçon lourd de
sommeil a pris du thĂ© pour rester Ă©veillĂ© jusquâĂ deux heures du matin, afin de
pouvoir vous dire solennellement : Mariez-vous. Ne faites pas la difficile, ne vous
occupez pas de vos sentiments, ne pensez pas Ă lâignoble calcul des hommes qui
ont un pied ici, un pied chez les Matifat, ne réfléchissez à rien : mariez-vous ! Pour
une fille, se marier, câest sâimposer Ă un homme qui prend lâengagement de la faire
vivre dans une position plus ou moins heureuse, mais oĂč la question matĂ©rielle est
assurĂ©e. Je connais le monde : jeunes filles, mamans et grandâmĂšres sont toutes
hypocrites en dĂ©manchant sur le sentiment quand il sâagit de mariage. Aucun ne
pense Ă autre chose quâĂ un bel Ă©tat. Quand sa fille est bien mariĂ©e, une mĂšre dit
quâelle a fait une excellente affaire. »Et Rastignac lui dĂ©veloppa sa thĂ©orie sur le
mariage, qui, selon lui, est une société de commerce instituée pour supporter la
vie. « Je ne vous demande point votre secret, dit-il en terminant à Malvina, je le
sais. Les hommes se disent tout entre eux, comme vous autres quand vous sortez
aprĂšs le dĂźner. Eh ! bien, voici mon dernier mot : mariez-vous. Si vous ne vous mariez
pas, souvenez-vous queje vous ai suppliée ici, ce soir, de vous marier ! »Rastignac
parlait avec un certain accent qui commandait, non pas lâattention, mais
la réflexion. Son insistance était de nature à surprendre. Malvina fut alors si bien
frappĂ©e au vif de lâintelligence, lĂ oĂč Rastignac avait voulu lâatteindre, quâelle y
songeait encore le lendemain, et cherchait inutilement la cause de cet avis.
-Je ne vois, dans toutes ces toupies que tu lances, rien qui ressemble Ă lâorigine
de la fortune de Rastignac, et tu nous prends pour des Matifat multipliés par six
bouteilles de vin de Champagne, sâĂ©cria Couture.
-Nous y sommes, sâĂ©cria Bixiou. Vous avez suivi le cours de tous les petits ruisseaux
qui ont fait les quarante mille livres de rente auxquelles tant de gens portent
envie ! Rastignac tenait alors entre ses mains le fil de toutes ces existences.
-Desroches, les Matifat, Beaudenord, les dâAldrigger, dâAiglemont.
-Et de cent autres !... dit Bixiou.
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-Voyons ! comment ? sâĂ©cria Finot. Je sais bien des choses, et je nâentrevois pas
le mot de cette Ă©nigme.
-Blondet vous a dit en gros les deux premiĂšres liquidations de Nucingen, voici
la troisiÚme en détail, reprit Bixiou. DÚs la paix de 1815, Nucingen avait compris
ce que nous ne comprenons quâaujourdâhui : que lâargent nâest une puissance que
quand il est en quantités disproportionnées. Il jalousait secrÚtement les frÚres
Rostchild. Il possédait cinq millions, il en voulait dix ! Avec dix millions, il savait
pouvoir en gagner trente, et nâen aurait eu que quinze avec cinq. Il avait donc rĂ©solu
dâopĂ©rer une troisiĂšme liquidation ! Ce grand homme songeait alors Ă payer
ses créanciers avec des valeurs fictives, en gardant leur argent. Sur la place, une
conception de ce genre ne se présente pas sous une expression si mathématique.
Une pareille liquidation consiste Ă donner un petit pĂątĂ© pour un louis dâor Ă de
grands enfants qui, comme les petits enfants dâautrefois, prĂ©fĂšrent le pĂątĂ© Ă la
piĂšce, sans savoir quâavec la piĂšce ils peuvent avoir deux cents pĂątĂ©s.
-Quâest-ce que tu dis donc lĂ , Bixiou ? sâĂ©cria Couture, mais rien nâest plus loyal,
il ne se passe pas de semaine aujourdâhui que lâon ne prĂ©sente des pĂątĂ©s au public
en lui demandant un louis. Mais le public est-il forcĂ© de donner son argent ? nâat-
il pas le droit de sâĂ©clairer ? -Vous lâaimeriez mieux contraint dâĂȘtre actionnaire,
dit Blondet.
-Non, dit Finot, oĂč serait le talent ?
-Câest bien fort pour Finot, dit Bixiou.
-Qui lui a donné ce mot-là , demanda Couture.
-Enfin, reprit Bixiou, Nucingen avait eu deux fois le bonheur de donner, sans
le vouloir, un pĂątĂ© qui sâĂ©tait trouvĂ© valoir plus quâil nâavait reçu. Ce malheureux
bonheur lui causait des remords. De pareils bonheurs finissent par tuer un homme.
Il attendait depuis dix ans lâoccasion de ne plus se tromper, de crĂ©er des valeurs
qui auraient lâair de valoir quelque chose et qui...
-Mais, dit Couture, en expliquant ainsi la Banque, aucun commerce nâest possible.
Plus dâun loyal banquier a persuadĂ©, sous lâapprobation dâun loyal Gouvernement,
aux plus fins boursiers de prendre des fonds qui devaient, dans un temps
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donnĂ©, se trouver dĂ©prĂ©ciĂ©s. Vous avez vu mieux que cela ! Nâa-t-on pas Ă©mis, toujours
avec lâaveu, avec lâappui des Gouvernements, des valeurs pour payer les intĂ©rĂȘts
de certains fonds, afin dâen maintenir le cours et pouvoir sâen dĂ©faire. Ces
opĂ©rations ont plus ou moins dâanalogie avec la liquidation Ă la Nucingen.
-En petit, dit Blondet, lâaffaire peut paraĂźtre singuliĂšre ; mais en grand, câest de
la haute finance. Il y a des actes arbitraires qui sont criminels dâindividu Ă individu,
lesquels arrivent Ă rien quand ils sont Ă©tendus Ă une multitude quelconque,
comme une goutte dâacide prussique devient innocente dans un baquet dâeau.
Vous tuez un homme, on vous guillotine. Mais avec une conviction gouvernementale
quelconque, vous tuez cinq cents hommes, on respecte le crime politique.
Vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, vous allez au Bagne. Mais avec
le piment dâun gain Ă faire habilement mis dans la gueule de mille boursiers, vous
les forcez à prendre les rentes de je ne sais quelle république ou monarchie en
faillite, Ă©mises, comme dit Couture, pour payer les intĂ©rĂȘts de ces mĂȘmes rentes :
personne ne peut se plaindre. VoilĂ les vrais principes de lâĂąge dâor oĂč nous vivons
!
-La mise en scĂšne dâune machine si vaste, reprit Bixiou, exigeait bien des polichinelles.
Dâabord la maison Nucingen avait sciemment et Ă dessein employĂ©
ses cinq millions dans une affaire en Amérique, dont les profits avaient été calculés
de maniĂšre Ă revenir trop tard. Elle sâĂ©tait dĂ©garnie avec prĂ©mĂ©ditation. Touteliquidation
doit ĂȘtre motivĂ©e. La maison possĂ©dait en fonds particuliers et en
valeurs Ă©mises environ six millions. Parmi les fonds particuliers se trouvaient les
trois cent mille de la baronne dâAldrigger, les quatre cent mille de Beaudenord,
un million Ă dâAiglemont, trois cent mille Ă Matifat, un demi-million Ă Charles
Grandet, le mari de mademoiselle dâAubrion, etc. En crĂ©ant lui-mĂȘme une entreprise
industrielle par actions, avec lesquelles il se proposait de désintéresser ses
créanciers au moyen de manoeuvres plus ou moins habiles, Nucingen aurait pu
ĂȘtre suspectĂ©, mais il sây prit avec plus de finesse : il fit crĂ©er par un autre !... cette
machine destinée à jouer le rÎle du Mississipi du systÚme de Law. Le propre de
Nucingen est de faire servir les plus habiles gens de la place Ă ses projets, sans les
leur communiquer. Nucingen laissa donc Ă©chapper devant du Tillet lâidĂ©e pyramidale
et victorieuse de combiner une entreprise par actions en constituant un
capital assez fort pour pouvoir servir de trĂšs-gros intĂ©rĂȘts aux actionnaires pendant
les premiers temps. EssayĂ©e pour la premiĂšre fois, en un moment oĂč des
capitaux niais abondaient, cette combinaison devait produire une hausse sur les
actions, et par conséquent un bénéfice pour le banquier qui les émettrait. Songez
que ceci est du 1826. Quoique frappĂ© de cette idĂ©e, aussi fĂ©conde quâingĂ©nieuse,
du Tillet pensa naturellement que si lâentreprise ne rĂ©ussissait pas, il y aurait un
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blùme quelconque. Aussi suggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de
cette machine commerciale. Vous connaissez aujourdâhui le secret de la maison
Claparon fondée par du Tillet, une de ses plus belles inventions !...
-Oui, dit Blondet, lâĂ©diteur responsable en finance, lâagent provocateur, le bouc
Ă©missaire ; mais aujourdâhui nous sommes plus forts, nous menons : Sâadresser
Ă lâadministration de la chose, telle rue, tel numĂ©ro, oĂč le public trouve des employĂ©s
en casquettes vertes, jolis comme des recors.
-Nucingen avait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, reprit
Bixiou. On pouvait jeter sans crainte sur quelques places un million de papier Claparon.
Du Tillet proposa donc de mettre sa maison Claparon en avant. Adopté. En
1825, lâActionnaire nâĂ©tait pas gĂątĂ© dans les conceptions industrielles. Le fonds de
roulement Ă©tait inconnu ! Les GĂ©rants ne sâobligeaient pas Ă ne point Ă©mettre leurs
actions bénéficiaires, ils ne déposaient rien à la Banque, ils ne garantissaient rien.
On ne daignait pas expliquerla commandite en disant Ă lâActionnaire quâon avait
la bontĂ© de ne pas lui demander plus de mille, de cinq cents, ou mĂȘme de deux
cent cinquante francs ! On ne publiait pas que lâexpĂ©rience in aere publico ne durerait
que sept ans, cinq ans, ou mĂȘme trois ans, et quâainsi le dĂ©noĂ»ment ne se
ferait pas long-temps attendre. CâĂ©tait lâenfance de lâart ! On nâavait mĂȘme pas fait
intervenir la publicité de ces gigantesques annonces par lesquelles on stimule les
imaginations, en demandant de lâargent Ă tout monde...
-Cela arrive quand personne nâen veut donner, dit Couture.
-Enfin la concurrence dans ces sortes dâentreprises nâexistait pas, reprit Bixiou.
Les fabricants de papier mĂąchĂ©, dâimpressions sur indiennes, les lamineurs de
zinc, les Théùtres, les Journaux ne se ruaient pas comme des chiens à la curée
de lâactionnaire expirant. Les belles affaires par actions, comme dit Couture, si
naïvement publiées, appuyées par des rapports de gens experts (les princes de
la science !...) se traitaient honteusement dans le silence et dans lâombre de la
Bourse. Les Loups-Cerviers exĂ©cutaient, financiĂšrement parlant, lâair de la calomnie
du Barbier de Séville. Ils allaient piano, piano, procédant par de légers cancans,
sur la bontĂ© de lâaffaire, dits dâoreille Ă oreille. Ils nâexploitaient le patient, lâactionnaire,
quâĂ domicile, Ă la Bourse, ou dans le monde, par cette rumeur habilement
crĂ©Ă©e et qui grandissait jusquâau tutti dâune Cote Ă quatre chiffres....
-Mais, quoique nous soyons entre nous et que nous puissions tout dire, je reviens
lĂ -dessus, dit Couture.
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-Vous ĂȘtes orfĂšvre, monsieur Josse ? dit Finot.
-Finot restera classique, constitutionnel et perruque, dit Blondet.
-Oui, je suis orfĂšvre, reprit Couture pour le compte de qui CĂ©rizet venait dâĂȘtre
condamné en Police Correctionnelle. Je soutiens que la nouvelle méthode est infiniment
moins traĂźtresse, plus loyale, moins assassine que lâancienne. La publicitĂ©
permet la rĂ©flexion et lâexamen. Si quelque actionnaire est gobĂ©, il est venu de
propos dĂ©libĂ©rĂ©, on ne lui a pas vendu chat en poche. LâIndustrie...
-Allons, voilĂ lâIndustrie ! sâĂ©cria Bixiou.
-LâIndustrie y gagne, dit Couture sans prendre garde Ă lâinterruption. Tout Gouvernement
qui se mĂȘle du Commerce et ne le laisse pas libre, entreprend une coĂ»teuse
sottise : il arrive ou auMaximum ou au Monopole. Selon moi, rien nâest plus
conforme aux principes sur la liberté du commerce que les Sociétés par actions !
Y toucher, câest vouloir rĂ©pondre du capital et des bĂ©nĂ©fices ce qui est stupide.
En toute affaire, les bĂ©nĂ©fices sont en proportion avec les risques ! Quâimporte Ă
lâEtat la maniĂšre dont sâobtient le mouvement rotatoire de lâargent, pourvu quâil
soit dans une activitĂ© perpĂ©tuelle ! Quâimporte qui est riche, qui est pauvre, sâil
y a toujours la mĂȘme quantitĂ© de riches imposables ? Dâailleurs, voilĂ vingt ans
que les Sociétés par actions, les commandites, primes sous toutes les formes, sont
en usage dans le pays le plus commercial du monde, en Angleterre, oĂč tout se
conteste, oĂč les Chambres pondent mille ou douze cents lois par session, et oĂč
jamais un membre du Parlement ne sâest levĂ© pour parler contre la mĂ©thode...
-Curative des coffres pleins, et par les végétaux ! dit Bixiou, les carottes !
-Voyons ? dit Couture enflammé. Vous avez dix mille francs, vous prenez dix actions
de chacune mille dans dix entreprises diffĂ©rentes. Vous ĂȘtes volĂ© neuf fois...
(Cela nâest pas ! le public est plus fort que qui que ce soit ! mais je le suppose)
une seule affaire rĂ©ussit ! (par hasard ! -Dâaccord ! -On ne lâa pas fait exprĂšs ! Allez
! blaguez ? ) Eh ! bien, le ponte assez sage pour diviser ainsi ses masses, rencontre
un superbe placement, comme lâont trouvĂ© ceux qui ont pris les actions
des mines de Wortschin. Messieurs, avouons entre nous que les gens qui crient
sont des hypocrites au dĂ©sespoir de nâavoir ni lâidĂ©e dâune affaire, ni la puissance
de la proclamer, ni lâadresse de lâexploiter. La preuve ne se fera pas attendre. Avant
peu vous verrez lâAristocratie, les gens de cour, les MinistĂ©riels descendant en colonnes
serrées dans la Spéculation, et avançant des mains plus crochues et trou
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vant des idées plus tortueuses que les nÎtres, sans avoir notre supériorité. Quelle
tĂȘte il faut pour fonder une affaire Ă une Ă©poque oĂč lâaviditĂ© de lâactionnaire est
Ă©gale Ă celle de lâinventeur ? Quel grand magnĂ©tiseur doit ĂȘtre lâhomme qui crĂ©e
un Claparon, qui trouve des expédients nouveaux ! Savez-vous la morale de ceci ?
Notre temps vaut mieux que nous ! nous vivons Ă une Ă©poque dâaviditĂ© oĂč lâon
ne sâinquiĂšte pas de la valeur de la chose, si lâon peut y gagner en la repassant au
voisin : on la repasse au voisin parce que lâaviditĂ© de lâActionnaire qui croit Ă un
gain, est Ă©gale Ă celle du Fondateur qui le lui propose ! -Est-il beau, Couture, est-il
beau ! dit Bixiou Ă Blondet, il va demander quâon lui Ă©lĂšve des statues comme Ă un
bienfaiteur de lâHumanitĂ©.
-Il faudrait lâamener Ă conclure que lâargent des sots est de droit divin le patrimoine
des gens dâesprit, dit Blondet.
-Messieurs, reprit Couture, rions ici pour tout le sérieux que nous garderons
ailleurs quand nous entendrons parler des respectables bĂȘtises que consacrent
les lois faites Ă lâimproviste.
-Il a raison. Quel temps, messieurs, dit Blondet, quâun temps oĂč dĂšs que le
feu de lâintelligence apparaĂźt, on lâĂ©teint vite par lâapplication dâune loi de circonstance.
Les lĂ©gislateurs, partis presque tous dâun petit arrondissement oĂč ils
ont étudié la société dans les journaux, renferment alors le feu dans la machine.
Quand la machine saute, arrivent les pleurs et les grincements de dents ! Un temps
oĂč il ne se fait que des lois fiscales et pĂ©nales ! Le grand mot de ce qui se passe, le
voulez-vous ? Il nây a plus de religion dans dâEtat !
-Ah ! dit Bixiou, bravo, Blondet ! tu as mis le doigt sur la plaie de la France, la
FiscalitĂ© qui a plus ĂŽtĂ© de conquĂȘtes Ă notre pays que les vexations de la guerre.
Dans le MinistĂšre oĂč jâai fait six ans de galĂšres, accouplĂ© avec des bourgeois, il y
avait un employé, homme de talent, qui avait résolu de changer tout le systÚme
des finances. Ah ! bien, nous lâavons joliment dĂ©gommĂ©. La France eĂ»t Ă©tĂ© trop
heureuse, elle se serait amusĂ©e Ă reconquĂ©rir lâEurope, et nous avons agi pour le
repos des nations : je lâai tuĂ© par une caricature !
-Quand je dis le mot religion, je nâentends pas dire une capucinade, jâentends
le mot en grand politique, reprit Blondet.
-Explique-toi, dit Finot.
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-Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la République
canonnĂ©e dans les rues, personne nâa dit la vĂ©ritĂ©. La RĂ©publique sâĂ©tait
emparĂ©e de lâĂ©meute comme un insurgĂ© sâempare dâun fusil. La vĂ©ritĂ©, je vous la
donne pour drĂŽle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans Ăąme,
qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans quâelle soit commandĂ©e et que le
paiement soit sĂ»r. Quand la commande sâarrĂȘte, lâouvrier meurt de faim, il gagne
à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. AprÚs la
révolution de juillet, la misÚre est arrivée à ce point que les CANUTS ont arboréle
drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait
dû étudier, elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bùtir
des théùtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains
ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les Canuts qui se sont
battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentrĂ© dans lâordre,
et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-lĂ , rendant en Ă©toffe la soie
quâon lui pesait en bottes, a mis la probitĂ© Ă la porte en songeant que les nĂ©gociants
le victimaient, et a mis de lâhuile Ă ses doigts : il a rendu poids pour poids,
mais il a vendu la soie reprĂ©sentĂ©e par lâhuile, et le commerce des soieries françaises
a Ă©tĂ© infestĂ© dâĂ©toffes graissĂ©es, ce qui aurait pu entraĂźner la perte de Lyon
et celle dâune branche de commerce français. Les fabricants et le gouvernement,
au lieu de supprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer
le mal par un violent topique. Il fallait envoyer Ă Lyon un homme habile, un
de ces gens quâon appelle immoraux, un abbĂ© Terray, mais lâon a vu le cĂŽtĂ© militaire
! Les troubles ont donc produit les gros de Naples Ă quarante sous lâaune.
Ces gros de Naples sont aujourdâhui vendus, on peut le dire, et les fabricants ont
sans doute inventé je ne sais quel moyen de contrÎle. Ce systÚme de fabrication
sans prĂ©voyance devait arriver dans un pays oĂč RICHARD LENOIR, un des plus
grands citoyens que la France ait eus, sâest ruinĂ© pour avoir fait travailler six mille
ouvriers sans commande, les avoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez
stupides pour le laisser succomber à la révolution que 1814 a faite dans le pris des
tissus. VoilĂ le seul cas oĂč le nĂ©gociant mĂ©rite une statue. Eh ! bien, cet homme est
aujourdâhui lâobjet dâune souscription sans souscripteurs, tandis que lâon a donnĂ©
un million aux enfants du général Foy. Lyon est conséquent : il connaßt la France,
elle est sans aucun sentiment religieux. Lâhistoire de Richard Lenoir est une de ces
fautes que FouchĂ© trouvait pire quâun crime.
-Si dans la maniÚre dont les affaires se présentent, reprit Couture en se remettant
au point oĂč il Ă©tait avant lâinterruption, il y a une teinte de charlatanisme, mot
devenu flĂ©trissant et mis Ă cheval sur le mur mitoyen du juste et de lâinjuste, car
je demande oĂč commence, oĂč finit le charlatanisme, ce quâest le charlatanisme ?
Faites moi lâamitiĂ© de me dire qui nâest pas charlatan ? Voyons ? un peu de bonne
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foi, lâingrĂ©dient social le plus rare ! Lecommerce qui consisterait Ă aller chercher
la nuit ce quâon vendrait dans la journĂ©e serait un non-sens. Un marchand dâallumettes
a lâinstinct de lâaccaparement. Accaparer la marchandise est la pensĂ©e du
boutiquier de la rue Saint-Denis dit le plus vertueux, comme de spéculateur dit
le plus effronté. Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité de rendre. Pour
vendre, il faut allumer le chaland, de lĂ lâenseigne du Moyen-Age et aujourdâhui
le Prospectus ! Entre appeler la pratique et la forcer dâentrer, de consommer, je ne
vois pas la diffĂ©rence dâun cheveu ! Il peut arriver, il doit arriver, il arrive souvent
que des marchands attrapent des marchandises avariées, car le vendeur trompe
incessamment lâacheteur. Eh ! bien, consultez les plus honnĂȘtes gens de Paris, les
notables commerçants enfin ?... tous vous raconteront triomphalement la rouerie
quâils ont alors inventĂ©e pour Ă©couler leur marchandise quand on la leur avait
vendue mauvaise. La fameuse maison Minard a commencé par des rentes de ce
genre. La rue Saint-Denis ne vous vend quâune robe de soie graissĂ©e, elle ne peut
que cela. Les plus vertueux nĂ©gociants vous disent de lâair le plus candide ce mot
de lâimprobitĂ© la plus effrĂ©nĂ©e : On se tire dâune mauvaise affaire comme on peut.
Blondet vous a fait voir les affaires de Lyon dans leurs causes et leurs suites ; moi,
je vais Ă lâapplication de ma thĂ©orie par une anecdote. Un ouvrier en laine, ambitieux
et criblĂ© dâenfants par une femme trop aimĂ©e, croit Ă la RĂ©publique. Mon
gars achÚte de la laine rouge, et fabrique ces casquettes en laine tricotée que vous
avez pu voir sur la tĂȘte de tous les gamins de Paris, et vous allez savoir pourquoi.
La RĂ©publique est vaincue. AprĂšs lâaffaire de Saint-MĂ©ry, les casquettes Ă©taient
invendables. Quand un ouvrier se trouve dans son ménage avec femme, enfants
et dix mille casquettes en laine rouge dont ne veulent plus les chapeliers dâaucun
bord, il lui passe par la tĂȘte autant dâidĂ©es quâil en peut venir Ă un banquier
bourrĂ© de dix millions dâactions Ă placer dans une affaire dont il se dĂ©fie. Savez-
vous ce quâa fait lâouvrier, ce Law faubourien, ce Nucingen des casquettes ? Il est
allĂ© trouver un dandy dâestaminet, un de ces farceurs qui font le dĂ©sespoir des
sergents-de-ville dans les bals champĂȘtres aux BarriĂšres, et lâa priĂ© de jouer le rĂŽle
dâun capitaine amĂ©ricain pacotilleur, logĂ© hĂŽtel Meurice, dâaller dĂ©sirer dix mille
casquettes en laine rouge, chez un riche chapelier qui en avait encore une dans
son Ă©talage. Le chapelier flaire une affaire avec lâAmĂ©rique, accourt chez lâouvrier,
et se rue au comptant sur les casquettes. Vous comprenez : plus de capitaine américain,
mais beaucoup de casquettes. Attaquer la liberté commerciale à cause de
ces inconvĂ©nients, ce serait attaquer la Justice sous prĂ©texte quâil y a des dĂ©lits
quâelle ne punit pas, ou accuser la SociĂ©tĂ© dâĂȘtre mal organisĂ©e Ă cause des malheurs
quâelle engendre ! Des casquettes et de la rue Saint-Denis, aux Actions et Ă
la Banque, concluez !
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-Couture, une couronne ! dit Blondet en lui mettant sa serviette tortillée sur
sa tĂȘte. Je vais plus loin, messieurs. Sâil y a vice dans la thĂ©orie actuelle, Ă qui la
faute ? à la Loi ! à la Loi prise dans son systÚme entier, à la législation ! à ces grands
hommes dâArrondissement que la Province envoie bouffis dâidĂ©es morales, idĂ©es
indispensables dans la conduite de la vie Ă moins de se battre avec la justice, mais
stupides dĂšs quâelles empĂȘchent un homme de sâĂ©lever Ă la hauteur oĂč doit se tenir
le législateur. Que les lois interdisent aux passions tel ou tel développement (le
jeu, la loterie, les Ninons de la borne, tout ce que vous voudrez), elles nâextirperont
jamais les passions. Tuer les passions, ce serait tuer la Société, qui, si elle ne
les engendre pas, du moins les développe. Ainsi vous entravez par des restrictions
lâenvie de jouer qui gĂźt au fond de tous les coeurs, chez la jeune fille, chez lâhomme
de province, comme chez le diplomate, car tout le monde souhaite une fortune
gratis, le Jeu sâexerce aussitĂŽt en dâautres sphĂšres. Vous supprimez stupidement la
Loterie, les cuisiniĂšres nâen volent pas moins leurs maĂźtres, elles portent leurs vols
Ă une Caisse dâEpargne, et la mise est pour elles de deux cent cinquante francs
au lieu dâĂȘtre de quarante sous, car les actions industrielles, les commandites, deviennent
la Loterie, le Jeu sans tapis, mais avec un rùteau invisible et un refait calculé.
Les Jeux sont fermĂ©s, la Loterie nâexiste plus, voilĂ la France bien plus morale,
crient les imbĂ©ciles, comme sâils avaient supprimĂ© les pontes ! on joue toujours !
seulement le bĂ©nĂ©fice nâest plus Ă lâEtat, qui remplace un impĂŽt payĂ© avec plaisir
par un impĂŽt gĂȘnant, sans diminuer les suicides, car le joueur ne meurt pas,
mais bien sa victime ! Je ne vous parle pas des capitaux Ă lâĂ©tranger, perdus pour la
France, ni des loteries de Francfort, contre le colportage desquelles la Convention
avait dĂ©cernĂ© la peine de mort, et auquel se livraient les procureurs-syndics ! VoilĂ
le sens de la niaise philanthropie de notre lĂ©gislateur. Lâencouragement donnĂ© aux
Caisses dâEpargne est une grosse sottise politique.Supposez une inquiĂ©tude quelconque
sur la marche des affaires, le gouvernement aura crĂ©Ă© la queue de lâargent,
comme on a crée dans la Révolution la queue du pain. Autant de caisses, autant
dâĂ©meutes. Si dans un coin trois gamins arborent un seul drapeau, voilĂ une rĂ©volution.
Un grand politique doit ĂȘtre un scĂ©lĂ©rat abstrait, sans quoi les SociĂ©tĂ©s
sont mal menĂ©es. Un politique honnĂȘte homme est une machine Ă vapeur qui
sentirait, ou un pilote qui ferait lâamour en tenant la barre : le bateau sombre. Un
premier ministre qui prend cent millions et qui rend la France grande et heureuse,
nâest-il pas prĂ©fĂ©rable Ă un ministre enterrĂ© aux frais de lâEtat, mais qui a ruinĂ© son
pays ? Entre Richelieu, Mazarin, Potemkin, riches tous trois Ă chaque Ă©poque de
trois cents millions, et le vertueux Robert Lindet qui nâa su tirer parti ni des assignats,
ni des Biens Nationaux, ou les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI,
hésiteriez-vous ? Va ton train, Bixiou.
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-Je ne vous expliquerai pas, reprit Bixiou, la nature de lâentreprise inventĂ©e par
le gĂ©nie financier de Nucingen, ce serait dâautant plus inconvenant quâelle existe
encore aujourdâhui, ses actions sont cotĂ©es Ă la Bourse ; les combinaisons Ă©taient
si rĂ©elles, lâobjet de lâentreprise si vivace, que, crĂ©Ă©es au capital nominal de mille
francs, Ă©tablies par une Ordonnance royale, descendues Ă trois cents francs, elles
ont remonté à sept cents francs, et arriveront au pair aprÚs avoir traversé les orages
des années 27, 30 et 32. La crise financiÚre de 1827 les fit fléchir, la Révolution de
Juillet les abattit, mais lâaffaire a des rĂ©alitĂ©s dans le ventre (Nucingen ne saurait
inventer une mauvaise affaire). Enfin, comme plusieurs maisons de banque du
premier ordre y ont participĂ©, il ne serait pas parlementaire dâentrer dans plus
de détails. Le capital nominal fut de dix millions, capital réel sept, trois millions
appartenaient aux fondateurs et aux banquiers charges de lâĂ©mission des actions.
Tout fut calculĂ© pour faire arriver dans les six premiers mois lâaction Ă gagner deux
cents francs, par la distribution dâun faux dividende. Donc vingt pour cent sur
dix millions. LâintĂ©rĂȘt de du Tillet fut de cinq cent mille francs. Dans le vocabulaire
financier, ce gĂąteau sâappelle part Ă goinfre ! Nucingen se proposait dâopĂ©rer
avec ses millions faits dâune main de papier rose Ă lâaide dâune pierre lithographique,
de jolies petites actions à placer, précieusement conservées dans son cabinet.
Les actions rĂ©elles allaient servir Ă fonder lâaffaire, acheter un magnifique
hÎtel et commencer lesopérations. Nucingen se trouvait encore des actions dans
je ne sais quelles mines de plomb argentifĂšre, dans des mines de houille et dans
deux canaux, actions bénéficiaires accordées pour la mise en scÚne de ces quatre
entreprises en pleine activité, supérieurement montées et en faveur, au moyen du
dividende pris sur le capital. Nucingen pouvait compter sur un agio si les actions
montaient, mais le baron le nĂ©gligea dans ses calculs, il le laissait Ă fleur dâeau,
sur la place, afin dâattirer les poissons ! Il avait donc massĂ© ses valeurs, comme
Napoléon massait ses troupiers, afin de liquider durant la crise qui se dessinait et
qui rĂ©volutionna, en 26 et 27, les places europĂ©ennes. Sâil avait eu son prince de
Wagram, il aurait pu dire comme Napoléon du haut du Santon : Examinez bien la
place, tel jour, à telle heure, il y aura là des fonds répandus ! Mais à qui pouvait-il
se confier ? Du Tillet ne soupçonna pas son compérage involontaire. Les deux premiÚres
liquidations avaient dĂ©montrĂ© Ă notre puissant baron la nĂ©cessitĂ© de sâattacher
un homme qui pût lui servir de piston pour agir sur le créancier. Nucingen
nâavait point de neveu, nâosait prendre de confident, il lui fallait un homme dĂ©vouĂ©,
un Claparon intelligent, doué de bonnes maniÚres, un véritable diplomate,
un homme digne dâĂȘtre ministre et digne de lui. Pareilles liaisons ne se forment
ni en un jour, ni en un an. Rastignac avait alors été si bien entortillé par le baron
que, comme le prince de la Paix, qui était autant aimé par le roi que par la
reine dâEspagne, il croyait avoir conquis dans Nucingen une prĂ©cieuse dupe. AprĂšs
avoir ri dâun homme dont la portĂ©e lui fut long-temps inconnue, il avait fini par
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lui vouer un culte grave et sĂ©rieux en reconnaissant en lui la force quâil croyait
posséder seul. DÚs son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société
tout entiĂšre. DĂšs 1820, il pensait, comme le baron, quâil nây a que des apparences
dâhonnĂȘte homme, et il regardait le monde comme la rĂ©union de toutes les corruptions,
de toutes les friponneries. Sâil admettait des exceptions, il condamnait
la masse : il ne croyait Ă aucune vertu, mais Ă des circonstances oĂč lâhomme est
vertueux. Cette science fut lâaffaire dâun moment ; elle fut acquise au sommet du
PĂšre-Lachaise, le jour oĂč il y conduisait un pauvre honnĂȘte homme, le pĂšre de sa
Delphine, mort la dupe de notre société, des sentiments les plus vrais, et abandonné
par ses filles et par ses gendres. Il rĂ©solut de jouer tout ce monde, et de sây
tenir en grand costume de vertu, deprobitĂ©, de belles maniĂšres. LâEgoĂŻsme arma
de pied en cap ce jeune noble. Quand le gars trouva Nucingen revĂȘtu de la mĂȘme
armure, il lâestima comme au Moyen-Age, dans un tournoi, un chevalier damasquinĂ©
de la tĂȘte aux pieds, montĂ© sur un barbe, eĂ»t estimĂ© son adversaire houzĂ©,
montĂ© comme lui. Mais il sâamollit pendant quelque temps dans les dĂ©lices de Capoue.
LâamitiĂ© dâune femme comme la baronne de Nucingen est de nature Ă faire
abjurer tout égoïsme. AprÚs avoir été trompée une premiÚre fois dans ses affections
en rencontrant une mécanique de Birmingham, comme était feu de Marsay,
Delphine dut Ă©prouver, pour un homme jeune et plein des religions de la province,
un attachement sans bornes. Cette tendresse a réagi sur Rastignac. Quand
Nucingen eut passĂ© Ă lâami de sa femme le harnais que tout exploitant met Ă son
exploitĂ©, ce qui arriva prĂ©cisĂ©ment au moment oĂč il mĂ©ditait sa troisiĂšme liquidation,
il lui confia sa position, en lui montrant comme une obligation de son
intimité, comme une réparation, le rÎle de compÚre à prendre et à jouer. Le baron
jugea dangereux dâinitier son collaborateur conjugal Ă son plan. Rastignac crut Ă
un malheur, et le baron lui laissa croire quâil sauvait la boutique. Mais quand un
Ă©cheveau a tant de fils, il sây fait des noeuds. Rastignac trembla pour la fortune
de Delphine : il stipula lâindĂ©pendance de la baronne, en exigeant une sĂ©paration
de biens, en se jurant Ă lui-mĂȘme de solder son compte avec elle en lui triplant sa
fortune. Comme EugĂšne ne parlait pas de lui-mĂȘme, Nucingen le supplia dâaccepter,
en cas de réussite complÚte, vingt-cinq actions de mille francs chacune dans
les mines de plomb argentifĂšre, que Rastignac prit pour ne pas lâoffenser ! Nucingen
avait serinĂ© Rastignac la veille de la soirĂ©e oĂč notre ami disait Ă Malvina de se
marier. A lâaspect des cent familles heureuses qui allaient et venaient dans Paris,
tranquilles sur leur fortune, les Godefroid de Beaudenord, les dâAldrigger, les dâAiglemont,
etc., il prit à Rastignac un frisson comme à un jeune général qui pour
la premiÚre fois contemple une armée avant la bataille. La pauvre petite Isaure
et Godefroid, jouant Ă lâamour, ne reprĂ©sentaient-ils pas Acis et GalathĂ©e sous le
rocher que le gros PolyphĂšme va faire tomber sur eux ?...
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-Ce singe de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent.
-Ah ! je ne marivaude donc plus, dit Bixiou jouissant de son succĂšs et regardant
ses auditeurs surpris. -Depuis deux mois, reprit-il aprĂšs cette interruption, Gode-
froid se livrait Ă tous les petits bonheurs dâun homme qui se marie. On ressemble
alors Ă ces oiseaux qui font leurs nids au printemps, vont et viennent, ramassent
des brins de paille, les portent dans leur bec, et cotonnent le domicile de leurs
oeufs. Le futur dâIsaure avait louĂ© rue de la Planche un petit hĂŽtel de mille Ă©cus,
commode, convenable, ni trop grand, ni trop petit. Il allait tous les matins voir les
ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. Il y avait introduit le comfort, la
seule bonne chose quâil y ait en Angleterre : calorifĂšre pour maintenir une tempĂ©rature
égale dans la maison ; mobilier bien choisi, ni trop brillant, ni trop élégant
; couleurs fraĂźches et douces Ă lâoeil, stores intĂ©rieurs et extĂ©rieurs Ă toutes
les croisĂ©es ; argenterie, voitures neuves. Il avait fait arranger lâĂ©curie, la sellerie,
les remises oĂč Toby, Joby, Paddy se dĂ©menait et frĂ©tillait comme une marmotte
dĂ©chaĂźnĂ©e, en paraissant trĂšs-heureux de savoir quâil y aurait des femmes au logis
et une lady ! Cette passion de lâhomme qui se met en mĂ©nage, qui choisit des
pendules, qui vient chez sa future les poches pleines dâĂ©chantillons dâĂ©toffes, la
consulte sur lâameublement de la chambre Ă coucher, qui va, vient, trotte, quand
il va, vient et trotte animĂ© par lâamour, est une des choses qui rĂ©jouissent le plus un
coeur honnĂȘte et surtout les fournisseurs. Et comme rien ne plaĂźt plus au monde
que le mariage dâun joli jeune homme de vingt-sept ans avec une charmante personne
de vingt ans qui danse bien, Godefroid, embarrassé pour la corbeille, invita
Rastignac et madame de Nucingen à déjeuner, pour les consulter sur cette affaire
majeure. Il eut lâexcellente idĂ©e de prier son cousin dâAiglemont et sa femme, ainsi
que madame de Serisy. Les femmes du monde aiment assez Ă se dissiper une fois
par hasard chez les garçons, à y déjeuner.
-Câest leur Ă©cole buissonniĂšre, dit Blondet.
-On devait aller voir rue de la Planche le petit hĂŽtel des futurs Ă©poux, reprit
Bixiou. Les femmes sont pour ces petites expéditions comme les ogres pour la
chair fraĂźche, elles rafraĂźchissent leur prĂ©sent de cette jeune joie qui nâest pas encore
flĂ©trie par la jouissance. Le couvert fut mis dans le petit salon qui, pour lâenterrement
de la vie de garçon, fut paré comme un cheval de cortége. Le déjeuner
fut commandĂ© de maniĂšre Ă offrir ces jolis petits plats que les femmes aiment Ă
manger, croquer, sucer le matin, temps oĂč elles ont un effroyable appĂ©tit, sans
vouloir lâavouer, caril semble quâelles se compromettent en disant : Jâai faim ! -Et
pourquoi tout seul, dit Godefroid en voyant arriver Rastignac. -Madame de Nucingen
est triste, je te conterai tout cela, répondit Rastignac qui avait une tenue
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dâhomme contrariĂ©. -De la brouille ?... sâĂ©cria Godefroid. -Non, dit Rastignac. A
quatre heures, les femmes envolées au bois de Boulogne, Rastignac resta dans le
salon, et il regarda mĂ©lancoliquement par la fenĂȘtre Toby, Joby, Paddy, qui se tenait
audacieusement devant le cheval attelé au tilbury, les bras croisés comme
Napoléon, il ne pouvait pas le tenir en bride autrement que par sa voix clairette,
et le cheval craignait Joby, Toby. -HĂ© ! bien, quâas-tu, mon cher ami, dit Godefroid
Ă Rastignac, tu es sombre, inquiet, ta gaietĂ© nâest pas franche. Le bonheur incomplet
te tiraille lâĂąme ! Il est en effet bien triste de ne pas ĂȘtre mariĂ© Ă la Mairie et
Ă lâEglise avec la femme que lâon aime. -As-tu du courage, mon cher, pour entendre
ce que jâai Ă te dire, et sauras tu reconnaĂźtre Ă quel point il faut sâattacher
Ă quelquâun pour commettre lâindiscrĂ©tion dont je vais me rendre coupable ? lui
dit Rastignac de ce ton qui ressemble Ă un coup de fouet. -Quoi, dit Godefroid en
pĂąlissant. -JâĂ©tais triste de ta joie, et je nâai pas le coeur, en voyant tous ces apprĂȘts,
ce bonheur en fleur, de garder un secret pareil. -Dis donc en trois mots. -Jure-moi
sur lâhonneur que tu seras en ceci muet comme une tombe. -Comme une tombe.
-Que si lâun de tes proches Ă©tait intĂ©ressĂ© dans ce secret, il ne le saurait pas. -Pas.
-HĂ© ! bien, Nucingen est parti cette nuit pour Bruxelles, il faut dĂ©poser si lâon ne
peut pas liquider. Delphine vient de demander ce matin mĂȘme au Palais sa sĂ©paration
de biens. Tu peux encore sauver ta fortune. -Comment ? dit Godefroid en
se sentant un sang de glace dans les veines. -Ecris tout simplement au baron de
Nucingen une lettre antidatĂ©e de quinze jours, par laquelle tu lui donnes lâordre
de tâemployer tous tes fonds en actions (et il lui nomma la sociĂ©tĂ© Claparon). Tu
as quinze jours, un mois, trois mois peut-ĂȘtre pour les vendre au-dessus du prix
actuel, elles gagneront encore. -Mais dâAiglemont qui dĂ©jeunait avec nous, dâAiglemont
qui a chez Nucingen un million. -Ecoute, je ne sais pas sâil se trouve
assez de ces actions pour le couvrir, et puis, je ne suis pas son ami, je ne puis pas
trahir les secrets de Nucingen, tu ne dois pas lui en parler. Si tu dis un mot, tu
me réponds des conséquences. Godefroid resta pendant dix minutes dans la plus
parfaite immobilité. -Acceptes-tu, oui ou non, lui dit impitoyablement Rastignac.
Godefroid prit une plume et de lâencre, il Ă©crivit et signa la lettre que lui dicta Rastignac.
-Mon pauvre cousin ! sâĂ©cria-t-il. -Chacun pour soi, dit Rastignac. Et dâun
de chambré ! ajouta-t-il en quittant Godefroid. Pendant que Rastignac manoeuvrait
dans Paris, voilĂ quel aspect prĂ©sentait la Bourse. Jâai un ami de province,
une bĂȘte qui me demandait en passant Ă la Bourse, entre quatre et cinq heures,
pourquoi ce rassemblement de causeurs qui vont et viennent, ce quâils peuvent
se dire, et pourquoi se promener aprĂšs lâirrĂ©vocable fixation du cours des Effets
publics. ⠫ Mon ami, lui dis-je, ils ont mangé, ils digÚrent ; pendant la digestion,
ils font des cancans sur le voisin, sans cela pas de sĂ©curitĂ© commerciale Ă Paris. LĂ
se lancent les affaires, et il y a tel homme, Palma, par exemple, dont lâautoritĂ© est
semblable Ă celle dâArago Ă lâAcadĂ©mie royale des Sciences. Il dit que la spĂ©cula
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tion se fasse, et la spéculation est faite ! »
-Quel homme, messieurs, dit Blondet, que ce juif qui possĂšde une instruction
non pas universitaire, mais universelle. Chez lui, lâuniversalitĂ© nâexclut pas la profondeur
; ce quâil sait, il le sait Ă fond ; son gĂ©nie est intuitif en affaires ; câest le
grand-référendaire des loups-cerviers qui dominent la place de Paris, et qui ne
font une entreprise que quand Palma lâa examinĂ©e. Il est grave, il Ă©coute, il Ă©tudie,
il réfléchit, et dit à son interlocuteur qui, vu son attention, le croit empaumé : Cela
ne me va pas. Ce que je trouve de plus extraordinaire, câest quâaprĂšs avoir Ă©tĂ©
dix ans lâassociĂ© de Werbrust, il ne sâest jamais Ă©levĂ© de nuages entre eux.
-Ăa nâarrive quâentre gens trĂšs-forts et trĂšs-faibles ; tout ce qui est entre les deux
se dispute et ne tarde pas à se séparer ennemis, dit Couture.
-Vous comprenez, dit Bixiou, que Nucingen avait savemment et dâune main
habile, lancé sous les colonnes de la Bourse un petit obus qui éclata sur les quatre
heures. -Savez-vous une nouvelle grave, dit du Tillet Ă Werbrust en lâattirant dans
un coin, Nucingen est à Bruxelles, sa femme a présenté au Tribunal une demande
en séparation de biens. -Etes-vous son compÚre pour une liquidation ? dit Werbrust
en souriant. -Pas de bĂȘtises, Werbrust, dit du Tillet, vous connaissez les gens
qui ont de son papier, Ă©coutez-moi, nous avons une affaire Ă combiner. Les actions
de notre nouvelle société gagnent vingt pour cent, ellesgagneront vingt-cinq
fin du trimestre, vous savez pourquoi, on distribue un magnifique dividende. -Finaud,
dit Werbrust, allez, allez votre train, vous ĂȘtes un diable qui avez les griffes
longues, pointues, et vous les plongez dans du beurre. -Mais laissez-moi donc
dire, ou nous nâaurons pas le temps dâopĂ©rer. Je viens de trouver mon idĂ©e en apprenant
la nouvelle, et jâai positivement vu madame de Nucingen dans les larmes,
elle a peur pour sa fortune. -Pauvre petite ! dit Werbrust dâun air ironique. HĂ© !
bien ? reprit lâancien juif dâAlsace en interrogeant du Tillet qui se taisait. -HĂ© ! bien,
il y a chez moi mille actions de mille francs que Nucingen mâa remises Ă placer,
comprenez-vous ? -Bon ! -Achetons Ă dix, Ă vingt pour cent de remise, du papier
de la maison Nucingen pour un million, nous gagnerons une belle prime sur
ce million, car nous serons crĂ©anciers et dĂ©biteurs, la confusion sâopĂ©rera ! mais
agissons finement, les détenteurs pourraient croire que nous manoeuvrons dans
les intĂ©rĂȘts de Nucingen. Werbrust comprit alors le tour Ă faire et serra la main de
du Tillet en lui jetant le regard dâune femme qui fait une niche Ă sa voisine. -HĂ© !
bien, vous savez la nouvelle, leur dit Martin Falleix, la maison Nucingen suspend ?
-Bah ! rĂ©pondit Werbrust, nâĂ©bruitez donc pas cela, laissez les gens qui ont de son
papier faire leurs affaires. -Savez-vous la cause du désastre ?.. dit Claparon en intervenant.
-Toi, tu ne sais rien, lui dit du Tillet, il nây aura pas le moindre dĂ©sastre,
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il y aura un paiement intégral. Nucingen recommencera les affaires et trouvera
des fonds tant quâil en voudra chez moi. Je sais la cause de la suspension : il a
disposé de tous ses capitaux en faveur du Mexique qui lui retourne des métaux,
des canons espagnols si sottement fondus quâil sây trouve de lâor, des cloches, des
argenteries dâĂ©glise, toutes les dĂ©molitions de la monarchie espagnole dans les
Indes. Le retour de ces valeurs tarde. Le cher baron est gĂȘnĂ©, voilĂ tout. -Câest
vrai, dit Werbrust, je prends son papier Ă vingt pour cent dâescompte. La nouvelle
circula dÚs lors avec la rapidité du feu sur une meule de paille. Les choses
les plus contradictoires se disaient. Mais il y avait une telle confiance en la maison
Nucingen, toujours à cause des deux précédentes liquidations, que tout le
monde gardait le papier Nucingen. -Il faut que Palma nous donne un coup de
main, dit Werbrust. Palma Ă©tait lâoracle des Keller, gorgĂ©s de valeurs Nucingen.
Un mot dâalarme dit par lui suffisait. Werbrust obtint de Palma quâil sonnĂąt un
coup de cloche. Le lendemain, lâalarme rĂ©gnait Ă la Bourse. Les Keller conseillĂ©s
par Palma cĂ©dĂšrent leurs valeurs Ă dix pour cent de remise, et firent autoritĂ© Ă
la Bourse : on les savait trĂšs-fins. Taillefer donna dĂšs lors trois cent mille francs Ă
vingt pour cent, Martin Faleix deux cent mille Ă quinze pour cent. Gigonnet devina
le coup ! Il chauffa la panique afin de se procurer du papier Nucingen pour gagner
quelques deux ou trois pour cent en le cédant à Werbrust. Il avise, dans un coin
de la Bourse, le pauvre Matifat, qui avait trois cent mille francs chez Nucingen. Le
droguiste, pĂąle et blĂȘme, ne vit pas sans frĂ©mir le terrible Gigonnet, lâescompteur
de son ancien quartier, venant Ă lui pour le scier en deux. -Ăa va mal, la crise se
dessine, Nucingen arrange ! mais ça ne vous regarde pas, pĂšre Matifat, vous ĂȘtes
retiré des affaires. -Hé ! bien, vous vous trompez, Gigonnet, je suis pincé de trois
cent mille francs avec lesquels je voulais opĂ©rer sur les rentes dâEspagne. -Ils sont
sauvĂ©s, les rentes dâEspagne vous auraient tout dĂ©vorĂ©, tandis que je vous donnerai
quelque chose de votre compte chez Nucingen, comme cinquante pour cent.
-Jâaime mieux voir venir la liquidation, rĂ©pondit Matifat, jamais un banquier nâa
donnĂ© moins de cinquante pour cent. Ah ! sâil ne sâagissait que de dix pour cent
de perte, dit lâancien droguiste. -HĂ© ! bien, voulez-vous Ă quinze ? dit Gigonnet. Vous
me paraissez bien pressĂ©, dit Matifat. -Bonsoir, dit Gigonnet. -Voulez-vous Ă
douze ? -Soit, dit Gigonnet. Deux millions furent rachetés le soir et balancés chez
Nucingen par du Tillet, pour le compte de ces trois associés fortuits, qui le lendemain
touchĂšrent leur prime. La vieille, jolie, petite baronne dâAldrigger dĂ©jeunait
avec ses deux filles et Godefroid, lorsque Rastignac vint dâun air diplomatique engager
la conversation sur la crise financiĂšre. Le baron de Nucingen avait une vive
affection pour la famille dâAldrigger, il sâĂ©tait arrangĂ©, en cas de malheur, pour
couvrir le compte de la baronne par ses meilleures valeurs, des actions dans les
mines de plomb argentifÚre ; mais pour la sûreté de la baronne, elle devait le prier
dâemployer ainsi les fonds. -Ce pauvre Nucingen, dit la baronne, et que lui arrive
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t-il donc ? -Il est en Belgique, sa femme demande une séparation de biens ; mais
il est allé chercher des ressources chez des banquiers. -Mon Dieu, cela me rappelle
mon pauvre mari ! Cher monsieur de Rastignac, comme cela doit vous faire
mal, Ă vous si attachĂ© Ă cette maison-lĂ . -Pourvu que tous les indiffĂ©rents soient Ă
lâabri, ses amis seront rĂ©compensĂ©s plus tard, il sâen tirera, câest un homme habile.
-Un honnĂȘte homme, surtout, dit la baronne. Au bout dâun mois, la liquidation du
passif de la maison Nucingen était opérée, sans autres procédés que les lettres par
lesquelles chacun demandait lâemploi de son argent en valeurs dĂ©signĂ©es et sans
autres formalités de la part des maisons de banque que la remise des valeurs Nucingen
contre les actions qui prenaient faveur. Pendant que du Tillet, Werbrust,
Claparon, Gigonnet et quelques gens, qui se croyaient fins, faisaient revenir de
lâEtranger avec un pour cent de prime le papier de la maison Nucingen, car ils gagnaient
encore Ă lâĂ©changer contre les actions en hausse, la rumeur Ă©tait dâautant
plus grande sur la place de Paris, que personne nâavait plus rien Ă craindre. On babillait
sur Nucingen, on lâexaminait, on le jugeait, on trouvait moyen de le calomnier
! Son luxe, ses entreprises ! Quand un homme en fait autant, il se coule, etc.
Au plus fort de ce tutti, quelques personnes furent trÚs-étonnées de recevoir des
lettres de GenĂšve, de BĂąle, de Milan, de Naples, de GĂȘnes, de Marseille, de Londres,
dans lesquelles leurs correspondants annonçaient, non sans Ă©tonnement, quâon
leur offrait un pour cent de prime du papier de Nucingen de qui elles leur mandaient
la faillite. -Il se passe quelque chose, dirent les Loups-Cerviers. Le Tribunal
avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. La question
se compliqua bien plus encore : les journaux annoncĂšrent le retour de monsieur
le baron de Nucingen, lequel Ă©tait allĂ© sâentendre avec un cĂ©lĂšbre industriel de
la Belgique, pour lâexploitation dâanciennes mines de charbon de terre, alors en
souffrance, les fosses des bois de Bossut. Le baron reparut Ă la Bourse, sans seulement
prendre la peine de démentir les rumeurs calomnieuses qui avaient circulé
sur sa maison, il dédaigna de réclamer par la voie des journaux, il acheta pour
deux millions un magnifique domaine aux portes de Paris. Six semaines aprĂšs, le
journal de Bordeaux annonça lâentrĂ©e en riviĂšre de deux vaisseaux chargĂ©s, pour
le compte de la maison Nucingen, de métaux dont la valeur était de sept millions.
Palma, Werbrust et du Tillet comprirent que le tour Ă©tait fait, mais ils furent les
seuls Ă le comprendre. Ces Ă©coliers Ă©tudiĂšrent la mise en scĂšne de ce puff financier,
reconnurent quâil Ă©tait prĂ©parĂ© depuis onze mois, et proclamĂšrent Nucingen
le plus grand financier europĂ©en. Rastignacnây comprit rien, mais il y avait gagnĂ©
quatre cent mille francs que Nucingen lui avait laissé tondre sur les brebis parisiennes,
et avec lesquels il a dotĂ© ses deux soeurs. DâAiglemont, averti par son
cousin Baudenord, Ă©tait venu supplier Rastignac dâaccepter dix pour cent de son
million, sâil lui faisait obtenir lâemploi du million en actions sur un canal qui est
encore Ă faire, car Nucingen a si bien roulĂ© le Gouvernement dans cette affaire-lĂ
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que les concessionnaires du canal ont intĂ©rĂȘt Ă ne pas le finir. Charles Grandet a
implorĂ© lâamant de Delphine de lui faire Ă©changer son argent contre des actions.
Enfin, Rastignac a joué pendant dix jours le rÎle de Law supplié par les plus jolies
duchesses de leur donner des actions, et aujourdâhui le gars peut avoir quarante
mille livres de rente dont lâorigine vient des actions dans les mines de plomb argentifĂšre.
-Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? dit Finot.
-Conclusion, reprit Bixiou. AllĂ©chĂ©s par le pseudo-dividende quâils touchĂšrent
quelques mois aprĂšs lâĂ©change de leur argent contre les actions, le marquis dâAiglemont
et Beaudenord les gardĂšrent (je vous les pose pour tous les autres), ils
avaient trois pour cent de plus de leurs capitaux, ils chantĂšrent les louanges de
Nucingen, et le dĂ©fendirent au moment mĂȘme oĂč il fut soupçonnĂ© de suspendre
ses paiements. Godefroid épousa sa chÚre Isaure, et reçut pour cent mille francs
dâactions dans les mines. A lâoccasion de ce mariage, les Nucingen donnĂšrent un
bal dont la magnificence surpassa lâidĂ©e quâon sâen faisait. Delphine offrit Ă la
jeune mariée une charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune
fille, mais en femme heureuse. La petite baronne fut plus que jamais bergĂšre des
Alpes. Malvina, la femme dâAvez-vous vu dans Barcelone ? entendit au milieu de
ce bal du Tillet lui conseillant sĂšchement dâĂȘtre madame Desroches. Desroches,
chauffĂ© par les Nucingen, par Rastignac, essaya de traiter les affaires dâintĂ©rĂȘt ;
mais aux premiers mots dâactions des mines donnĂ©es en dot, il rompit, et se retourna
vers les Matifat. Rue du Cherche-Midi, lâavouĂ© trouva les damnĂ©es actions
sur les canaux que Gigonnet avait fourrĂ©es Ă Matifat au lieu de lui donner de lâargent.
Vois-tu Desroches rencontrant le rĂąteau de Nucingen sur les deux dots quâil
avait couchées en joue. Les catastrophes ne se firent pas attendre. La société Claparon
fit trop dâaffaires, il y eut engorgement, elle cessa de servir les intĂ©rĂȘts et
de donner des dividendes, quoique ses opérations fussent excellentes. Ce malheur
se combina avec les événements de1827. En 1829, Claparon était trop connu
pour ĂȘtre lâhomme de paille de ces deux colosses, et il roula de son piĂ©destal Ă
terre. De douze cent cinquante francs, les actions tombĂšrent Ă quatre cents francs,
quoiquâelles valussent intrinsĂšquement sis cents francs. Nucingen, qui connaissait
leur prix intrinsĂšque, racheta. La petite baronne dâAldrigger avait vendu ses
actions dans les mines qui ne rapportaient rien, et Godefroid vendit celles de sa
femme par la mĂȘme raison. De mĂȘme que la baronne, Beaudenord avait Ă©changĂ©
ses actions de mines contre les actions de ta société Claparon. Leurs dettes les forcÚrent
à vendre en pleine baisse. De ce qui leur représentait sept cent mille francs,
ils eurent deux cent trente mille francs. Ils firent leur lessive, et le reste fut prudemment
placé dans le trois pour cent à 75. Godefroid, si heureux garçon, sans soucis,
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qui nâavait quâĂ se laisser vivre, se vit chargĂ© dâune petite femme bĂȘte comme une
oie, incapable de supporter lâinfortune, car au bout de six mois il sâĂ©tait aperçu
du changement de lâobjet aimĂ© en volatile ; et, de plus, il est chargĂ© dâune belle-
mĂšre sans pain qui rĂȘve toilettes. Les deux familles se sont rĂ©unies pour pouvoir
exister. Godefroid fut obligĂ© dâen venir Ă faire agir toutes ses protections refroidies
pour avoir une place de mille Ă©cus au MinistĂšre des Finances. Les amis ?... aux
Eaux. Les parents ?... étonnés, promettant : « Comment, mon cher, mais comptez
sur moi ! Pauvre garçon ! »OubliĂ© net un quart dâheure aprĂšs. Beaudenord dut
sa place Ă lâinfluence de Nucingen et de Vandenesse. Ces gens si estimables et
si malheureux logent aujourdâhui, rue du Mont-Thabor, Ă un troisiĂšme Ă©tage au-
dessus de lâentresol. LâarriĂšre-petite perle des Adolphus, Malvina, ne possĂšde rien,
elle donne des leçons de piano pour ne pas ĂȘtre Ă charge Ă son beau-frĂšre. Noire,
grande, mince, sÚche, elle ressemble à une momie échappée de chez Passalacqua
qui court Ă pied dans Paris. En 1830, Beaudenord a perdu sa place, et sa femme
lui a donné un quatriÚme enfant. Huit maßtres et deux domestiques (Wirth et sa
femme) ! argent : huit mille livres de rentes. Les mines donnent aujourdâhui des
dividendes si considĂ©rables que lâaction de mille francs vaut mille francs de rente.
Rastignac et madame de Nucingen ont acheté les actions vendues par Godefroid
et par la baronne. Nucingen a été créé pair de France par la Révolution de Juillet,
et grand-officier de la LĂ©gion-dâHonneur. Quoiquâil nâait pas liquidĂ© aprĂšs 1830,
il a, dit-on, seize à dix-huit millions de fortune. Sûr des Ordonnances de juillet, il
avait vendutous ses fonds et replacé hardiment quand le trois pour cent fut à 45,
il a fait croire au ChĂąteau que câĂ©tait par dĂ©vouement, et il a dans ce temps avalĂ©,
de concert avec du Tillet, trois millions Ă ce grand drĂŽle de Philippe Bridau ! DerniĂšrement,
en passant rue de Rivoli pour aller au bois de Boulogne, notre baron
aperçut sous les arcades la baronne dâAldrigger. La petite vieille avait une capote
verte doublée de rose, une robe à fleurs, une mantille, enfin elle était toujours et
plus que jamais bergĂšre des Alpes, car elle nâa pas plus compris les causes de son
malheur que les causes de son opulence. Elle sâappuyait sur la pauvre Malvina,
modĂšle des dĂ©vouements hĂ©roĂŻques, qui avait lâair dâĂȘtre la vieille mĂšre, tandis
que la baronne avait lâair dâĂȘtre la jeune fille ; et Wirth les suivait un parapluie Ă la
main. -« Foilà tes chens, dit le baron à monsieur Cointet, un ministre avec lequel il
allait se promener, dont il mâa itĂ© imbossiple te vaire la vordeine. La pourrasque Ă
brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord. »Beaudenord est rentré
aux Finances par les soins de Nucingen, que les dâAldrigger vantent comme un hĂ©ros
dâamitiĂ©, car il invite toujours la petite bergĂšre des Alpes et ses filles Ă ses bals.
Il est impossible à qui que ce soit au monde de démontrer comment cet homme a,
par trois fois et sans effraction, voulu voler le public enrichi par lui, malgré lui. Personne
nâa de reproches Ă lui faire. Qui viendrait dire que la haute Banque est souvent
un coupe-gorge commettrait la plus insigne calomnie. Si les Effets haussent
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et baissent, si les valeurs augmentent et se détériorent, ce flux et reflux est produit
par un mouvement naturel, atmosphĂ©rique, en rapport avec lâinfluence de la
lune, et le grand Arago est coupable de ne donner aucune théorie scientifique sur
cet important phénomÚne. Il résulte seulement de ceci une vérité pécuniaire que
je nâai vue Ă©crite nulle part...
-Laquelle.
-Le débiteur est plus fort que le créancier.
-Oh ! dit Blondet, moi je vois dans ce que nous avons dit la paraphrase dâun mot
de Montesquieu, dans lequel il a concentrĂ© lâEsprit des Lois.
-Quoi ? dit Finot.
-Les lois sont des toiles dâaraignĂ©es Ă travers lesquelles passent les grosses mouches
et oĂč restent les petites.
-OĂč veux-tu donc en venir ? dit Finot Ă Blondet.
-Au gouvernement absolu, le seul oĂč les entreprises de lâEspritcontre la Loi
puissent ĂȘtre rĂ©primĂ©es ! Oui, lâArbitraire sauve les peuples en venant au secours
de la justice, car le droit de grĂące nâa pas dâenvers : le Roi, qui peut gracier le banqueroutier
frauduleux, ne rend rien Ă lâActionnaire. La LĂ©galitĂ© tue la SociĂ©tĂ© moderne.
-Fais comprendre cela aux Ă©lecteurs ! dit Bixiou.
-Il y a quelquâun qui sâen est chargĂ©.
-Qui ?
-Le Temps. Comme lâa dit lâĂ©vĂȘque de LĂ©on, si la libertĂ© est ancienne, la royautĂ©
est Ă©ternelle : toute nation saine dâesprit y reviendra sous une forme ou sous une
autre.
-Tiens, il y avait du monde à cÎté, dit Finot en nous entendant sortir.
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-Il y a toujours du monde Ă cĂŽtĂ©, rĂ©pondit Bixiou qui devait ĂȘtre avinĂ©.
Paris, novembre 1837.
Source: http://www.inlibroveritas