Pierre Loti (1850-1923)
"26 mars 1889.
Des cĂŽtes sud de lâEspagne, dâAlgĂ©siras, de Gibraltar, on aperçoit lĂ -bas, sur lâautre rive de la mer, Tanger la Blanche.
Elle est tout prĂšs de notre Europe, cette premiĂšre ville marocaine, posĂ©e comme en vedette sur la pointe la plus nord de lâAfrique ; en trois ou quatre heures, des paquebots y conduisent, et une grande quantitĂ© de touristes y viennent chaque hiver. Elle est trĂšs banalisĂ©e aujourdâhui, et le sultan du Maroc a pris le parti dâen faire le demi-abandon aux visiteurs Ă©trangers, dâen dĂ©tourner ses regards comme dâune ville infidĂšle.
Vue du large, elle semble presque riante, avec ses villas alentour bĂąties Ă lâeuropĂ©enne dans des jardins ; un peu Ă©trange encore cependant, et restĂ©e bien plus musulmane dâaspect que nos villes dâAlgĂ©rie, avec ses murs dâune neigeuse blancheur, sa haute casbah crĂ©nelĂ©e, et ses minarets plaquĂ©s de vieilles faĂŻences.
Câest curieux mĂȘme comme lâimpression dâarrivĂ©e est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la MĂ©diterranĂ©e. MalgrĂ© les touristes qui dĂ©barquent avec moi, malgrĂ© les quelques enseignes françaises qui sâĂ©talent çà et lĂ devant des hĂŽtels ou des bazars, â en mettant pied Ă terre aujourdâhui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi, â jâai le sentiment dâun recul subit Ă travers les temps antĂ©rieurs... Comme câest loin tout Ă coup, lâEspagne oĂč lâon Ă©tait ce matin, le chemin de fer, le paquebot rapide et confortable, lâĂ©poque oĂč lâon croyait vivre !... Ici, il y a quelque chose comme un suaire blanc qui tombe, Ă©teignant les bruits dâailleurs, arrĂȘtant toutes les modernes agitations de la vie : le vieux suaire de lâIslam, qui sans doute va beaucoup sâĂ©paissir autour de nous dans quelques jours quand nous nous serons enfoncĂ©s plus avant dans ce pays sombre, mais qui est dĂ©jĂ sensible dĂšs lâabord pour nos imaginations fraĂźchement Ă©moulues dâEurope."
1889 : Pierre Loti, officier de marine et membre d'une mission diplomatique, relate ses rencontres, ses impressions, lors de son périple au Maroc...