Marcel Proust (1871-1922)
"Toute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne, qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres, les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie – isolés du moins – car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu, si elle avait été vivante, la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où, sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l’entrée, sur les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et sur la forêt de Méséglise. Je ne regardais, en somme, tout cela avec plaisir que parce que je me disais : c’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre, jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray, non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir j’apercevais, parce qu’il était orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si un rayon de soleil y donnait."
Septième et dernier opus de "A la recherche du temps perdu".