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Le crime d'une foule

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André Baillon

romancier belge (1875 – 1932)

Le Crime d’une Foule

Opaque et lourd, comme un cauchemar d’ivrogne, le brouillard stagne sur la ville assoupie. La ville est vieille : ses maisons s’ébrĂšchent comme des dents et ses marbres s’effritent ainsi que des os sans moelle. Ses habitants flambent, comme des dĂ©mons, aux vices des grandes dĂ©cadences. Elle a des mƓurs de Messaline lasse dont la luxure se tord au chĂątiment de l’insatiable dĂ©crĂ©pitude : elle veut de plus Ă©treignants baisers que ceux qui la foulĂšrent, vagissante de plaisir, dans la pourpre et dans la boue ; et dĂ©sormais cent bouches collĂ©es Ă  elle, cent bras l’encerclant, comme des tentacules de voluptĂ©, la laissent indiffĂ©rente et morne, le regard dur vers ce qu’elle rĂȘve.

Elle aime les fĂȘtes du sang, l’équivoque des spasmes douloureux et des plaies lascives qui baillent, qui sont rouges comme des sexes malades ; elle ne vibre qu’à l’archet des grandes souffrances, Ă  l’orchestre d’épouvante des chairs dĂ©chirĂ©es, des os broyĂ©s et des bouches en bĂȘlement d’agonie. Elle a des ongles qui fouillent les blessures et ses narines s’y grisent de parfums fades, comme les chiens Ă  la curĂ©e. Endormie, ses songes houlent encore aux stupres sanglants et si – cruelle – elle n’était lĂąche, elle se mordrait les chairs et s’ouvrirait les veines, pour trouver en elle-mĂȘme la voluptĂ© par ce formidable onanisme.

Seuls intacts parmi les Ă©difices ruinĂ©s, s’érigent, mamelles de voluptueux Ă©rĂ©thisme, les dĂŽmes des cirques, oĂč la Messaline connaĂźt encore les pĂąmoisons du bonheur. C’est l’aube
 la brume trame le Remords de la nuit qui meurt et qui fut, ainsi que les autres, pleine de cris et de giclements pourpres, parmi les torches.

Subitement une voix claironne la vague annonce d’une dĂ©bĂącle. Le crieur ne s’aperçoit pas en l’opacitĂ© du brouillard et son cri s’en intensifie d’une fatalitĂ© surnaturelle. Une voix rĂ©pond Ă  la premiĂšre, puis d’autres, rĂ©percutĂ©es par toutes les artĂšres et sur toutes les places. Le cri grandit en cent bouches secrĂštes, monte, crĂšve en lamentation unique, annonciatrice maintenant d’une catastrophe prĂ©cise : le broyement de deux rapides, lĂ -bas, en un village proche.

De ce frisson de mort, la ville a le rĂ©veil joyeux d’un jour de liesse. Des pas se hĂątent dans le brouillard, des troupes au galop traversent les rues, se soudent, se gonflent en foule noire d’hommes et de femmes, pĂȘle-mĂȘle, insexuĂ©es dans leur rut commun vers le mĂȘme plaisir. Ils ont des yeux d’hystĂ©riques, et leur souffle court se saccade comme celui des fauves devant leur proie. Plus que des laniĂšres, la curiositĂ© les fouaille et la ville se vide toute, ayant vomi ses habitants, Ă  travers champs, vers le village. Des gens venus de lĂ -bas, s’arrĂȘtent stupĂ©fiĂ©s, sans comprendre les voix qui les interrogent et, levant leurs bras ignorants, demeurent crucifiĂ©s sur l’horizon devant cette foule qui s’allonge, comme un monstre depuis la ville jusqu’à eux.

La gare Ă©tait proche oĂč le dĂ©sastre Ă©tait annoncĂ© ; les premiers venus s’écrasĂšrent contre la clĂŽture en claire-voie, comprimĂ©s par les autres dont la masse grandissait sur la place et semblait monter comme l’ocĂ©an. Les cous se tendirent, les yeux se fixĂšrent prĂȘts aux rouges fascinations.

Or, il advint que la petite gare dormait dans le bercement de la sonnerie électrique ; le chef marchait à pas paisible, fumant une cigarette, et la double voie de fer se perdait dans le brouillard, sans un obstacle, sans un décombre, sans une goutte de sang.

Une atroce clameur de rage et de dĂ©pit hua le calme dĂ©cevant de ce spectacle ; la foule se roula, se tordit comme un grand corps aiguillonnĂ© d’impossible Luxure, avec des frissons de tempĂȘte et des poings furieusement brandis par-dessus ses remous. Elle voulait des cadavres broyĂ©s, tout rouges et nus, des plaies frissonnantes et des sanglots d’agonie, et pour l’assouvissement de cette fringale elle se fut ruĂ©e, avec des cris et des couteaux, en un soudain massacre, sur ses plus lĂąches victimes terrifiĂ©es.

En ce moment un train s’arrĂȘta dans la gare : il Ă©tait gazouillant de jeunes ouvriĂšres venues des champs et qui s’en allaient vers les ateliers de la ville ; les dangers de la brume l’avaient rĂ©tardĂ© et sa machine ronflait prĂȘte Ă  repartir afin de laisser la voie libre au rapide qui suivait.

La foule s’était tue : on entendait le va-et-vient cadencĂ© d’une mĂ©canique et le sifflement monotone d’une fuite de vapeur ; la fournaise en baillant empourpra le brouillard d’une agonie de soleil tragique.

Dans cet apaisement une pensĂ©e s’était levĂ©e, Ă  peine murmurĂ©e par un seul et sitĂŽt devenue la pensĂ©e de tous.

— S’il ne partait pas ! et le possible spectacle s’était dressĂ© de l’immanent dĂ©sastre produit par un retard, de ce train surpris par le rapide, comme une bĂȘte par une bĂȘte, et broyĂ© dans une Ă©treinte avec des griffes de flammes et de fer. La foule hennit de ce nouveau dĂ©sir, que sa premiĂšre dĂ©ception avait exaspĂ©rĂ© jusqu’à la folie.

Plus profondĂ©ment comme des poignards vers le train, les regards s’allongĂšrent ; toutes les volontĂ©s Ă  l’unisson d’un mĂȘme vƓu, se tendirent Ă  le rĂ©aliser et parurent tramer autour de la machine immobile d’invisibles rĂȘts qui l’emprisonnassent pour l’hĂ©catombe.

En sorte que le chef de la gare, subissant lui-mĂȘme le travail magnĂ©tique de ces pensĂ©es, sentit ses membres s’alourdir et ne put, malgrĂ© ses efforts, donner le signal du dĂ©part. Son corps Ă©tait devenu gourd et sa bouche sans voix, ainsi que dans un cauchemar. Des tĂȘtes inquiĂštes s’étageaient aux portiĂšres des voitures, au loin de longs grondements annonçaient l’approche fatale du rapide.

D’un suprĂȘme effort, dans la conscience du massacre encore Ă©vitable, le chef tenta de se dĂ©gager de l’invisible emprise. Contre la volontĂ© de la foule, dont il sentait le souffle fĂ©roce derriĂšre lui, il banda son vouloir, tendit ses muscles et ses nerfs. Le sang grondait dans sa tĂȘte avec un bruit d’écluse, de grosses gouttes de sueur suintaient de son visage et coulaient ainsi que des larmes : ce fut terrible et vain comme une lutte d’agonisant. La conscience sombra dans l’effroi, et le malheureux vaincu, demeura sans geste, les yeux horriblement dilatĂ©s vers le galop du monstrueux express qui surgissait de la brume.

Paisible et satisfaite la foule attendait, prĂȘte aux applaudissements.

André Baillon

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Crime_d%E2%80%99une_foule