Jules Lermina - La peur
I
Le docteur posa son cigare sur la table et nous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l'avez tous connu : c'était un homme de taille moyenne, au visage maigre et anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante et saccadée.
Il souriait rarement, étant homme de travail et de méditation : et lorsque ses lèvres se relevaient pour laisser apercevoir ses dents blanches et fines, c'est que le docteur sentait au fond du cœur un besoin féroce de raillerie.
– Mieux vaut, lui dis-je, s'expliquer franchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciter ainsi votre dédain ?
– Du dédain ! vous ne me connaissez guère. Le dédain touche au mépris et le travailleur ne méprise personne…
– Mais encore ?
– Je m'explique, ne voulant pas vous laisser sous cette fâcheuse impression. Voici : Depuis tantôt une heure, vos esprits, emportés dans le vague, s'égarent dans des théories absolument fausses… vous parlez fantastique, et vous croyez très ingénieux d'évoquer des fantômes couverts de linceuls d'un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lémures dont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesées. Voyons, entre nous, s'il entrait ici quelqu'un de ces animaux ridicules et grotesques, vous ririez comme des fous, et c'est à qui le renverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat qu'il n'a jamais fréquenté…
– Trêve de railleries, expliquez-vous…
– Vous êtes pressés, messieurs ! Je vous disais donc que ce qui vous paraît fantastique, c'est-à-dire effrayant, est en réalité enfantin, banal et ridicule. Quel sentiment prétendez-vous exciter ? La peur ! Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, ou vous n'êtes pas de bonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vous racontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et les niais. Non, vous n'êtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitez vous-mêmes, et vous vous forgez des chimères dont vous vous persuadez que vous devez avoir peur. Qui d'entre vous croit encore que les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ou que les vudoklaks s'accroupissent la nuit au sein des jeunes filles ? Voyons, sans rire… là… personne. Or, je vous affirme, moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peut être excité que par des sentiments naturels. Il est dans l'ordre psychologique ou physiologique des phénomènes tellement étranges que sous leur influence l'organisme humain est ébranlé comme les harpes éoliennes dont parle Ossian. Tout l'être vibre à ce souffle qui vient on ne sait d'où… alors se développe en nous une vitalité de surexcitation dont l'effet n'est plus factice, comme dans ces cas où vous inventez des impossibilités… ici, le fait est tangible, le fait est patent… il y a eu énervement, c'est-à-dire doublement d'une des facultés-mères de notre organisme physique et moral.
Ces théories m'impatientaient, j'interrompis brusquement le docteur :
– Assez, m'écriai-je, concluez, ou donnez-nous des exemples !
– Les exemples, reprit-il en souriant de son sourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien ! je suis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est de vous faire comprendre ce qu'est réellement ce sentiment étrange, enivrant, qui s'appelle la peur, et surtout ce que peuvent être les conséquences de ce sentiment lorsque, développé en quelque sorte extra-humainement, il arrive à son complet épanouissement…
– Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous le pouvez.
– Si je le puis… Entendez alors ce qui suit. J'ai assisté aux scènes que je vais dire, et si ma voix traduit exactement mes impressions, je veux vous voir frissonner et pâlir.
« Elle était étendue sur son lit de douleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi ? Sait-on d'où vient le mal ? Elle a souffert, elle a pleuré, elle a toussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et, pâle, elle s'est évanouie ; sa tête pâle et flétrie creusait dans l'oreiller un trou plein d'ombre, ses yeux ont paru s'agrandir, un cercle s'est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes et rubéfiées…
« Elle s'appelait Mary.
« Si vous saviez comme Edwards l'aimait ! Toute jeune il l'avait connue, il l'avait suivie alors qu'elle entrait dans la vie, comme un enfant entrouvrant une porte derrière laquelle se cache l'inconnu. Il l'avait vue courir joyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de bluets et de coquelicots, rire à tout venant, être ou chose : amitié d'abord, puis amour. Comment cette transformation ? Étrange effet de l'âge. Pourquoi, alors qu'il l'aimait bonnement comme une sœur, a-t-il senti tout à coup qu'il la désirait comme femme ? Pourquoi, ce matin-là, alors que, comme tous les matins, elle abandonnait sa main à sa main, a-t-elle rougi – charmante ! elle était charmante – et baissé les yeux – longs cils qui voilaient un regard étonné ? Pourquoi cette transformation de l'enfant en femme ? Nul ne le sait et tous l'ont senti.
« Bref, le « je t'aime ! » qu'il lui adressait est devenu tout à coup timide, doux et attendri. Et elle, elle n'a pas osé répondre, timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.
« Ils se sont mariés, c'est-à-dire qu'un beau jour ils ont compris que la vie n'était possible qu'à deux ; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui n'admet qu'un seul intérêt sous deux formes distinctes.
« Avoir trouvé la compagne !… la compagne ! quel rêve ! s'avancer à deux sur cette route qui s'appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et cueillant les mêmes fleurs !
« Quel est le danger ? Ne pas se connaître. Or ils ont vécu la même vie, depuis longues années. Ils savent chacun le fort et le faible de l'autre. Ils ont la notion des concessions nécessaires, ils savent qu'ici il faut céder, que là il faut être ferme… Union vraie parce qu'elle est raisonnée.
« Et voici que, sournoisement, la maladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profité d'un entrebâillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary… elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu'elle est malade, voilà que, voulant se redresser, elle est retombée faible et immobile, étonnée de cette lassitude…
« On m'envoya chercher. Mes amis, je me crois savant. J'ai beaucoup travaillé, j'ai consacré toute ma vie à l'étude, j'ai scruté dans leurs replis les plus cachés les secrets de l'organisme humain… Eh bien ! je l'avoue, je ne comprenais pas ce mal.
« Était-ce épuisement ? Était-ce excès de vitalité ? Était-ce la flamme trop vive qui brûlait l'enveloppe ? Je ne le savais pas. J'aimais tant Edwards qu'il me semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j'étudiais, j'auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de la pauvrette, je réfléchissais profondément…
« Les jours passaient. Puis les semaines, puis les mois. Était-ce la phtisie ? l'anémie ? Aucun des caractères symptomatiques ne me paraissait concluant… J'avais peur… Je n'osais procéder à quelque expérience dont le résultat peut-être eût été fatal… Ah ! c'est une horrible situation ! Que jamais le médecin ne soigne ceux qu'il aime !
« Et pourtant que faire ? Confier la cause à un confrère… J'appelai quelques praticiens à ce chevet où se mourait Mary… Ânes ! sur mon honneur, ils ne dirent que des sottises. J'aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leur gorge maudite…
« Encore passaient les jours, les semaines et les mois.
« Un soir, regardant la malade, je portai la main à mon front. Ce que je pressentais était au-dessus de mes forces… Il n'y avait pas d'illusions à se forger… Le ton de la peau était mat… les yeux étaient brillants… les mains avaient cette moiteur qui procède de la fraîcheur du tombeau. Elle était perdue.
« Je serrai la main d'Edwards…
« – Je reviendrai demain, lui dis-je.
« Demain ! mot étrange. Entre ces deux formules – aujourd'hui et demain – se plaçait dans ma prévision ce fait atroce – la mort. Elle vivait, elle remuait, elle pensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensée, muette, morte…
« Je sortis de la chambre, paraissant calme jusqu'au seuil. Puis je m'enfuis en courant, étouffant un sanglot.
« Edwards avait entendu ce mot – demain – et m'avait remercié d'un sourire. Demain, c'était l'espoir. Douze heures de vie !…
« Je rentrai chez moi, fiévreux, affolé…
« Je ne pouvais dormir. – Il était trois heures, lorsque j'entendis frapper violemment à la porte.
« – Qu'y a-t-il ?
« – Venez vite, cria une voix, Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.
« Je m'élançai dehors.
II
« Les mots qui avaient frappé mon oreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sans éveiller la notion d'une signification précise. Lorsqu'ils avaient été prononcés, j'avais eu le sentiment d'un malheur, comme la sensation glacée d'une douche d'eau qui tomberait on ne sait d'où.
« En me hâtant pour arriver au domicile d'Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termes précis de l'avis que j'avais reçu, et ce fut avec une sorte de terreur stupide, bientôt combattue par l'incrédulité, que je reconstruisis ces deux phrases :
« – Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.
« Avez-vous remarqué cette singulière tendance de notre esprit à s'efforcer de prévoir l'avenir, de construire d'avance toute une série de circonstances, alors que le fait lui-même est ou va être à portée de notre entendement et de notre connaissance ? Vous recevez une lettre, elle est dans votre main, vous n'avez qu'à briser le cachet pour savoir ce qu'elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l'écriture avec soin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature du papier, la forme du cachet ; vous perdez votre temps à sonder un mystère qui déjà devrait ne plus exister pour vous…
« Ainsi faisais-je. Je marchais rapidement. Il me fallait dix minutes à peine pour atteindre la demeure d'Edwards ; et pendant cette course, quoique certain d'être tiré du doute dans un temps des plus courts, je m'évertuais à bâtir des hypothèses et à chercher à deviner.
« – Mary étranglée, Edwards fou.
« Et naturellement je ne trouvais aucune explication qui me satisfît.
« J'arrivai ; la domestique m'attendait devant la porte :
« – Oh ! prenez bien garde, me dit-elle, M. Edwards n'a plus sa tête… je n'ose pas entrer dans la chambre.
« – Mais êtes-vous sûre de ce que vous m'avez dit ?
« – Oh ! monsieur, c'est bien facile à voir…
« – Un seul mot : Comment avez-vous appris… l'accident ?
« – J'ai entendu du bruit… et je suis montée.
« – Vous n'avez rien dérangé ?
« – Rien.
« La chambre dans laquelle j'avais laissé la pauvre Mary mourante était située au premier étage ; je montai rapidement.
« Il était alors quatre heures du matin.
« Je poussai la porte avec un battement de cœur qui me faisait mal. Et cependant j'espérais encore.
« Le tableau qui frappa mes regards était bien fait pour augmenter l'émotion dont j'avais peine à me rendre maître.
« La pièce où je pénétrais était très spacieuse, haute de plafond : le parquet était couvert d'un tapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur des murs et la teinte pâle des meubles de bambou et des rideaux.
« Le lit se trouvait au milieu de la chambre, adossé au mur : c'était une sorte de divan bas et large. Les draps étaient rejetés au pied, et le corps de la jeune femme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à demi, les bras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, les admirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombante aux reflets dorés…
« Puis, dans un coin auprès de la fenêtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distinguer aucune forme. Je m'approchai. La masse fit un mouvement, puis une tête se redressa : c'était Edwards.
« Je constatai, à la couleur terne du regard, à l'impassibilité des traits, que le malheureux ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour de lui…
« Je compris alors que le plus urgent était de donner des soins, s'il en était temps encore, à la pauvre femme.
« Je la relevai vivement et appelai la domestique pour m'aider.
« Chère, chère enfant ! Hélas ! toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort du visage d'une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois un défi et une menace. Il semble que la mort vous regarde à travers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait la combattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doute pour moi : une tresse de ses cheveux blonds était roulée fortement autour de son cou et y avait creusé un sillon violacé.
« L'homme était là, à quelques pas, insensible, immobile. Il jetait de temps à autre sur nous ces regards inquiets et sournois que laissent échapper les yeux des fous. Évidemment il s'était passé dans cette nuit sinistre une scène dont les détails m'échappaient absolument.
« En vain je m'efforçais de réchauffer les membres déjà raidis de l'enfant aimée. En vain je plaçais un miroir devant ses lèvres : pas un souffle. En vain je posais la main sur son cœur, pas un battement.
« – Eh bien ! me demanda la domestique anxieuse.
« – Elle est morte, répondis-je tristement.
« Et d'où venait cette tristesse qui m'envahissait ? Lorsque je l'avais quittée, la veille au soir, j'étais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener la crise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais il y avait un surcroît de douleur, en quelque sorte, dans la situation d'Edwards.
« Certes, connaissant tout l'amour qu'il portait à sa femme, j'avais prévu une prostration complète, un désespoir comportant une crise violente suivie d'affaissement. Mais tandis que l'une gisait sans vie et sans souffle sur sa couche blanche, l'autre semblait s'être étendu lui aussi dans cette tombe qui s'appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce que pouvait être mon devoir en semblable circonstance.
« La strangulation était évidente : et cependant j'avais la certitude qu'un crime ne pouvait avoir été commis. Je connaissais Edwards, je l'ai dit, depuis sa plus tendre enfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je savais de quel amour dévoué il avait entouré la compagne choisie, j'avais apprécié ses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une révélation d'affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards me demandait chaque jour ce que je pensais de l'état de sa chère bien-aimée.
« Elle était jeune, elle était belle : elle avait toutes les douceurs et tous les charmes. Jamais, en aucun cas, un souffle n'avait terni le pur miroir de leur union. Et, réflexion horrible, en supposant même qu'Edwards eût formé, hypocritement, l'infâme dessein de se débarrasser de sa femme, avait-il besoin de recourir au crime ? Le mal eût achevé l'œuvre sans qu'une main criminelle eût besoin de l'aider. Il le savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel que courait la chère enfant. N'eût-il pas en outre pris quelques précautions ?
« Que supposer ? C'était peut-être dans un accès de folie qu'il avait commis cet acte inconscient ; ou bien la folie n'avait-elle été que la conséquence du crime ? Je me perdais dans toutes ces conjectures…
« Pendant que je méditais, appuyé au chevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts, c'est-à-dire avec cette surprise involontaire que cause la cessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile et agissant, j'entendis un froissement du côté où Edwards était resté accroupi.
« Il avait changé de place, et, la tête tendue en avant, les mains dirigées vers le lit, il semblait attendre… quoi ? Il y avait dans ses yeux de l'étonnement, de l'hésitation et en même temps comme une espérance.
« Je m'avançai vers lui et lui pris la main.
« Il se laissa faire sans résistance. Puis, brusquement, comme si les paroles qu'il prononçait répondaient à une préoccupation vague, mais persistante :
« – Elle ne remue plus ? me demanda-t-il.
« – Hélas ! non, lui dis-je.
« À ma grande stupéfaction, une expression de joie complète éclaira ce visage encore contracté ; il y eut distension des muscles. Et, tout à coup, des larmes jaillirent des yeux d'Edwards ; il se redressa et, se jetant dans mes bras, se mit à sangloter.
« – Qu'y a-t-il ? qu'éprouvez-vous ? m'écriai-je.
« Mais sans répondre, il s'élança vers le lit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme une plume, couvrit de baisers le visage de la morte.
« Cela rendait un son mat qui était horriblement pénible.
« Je voulus le détacher du cadavre :
« – Non, non, murmurait-il d'une voix étouffée ; je lui demande pardon !… pardon !… pardon !…
« Et il baisait ce visage décoloré sur lequel ses lèvres faisaient des trous bruns ; il serrait ces mains longues et amaigries…
« – Mary ! Mary ! cria-t-il encore, je t'aime !…
« Le laissant à son désespoir, je m'occupai de tous les détails de l'inhumation. Je comprenais que cette crise de larmes était salutaire. Lorsque je revins, il était plus calme ; il était assis au pied du lit, la tête dans ses mains, regardant Mary à travers ses doigts écartés…
« Je voulus l'interroger.
« – Demain, fit-il en me faisant signe de le laisser en repos.
« Le corps de Mary fut rendu à la terre : il suivit le triste cortège en silence, puis quand chacun se fut éloigné :
« – Écoutez, me dit-il, il faut maintenant que je me confesse… Mon ami, mon ami, savez-vous ce que c'est que… LA PEUR ?
III
« Edwards hésitait. Je devinais que ses aveux lui coûtaient horriblement. Je l'encourageai de mon mieux.
« – Écoutez, cher ami, me dit-il : vous êtes-vous trouvé jamais dans quelque circonstance imprévue où, malgré vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dont vous ne pouviez vous rendre maître… et, quoique très courageux, très hardi, très ardent, n'avez-vous jamais eu peur… oui, peur ? J'ai dit le mot… Je me suis battu, j'ai lutté contre des hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne… et, sur l'honneur !… je n'ai pas éprouvé la moindre hésitation. J'étais animé, excité, il se peut même que dans l'élan de la colère résistante, j'aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais je n'ai pas eu peur. Oh ! mot horrible ! d'autant plus horrible pour celui qui en saisit toute la véritable signification…
« Je voulais calmer Edwards. Il m'imposa silence d'un geste…
« – Oh ! laissez-moi parler… j'ai besoin de me donner… à moi-même… des explications, d'étudier l'incroyable phénomène qui s'est produit en moi… Tenez, mon ami, il y a dix ans de cela, j'étais dans l'Inde, je traversais une sorte de bois… tout à coup un animal bondit vers moi. C'était un tigre. Involontairement, et sans aucune raison de vanité… puisque j'étais seul… je souris, j'armai mon revolver… et en une seconde je renversai l'animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne me rendais pas compte de mes impressions… Mais depuis, m'interrogeant moi-même, j'ai acquis l'absolue conviction que je n'avais pas eu peur un seul instant, d'où la conservation complète de mon sang-froid.
« – Que voulez-vous me prouver ? lui demandai-je avec une certaine impatience ; je sais tout ce que vous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n'ai mis en doute…
« – Je vous ennuie, peut-être… je l'admets. Et cependant vous me savez, d'une part, assez intelligent pour que vous admettiez la nécessité de mon argumentation… d'autre part, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donc complaisamment, j'arrive au récit de cette terrible nuit…
« Et, comme si le malheureux eût aperçu dans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, il frissonna de tous ses membres.
« – Je vous écoute, lui dis-je en lui prenant la main.
« – Vous vous souvenez, reprit-il, de l'état dans lequel vous aviez laissé ma pauvre et chère Mary lorsque vous l'avez quittée… J'avoue que, quoique ayant perdu tout espoir, j'ai bu avidement, comme une rosée de bonheur, votre affirmation de visite pour le lendemain… Vous êtes habiles, vous autres médecins, à tromper vos clients… Oh ! je dis clients ! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, en tant que praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du même sourire, vous possédez le même calme imperturbable… acteurs qui jouez une scène mondaine au pied d'un lit de mort…
« Il s'arrêta sans que je l'interrompisse. Il s'exaltait et mon devoir d'ami était de ne point paraître m'apercevoir de l'aigreur de ses paroles.
« – Donc, reprit-il après un moment, j'espérais… et c'est peut-être cet espoir même qui est cause de tout… Vous m'avez laissé seul, seul auprès de la mourante. Il était, vous ne l'avez pas oublié, onze heures à peine… Elle, l'adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plus souffrir… toute blanche, couchée dans son lit blanc, elle avait les yeux à demi fermés… J'entendais distinctement sa respiration, un peu sifflante, saccadée, et cependant non sans une certaine régularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n'avait rien du râle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m'être occupé à caler une pendule, j'entends, à tenter de la remettre dans la position d'équilibre… Le balancier avait des heurtements irréguliers, inégaux ; puis, tout à coup, à je ne sais quel mouvement tenté par moi, la régularité s'établit tout à coup. Tic, tac, tic, tac… c'était fait. La pendule marchait. Et je me disais que dans ce frêle organisme que la nature tenait en sa main, un accident pouvait tout à coup se produire qui régularisât cette respiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui indiquerait la reprise normale du mouvement vital… Je songeais, je tenais dans ma main la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite qui me semblait de bon augure ; vous savez, nous autres, nous ne sommes pas des savants, et la main brûlante nous effraye… Je parlais à Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et qui rappelaient nos plus charmantes intimités… elle ne répondait pas, et toujours cette respiration… puis il y eut un soupir plus long que les autres et… un temps d'arrêt. Je la crus morte, et me penchai vers elle. Les pommettes de ses joues étaient violettes, d'un violet doux et pâle… j'appliquai mes lèvres sur les siennes, comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir plus promptement. Il revint en effet, et l'intermittence reparut pendant un quart d'heure à peu près… puis nouvelle interruption, plus longue cette fois… la main que je tenais se contracta quelque peu… elle se desserra… le souffle recommença son mouvement de va-et-vient… une heure se passa ainsi. Je retenais moi-même ma respiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était, pour moi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autre chose : c'est singulier, ma mémoire s'était arrêtée à un souvenir de jeunesse et de joie. C'était une fête de mariage dans laquelle, en vérité, j'avais dansé comme pas un des jeunes gens les plus réputés pour leur activité… Je revoyais les lustres chargés de bougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits des danseurs… j'entendais les accords de l'orchestre qui se répétaient avec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé… rythme… mesure… régularité… respiration… cet enchaînement d'idées se fit… j'écoutai… Je n'entendis ni rythme, ni mesure, ni respiration… Elle ne respirait plus… elle… pendant que je m'égarais dans les dédales de la mémoire et du passé… elle était morte… morte ! Avez-vous compris ? Étant là, auprès d'elle, à son chevet, je l'avais absolument abandonnée… j'écoutais les mélodies d'un orchestre du passé… et le présent, c'est-à-dire ELLE, ma Mary, ma femme, mon amour… Mary était morte. Misérable que j'étais ! je l'avais laissée mourir seule… À ce moment suprême, elle m'avait peut-être cherché du regard, elle m'avait peut-être appelé mentalement. Elle était morte… croyant à mon oubli… étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne…
« Il s'arrêta et essuya son front inondé de sueur.
« – Comprenez-vous bien maintenant les impressions qui suivirent ? Oh ! j'étais fou, fou, si vous voulez, en ce sens que mon désespoir était si complet, si profond, qu'il n'admettait aucune consolation possible… Une seule… elle n'était pas morte… elle ne pouvait être morte… je ne voulais pas qu'elle fût morte… Avez-vous jamais éprouvé cette impression ?… Elle est bien étrange et bien vraie ; vous êtes là auprès d'un cadavre… vous savez que c'est un cadavre… mais vous refusez d'accepter cette certitude. Savez-vous ce que j'ai fait, moi ?… J'ai crié à son oreille, je l'ai appelée : Mary ! Mary ! de toute la force de ma voix, m'efforçant d'envoyer le son droit et direct dans son oreille… Elle n'a pas bougé !… J'ai glissé ma main sous les draps… Je l'ai pincée, oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu'un cri de douleur révélerait la vie dans ce corps inanimé… Rien… rien… J'ai tout tenté, tout ! Elle est restée immobile, inerte… morte ! car elle était morte ! Alors il y a eu en moi comme un écroulement… j'ai senti s'effondrer tout mon être intérieur… et je suis resté, stupide, stupéfié, veux-je dire, regardant cette chair que j'avais aimée et que n'animait plus l'esprit que j'avais adoré… Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durer un siècle et qui se traduisent en une minute… Je me disais : Elle est morte ! morte ! morte !… Là où était le mouvement est maintenant l'immobilité… C'est la fin, la nullité, l'annihilation ! La nuit passait, j'étais abruti, le mot est dur, mais vrai… Je regardais toujours… je voyais le drap s'abaisser sur les membres de la morte… Il se formait des plis rectes, anguleux, pointus… et une sorte d'ivresse s'emparait de moi, atonie, impuissance, folie d'immobilité et d'anéantissement… Il était alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce le jour ? Une sorte de lueur pâle, blafarde, comme ce rayon qui sort de l'œil d'un mort ou d'un fou… et la blancheur du lit paraissait plus blanche, et la pâleur du visage plus pâle… Je regardais la morte ! j'étais habitué à cette idée que tout était fini, et pour jamais, pour jamais… Tout à coup…
« Ici Edwards me prit la main et me la serra comme entre des tenailles de fer.
« – Tout à coup… elle remua… Comprenez-vous ?… elle remua… Était-ce une convulsion dernière ?… je n'en sais rien ; mais voir ce cadavre, cette immobilité animée tout à coup de mouvement… Il n'y avait pas à douter, elle avait tendu les bras en avant… Ce que j'ai cru, je ne le sais pas… mais j'ai eu peur… peur, PEUR !
« Elle avait remué, tout était là… Je me suis jeté sur elle pour la forcer à rester immobile !… Après, je ne sais plus !…
« – Maintenant, dit le docteur, savez-vous, comprenez-vous ce que c'est que la peur ! et admettez-vous que vos contes d'enfants soient purement et simplement ridicules ! »
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