Alain Garot
Marie
Quand le bémol n'est pas
celui qu'on pense...
C'est arrivé un soir...
Mon Ă©pouse voit l'oeil blanc de Marie et panique.
Toutes deux filent chez le médecin; et comme on ne blague pas avec ces
choses lĂ , vous devinez la suite : direction les urgences ophtalmologiques.
Nous lui avions pourtant bien dit de faire attention. Ne pas se frotter les yeux.
Mais elle avait trop mal, ça la piquait Que pouvions-nous faire de plus ?
D'autant qu'elle n'a jamais été gâtée par la vie, Marie... avec sa naissance sous « x », sa spécificité chromosomique constatée, ses opérations du coeur puis, bien plus tard, la pose d'un pacemaker…
Cela fait tant de fois, depuis ces vingtdeux années qu'elle est avec nous, qu'une épreuve s'annonce pour elle. Celle d'une cécité possible.
D'un oeil d'abord, celui-là même qui est touché… Puis de l'autre par la suite ; mais on n'ose pas trop y penser.
Du reste, si le kératocône est aigu et que l'un des yeux ne voit déjà plus, l'autre oeil peut encore être préservé… avec un suivi régulier.
Et c'est bien pour cela que nous sommes ici en cette fin d'après-midi, au moment même où les minibus sont alignés, prêts à reconduire chez eux les externes.
Comme Marie. Sauf que Marie ne partira pas ce soir avec eux : nous avons un rendez-vous pour ses yeux.
Plantés là au beau milieu de cette cour des miracles, à quelques pas seulement de
la rue du Maréchal Juin, nous attendons la sortie des gens du foyer…
Passe un ami qui, s'apercevant qu'on l'a vu, ne peut faire autrement que de s'arrĂŞter.
Poignée de main.
– Vous allez bien ?
– Très bien et vous-même ?
– Bien merci !…
Formalité accomplie.
L'ami va repartir quand un cri l'amène à se retourner.
C'est Marie qui arrive dans toute sa splendeur d'adulte libérée.
Qui court vers nous comme un canard joyeux.
Le large sourire de Marie, qui ne le connaît pas ?
Et puis cette toute petite phrase qu'elle dit spontanément, à la façon dont elle le fait tous les jours depuis qu'elle a su parler.
Une phrase entendue à chaque fois qu'on n'avait pas le moral… et qu'elle le
sentait.
– Je t'aime, dit-elle en s'approchant de lui.
Un peu trop sans doute.
Comme un cheval effrayé, l'ami s'est cabré.
Selon toute vraisemblance on ne lui a jamais parlé ainsi.
Il faut comprendre : il ne connaît pas Marie.
Nous lui avions bien raconté sa vie quand il était venu à la maison.
Mais Marie Ă©tait petite ; elle ne parlait pas encore.
Trop préoccupé alors par son Master en stratégie de communication internationale, il n'avait pas dû « tilter ».
Cette fois, il est servi !
Coincé entre Marie et nous, il n'ose s'esquiver bien qu'il en meurt d'envie.
Mais c'est trop tard : les autres éclopés arrivent.
Leurs fauteuils roulants défilent.
Avec toujours ces mêmes cris de joie ! Ces mots baragouinés ! Ces bras tendus… vers
la « chauffeuse » comme dirait Marie.
Devant tant de bonheur exprimé aussi simplement… nous avons le coeur touché.
Les larmes nous viennent aux yeux.
Certains osent nous dire que nous avons bien du mérite…
Les pauvres !
S'ils voyaient la chance que nous avons, ils se feraient tout petits.
Marie... c'est un soleil qui ne se couche jamais.
Marie... savez-vous, s'est définie elle même un jour en prononçant « mal » le
nom de son anomalie :
– Moi, nous a-t-elle dit… je suis une fille très unique !
(Au lieu de trisomique, bien sûr… Pour ceux qui ne connaîtraient que les « Go-gols » !)
Et depuis vingt-deux ans, le soleil brille sur nos jours. MĂŞme si le soleil ne le sait pas.
Arrive alors cette formidable claque que nous ne sommes pas prĂŞts d'oublier ; elle
nous a fait bien rire, elle aurait pu nous faire pleurer...
Notre ami, qui ne masque pas sa gêne face à ces êtres anormalement uniques, s'approche soudain de nous, prend son air grave et nous dit le plus sincèrement du monde :
– Ah ! C'est bien malheureux tout ça !
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