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La peur

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Jules Lermina - La peur

I

Le docteur posa son cigare sur la table et nous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l'avez tous connu : c'était un homme de taille moyenne, au visage maigre et anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante et saccadée.

Il souriait rarement, Ă©tant homme de travail et de mĂ©ditation : et lorsque ses lĂšvres se relevaient pour laisser apercevoir ses dents blanches et fines, c'est que le docteur sentait au fond du cƓur un besoin fĂ©roce de raillerie.

– Mieux vaut, lui dis-je, s'expliquer franchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciter ainsi votre dĂ©dain ?

– Du dĂ©dain ! vous ne me connaissez guĂšre. Le dĂ©dain touche au mĂ©pris et le travailleur ne mĂ©prise personne


– Mais encore ?

– Je m'explique, ne voulant pas vous laisser sous cette fĂącheuse impression. Voici : Depuis tantĂŽt une heure, vos esprits, emportĂ©s dans le vague, s'Ă©garent dans des thĂ©ories absolument fausses
 vous parlez fantastique, et vous croyez trĂšs ingĂ©nieux d'Ă©voquer des fantĂŽmes couverts de linceuls d'un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lĂ©mures dont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesĂ©es. Voyons, entre nous, s'il entrait ici quelqu'un de ces animaux ridicules et grotesques, vous ririez comme des fous, et c'est Ă  qui le renverrait, aux coups de son propre balai, au prĂ©tendu Sabbat qu'il n'a jamais frĂ©quenté 

– TrĂȘve de railleries, expliquez-vous


– Vous ĂȘtes pressĂ©s, messieurs ! Je vous disais donc que ce qui vous paraĂźt fantastique, c'est-Ă -dire effrayant, est en rĂ©alitĂ© enfantin, banal et ridicule. Quel sentiment prĂ©tendez-vous exciter ? La peur ! Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, ou vous n'ĂȘtes pas de bonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vous racontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et les niais. Non, vous n'ĂȘtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitez vous-mĂȘmes, et vous vous forgez des chimĂšres dont vous vous persuadez que vous devez avoir peur. Qui d'entre vous croit encore que les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ou que les vudoklaks s'accroupissent la nuit au sein des jeunes filles ? Voyons, sans rire
 là
 personne. Or, je vous affirme, moi, que la peur est un sentiment Ă©minemment naturel qui ne peut ĂȘtre excitĂ© que par des sentiments naturels. Il est dans l'ordre psychologique ou physiologique des phĂ©nomĂšnes tellement Ă©tranges que sous leur influence l'organisme humain est Ă©branlĂ© comme les harpes Ă©oliennes dont parle Ossian. Tout l'ĂȘtre vibre Ă  ce souffle qui vient on ne sait d'oĂč
 alors se dĂ©veloppe en nous une vitalitĂ© de surexcitation dont l'effet n'est plus factice, comme dans ces cas oĂč vous inventez des impossibilitĂ©s
 ici, le fait est tangible, le fait est patent
 il y a eu Ă©nervement, c'est-Ă -dire doublement d'une des facultĂ©s-mĂšres de notre organisme physique et moral.

Ces théories m'impatientaient, j'interrompis brusquement le docteur :

– Assez, m'Ă©criai-je, concluez, ou donnez-nous des exemples !

– Les exemples, reprit-il en souriant de son sourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien ! je suis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est de vous faire comprendre ce qu'est rĂ©ellement ce sentiment Ă©trange, enivrant, qui s'appelle la peur, et surtout ce que peuvent ĂȘtre les consĂ©quences de ce sentiment lorsque, dĂ©veloppĂ© en quelque sorte extra-humainement, il arrive Ă  son complet Ă©panouissement


– Nous vous Ă©coutons, effrayez-nous si vous le pouvez.

– Si je le puis
 Entendez alors ce qui suit. J'ai assistĂ© aux scĂšnes que je vais dire, et si ma voix traduit exactement mes impressions, je veux vous voir frissonner et pĂąlir.

« Elle Ă©tait Ă©tendue sur son lit de douleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi ? Sait-on d'oĂč vient le mal ? Elle a souffert, elle a pleurĂ©, elle a toussĂ©, une Ă©cume rougeĂątre est montĂ©e Ă  ses lĂšvres et, pĂąle, elle s'est Ă©vanouie ; sa tĂȘte pĂąle et flĂ©trie creusait dans l'oreiller un trou plein d'ombre, ses yeux ont paru s'agrandir, un cercle s'est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes et rubĂ©fiĂ©es


« Elle s'appelait Mary.

« Si vous saviez comme Edwards l'aimait ! Toute jeune il l'avait connue, il l'avait suivie alors qu'elle entrait dans la vie, comme un enfant entrouvrant une porte derriĂšre laquelle se cache l'inconnu. Il l'avait vue courir joyeuse Ă  travers les blĂ©s, couronner sa tĂȘte blonde de bluets et de coquelicots, rire Ă  tout venant, ĂȘtre ou chose : amitiĂ© d'abord, puis amour. Comment cette transformation ? Étrange effet de l'Ăąge. Pourquoi, alors qu'il l'aimait bonnement comme une sƓur, a-t-il senti tout Ă  coup qu'il la dĂ©sirait comme femme ? Pourquoi, ce matin-lĂ , alors que, comme tous les matins, elle abandonnait sa main Ă  sa main, a-t-elle rougi – charmante ! elle Ă©tait charmante – et baissĂ© les yeux – longs cils qui voilaient un regard Ă©tonnĂ© ? Pourquoi cette transformation de l'enfant en femme ? Nul ne le sait et tous l'ont senti.

« Bref, le « je t'aime ! » qu'il lui adressait est devenu tout à coup timide, doux et attendri. Et elle, elle n'a pas osé répondre, timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.

« Ils se sont mariĂ©s, c'est-Ă -dire qu'un beau jour ils ont compris que la vie n'Ă©tait possible qu'Ă  deux ; ils ont devinĂ© cet Ă©goĂŻsme admirable qui n'admet qu'un seul intĂ©rĂȘt sous deux formes distinctes.

« Avoir trouvĂ© la compagne !
 la compagne ! quel rĂȘve ! s'avancer Ă  deux sur cette route qui s'appelle la vie, se heurtant aux mĂȘmes pierres et cueillant les mĂȘmes fleurs !

« Quel est le danger ? Ne pas se connaĂźtre. Or ils ont vĂ©cu la mĂȘme vie, depuis longues annĂ©es. Ils savent chacun le fort et le faible de l'autre. Ils ont la notion des concessions nĂ©cessaires, ils savent qu'ici il faut cĂ©der, que lĂ  il faut ĂȘtre ferme
 Union vraie parce qu'elle est raisonnĂ©e.

« Et voici que, sournoisement, la maladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profitĂ© d'un entrebĂąillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary
 elle, si forte, si rose, si jeune, voilĂ  qu'elle est malade, voilĂ  que, voulant se redresser, elle est retombĂ©e faible et immobile, Ă©tonnĂ©e de cette lassitude


« On m'envoya chercher. Mes amis, je me crois savant. J'ai beaucoup travaillĂ©, j'ai consacrĂ© toute ma vie Ă  l'Ă©tude, j'ai scrutĂ© dans leurs replis les plus cachĂ©s les secrets de l'organisme humain
 Eh bien ! je l'avoue, je ne comprenais pas ce mal.

« Était-ce Ă©puisement ? Était-ce excĂšs de vitalitĂ© ? Était-ce la flamme trop vive qui brĂ»lait l'enveloppe ? Je ne le savais pas. J'aimais tant Edwards qu'il me semblait que sa cause fĂ»t la mienne. Je cherchais, j'Ă©tudiais, j'auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de la pauvrette, je rĂ©flĂ©chissais profondĂ©ment


« Les jours passaient. Puis les semaines, puis les mois. Était-ce la phtisie ? l'anĂ©mie ? Aucun des caractĂšres symptomatiques ne me paraissait concluant
 J'avais peur
 Je n'osais procĂ©der Ă  quelque expĂ©rience dont le rĂ©sultat peut-ĂȘtre eĂ»t Ă©tĂ© fatal
 Ah ! c'est une horrible situation ! Que jamais le mĂ©decin ne soigne ceux qu'il aime !

« Et pourtant que faire ? Confier la cause Ă  un confrĂšre
 J'appelai quelques praticiens Ă  ce chevet oĂč se mourait Mary
 Ânes ! sur mon honneur, ils ne dirent que des sottises. J'aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leur gorge maudite


« Encore passaient les jours, les semaines et les mois.

« Un soir, regardant la malade, je portai la main Ă  mon front. Ce que je pressentais Ă©tait au-dessus de mes forces
 Il n'y avait pas d'illusions Ă  se forger
 Le ton de la peau Ă©tait mat
 les yeux Ă©taient brillants
 les mains avaient cette moiteur qui procĂšde de la fraĂźcheur du tombeau. Elle Ă©tait perdue.

« Je serrai la main d'Edwards


« – Je reviendrai demain, lui dis-je.

« Demain ! mot Ă©trange. Entre ces deux formules – aujourd'hui et demain – se plaçait dans ma prĂ©vision ce fait atroce – la mort. Elle vivait, elle remuait, elle pensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensĂ©e, muette, morte


« Je sortis de la chambre, paraissant calme jusqu'au seuil. Puis je m'enfuis en courant, étouffant un sanglot.

« Edwards avait entendu ce mot – demain – et m'avait remerciĂ© d'un sourire. Demain, c'Ă©tait l'espoir. Douze heures de vie !


« Je rentrai chez moi, fiĂ©vreux, affolé 

« Je ne pouvais dormir. – Il Ă©tait trois heures, lorsque j'entendis frapper violemment Ă  la porte.

« – Qu'y a-t-il ?

« – Venez vite, cria une voix, Mary a Ă©tĂ© Ă©tranglĂ©e et M. Edwards est fou.

« Je m'élançai dehors.

II

« Les mots qui avaient frappĂ© mon oreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sans Ă©veiller la notion d'une signification prĂ©cise. Lorsqu'ils avaient Ă©tĂ© prononcĂ©s, j'avais eu le sentiment d'un malheur, comme la sensation glacĂ©e d'une douche d'eau qui tomberait on ne sait d'oĂč.

« En me hùtant pour arriver au domicile d'Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termes précis de l'avis que j'avais reçu, et ce fut avec une sorte de terreur stupide, bientÎt combattue par l'incrédulité, que je reconstruisis ces deux phrases :

« – Mary a Ă©tĂ© Ă©tranglĂ©e et M. Edwards est fou.

« Avez-vous remarquĂ© cette singuliĂšre tendance de notre esprit Ă  s'efforcer de prĂ©voir l'avenir, de construire d'avance toute une sĂ©rie de circonstances, alors que le fait lui-mĂȘme est ou va ĂȘtre Ă  portĂ©e de notre entendement et de notre connaissance ? Vous recevez une lettre, elle est dans votre main, vous n'avez qu'Ă  briser le cachet pour savoir ce qu'elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l'Ă©criture avec soin, vous Ă©tudiez le cachet postal, vous discutez la nature du papier, la forme du cachet ; vous perdez votre temps Ă  sonder un mystĂšre qui dĂ©jĂ  devrait ne plus exister pour vous


« Ainsi faisais-je. Je marchais rapidement. Il me fallait dix minutes Ă  peine pour atteindre la demeure d'Edwards ; et pendant cette course, quoique certain d'ĂȘtre tirĂ© du doute dans un temps des plus courts, je m'Ă©vertuais Ă  bĂątir des hypothĂšses et Ă  chercher Ă  deviner.

« – Mary Ă©tranglĂ©e, Edwards fou.

« Et naturellement je ne trouvais aucune explication qui me satisfßt.

« J'arrivai ; la domestique m'attendait devant la porte :

« – Oh ! prenez bien garde, me dit-elle, M. Edwards n'a plus sa tĂȘte
 je n'ose pas entrer dans la chambre.

« – Mais ĂȘtes-vous sĂ»re de ce que vous m'avez dit ?

« – Oh ! monsieur, c'est bien facile Ă  voir


« – Un seul mot : Comment avez-vous appris
 l'accident ?

« – J'ai entendu du bruit
 et je suis montĂ©e.

« – Vous n'avez rien dĂ©rangĂ© ?

« – Rien.

« La chambre dans laquelle j'avais laissé la pauvre Mary mourante était située au premier étage ; je montai rapidement.

« Il était alors quatre heures du matin.

« Je poussai la porte avec un battement de cƓur qui me faisait mal. Et cependant j'espĂ©rais encore.

« Le tableau qui frappa mes regards était bien fait pour augmenter l'émotion dont j'avais peine à me rendre maßtre.

« La piĂšce oĂč je pĂ©nĂ©trais Ă©tait trĂšs spacieuse, haute de plafond : le parquet Ă©tait couvert d'un tapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur des murs et la teinte pĂąle des meubles de bambou et des rideaux.

« Le lit se trouvait au milieu de la chambre, adossĂ© au mur : c'Ă©tait une sorte de divan bas et large. Les draps Ă©taient rejetĂ©s au pied, et le corps de la jeune femme, comme tordu violemment sur lui-mĂȘme, pendait Ă  demi, les bras en arriĂšre. La tĂȘte Ă©tait tournĂ©e vers le matelas, les admirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombante aux reflets dorĂ©s


« Puis, dans un coin auprĂšs de la fenĂȘtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distinguer aucune forme. Je m'approchai. La masse fit un mouvement, puis une tĂȘte se redressa : c'Ă©tait Edwards.

« Je constatai, Ă  la couleur terne du regard, Ă  l'impassibilitĂ© des traits, que le malheureux ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour de lui


« Je compris alors que le plus urgent était de donner des soins, s'il en était temps encore, à la pauvre femme.

« Je la relevai vivement et appelai la domestique pour m'aider.

« ChÚre, chÚre enfant ! Hélas ! toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort du visage d'une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois un défi et une menace. Il semble que la mort vous regarde à travers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait la combattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doute pour moi : une tresse de ses cheveux blonds était roulée fortement autour de son cou et y avait creusé un sillon violacé.

« L'homme Ă©tait lĂ , Ă  quelques pas, insensible, immobile. Il jetait de temps Ă  autre sur nous ces regards inquiets et sournois que laissent Ă©chapper les yeux des fous. Évidemment il s'Ă©tait passĂ© dans cette nuit sinistre une scĂšne dont les dĂ©tails m'Ă©chappaient absolument.

« En vain je m'efforçais de rĂ©chauffer les membres dĂ©jĂ  raidis de l'enfant aimĂ©e. En vain je plaçais un miroir devant ses lĂšvres : pas un souffle. En vain je posais la main sur son cƓur, pas un battement.

« – Eh bien ! me demanda la domestique anxieuse.

« – Elle est morte, rĂ©pondis-je tristement.

« Et d'oĂč venait cette tristesse qui m'envahissait ? Lorsque je l'avais quittĂ©e, la veille au soir, j'Ă©tais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener la crise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais il y avait un surcroĂźt de douleur, en quelque sorte, dans la situation d'Edwards.

« Certes, connaissant tout l'amour qu'il portait Ă  sa femme, j'avais prĂ©vu une prostration complĂšte, un dĂ©sespoir comportant une crise violente suivie d'affaissement. Mais tandis que l'une gisait sans vie et sans souffle sur sa couche blanche, l'autre semblait s'ĂȘtre Ă©tendu lui aussi dans cette tombe qui s'appelle la folie. Je rĂ©flĂ©chissais encore Ă  ce que pouvait ĂȘtre mon devoir en semblable circonstance.

« La strangulation Ă©tait Ă©vidente : et cependant j'avais la certitude qu'un crime ne pouvait avoir Ă©tĂ© commis. Je connaissais Edwards, je l'ai dit, depuis sa plus tendre enfance. Je le savais doux et bon, timide mĂȘme. Je savais de quel amour dĂ©vouĂ© il avait entourĂ© la compagne choisie, j'avais apprĂ©ciĂ© ses douleurs et ses inquiĂ©tudes. Il y avait toute une rĂ©vĂ©lation d'affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards me demandait chaque jour ce que je pensais de l'Ă©tat de sa chĂšre bien-aimĂ©e.

« Elle Ă©tait jeune, elle Ă©tait belle : elle avait toutes les douceurs et tous les charmes. Jamais, en aucun cas, un souffle n'avait terni le pur miroir de leur union. Et, rĂ©flexion horrible, en supposant mĂȘme qu'Edwards eĂ»t formĂ©, hypocritement, l'infĂąme dessein de se dĂ©barrasser de sa femme, avait-il besoin de recourir au crime ? Le mal eĂ»t achevĂ© l'Ɠuvre sans qu'une main criminelle eĂ»t besoin de l'aider. Il le savait, je ne lui avais pas dissimulĂ© le danger trĂšs rĂ©el que courait la chĂšre enfant. N'eĂ»t-il pas en outre pris quelques prĂ©cautions ?

« Que supposer ? C'Ă©tait peut-ĂȘtre dans un accĂšs de folie qu'il avait commis cet acte inconscient ; ou bien la folie n'avait-elle Ă©tĂ© que la consĂ©quence du crime ? Je me perdais dans toutes ces conjectures


« Pendant que je mĂ©ditais, appuyĂ© au chevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts, c'est-Ă -dire avec cette surprise involontaire que cause la cessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile et agissant, j'entendis un froissement du cĂŽtĂ© oĂč Edwards Ă©tait restĂ© accroupi.

« Il avait changĂ© de place, et, la tĂȘte tendue en avant, les mains dirigĂ©es vers le lit, il semblait attendre
 quoi ? Il y avait dans ses yeux de l'Ă©tonnement, de l'hĂ©sitation et en mĂȘme temps comme une espĂ©rance.

« Je m'avançai vers lui et lui pris la main.

« Il se laissa faire sans résistance. Puis, brusquement, comme si les paroles qu'il prononçait répondaient à une préoccupation vague, mais persistante :

« – Elle ne remue plus ? me demanda-t-il.

« – HĂ©las ! non, lui dis-je.

« À ma grande stupĂ©faction, une expression de joie complĂšte Ă©claira ce visage encore contractĂ© ; il y eut distension des muscles. Et, tout Ă  coup, des larmes jaillirent des yeux d'Edwards ; il se redressa et, se jetant dans mes bras, se mit Ă  sangloter.

« – Qu'y a-t-il ? qu'Ă©prouvez-vous ? m'Ă©criai-je.

« Mais sans répondre, il s'élança vers le lit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme une plume, couvrit de baisers le visage de la morte.

« Cela rendait un son mat qui était horriblement pénible.

« Je voulus le détacher du cadavre :

« – Non, non, murmurait-il d'une voix Ă©touffĂ©e ; je lui demande pardon !
 pardon !
 pardon !


« Et il baisait ce visage dĂ©colorĂ© sur lequel ses lĂšvres faisaient des trous bruns ; il serrait ces mains longues et amaigries


« – Mary ! Mary ! cria-t-il encore, je t'aime !


« Le laissant Ă  son dĂ©sespoir, je m'occupai de tous les dĂ©tails de l'inhumation. Je comprenais que cette crise de larmes Ă©tait salutaire. Lorsque je revins, il Ă©tait plus calme ; il Ă©tait assis au pied du lit, la tĂȘte dans ses mains, regardant Mary Ă  travers ses doigts Ă©cartĂ©s


« Je voulus l'interroger.

« – Demain, fit-il en me faisant signe de le laisser en repos.

« Le corps de Mary fut rendu à la terre : il suivit le triste cortÚge en silence, puis quand chacun se fut éloigné :

« – Écoutez, me dit-il, il faut maintenant que je me confesse
 Mon ami, mon ami, savez-vous ce que c'est que
 LA PEUR ?

III

« Edwards hésitait. Je devinais que ses aveux lui coûtaient horriblement. Je l'encourageai de mon mieux.

« – Écoutez, cher ami, me dit-il : vous ĂȘtes-vous trouvĂ© jamais dans quelque circonstance imprĂ©vue oĂč, malgrĂ© vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dont vous ne pouviez vous rendre maĂźtre
 et, quoique trĂšs courageux, trĂšs hardi, trĂšs ardent, n'avez-vous jamais eu peur
 oui, peur ? J'ai dit le mot
 Je me suis battu, j'ai luttĂ© contre des hommes dont la force Ă©tait dix fois supĂ©rieure Ă  la mienne
 et, sur l'honneur !
 je n'ai pas Ă©prouvĂ© la moindre hĂ©sitation. J'Ă©tais animĂ©, excitĂ©, il se peut mĂȘme que dans l'Ă©lan de la colĂšre rĂ©sistante, j'aie, comme on dit communĂ©ment, perdu la tĂȘte, mais je n'ai pas eu peur. Oh ! mot horrible ! d'autant plus horrible pour celui qui en saisit toute la vĂ©ritable signification


« Je voulais calmer Edwards. Il m'imposa silence d'un geste


« – Oh ! laissez-moi parler
 j'ai besoin de me donner
 Ă  moi-mĂȘme
 des explications, d'Ă©tudier l'incroyable phĂ©nomĂšne qui s'est produit en moi
 Tenez, mon ami, il y a dix ans de cela, j'Ă©tais dans l'Inde, je traversais une sorte de bois
 tout Ă  coup un animal bondit vers moi. C'Ă©tait un tigre. Involontairement, et sans aucune raison de vanité  puisque j'Ă©tais seul
 je souris, j'armai mon revolver
 et en une seconde je renversai l'animal sur le sol. Dans le moment prĂ©cis, je ne me rendais pas compte de mes impressions
 Mais depuis, m'interrogeant moi-mĂȘme, j'ai acquis l'absolue conviction que je n'avais pas eu peur un seul instant, d'oĂč la conservation complĂšte de mon sang-froid.

« – Que voulez-vous me prouver ? lui demandai-je avec une certaine impatience ; je sais tout ce que vous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n'ai mis en doute


« – Je vous ennuie, peut-ĂȘtre
 je l'admets. Et cependant vous me savez, d'une part, assez intelligent pour que vous admettiez la nĂ©cessitĂ© de mon argumentation
 d'autre part, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donc complaisamment, j'arrive au rĂ©cit de cette terrible nuit


« Et, comme si le malheureux eût aperçu dans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, il frissonna de tous ses membres.

« – Je vous Ă©coute, lui dis-je en lui prenant la main.

« – Vous vous souvenez, reprit-il, de l'Ă©tat dans lequel vous aviez laissĂ© ma pauvre et chĂšre Mary lorsque vous l'avez quittĂ©e
 J'avoue que, quoique ayant perdu tout espoir, j'ai bu avidement, comme une rosĂ©e de bonheur, votre affirmation de visite pour le lendemain
 Vous ĂȘtes habiles, vous autres mĂ©decins, Ă  tromper vos clients
 Oh ! je dis clients ! car pour tous, amis ou indiffĂ©rents, vous avez, en tant que praticiens, les mĂȘmes procĂ©dĂ©s, vous souriez du mĂȘme sourire, vous possĂ©dez le mĂȘme calme imperturbable
 acteurs qui jouez une scĂšne mondaine au pied d'un lit de mort


« Il s'arrĂȘta sans que je l'interrompisse. Il s'exaltait et mon devoir d'ami Ă©tait de ne point paraĂźtre m'apercevoir de l'aigreur de ses paroles.

« – Donc, reprit-il aprĂšs un moment, j'espĂ©rais
 et c'est peut-ĂȘtre cet espoir mĂȘme qui est cause de tout
 Vous m'avez laissĂ© seul, seul auprĂšs de la mourante. Il Ă©tait, vous ne l'avez pas oubliĂ©, onze heures Ă  peine
 Elle, l'adorĂ©e, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plus souffrir
 toute blanche, couchĂ©e dans son lit blanc, elle avait les yeux Ă  demi fermĂ©s
 J'entendais distinctement sa respiration, un peu sifflante, saccadĂ©e, et cependant non sans une certaine rĂ©gularitĂ©. Écoutant ce soupir intermittent qui n'avait rien du rĂąle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m'ĂȘtre occupĂ© Ă  caler une pendule, j'entends, Ă  tenter de la remettre dans la position d'Ă©quilibre
 Le balancier avait des heurtements irrĂ©guliers, inĂ©gaux ; puis, tout Ă  coup, Ă  je ne sais quel mouvement tentĂ© par moi, la rĂ©gularitĂ© s'Ă©tablit tout Ă  coup. Tic, tac, tic, tac
 c'Ă©tait fait. La pendule marchait. Et je me disais que dans ce frĂȘle organisme que la nature tenait en sa main, un accident pouvait tout Ă  coup se produire qui rĂ©gularisĂąt cette respiration, tic, tac, tic, tac, rĂ©gularitĂ© qui indiquerait la reprise normale du mouvement vital
 Je songeais, je tenais dans ma main la main de la malade, elle avait une fraĂźcheur moite qui me semblait de bon augure ; vous savez, nous autres, nous ne sommes pas des savants, et la main brĂ»lante nous effraye
 Je parlais Ă  Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et qui rappelaient nos plus charmantes intimitĂ©s
 elle ne rĂ©pondait pas, et toujours cette respiration
 puis il y eut un soupir plus long que les autres et
 un temps d'arrĂȘt. Je la crus morte, et me penchai vers elle. Les pommettes de ses joues Ă©taient violettes, d'un violet doux et pĂąle
 j'appliquai mes lĂšvres sur les siennes, comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir plus promptement. Il revint en effet, et l'intermittence reparut pendant un quart d'heure Ă  peu prĂšs
 puis nouvelle interruption, plus longue cette fois
 la main que je tenais se contracta quelque peu
 elle se desserra
 le souffle recommença son mouvement de va-et-vient
 une heure se passa ainsi. Je retenais moi-mĂȘme ma respiration, je craignais de ne pas entendre ce qui Ă©tait, pour moi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais Ă  tout autre chose : c'est singulier, ma mĂ©moire s'Ă©tait arrĂȘtĂ©e Ă  un souvenir de jeunesse et de joie. C'Ă©tait une fĂȘte de mariage dans laquelle, en vĂ©ritĂ©, j'avais dansĂ© comme pas un des jeunes gens les plus rĂ©putĂ©s pour leur activité  Je revoyais les lustres chargĂ©s de bougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits des danseurs
 j'entendais les accords de l'orchestre qui se rĂ©pĂ©taient avec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé  rythme
 mesure
 rĂ©gularité  respiration
 cet enchaĂźnement d'idĂ©es se fit
 j'Ă©coutai
 Je n'entendis ni rythme, ni mesure, ni respiration
 Elle ne respirait plus
 elle
 pendant que je m'Ă©garais dans les dĂ©dales de la mĂ©moire et du passé  elle Ă©tait morte
 morte ! Avez-vous compris ? Étant lĂ , auprĂšs d'elle, Ă  son chevet, je l'avais absolument abandonnĂ©e
 j'Ă©coutais les mĂ©lodies d'un orchestre du passé  et le prĂ©sent, c'est-Ă -dire ELLE, ma Mary, ma femme, mon amour
 Mary Ă©tait morte. MisĂ©rable que j'Ă©tais ! je l'avais laissĂ©e mourir seule
 À ce moment suprĂȘme, elle m'avait peut-ĂȘtre cherchĂ© du regard, elle m'avait peut-ĂȘtre appelĂ© mentalement. Elle Ă©tait morte
 croyant Ă  mon oubli
 Ă©tonnĂ©e de ne pas sentir ma main serrer la sienne


« Il s'arrĂȘta et essuya son front inondĂ© de sueur.

« – Comprenez-vous bien maintenant les impressions qui suivirent ? Oh ! j'Ă©tais fou, fou, si vous voulez, en ce sens que mon dĂ©sespoir Ă©tait si complet, si profond, qu'il n'admettait aucune consolation possible
 Une seule
 elle n'Ă©tait pas morte
 elle ne pouvait ĂȘtre morte
 je ne voulais pas qu'elle fĂ»t morte
 Avez-vous jamais Ă©prouvĂ© cette impression ?
 Elle est bien Ă©trange et bien vraie ; vous ĂȘtes lĂ  auprĂšs d'un cadavre
 vous savez que c'est un cadavre
 mais vous refusez d'accepter cette certitude. Savez-vous ce que j'ai fait, moi ?
 J'ai criĂ© Ă  son oreille, je l'ai appelĂ©e : Mary ! Mary ! de toute la force de ma voix, m'efforçant d'envoyer le son droit et direct dans son oreille
 Elle n'a pas bougĂ© !
 J'ai glissĂ© ma main sous les draps
 Je l'ai pincĂ©e, oui, pincĂ©e, meurtrie de mes ongles, espĂ©rant qu'un cri de douleur rĂ©vĂ©lerait la vie dans ce corps inanimé  Rien
 rien
 J'ai tout tentĂ©, tout ! Elle est restĂ©e immobile, inerte
 morte ! car elle Ă©tait morte ! Alors il y a eu en moi comme un Ă©croulement
 j'ai senti s'effondrer tout mon ĂȘtre intĂ©rieur
 et je suis restĂ©, stupide, stupĂ©fiĂ©, veux-je dire, regardant cette chair que j'avais aimĂ©e et que n'animait plus l'esprit que j'avais adoré  Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durer un siĂšcle et qui se traduisent en une minute
 Je me disais : Elle est morte ! morte ! morte !
 LĂ  oĂč Ă©tait le mouvement est maintenant l'immobilité  C'est la fin, la nullitĂ©, l'annihilation ! La nuit passait, j'Ă©tais abruti, le mot est dur, mais vrai
 Je regardais toujours
 je voyais le drap s'abaisser sur les membres de la morte
 Il se formait des plis rectes, anguleux, pointus
 et une sorte d'ivresse s'emparait de moi, atonie, impuissance, folie d'immobilitĂ© et d'anĂ©antissement
 Il Ă©tait alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce le jour ? Une sorte de lueur pĂąle, blafarde, comme ce rayon qui sort de l'Ɠil d'un mort ou d'un fou
 et la blancheur du lit paraissait plus blanche, et la pĂąleur du visage plus pĂąle
 Je regardais la morte ! j'Ă©tais habituĂ© Ă  cette idĂ©e que tout Ă©tait fini, et pour jamais, pour jamais
 Tout Ă  coup


« Ici Edwards me prit la main et me la serra comme entre des tenailles de fer.

« – Tout Ă  coup
 elle remua
 Comprenez-vous ?
 elle remua
 Était-ce une convulsion derniĂšre ?
 je n'en sais rien ; mais voir ce cadavre, cette immobilitĂ© animĂ©e tout Ă  coup de mouvement
 Il n'y avait pas Ă  douter, elle avait tendu les bras en avant
 Ce que j'ai cru, je ne le sais pas
 mais j'ai eu peur
 peur, PEUR !

« Elle avait remuĂ©, tout Ă©tait là
 Je me suis jetĂ© sur elle pour la forcer Ă  rester immobile !
 AprĂšs, je ne sais plus !


« – Maintenant, dit le docteur, savez-vous, comprenez-vous ce que c'est que la peur ! et admettez-vous que vos contes d'enfants soient purement et simplement ridicules ! »

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