Isabelle Eberhardt (1877-1904)
"Pour arriver chez moi, il fallait monter des rues et des rues mauresques, tortueuses, coupĂ©es de couloirs sombres sous la forĂȘt des porte-Ă -faux moisis.
Devant les boutiques inĂ©gales, on cĂŽtoyait des tas de lĂ©gumes aux couleurs tendres, des mannes dâoranges Ă©clatantes, de pĂąles citrons et de tomates sanglantes. On passait dans la senteur des guirlandes lĂ©gĂšres de fleurs dâoranger ou de jasmin dâArabie lavĂ© de rose avec, au bout, des petits bouquets de fleurs rouges.
Il y avait des cafĂ©s maures avec des pots de romarin et des poissons rouges flottant dans des bocaux ronds sous des lanternes en papier, des gargoulettes oĂč trempaient des bottes de lentisque.
Ă cĂŽtĂ©, câĂ©taient des gargotes saures avec des salades humides et des olives luisantes, des Ă©talages de confiseurs arabes avec des sucres dâorge et des pĂątisseries poivrĂ©es, des fumeries de kif oĂč on jouait du flageolet.
On frÎlait des mauresques en pantalons lùches et en foulards gorge-de-pigeon ou vert Nil, des Espagnoles avec des roses de papier piquées dans leurs criniÚres noires."
Recueil de nouvelles.
Il y a dans ces nouvelles lâinitiation Ă un monde africain qui pourrait ĂȘtre celui des contes merveilleux si on ne savait quâil est aussi celui de la souffrance. LâĂąme russe dâIsabelle Eberhardt Ă©tait bien prĂ©parĂ©e Ă comprendre lâIslam et Ă lâenseigner par la sympathie. Avec elle nous dĂ©passons le stage de lâexotisme, nous en avons fini avec les Ă©tonnements Ă©vasifs. ConnaĂźtre une terre par sa lumiĂšre, son histoire et son commerce, câest encore trop peu, et nous nâen rapporterions quâune illumination fugitive et un malaise, si la raison secrĂšte de ses habitants devait nous Ă©chapper. (Victor Barrucand)