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Metzengerstein

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Metzengerstein

Edgar Allan Poe

Traduction de Charles Baudelaire

Pestis eram vivus, — moriens tua mors ero.

Martin Luther.

L'horreur et la fatalitĂ© se sont donnĂ© carriĂšre dans tous les siĂšcles. A quoi bon mettre une date Ă  l'histoire que j'ai Ă  raconter ? Qu'il me suffise de dire qu'Ă  l'Ă©poque dont je parle existait dans le centre de la Hongrie une croyance secrĂšte, mais bien Ă©tablie, aux doctrines de la mĂ©tempsycose. De ces doctrines elles-mĂȘmes, de leur faussetĂ© ou de leur probabilitĂ©, - je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne partie de notre crĂ©dulitĂ© vient, comme dit La BruyĂšre, qui attribue tout notre malheur Ă  cette cause unique — de ne pouvoir ĂȘtre seuls.

Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui tendaient fortement Ă  l'absurde. Les Hongrois diffĂ©raient trĂšs essentiellement de leurs autoritĂ©s d'Orient. Par exemple, - l'Ăąme, Ă  ce qu'ils croyaient, - je cite les termes d'un subtil et intelligent Parisien, - ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi, un cheval, un chien, un homme mĂȘme, ne sont que la ressemblance illusoire de ces ĂȘtres.

Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient Ă©tĂ© en discorde pendant des siĂšcles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres rĂ©ciproquement aigries par une inimitiĂ© aussi mortelle. Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne prophĂ©tie : — Un grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalitĂ© de Metzengerstein triomphera de l'immortalitĂ© de Berlifitzing.

Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes plus vulgaires ont donnĂ© naissance - et cela, sans remonter bien haut, - Ă  des consĂ©quences Ă©galement grosses d'Ă©vĂ©nements. En outre, les deux maisons, qui Ă©taient voisines, avaient longtemps exercĂ© une influence rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des voisins aussi rapprochĂ©s sont rarement amis ; et, du haut de leurs terrasses massives, les habitants du chĂąteau Berlifitzing pouvaient plonger leurs regards dans les fenĂȘtres mĂȘmes du palais Metzengerstein. Enfin, le dĂ©ploiement d'une magnificence plus que fĂ©odale Ă©tait peu fait pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'Ă©tonner que les termes de cette prĂ©diction, bien que tout Ă  fait saugrenus, aient si bien crĂ©Ă© et entretenu la discorde entre deux familles dĂ©jĂ  prĂ©disposĂ©es aux querelles par toutes les instigations d'une jalousie hĂ©rĂ©ditaire ? La prophĂ©tie semblait impliquer, - si elle impliquait quelque chose, - un triomphe final du cĂŽtĂ© de la maison dĂ©jĂ  plus puissante, et naturellement vivait dans la mĂ©moire de la plus faible et de la moins influente, et la remplissait d'une aigre animositĂ©.

Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il fĂ»t d'une haute origine, n'Ă©tait, Ă  l'Ă©poque de ce rĂ©cit, qu'un vieux radoteur infirme, et n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie invĂ©tĂ©rĂ©e et folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmitĂ©s physiques, ni son grand Ăąge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'empĂȘcher de prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre cĂŽtĂ©, FrĂ©dĂ©rick, baron Metzengerstein, n'Ă©tait pas encore majeur. Son pĂšre, le ministre G..., Ă©tait mort jeune. Sa mĂšre, madame Marie, le suivit bientĂŽt. FrĂ©dĂ©rick Ă©tait Ă  cette Ă©poque dans sa dixhuitiĂšme annĂ©e. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue pĂ©riode de temps ; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et plus significative solennitĂ©.

Par suite de certaines circonstances résultant de l'administration de son pÚre, le jeune baron, aussitÎt aprÚs la mort de celui-ci, entra en possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses chùteaux étaient innombrables. Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La ligne frontiÚre de ses domaines n'avait jamais été clairement définie ; mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.

L'avÚnement d'un propriétaire si jeune, et d'un caractÚre si bien connu, à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans l'espace de trois jours, la conduite de l'héritier fit pùlir le renom d'Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes perfidies, des atrocités inouïes, firent bientÎt comprendre à ses vassaux tremblants que rien, - ni soumission servile de leur part, ni scrupules de conscience de la sienne, - ne leur garantirait désormais de sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la nuit du quatriÚme jour, on s'aperçut que le feu avait pris aux écuries du chùteau Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le crime d'incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du baron.

Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionnĂ© par cet accident, il se tenait, en apparence plongĂ© dans une mĂ©ditation, au haut du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanĂ©e, qui pendait mĂ©lancoliquement aux murs, reprĂ©sentait les figures fantastiques et majestueuses de mille ancĂȘtres illustres. Ici des prĂȘtres richement vĂȘtus d'hermine, des dignitaires pontificaux, siĂ©geaient familiĂšrement avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un roi temporel, ou contenaient avec le fiat de la toute-puissance papale le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des tĂ©nĂšbres. LĂ , les sombres et grandes figures des princes Metzengerstein - leurs musculeux chevaux de guerre piĂ©tinant les cadavres des ennemis tombĂ©s - Ă©branlaient les nerfs les plus fermes par leur forte expression ; et ici, Ă  leur tour, voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des anciens jours flottaient au loin dans les mĂ©andres d'une danse fantastique aux accents d'une mĂ©lodie imaginaire.

Mais, pendant que le baron prĂȘtait l'oreille ou affectait de prĂȘter l'oreille au vacarme toujours croissant des Ă©curies de Berlifitzing, - et peut-ĂȘtre mĂ©ditait quelque trait nouveau, quelque trait dĂ©cidĂ© d'audace, - ses yeux se tournĂšrent machinalement vers l'image d'un cheval Ă©norme, d'une couleur hors nature, et reprĂ©sentĂ© dans la tapisserie comme appartenant Ă  un ancĂȘtre sarrasin de la famille de son rival. Le cheval se tenait sur le premier plan du tableau, - immobile comme une statue, - pendant qu'un peu plus loin, derriĂšre lui, son cavalier dĂ©confit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.

Sur la lĂšvre de FrĂ©dĂ©rick surgit une expression diabolique, comme s'il s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement. Cependant, il ne dĂ©tourna pas les yeux. Bien loin de lĂ , il ne pouvait d'aucune façon avoir raison de l'anxiĂ©tĂ© accablante qui semblait tomber sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses sensations incohĂ©rentes comme celles des rĂȘves avec la certitude d'ĂȘtre Ă©veillĂ©. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme, - plus il lui paraissait impossible d'arracher son regard Ă  la fascination de cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus violent, il fit enfin un effort, comme Ă  regret, et tourna son attention vers une explosion de lumiĂšre rouge, projetĂ©e en plein des Ă©curies enflammĂ©es sur les fenĂȘtres de l'appartement.

L'action toutefois ne fut que momentanĂ©e ; son regard retourna machinalement au mur. A son grand Ă©tonnement, la tĂȘte du gigantesque coursier - chose horrible ! - avait pendant ce temps changĂ© de position. Le cou de l'animal, d'abord inclinĂ© comme par la compassion vers le corps terrassĂ© de son seigneur, Ă©tait maintenant Ă©tendu, roide et dans toute sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout Ă  l'heure invisibles, contenaient maintenant une expression Ă©nergique et humaine, et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire ; et les lĂšvres distendues de ce cheval Ă  la physionomie enragĂ©e laissaient pleinement apercevoir ses dents sĂ©pulcrales et dĂ©goĂ»tantes.

Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant. Comme il l'ouvrait, un éclat de lumiÚre rouge jaillit au loin dans la salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante ; et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait précisément le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du Berlifitzing sarrasin. Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha précipitamment le plein air. A la porte principale du palais, il rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval gigantesque couleur de feu.

— À qui est ce cheval ? OĂč l'avez-vous trouvĂ© ? demanda le jeune homme d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immĂ©diatement que le mystĂ©rieux coursier de la tapisserie Ă©tait le parfait pendant du furieux animal qu'il avait devant lui.

— C'est votre propriĂ©tĂ©, monseigneur, rĂ©pliqua l'un des Ă©cuyers, du moins il n'est rĂ©clamĂ© par aucun autre propriĂ©taire. Nous l'avons pris comme il s'Ă©chappait, tout fumant et Ă©cumant de rage, des Ă©curies brĂ»lantes du chĂąteau Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras des chevaux Ă©trangers du vieux comte, nous l'avons ramenĂ© comme Ă©pave. Mais les domestiques dĂ©savouent tout droit sur la bĂȘte ; ce qui est Ă©trange, puisqu'il porte des traces Ă©videntes du feu, qui prouvent qu'il l'a Ă©chappĂ© belle.

— Les lettres W. V. B. sont Ă©galement marquĂ©es au fer trĂšs distinctement sur son front, interrompit un second Ă©cuyer ; je supposais donc qu'elles Ă©taient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au chĂąteau affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.

— ExtrĂȘmement singulier ! dit le jeune baron, avec un air rĂȘveur et comme n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous dites, un remarquable cheval, - un prodigieux cheval ! bien qu'il soit, comme vous le remarquez avec justesse, d'un caractĂšre ombrageux et intraitable ; allons ! qu'il soit Ă  moi, je le veux bien, ajouta-t-il aprĂšs une pause ; peut-ĂȘtre un cavalier tel que FrĂ©dĂ©rick de Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable mĂȘme des Ă©curies de Berlifitzing.

— Vous vous trompez, monseigneur ; le cheval, comme nous vous l'avons dit, je crois, n'appartient pas aux Ă©curies du comte. Si tel eĂ»t Ă©tĂ© le cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en prĂ©sence d'une noble personne de votre famille. - C'est vrai ! observa le baron sĂšchement. Et, Ă  ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint Ă©chauffĂ© et Ă  pas prĂ©cipitĂ©s. Il chuchota Ă  l'oreille de son maĂźtre l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie, dans une chambre qu'il dĂ©signa, entrant alors dans des dĂ©tails d'un caractĂšre minutieux et circonstanciĂ© ; mais, comme tout cela fut communiquĂ© d'une voix trĂšs basse, pas un mot ne transpira qui pĂ»t satisfaire la curiositĂ© excitĂ©e des Ă©cuyers. Le jeune FrĂ©dĂ©rick, pendant l'entretien, semblait agitĂ© d'Ă©motions variĂ©es. NĂ©anmoins, il recouvra bientĂŽt son calme, et une expression de mĂ©chancetĂ© dĂ©cidĂ©e Ă©tait dĂ©jĂ  fixĂ©e sur sa physionomie, quand il donna des ordres pĂ©remptoires pour que l'appartement en question fĂ»t immĂ©diatement condamnĂ© et la clef remise entre ses mains propres.

— Avez-vous appris la mort dĂ©plorable de Berlifitzing, le vieux chasseur ? dit au baron un de ses vassaux, aprĂšs le dĂ©part du page, pendant que l'Ă©norme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme sien s'Ă©lançait et bondissait avec une furie redoublĂ©e Ă  travers la longue avenue qui s'Ă©tendait du palais aux Ă©curies de Metzengerstein.

— Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait ; mort ! dis-tu ?

— C'est la pure vĂ©ritĂ©, monseigneur ; et je prĂ©sume que, pour un seigneur de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop dĂ©sagrĂ©able. Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.

— Comment est-il mort ?

— Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie prĂ©fĂ©rĂ©e de son haras de chasse, il a pĂ©ri misĂ©rablement dans les flammes.

— En ... vĂ© ... ri ... tĂ© ... ! exclama le baron, comme impressionnĂ© lentement et graduellement par quelque Ă©vidence mystĂ©rieuse.

— En vĂ©ritĂ©, rĂ©pĂ©ta le vassal.

— Horrible ! dit le jeune homme avec beaucoup de calme. Et il rentra tranquillement dans le palais.

À partir de cette Ă©poque, une altĂ©ration marquĂ©e eut lieu dans la conduite extĂ©rieure du jeune dĂ©bauchĂ©, baron FrĂ©dĂ©rick von Metzengerstein. VĂ©ritablement, sa conduite dĂ©sappointait toutes les espĂ©rances et dĂ©routait les intrigues de plus d'une mĂšre. Ses habitudes et ses maniĂšres tranchĂšrent de plus en plus et, moins que jamais, n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delĂ  des limites de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il Ă©tait absolument sans compagnon, Ă  moins que ce grand cheval impĂ©tueux, hors nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement Ă  partir de cette Ă©poque, n'eĂ»t en rĂ©alitĂ© quelque droit mystĂ©rieux au titre d'ami.

NĂ©anmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui arrivaient pĂ©riodiquement. - " Le baron honorera-t-il notre fĂȘte de sa prĂ©sence ? " -" Le baron se joindra-t-il Ă  nous pour une chasse au sanglier ? " - " Metzengerstein ne chasse pas ; " - "Metzengerstein n'ira pas, " - telles Ă©taient ses hautaines et laconiques rĂ©ponses.

Ces insultes rĂ©pĂ©tĂ©es ne pouvaient pas ĂȘtre endurĂ©es par une noblesse impĂ©rieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales, - moins frĂ©quentes ; - avec le temps elles cessĂšrent tout Ă  fait. On entendit la veuve de l'infortunĂ© comte Berlifitzing exprimer le vƓu " que le baron fĂ»t au logis quand il dĂ©sirerait n'y pas ĂȘtre, puisqu'il dĂ©daignait la compagnie de ses Ă©gaux ; et qu'il fĂ»t Ă  cheval quand il voudrait n'y pas ĂȘtre, puisqu'il leur prĂ©fĂ©rait la sociĂ©tĂ© d'un cheval. " Ceci Ă  coup sĂ»r n'Ă©tait que l'explosion niaise d'une pique hĂ©rĂ©ditaire et prouvait que nos paroles deviennent singuliĂšrement absurdes quand nous voulons leur donner une forme extraordinairement Ă©nergique.

Les gens charitables, nĂ©anmoins, attribuaient le changement de maniĂšres du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils privĂ© prĂ©maturĂ©ment de ses parents, - oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite durant les jours qui suivirent immĂ©diatement cette perte. Il y en eut quelques-uns qui accusĂšrent simplement en lui une idĂ©e exagĂ©rĂ©e de son importance et de sa dignitĂ©. D'autres, Ă  leur tour (et parmi ceux-lĂ  peut ĂȘtre citĂ© le mĂ©decin de la famille), parlĂšrent sans hĂ©siter d'une mĂ©lancolie morbide et d'un mal hĂ©rĂ©ditaire ; cependant, des insinuations plus tĂ©nĂ©breuses, d'une nature plus Ă©quivoque, couraient parmi la multitude.

En rĂ©alitĂ©, l'attachement pervers du baron pour sa monture de rĂ©cente acquisition, - attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses fĂ©roces et dĂ©moniaques inclinations, - devint Ă  la longue, aux yeux de tous les gens raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans l'Ă©blouissement du midi, - aux heures profondes de la nuit, - malade ou bien portant, - dans le calme ou dans la tempĂȘte, - le jeune Metzengerstein semblait clouĂ© Ă  la selle du cheval colossal dont les intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caractĂšre.

Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochĂ©es des Ă©vĂ©nements rĂ©cents, donnaient un caractĂšre surnaturel et monstrueux Ă  la manie du cavalier et aux capacitĂ©s de la bĂȘte. L'espace qu'elle franchissait d'un seul saut avait Ă©tĂ© soigneusement mesurĂ©, et se trouva dĂ©passer d'une diffĂ©rence stupĂ©fiante les conjectures les plus larges et les plus exagĂ©rĂ©es. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distinguĂ©s par des appellations caractĂ©ristiques. Ce cheval-ci avait son Ă©curie Ă  une certaine distance des autres ; et, quant au pansement et Ă  tout le service nĂ©cessaire, nul, exceptĂ© le propriĂ©taire en personne, ne s'Ă©tait risquĂ© a remplir ces fonctions, ni mĂȘme Ă  entrer dans l'enclos oĂč s'Ă©levait son Ă©curie particuliĂšre. On observa aussi que, quoique les trois palefreniers qui s'Ă©taient emparĂ©s du coursier, quand il fuyait l'incendie de Berlifitzing, eussent rĂ©ussi Ă  arrĂȘter sa course Ă  l'aide d'une chaĂźne Ă  nƓud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou Ă  aucun moment depuis lors, il eĂ»t jamais posĂ© la main sur le corps de la bĂȘte. Des preuves d'intelligence particuliĂšre dans la conduite d'un noble cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas Ă  exciter une attention dĂ©raisonnable ; mais il y avait ici certaines circonstances qui eussent violentĂ© les esprits les plus sceptiques et les plus flegmatiques ; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante signification de sa marque, - que parfois le jeune Metzengerstein Ă©tait devenu pĂąle et s'Ă©tait dĂ©robĂ© devant l'expression soudaine de son oeil sĂ©rieux et quasi humain.

Parmi toute la domesticitĂ© du baron, il ne se trouva nĂ©anmoins personne pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans le jeune gentilhomme les qualitĂ©s brillantes de son cheval ; personne, exceptĂ© du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer - si toutefois ses idĂ©es valent la peine d'ĂȘtre mentionnĂ©es, - que son maĂźtre ne s'Ă©tait jamais mis en selle sans un inexplicable et presque imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et habituelles promenades, une expression de triomphante mĂ©chancetĂ© faussait tous les muscles de sa face.

Pendant une nuit de tempĂȘte, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant Ă  cheval en toute hĂąte, s'Ă©lança en bondissant Ă  travers le labyrinthe de la forĂȘt.

Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particuliÚrement l'attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, aprÚs quelques heures d'absence, les prodigieux et magnifiques bùtiments du palais Metzengerstein se mirent à craquer et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un feu immense et immaßtrisable, - une masse épaisse et livide.

Comme les flammes, quand on les aperçut pour la premiĂšre fois, avaient dĂ©jĂ  fait un si terrible progrĂšs que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bĂątiments eussent Ă©tĂ© Ă©videmment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement Ă  l'entour, dans une stupĂ©faction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientĂŽt l'attention de la multitude, et dĂ©montra combien est plus intense l'intĂ©rĂȘt excitĂ© dans les sentiments d'une foule par la contemplation d'une agonie humaine que celui qui est crĂ©Ă© par les plus effrayants spectacles de la matiĂšre inanimĂ©e.

Sur la longue avenue de vieux chĂȘnes qui commençait Ă  la forĂȘt et aboutissait Ă  l'entrĂ©e principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier dĂ©coiffĂ© et en dĂ©sordre, se faisait voir bondissant avec une impĂ©tuositĂ© qui dĂ©fiait le dĂ©mon de la tempĂȘte lui-mĂȘme.

Le cavalier n'Ă©tait Ă©videmment pas le maĂźtre de cette course effrĂ©nĂ©e. L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son ĂȘtre, rendaient tĂ©moignage d'une lutte surhumaine ; mais aucun son, exceptĂ© un cri unique, ne s'Ă©chappa de ses lĂšvres lacĂ©rĂ©es, qu'il mordait d'outre en outre dans l'intensitĂ© de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore, et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le fossĂ©, le coursier s'Ă©lança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.

La furie de la tempĂȘte s'apaisa tout Ă  coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bĂątiment Comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosphĂšre tranquille, dardait une lumiĂšre d'un Ă©clat surnaturel, pendant qu'un nuage de fumĂ©e s'abattait pesamment sur les bĂątiments sous la forme distincte d'un gigantesque cheval.

Mercier, dans l'An deux mil quatre cent quarante, soutient sérieusement les doctrines de la métempsycose, et J. d'Israeli dit qu'il n'y a pas de systÚme aussi simple et qui répugne moins à l'intelligence. Le colonel Ethan AlIen, le Green Mouniain Boa, passe aussi pour avoir été un sérieux métempsycosiste. - E. A. P.

J'ignore quel est l'auteur de ce texte bizarre et obscur ; cependant, je me suis permis de le rectifier légÚrement, en l'adaptant au sens moral du récit. Poe cite quelquefois de mémoire et incorrectement. Le sens, aprÚs tout, me semble se rapprocher de l'opinion attribuée au pÚre Kircher, - que les animaux sont des Esprits enfermés. - C. B.

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