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Bouddha

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Sur le balcon du Cercle des ArmĂ©es de Terre et de Mer, en achevant leur cafĂ©, ils causaient, se retrouvant lĂ  aprĂšs des mois et des mois, des mois d'exil, de maladie, de batailles, de blessures. En tĂȘte-Ă -tĂȘte, dans le dĂ©licieux bavardage du premier cigare, aprĂšs le cafĂ©, les deux camarades souriaient, Ă©voquant les annĂ©es enfuies, les souvenirs de l'École, les promenades militaires, les jours de sortie, d'examen ou d'escapade, et la premiĂšre Ă©paulette et la derniĂšre revue, la revue d'hier, Ă  Longchamps, devant les tribunes, ce dĂ©filĂ© des Tonkinois sous les acclamations d'une foule, les sourires des mĂšres, les bravos des anciens, les larmes des femmes.

Tous deux dĂ©corĂ©s de la LĂ©gion d'honneur, l'un des deux amis, la taille fine serrĂ©e dans la redingote bourgeoise, regardait, sur la tunique bleu de ciel des officiers de turcos que portait son camarade, la mĂ©daille d'argent qui pendait au bout du large ruban semĂ© de vert clair et de jaune, avec ses noms barbares reprĂ©sentant deux ans de sacrifices, deux ans d'hĂ©roĂŻsme: Son-Tay, Bac-Ninh, Fou-Tcheou, Formose, Tuyen-Quan, Pescadores;—et tout en fumant, il se disait qu'il en avait fallu du sang de braves gens, Africains, Alsaciens, Bretons, Berrichons, petits troupiers, fantassins, fusiliers marins, chasseurs Ă  cheval, soldats du train, et tant d'autres, tant d'autres, pour Ă©crire lĂ , sur une mĂ©daille d'argent, ces deux dates: 1883-1885, et les quarante-huit lettres de ces six noms de victoires!

L'officier de turcos—vingt-huit ou trente ans, blond, gai, souriant, la joue bronzĂ©e Ă  peine par le hĂąle de la mer et du vent d'Asie—regardait devant lui, le coude appuyĂ© sur la balustrade du balcon en fer forgĂ©. Il regardait devant lui et se sentait heureux de vivre, humant l'air plus frais de ce soir d'aoĂ»t aprĂšs une journĂ©e chaude.

Un brouhaha de fiacres, d'omnibus, un vague murmure de voix montaient de l'Avenue de l'Opéra comme un lointain bruit de houle, et là, sous ses yeux, comme un décor, se découpait sur le ciel tout bleu la masse blanche de l'Opéra, éclairée fantastiquement par la lumiÚre électrique, l'Opéra, illuminé, avec des silhouettes noires allant et venant sur les marches, et les deux groupes sculptés se détachant avec de vagues reflets d'or, tandis que l'Apollon géant se perdait plus haut, dans le bleu noir, comme une ombre géante.