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Dessine-moi un fauteuil avec des ailes

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Dessine-moi un fauteuil avec des ailes !

Je vis de petits boulots, comme on dit. Pour ne pas dire que je vis comme je peux avec les boulots que lÂÂÂ'on me donne. Je les prends petits parce qu'il ne sÂÂÂ'en prĂ©sente pas de grands.

Encore que...

Celui que jÂÂÂ'exerçais avant lÂÂÂ'accident, Ă©tait petit mais mÂÂÂ'a grandi. Je ne vois plus la vie comme avant.

Je raccompagnais Amandine, une ravissante petite fille de 6 ans. Je la reconduisais comme tous les soirs Ă  son domicile aprĂšs lÂÂÂ'Ă©cole en poussant son fauteuil roulant.

Ah ! JÂÂÂ'allais omettre de vous dire ! Amandine est atteinte dÂÂÂ'une amyotrophie spinale. Une maladie gĂ©nĂ©tique qui "tĂ©lĂ©thonne" chaque annĂ©e en automne et puis que lÂÂÂ'on oublie au printemps.

Elle demeurait au quatriĂšme Ă©tage d'une barre dÂÂÂ'HLM vĂ©tustes, sans ascenseur. Inutile de prĂ©ciser quÂÂÂ'Ă  6 ans ma petite Amandine faisait son poids .Son petit corps tout mou ne mÂÂÂ'aidait guĂšre Ă  mÂÂÂ'Ă©quilibrer, quand la fatigue se faisait sentir au troisiĂšme Ă©tage. Je me demandais souvent comment sa mĂšre enceinte de 6 mois faisait, quand je nÂÂÂ'Ă©tais pas lĂ .

CÂÂÂ'est chouette de connaĂźtre tous les codes gĂ©nĂ©tiques pour la recherche, mais un petit pavillon en rez-de-chaussĂ©e ne serait pas du luxe. Mais non ! le 21eme siĂšcle cĂŽtoie le 19e et moins encore. Des labos rutilants, des fusĂ©es majestueuses, des capitaux gĂ©ants, mouvants, intouchables, mais pas de pavillon en rez-de-chaussĂ©e pour Amandine, sa maman et bientĂŽt son petit frĂšre.

CÂÂÂ'est en arrivant prĂ©cisĂ©ment au troisiĂšme, essoufflĂ© et suant, quÂÂÂ'une explosion me projeta en lÂÂÂ'air dans un premier temps, puis le vide mÂÂÂ'aspira vers le bas dans un fracas indescriptible.

Je ne sais pas combien de temps jÂÂÂ'ai perdu connaissance. Quand je suis revenu Ă  moi, je ne pus ouvrir les yeux tant ils Ă©taient collĂ©s par la poussiĂšre. JÂÂÂ'Ă©tais prisonnier dÂÂÂ'un carcan de bĂ©ton et de terre, je ne pouvais bouger, ni mes membres, ni ma tĂȘte, par bonheur tournĂ©e sur le cĂŽtĂ©. Je parvenais donc, tant bien que mal Ă  respirer.

Cette description de mon Ă©tat Ă  cet instant, je lÂÂÂ'ai reconstituĂ© bien aprĂšs. Je nÂÂÂ'avais conscience de presque rien, pas de pensĂ©es, pas de pourquoi. JÂÂÂ' avais le dĂ©sir de respirer et dÂÂÂ'ouvrir les yeux, la conscience primitive dÂÂÂ'un animal piĂ©gĂ©, une luciditĂ© somme toute, confortable, dĂ©nuĂ©e dÂÂÂ'affect et sous-tendue par le seul dĂ©sir primaire de survivre.

Peu Ă  peu, mes esprits sÂÂÂ'Ă©veillant, je pris conscience de l'horreur de ma situation, la panique m'inonda. Je me tĂ©tanisais, essayais en vain de bouger mes membres, mon corps . Ma respiration superficielle s'accĂ©lĂ©rait, je me mis Ă  pleurer, crier avec le peu d'air qui me restait.

C'est alors que la petite voix d'Amandine se fit entendre tout prĂšs de mon oreille.

— Tu pleures ?

Dans la surprise, et au bord de l'asphyxie je ne répondis pas.

— Je crois que l'immeuble a explosĂ© ! m'expliqua-t-elle calmement .

Ce bilan lucide de la situation, qu'elle m'offrait sur un plateau avec un sang froid insensĂ©, m'apaisa un peu. C'Ă©tait peut-ĂȘtre la premiĂšre fois que j'entendais la voix d'Amandine. Elle parlait peu, Ă  l'accoutumĂ©e. Je la pensais un soupçon demeurĂ©e, je ne sais pas pourquoi.

— Tu respires mal c'est normal on est dans la poussiùre .

— Oui, je ne peux pas respirer je vais mourir ! J'ai peur ! lui rĂ©pondis-je en suffoquant .

À nouveau l'agitation me reprenait, une agitation toute statique, sans expression corporelle qui ne gĂ©nĂ©rait que de l'angoisse et un Ă©puisement .

— Tu as peur de mourir parce que tu respires mal ? Faut pas ! Moi chaque fois que j'ai un rhume je respire mal, j'ai l'impression que je vais manquer d'air, puis je souffle calmement, je pense Ă  autre chose et ça va mieux. Il m'arrive, l'hiver, d'aller Ă  l'hĂŽpital pour me faire respirer de l'oxygĂšne.LĂ , je suis si essoufflĂ©e que je ne peux mĂȘme pas parler.

Sa voix d'enfant Ă©tait d'un calme Ă©tonnant, communicatif. Je laissais couler ce doux murmure Ă  mon oreille .

— J'ai rĂ©ussi Ă  ouvrir les yeux, il fait trĂšs noir. Je sens ta respiration tu n'es pas loin, attends, je crois que je peux te toucher.

Et je sentis sa petite main caresser ma joue .

— Tu ne peux pas bouger ?

— Non je suis bloquĂ©! J'ai mal !

— Moi, tu sais, je connais cela, mes jambes bougent peu et mes bras soulĂšvent pĂ©niblement mon lapin blanc . Quand j'ai mal ou que ça me dĂ©mange quelque part, je ne peux pas remuer, non plus. J'attends, je pense et j'oublie.

Peu Ă  peu j'ai retrouvĂ© un semblant de calme, je rĂ©ussis mĂȘme Ă  dĂ©gager un bras. Je sentais un plaisir inouĂŻ Ă  le mobiliser, toucher, gratter autour de ma tĂȘte, essuyer mes yeux !

— J'ai ouvert les yeux, Amandine, mais je ne vois rien ! J'ai peur ! Ne pars pas.

— Moi je te vois un peu, et ne t'inquiùte pas, je ne risque pas de partir ensevelie ou pas, je ne pars jamais, j'attends toujours qu'on me porte ou qu'on me pousse.

Elle éclata de rire, mais son rire s'acheva dans une quinte de toux qui lui fit perdre la respiration. Elle mit quelques minutes à retrouver un souffle calme. Je me suis un instant inquiété pour elle.

— ça va mieux Amandine ?

— Oui merci GĂ©rard !

C'était la premiÚre fois qu'elle prononçait mon prénom.

— Dis-moi, tu as voyagĂ© ?

— Euh, oui !

— c'Ă©tait une Ăźle?

— Oui, c'Ă©tait la Corse.

Et aussitÎt des visions du cap Corse m'envahirent, les falaises vertigineuses, les criques inaccessibles irisées de vagues brillantes, les plages noires et les eaux turquoise.

— Ce doit ĂȘtre beau ! OĂč que tu tournes la tĂȘte, tu vois la mer !

— Tu Ă©tais seul dans cette Ăźle?

À nouveau, des visions de bonheur se dessinaient dans le noir de mon horizon de dĂ©bris. Le visage de Rachel, mon amie de l'Ă©poque, m'apparaissait, nos promenades dans les ruelles de SartĂšne la main dans la main, le cÂÂÂƓur plein du plaisir d'aimer.

— Non, avec mon amie .

La voix d'Amandine prit une intonation canaille .

— Ton amie? Vous vous embrassiez ?

— Euh! oui .

Cette conversation sous des tonnes de gravats devenait surréaliste.

— Il paraĂźt que ce n'est pas comme ça que l'on fait des bĂ©bĂ©s . Un garçon, Ă  l'Ă©cole, m'a tout expliquĂ©. Il mÂÂÂ'a mĂȘme montrĂ© son ÂÂÂ
 Je me doutais un peu que ça se passait lĂ . Moi j'aurais prĂ©fĂ©rĂ© les baisers.

Si j'ai un mari, je ne veux pas de bébé, je veux que des baisers !

Les mots d'Amandine m'arrachaient des sourires entre deux crampes sur un mollet qui me torturaient.

— Tu l'aimes ?

— Non, nous ne sommes plus ensemble .

— Vous ĂȘtes sĂ©parĂ© comme papa et maman . Il paraĂźt qu'ils se disputaient tout le temps .

C'est mamie qui me l'a dit. Moi je pense que c'est Ă  cause de moi et de ma maladie, ils sont tristes de ne pas avoir un enfant normal .

Papa, quand on joue et qu'on se marre, il se met, soudain, Ă  pleurer sans raison. Je sais que c'est Ă  cause de moi. Il dit qu'il a une poussiĂšre dans l'ÂÂÂƓil, moi je sais qu'il pense que je vais bientĂŽt mourir. Je le pense aussi, mais je n'ai pas peur de mourir, on s'endort et on se rĂ©veille plus. VoilĂ  !

Ce qui m'inquiÚte, c'est si on se réveille quand on est mort.

J'avais oubliĂ© oĂč j'Ă©tais, le flot de paroles d'Amandine me transportait dans un monde passĂ©, perdu dans ma conscience d'adulte .

Dans la situation la plus catastrophique, elle continuait Ă  rĂȘver, penser. Le monde Ă©triquĂ© de son corps paralysĂ© s'effaçait dans l'univers hypertrophiĂ© de son imagination sans limites .

Dans ma prison de bĂ©ton brisĂ©, je nÂÂÂ'Ă©tais quÂÂÂ'un corps inerte, quÂÂÂ'un cerveau paralysĂ© par la peur de mourir, la peur dÂÂÂ'Ă©touffer. Amandine du haut de ses 6 ans, connaissait dĂ©jĂ  tout cela, et se permettait de sÂÂÂ'Ă©vader. Mieux, elle Ă©tait dĂ©jĂ  dehors.

La chaleur devenait de plus en plus insoutenable , la soif et ma bouche empĂątĂ©e de poussiĂšre ,Ă©taient insupportable . À nouveau une angoisse irrĂ©pressible me prit, ne faisant quÂÂÂ'aggraver mes souffrances.

— jÂÂÂ'ai soif ! deux mots que ma bouche expulsa dans un rñle.

—Tu as soif ! CÂÂÂ'est marrant dÂÂÂ'habitude c'est moi qui ai toujours soif, je bois tout le temps.

Une vraie manie, me dit mon pĂšre, parfois en colĂšre, quand il doit me porter jusquÂÂÂ'aux toilettes ! Heureusement jÂÂÂ'ai mon doudou, enfin ce que tout le monde croit ĂȘtre un doudou. On me prend souvent pour une dĂ©bile avec mon lapin blanc en peluche qui ne me quitte pas. En fait dedans il y a un gros biberon . Regarde !

Et joignant le geste Ă  la parole elle mÂÂÂ'enfourna dans la bouche , Ă  tĂątons, une tĂ©tine dÂÂÂ'oĂč coulait un merveilleux liquide que jÂÂÂ'aspirais goulĂ»ment.

— Tu sais ce que jÂÂÂ'aimerais faire avant de mÂÂÂ'endormir pour toujours, ce serait de voler. TÂÂÂ'imagines, un fauteuil volant ! Je planerais dans les nuages, je caresserai les mouettes et les oies sauvages . Toi, tu serais tout petit dessous, un minuscule point, une puce !

Elle rĂ©prima un rire pour ne pas sÂÂÂ'essouffler. Mais sa respiration devenait de plus en plus rapide, interrompant parfois son fleuve de mots et de rĂȘves .

Encore une fois, elle me faisait flotter, elle me tirait de ma tombe, me projetais dans le ciel oĂč je mÂÂÂ'Ă©vadais parfois en sautant en parachute les dimanches aprĂšs-midi .

Les nuages, les puces au sol, et les oiseaux qui me tutoient, je connaissais.

— Tu vas bien, GĂ©rard !

Elle sÂÂÂ'inquiĂ©tait pour moi!

— ça va Amandine, ne tÂÂÂ'inquiùte pas. Je te ferai voler quand on sortira cÂÂÂ'est promis !

Quand on sortira !

Enseveli sous des tonnes de dĂ©combres, haletant, et les membres Ă©crasĂ©s, je me prenais Ă  rĂȘver aussi, Ă  y croire.

— Tu entends ? on dirait un chien qui jappe ! sÂÂÂ'exclama Amandine !

Les oreilles comblĂ©es de poussiĂšre, je nÂÂÂ'avais guĂšre lÂÂÂ'ouĂŻe fine . Mais je sentais des vibrations venues dÂÂÂ'au-dessus, venues du monde des vivants .

Je perçus des cris lointains, des appels, une agitation . On vient nous chercher !

— Au secours ! cet appel que je voulais fort nÂÂÂ'Ă©tait que chuchotĂ©.

Je grattais avec mes ongles les parpaings rudes, je gesticulais par la pensĂ©e. Amandine ne parlait plus et je ne mÂÂÂ'en prĂ©occupais pas, les sens tendus vers un espoir qui grandissait.

Respirait-elle encore ?

Quand je vis la main du pompier, un voile blanc envahit mon champ de vision .Une voix a crié:

-Pour la petite c'est...

JÂÂÂ'ai perdu connaissance.

— CÂÂÂ'est gĂ©nial de voler !!hein ! GĂ©rard ! je regarde en bas on dirait des puces, et je nÂÂÂ'ai mĂȘme pas peur ! cÂÂÂ'est gĂ©nial ! cÂÂÂ'est beau la vue du ciel .

Et puis je me suis faite plein de copines !! des oies sauvages et des mouettes !

Et puis jÂÂÂ'ai rencontrĂ© un prince charmant qui ne fait que mÂÂÂ'embrasser.

DÂÂÂ'ici je vois la Corse ! on va sÂÂÂ'y poser et dormir sur une plage à droite. Celle de gauche est pleine dÂÂÂ'algues, celle dÂÂÂ'en haut est pleine de cailloux et celle dÂÂÂ'en bas est pleine de parasols !

J'ai entendu sa voix, mĂȘme dans le coma qui a suivi mon sauvetage, pendant les longues heures de rĂ©a ou les scopes rythmaient le temps et la survie.

Quand je suis sorti de ma stupeur comateuse, je rĂȘvais de la voir sur son fauteuil. Je la vis un beau matin, dans ma chambre, au sortir des soins intensifs, une vision ?

Elle m'a fait un clin d'ÂÂÂƓil.

- Dit Gérard tu n'oublies pas ta promesse ? On ira voler, il faut que tu guérisses, tu entends ?

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