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Les Mille et un Matins

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LES MILLE ET UN MATINS Nous venions de procĂ©der Ă  la reconstitution du crime de l'avenue de Clichy. Nous Ă©tions seuls, le commissaire divisionnaire et moi, dans l'au to qui nous ramenait quai des OrfĂšvres Ă  travers l'encombrement d'un Paris surchauffĂ©. Un barrage nous immobilisa au milieu d'un bloc de voitures, Ă  la hauteur d'une pharmacie. Vous voyez cet Immeuble, Gaillard ? me dit JĂ©rĂŽme. Oui, la maison du pharmacien. C'est lĂ  que j'ai logĂ© du 1922 Ă  1926, quand j'Ă©tais le commissaire du quartier. Et tenez Vous qui collectionnez les histoires, Ă©coutez-celle-ci. Elle date de 1925. ‱ > J'habitais au quatriĂšme Ă©tage sur la cour. Mais levez les yeux voyez-vous ce bel appartement du deuxiĂšme, avec balcon ? C'Ă©tait alors et c'est encore, vraisemblablement le domicile du docteur Juliette Costeliez. Dites doctoresse si vous prĂ©fĂ©rez je n'y vois, pour ma part, aucune objection. > Un soir, je venais de rentrer chez moi. Le pharmacien m'avait retenu en bas, pour m'entretenir d'une affaire. Il Ă©tait tard. On sonne Ă  ma porte, et la bonne m'annonce qu'une dame insiste pour ĂȘtre reçue. Carte de visite docteur Julteite Costeliez. » Faites entrer. > Mon dĂźner refroidirait. Ce n'Ă©tait pas la premiĂšre fois. Dans notre mĂ©tier, vous savez ce que c'est, hein » Je connaissais de vue Mme Costeliez. Je la rencontrais parfois ainsi qu'AndrĂ© Costeliez. Elle avait mĂȘme passĂ© tout Ă  l'heure devant la vitrine du pharmacien, pendant que nous causions. C'Ă©tait une grande belle fille brune, d'une trentaine d'annĂ©es au plus, l'oeil bien clair, bien loyal. Intelligente, fichtre Mais Ă©mue. Elle avait beau faire, cela ne pouvait pas m'Ă©chapper. j> Elle me rappela qu'elle habitait la maison. Je lui demandai trĂšs courtoisement en quoi je pouvais lui ĂȘtre utile. Alors, assise en face de moi, dans un fauteuil, elle me dit, assez pĂąle, avec ce sourire forcĂ© que nous connaissons si bien » C'est moi, monsieur le commissaire, qui ai fait. ce que vous savez. Je ne veux pas qu'un doute puisse subsister une seconde de plus Ă  ce sujet. Il n'est pas dans mon caractĂšre de dissimuler. J'ai commis, sous l'empire d'une impulsion, un acte que je commettrais Ă  tĂȘte reposĂ©e, si c'Ă©tait Ă  refaire. Mon seul tort a Ă©tĂ© de ne pas m'en accuser aussitĂŽt que cela fĂ»t possible. Si vous voulez bien m'Ă©couter, je vais rĂ©parer cette faute, que je regrette infinimenj;. n En votre qualitĂ© de commissaire de police, vous savez peut-ĂȘtre, monsieur, qu'AndrĂ© Costeliez n'est pas mon mari. Non ? Eh bien, c'est ainsi. Moi, je m'appelle Costeliez lui ne se nomme, en rĂ©alitĂ©, ni AndrĂ©, ni Costeliez. Il n'a pas de nom. Cet homme admirable, que j'aime au-dessus de tout, n'est personne, au regard de l'Ă©tat civil. Il a Ă©tĂ© ramassĂ© prĂšs de FĂšre-Champenoise, aprĂšs la bataille de la Marne, avec une balle dans la tĂȘte, sans que rien permĂźt de l'identifier plaque, livret, matricule quelconque ou Ă©cusson. Le cas, hĂ©las s'est produit plus d'une fois. Celui que j'appelle AndrĂ© Costeliez est au nombre de ces 'malheureux qui ne savent plus eux-mĂȘmes qui ils sont.. TrĂ©panĂ©, soignĂ©, Ă  peu prĂšs guĂ©ri de sa terrible blessure, il s'est rĂ©veillĂ© dans un monde inconnu. Sa mĂ©moire est restĂ©e au delĂ  de 1914. Il ne se rappelle plus rien de son passĂ©. > Je l'ai connu en 1917, dans un hĂŽpital oĂč je faisais un stage. H m'intĂ©ressa tout de suite prodigieusement. Je trouvai en lui un ĂȘtre. peu cultivĂ©, certes, d'origine rurale trĂšs probablement, mais douĂ© d'un ccĂ«ur exquis, d'une sensibilitĂ© rare et d'un esprit dont la finesse et la justesse me surprirent. Il ne se laissait nullement accabler par son Ă©trange sort, il subissait avec vaillance les crises extrĂȘmement douloureuses dont il souffrait encore.frĂ©quemment, et il Ă©tait dĂ©vorĂ© du dĂ©sir d'apprendre, de vivre avec intensitĂ©. Nous nous sommes aimĂ©s. Nous nous aimons toujours aussi tendre- ment, aussi puissamment. Aujourd'hui, onze ans aprĂšs la bataille de la Marne, AndrĂ©, Ă  qui j'ai prĂȘtĂ© mon nom, occupe parmi les intellectuels une place chaque jour plus lumineuse. Je ne puis vous ,dire combien je suis fiĂšre d'y avoir concouru parĂ»mes soins, mon dĂ©vouement, mon amour. Oh Tout a Ă©tĂ© fait, croyez-le bien, tout, pour essayer de lui rendre le souvenir, et aussi pour retrouver ceux qui le connaissaient avant la guerre sa famille, peut-ĂȘtre mĂȘme. sa femme Des journaux ont publiĂ© son portrait. Personne ne s'est prĂ©sentĂ©, jamais, pour le reconnaĂźtre. AndrĂ© va de mieux en mieux. Ces crises, dont je vous parlais, deviennent de plus en plus rares. Cependant elles l'abattent encore, Ă  la cadence d'une tous les trois mois, environ. Ce sont des maux de tĂȘte d'une grande violence, qui le martyrisent durant une heure ou deux et contre lesquels j'Ă©puise vainement les analgĂ©siques dont la plupart, du reste, ne sauraient ĂȘtre ici employĂ©s sans danger. J'ai pourtant bien cherchĂ© Je me suis ingĂ©niĂ©e fiĂ©vreusement Ă  combiner des remĂšdes capables d'attĂ©nuer les souffrances d'AndrĂ©. Ce matin, vers 8 heures, il a Ă©tĂ© pris de cette atroce cĂ©phalalgie. AussitĂŽt, je suis descendue chez le pharmacien et je l'ai priĂ© de me prĂ©parer au plus 'lite une nouvelle combinaison, d'aprĂšs la formule que je lui dictai (c'est un liquide qui ne peut pas ĂȘtre prĂ©parĂ© d'avance). Il se hĂąta. Moins d'un quart d'heure aprĂšs, j'avais fait Ă  AndrĂ©, dans la rĂ©gion cervicale, une injection qui, Ă  ma grande joie, le soulagea sur-lechamp. Je n'eus pas le courage de lui dire que, malheureusement, l'effet de la piqĂ»re ne se prolongerait pas plus d'une demi-heure et qu'une deuxiĂšme piqĂ»re entraĂźnerait fatalement les plus graves consĂ©quences. Je jouissais nĂ©anmoins de l'apaisement que je venais de lui procurer, quand, tout Ă  coup, je le vis avec effroi se soulever sur ses oreillers, d'un air Ă©garĂ©. Juliette Juliette Je me rappelle La mĂ©moire me revient Un village. Je vois un village, une place. Je me vois sortant d'une maison, une valise Ă  la main. Une femme, une jeune femme m'embrasse. Ah C'est cette piqĂ»re qui m'a rendu la mĂ©moire Juliette Je t'en supplie EmpĂȘche. empĂȘche. Je ne veux pas me souvenir Je ne veux plus, maintenant ArrĂȘte cela, Juliette, ma Juliette Je ne veux pas me souvenir davantage » ' J'Ă©tais affolĂ©e, monsieur le commissaire. Je ne savais comment m'y prendre pour neutraliser l'action de ma drogue. Je pensai au chloroforme aucun autre moyen ne me venait Ă  l'esprit pour plonger AndrĂ© dans une prompte insensibilitĂ©. Mais les douleurs revinrent brusquement, et avec elles revint l'amnĂ©sie. AndrĂ© se souvenait seulement du village inconnu et de la jeune femme mystĂ©rieuse. Pas un nom Il n'avait pas eu le temps Dieu merci de se rappeler ce qui, je suppose, nous eĂ»t perdus Ă  jamais 1 a Je restai prĂšs de lui, la main dans la main, pour l'aider Ă  souffrir, jusqu'Ă  10 heures. s- Ma bien-aimĂ©e Ma bienaimĂ©e l me disait-il sans cesse. s. Lorsque enfin il s'assoupit, calme mais Ă©puisĂ©, je m'esquivai. > Le pharmacien vous a dit certainement qu'une seule personne avait passĂ© derriĂšre son comptoir entre le moment oĂč il avait vu intact son registre d'ordonnances et le moment oĂč il avait constatĂ© que la derniĂšre page Ă©crite en Ă©tait arrachĂ©e. Il vous a affirmĂ© que moi seule pouvais m'ĂȘtre rendue coupable de cet acte inouĂŻ. » Le pharmacien a raison, monsieur le commissaire. Maintenant, la formule chimique n'est plus inscrite que dans ma tĂȘte, et je vous jure qu'elle n'en sortira pas, » Naturellement, acheva, JĂ©rOme, quand le pharmacien a su ce qu'il en Ă©tait, nous avons arrangĂ© ça. Maurice Renard.