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Clerambault : Histoire d'une conscience libre pendant la guerre

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Romain Rolland (1866-1944)

"Agénor Clerambault, assis sous la tonnelle de son jardin de Saint-Prix, lisait à sa femme et à ses enfants l’Ode qu’il venait d’écrire à la Paix souveraine des hommes et des choses : Ara Pacis Angustae. Il y voulait célébrer l’avènement prochain de la fraternité universelle.

C’était un soir de juillet. Sur la cime des arbres un dernier rayon rosé était posé. À travers la buée lumineuse, jetée comme une voilette sur la pente des collines et sur la plaine grise et la Ville lointaine, les vitres de Montmartre flambaient d’étincelles d’or. Le dîner venait de finir. Clerambault, appuyé sur la table non desservie, promenait, en parlant, son regard plein d’une joie naïve, de l’un à l’autre de ses trois auditeurs. Il était sûr d’y trouver le reflet de son contentement.

Sa femme Pauline avait peine à suivre le vol de ses images : toute lecture à haute voix la faisait tomber, dès la troisième phrase, dans un état de somnolence où les soucis du ménage prenaient une place saugrenue : on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n’entendait plus le sens, ses yeux machinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s’obstinait à une addition récalcitrante, jusqu’au moment où le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccrocher aux dernières syllabes perçues, elle s’extasiait en bredouillant un lambeau de vers, (jamais elle n’avait pu citer un vers, exactement) :

– Comment est-ce que tu as dit cela, Agénor ? Répète encore la phrase... Dieu ! que c’est joli !...

Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé :

– Maman, n’interromps pas toujours !

Mais Clerambault souriait et tapotait affectueusement la main de sa bonne femme."

Agénor Clerambault est un poète reconnu qui aime sa famille. A la déclaration de la guerre, il encense la "guerre contre le boche"... Il glorifie le patriotisme. Mais la mort de son fils au combat provoque chez lui une prise de conscience : il dénonce la guerre et oeuvre pour la paix... Incompris, méprisé, insulté, il est seul pour ce combat.

"J'ai fermé les yeux de mon fils et lui me les a ouverts."