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Le Secret de Polichinelle

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Le Secret de Polichinelle

par

Paul ArĂšne

A mon ami Mariani

Que n'eussé-je pas donné, tout petit, et que ne donnerai-je pas, aujourd'hui comme tant d'autres, pour en savoir le fin mot ?

C'est Ă©videmment grĂące Ă  ce secret, dont tout le monde parle, demeurĂ© pourtant mystĂ©rieux, que Polichinelle, au cours d'une turbulente carriĂšre, a pu, anarchiste ivre de son moi, se mettre au-dessus des lois et des sentiments, renouveler chaque jour, sans jamais payer, son flambant justaucorps, ses chausses mi-parties, son chapeau, ses sabots sonores ; c'est grĂące Ă  ce secret qu'il a pu berner ses crĂ©anciers, rosser sa femme, assommer le commissaire, et, d'un geste plus mĂ©ritoire encore, pendre son bourreau qui le voulait pendre ; puis, vaincu par le diable ou paraissant l'ĂȘtre, rouler dans l'enfer tout ouvert, mais pour enlever Proserpine et laisser au dĂ©part Lucifer doublement cornu.

Car, dans la légende intégrale, Polichinelle survit, toujours bruyant et indompté, à sa grande bataille contre l'esprit de science et de malice.

Descendu aux ténébreuses demeures comme HéraklÚs, Orphéus et saint Brandan, ses aventures s'y continuent, puis recommencent sur la terre.

Admirable matiĂšre Ă  mettre en beaux vers et qui, le jour oĂč la France aura trouvĂ© son Goethe, pourrait aprĂšs un polichinelle dĂ©finitif oĂč s'Ă©terniserait, transformĂ© par le gĂ©nie, le drame primitif et rudimentaire des thĂ©Ăątres en plein vent, inspirer un « second Polichinelle » qui serait notre « second Faust ».

De cette derniÚre partie de son existence, nous ne connaissons qu'un épisode miraculeusement déchiffré sur des lambeaux de parchemin devenus la sacrilÚge reliure d'un vieux registre de comptabilités monacales, et dont notre insuffisance essaiera, sans espérer pourtant en conserver la saveur, de traduire le latin barbare.

Donc, aprĂšs quelques mois de sĂ©jour aux enfers, oĂč, naturellement, il avait fait le diable Ă  quatre, Polichinelle, traĂźnant sur ses pas Proserpine amoureuse et terrorisĂ©e, venait, par un long couloir souterrain, ancien soupirail de volcan qui illuminait l'Ă©clat des gemmes, de retrouver, non sans plaisir, la douce lumiĂšre du jour.

Au sortir de l'interminable conduit, ils avaient, sa compagnie et lui, débouché brusquement tout en haut d'une montagne abrupte au bas de laquelle de vastes plaines s'étendaient.

Éblouis d'abord, essoufflĂ©s un peu, ils s'assirent dans l'herbe et regardĂšrent.

Ils virent des champs couverts de moissons et de fleurs, des clos d'arbres fruitiers, des prairies oĂč brillaient des sources ; et au milieu, une ville blanche aux toits bleus, entourĂ©e de murailles basses que ceignaient des fossĂ©s de roses et dont les crĂ©neaux Ă©taient dorĂ©s.

Autour, palpitait la mer immense, sans un bateau, sans une voile ; et tout de suite Polichinelle comprit qu'il se trouvait dans une ßle ignorée des navigateurs, dernier débris émergeant encore de cette fabuleuse Atlantis disparue, voici combien de siÚcles, sous les flots, ainsi qu'en témoigne Platon. Cependant, Proserpine s'étant mise à pleurer :

- Qu'avez-vous, mignonne ?

- Rien, mon doux ami.

- Le pays vous déplairait-il ?

- Non, mais je voudrais y ĂȘtre Reine. »

Ce disant, elle avait jeté sur le gazon sa couronne aux sept pointes de fer incrustée de sept énormes escarboucles.

- « Reine ? Pourquoi pas ! grommelait Polichinelle. Proserpine reine et moi roi ! L'idée me va ; on peut essayer de la chose.

- Et comment, mon doux ami, vous y prendrez-vous ?

- Ça, mignonne, c'est mon secret. »

Alors, Proserpine consolée remit sa couronne sur ses cheveux tordus en flamme ; Polichinelle empoigna sa trique neuve toute récemment taillée dans le grenadier infernal dont les fruits aux grains de rubis, quelque mille ans auparavant, avaient su tenter Eurydice, et tous deux, bras dessus, bras dessous, prirent le chemin de la ville.

Des dĂ©putations les attendaient accompagnĂ©es de fanfares et de musiques, un petit pĂątre qui, cachĂ© derriĂšre une roche, venait de surprendre leur conversation, ayant couru devant et rĂ©pandu partout le bruit que Polichinelle arrivait avec son secret, pour ĂȘtre roi et pour faire le bonheur des Altantes.

Les Atlantes étaient naïvement et immémoriablement heureux. Ils n'avaient aucun besoin d'essayer du secret de Polichinelle. Mais tous les peuples se ressemblent : la curiosité l'emporta.

- « Eh quoi ! leur dit le nouveau roi, car on le sacra dare dare, avant mĂȘme qu'il en eĂ»t exprimĂ© le dĂ©sir, vous ne rougissez pas de vivre comme vous vivez ? C'est honteux, saperlipopette !

« Etre Ă©gaux, libres et unis ; vous nourrir des fruits de la terre fraternellement partagĂ©s ; n'avoir pas mĂȘme d'ennemis, si bien que les remparts de votre capitale dont un clown, leste tant soit peu, franchirait aisĂ©ment les inoffensifs crĂ©neaux, n'ont pour destination, avec leur enceinte de roses, que d'empĂȘcher le gibier qui pullule aux champs de se promener par les rues ; aimer les femmes qui vous aiment et en changer Ă  l'amiable quand le torchon commence Ă  brĂ»ler ? En vĂ©ritĂ©, la belle malice ! Des bestiaux en feraient autant. Mais la Providence veillait et m'a dĂ©pĂȘchĂ© devers vous, ainsi que ma gracieuse Ă©pouse, pour mettre ordre Ă  l'Ă©tat de choses. »

Des cris : « Vive Polichinelle et son secret !... Vive la Reine Proserpine ! » accueillirent ce beau discours.

Vous devinez que l'ßle d'Atlantis, en rien de temps, fut dotée par Polichinelle de toutes les institutions qui font l'orgueil des nations civilisées.

Polichinelle partagea les champs, indivis jusque-là, pour en distribuer la meilleure part à ceux de ses sujets dont le nez avait su lui plaire, parce qu'il ressemblait au sien ; et les Atlantes purent désormais se réjouir de posséder enfin une aristocratie.

Polichinelle fit cueillir et monnayer, non sans se rĂ©server le monopole, les cailloux d'or vierge et d'argent brut mĂȘlĂ©s au gravier des ruisseaux.

DĂ©sormais, les Atlantes connurent la richesse et sa pĂąle soeur, la misĂšre.

Polichinelle supprima l'amour libre et institua le mariage, afin d'avoir le royal plaisir de pouvoir faire des cocus ; et, ses favoris l'imitant, tout le monde imitant ses favoris, l'adultÚre devint à la mode, de sorte que l'on dut créer spécialement des tribunaux pour juger les maris meurtriers.

Au bout de quelque temps, des bandes affamĂ©es, lasses d'errer par les campagnes oĂč les fruits n'Ă©taient plus Ă  tous, ayant fait mine de se rĂ©volter, Polichinelle fortifia sa capitale, arma de mousquets ses sĂ©ides. Une bataille fut livrĂ©e ; de part et d'autre on s'Ă©gorgea.

Des veuves, des mÚres pleurÚrent ! Mais les Atlantes, enivrés de l'odeur de la poudre et du bruit des tambours, surent dÚs lors ce que c'est que la gloire.

Puis, quelques maussades rĂȘveurs s'Ă©tant permis d'insinuer que, peut-ĂȘtre, les affamĂ©s n'avaient pas tort, Polichinelle dressa la potence ; et les Atlantes, avec un frisson, s'inclinĂšrent devant la majestĂ© du Pouvoir.

Béni des dieux, redouté des hommes, toujours grùce au fameux secret, l'ex-anarchiste, devenu tyran, put bien mieux qu'Antoine avec Cléopùtre, durant des années et des années, mener avec Proserpine cette « vie inimitable » plus généralement connue sous le nom de Polichinelle.

Bon prince, d'ailleurs, il ne dĂ©daignait pas, Ă  l'exemple de Louis XIV et de NĂ©ron, dans les occasions solennelles, de se donner en spectacle au peuple sur une estrade exprĂšs dressĂ©e devant la porte de son palais ; et lĂ , au milieu des nombreux enfants que Proserpine lui avait pondus, tous comme lui bossus et vĂȘtus de paillons, tous comme lui Ă  chaque pas Ă©veillant un bruit de clochettes, noblement, hiĂ©ratiquement, il exĂ©cutait la sabotiĂšre.

Le peuple prit le deuil quand il mourut. Son agonie fut sereine et plutĂŽt narquoise.

Comme il semblait prĂšs de rendre l'Ăąme, l'aĂźnĂ© de ses fils appelĂ© Ă  lui succĂ©der s'approcha pour demander, l'heure Ă©tant suprĂȘme, la rĂ©vĂ©lation du fameux secret.

Polichinelle rouvrit un oeil. « Saperlipopette, le secret !... Et moi qui allais oublier de te transmettre avant de partir cet instrument de ma puissance, qui doit devenir, pour toi et tes successeurs, le Palladium de la dynastie. »

Puis, écartant les assistants d'un geste : « Fillot, murmura-t-il, écoute-moi d'un peu plus prÚs, c'est toute une histoire.

« Mais auparavant, comme l'histoire est assez longue et que les forces pourraient me manquer, fouille lĂ , sous mon oreiller. Tu vas y trouver un Ă©tui dĂ©corĂ© de figures Ă  la Morisque, Ă©tui renfermant un flacon de cristal dans l'Ă©paisseur duquel s'incrustent, en or, des Ă©toiles


As-tu trouvĂ© ? C'est bien cela
 Pourvu qu'il reste quelques gouttes de la mirifique liqueur ?... A ma santĂ© !... Merci, ça va mieux
 Et maintenant, comme dit cet autre, tĂąche de me prĂȘter une oreille attentive.

« Tu sauras donc, fillot, que vers quinze cent soixante-dix, soixante et douze, Charles IX rĂ©gnant en France, et les Vice-lĂ©gats gouvernant Avignon, un de nos aĂŻeux, bon gentilhomme, s'en fut, Ă  la suite de dĂ©mĂȘlĂ©s avec quelques gens de justice, s'Ă©tablir en terre papale.

« DerriÚre ses remparts aux créneaux sarrasins, dans l'ombre de son palais géant qu'écussonnent les clefs et la tiare, Avignon était alors vrai séjour de bénédiction ; et certes ! aucune ville n'aurait pu rivaliser avec elle, tant par la magnificence des palais et des villas cardinalices, l'étendue des couvents, le nombre des églises, la richesse des boutiques d'orfÚvres et de fourbisseurs, la commodités des tripots, le luxe des tavernes, que pour l'incroyable abondance, attirée là par ces merveilles, d'usuriers et de filous, de poÚtes, de joueurs de luth, de capitaines d'aventure, bretteurs, buveurs et brelandiers, d'écoliers et de belles filles.

« Comment notre noble et illustre aïeul fit-il dans Avignon la connaissance du propre fils de Nostradamus ? je l'ignore.

« Je me souviens pourtant avoir entendu dire que s'étant battus en duel aprÚs une querelle de jeu et s'étant blessés mutuellement, ils jurÚrent amitié et vécurent désormais en frÚres.

« Ce deuxiÚme Michel de Nostre-Dame, gai compagnon, homme d'épée, s'occupait lui aussi à ses moments perdus de magie et d'astrologie.

« Or, comme il avait cru lire au livre des constellations que sa fin Ă©tait proche et qu'il mourrait dans l'embrasement d'un village – la chose en effet se rĂ©alisa si exactement, Ă  l'heure et Ă  l'endroit prĂ©dits, que de certains jaloux l'accusĂšrent d'avoir incendiĂ© lui-mĂȘme, par amour-propre et point d'honneur, la maison sous les dĂ©bris de laquelle son cadavre fut retrouvĂ© – le prophĂšte ne voulut d'autre hĂ©ritier que notre illustre aĂŻeul en question.

« Il lui légua ses livres, ses armes, et, présent plus précieux encore, ce flacon plein d'une liqueur dont Nostradamus l'ancien avait acheté le secret de deux Indiens américains venus en foire de Beaucaire, à travers les mers Océane et Méditerranée, sur une barque faite d'écorce.

« Cette liqueur que les Indiens appelaient COCA en leur langue, est extraite par distillation et maniĂšre de quintessence, des feuilles fraĂźches cueillies d'un arbuste qui ne pousse qu'au fond de certaines pĂ©rilleuses vallĂ©es, dans le pays oĂč mĂ»rit l'or.

« J'ai dĂ©posĂ©, fillot, sur la plus haute planchette de ma royale librairie, un vieux livret, un parchemin dont la reliure s'illustre des mĂȘmes cabalistiques figures que l'Ă©tui, des mĂȘmes Ă©toiles que le flacon.

« Ce livret t'enseignera comme quoi, prĂ©voyant l'heure oĂč le flacon s'Ă©puiserait, notre illustre aĂŻeul entreprit le voyage des Grandes-Indes et en rapporta la provision qui depuis a fait la fortune et la gloire de notre race.

« Car, traité suivant les formules que Nostradamus perfectionna et transformé dans l'athanor et l'alambic en un tout-puissant cordial, couleur de sang, couleur de pourpre, ce feuillage, dont l'Indien misérable ne sait guÚre qu'apaiser sa faim, devient pour le buveur initié, jeune désormais jusqu'au dernier jour, une intarissable source de belle humeur et d'énergie.

« La belle humeur et l'Ă©nergie, privilĂšges vraiment divins, par qui l'homme domine l'homme, se fait aimer de la femme, et brave le diable lui-mĂȘme.

« Tu connais maintenant, fillot, le secret de ma vie et de mes triomphes. Garde-le précieusement pour le transmettre le plus tard possible à tes héritiers comme je te le transmets aujourd'hui !

« Ne t'offusque pas cependant si j'achÚve le fond du flacon. Tu ne chÎmeras pas de la mirifique liqueur, il en reste en cave des cuvées. Atlantis fit jadis partie de l'Amérique, et le coca fleurit sur ses monts.

« Seulement, garde bien le secret, fillot ! N'indique la plante à personne et la recette encore moins. »

Soudain, comme sous l'influence d'une vague et lointaine vision, le sarcastique agonisant sembla pris de mélancolie.

« HĂ©las ! fillot, ajouta-t-il, tout secret enfin s'Ă©vapore. J'ai le triste pressentiment qu'un jour ou l'autre quelque bienfaiteur de l'humanitĂ© – BelzĂ©but l'emporte ! – rĂ©vĂ©lera au populaire les extraordinaires vertus de la plante mystĂ©rieuse.

« Grùce à elle, un peu partout, sous des noms divers, depuis des siÚcles et des siÚcles, Polichinelle est roi, Polichinelle danse ; mais que deviendra notre héréditaire prestige quand le secret de Polichinelle sera le secret de chacun ?... »

Puis il fit « couic ! » et, tournant son nez au mur, expira.

En quoi le madré compÚre agit sagement, comme toujours, puisque une centaine d'années plus tard, mon cher Mariani, avec ton vin, ton élixir, tu devais appeler le monde entier, humbles ou puissants, riches ou pauvres, à bénéficier du secret de Polichinelle.

PAUL ARÈNE

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la MédiathÚque André Malraux de Lisieux (05.III.2004)

Texte relu par : A. Guézou

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