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Esquisses martiniquaises

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Lafcadio Hearn (1850-194)

"Lorsque vous vous trouvez pour la premiĂšre fois, par un jour sans ombres, Ă  Saint-Pierre, la dĂ©licieuse ville des Antilles, pour peu que vous ayez le sens de la poĂ©sie et des souvenirs classiques, il se glissera dans votre imagination une impression de « dĂ©jĂ  vu » il y a trĂšs, trĂšs longtemps de cela, vous ne sauriez dire oĂč. Cette sensation est comparable Ă  celle d’un rĂȘve, d’un rĂȘve trĂšs heureux, dont vous n’avez gardĂ© qu’un souvenir imprĂ©cis. La simplicitĂ© et la soliditĂ© de l’architecture bizarre, l’excentricitĂ© des rues gaies et Ă©troites tout embrasĂ©es de chauds coloris, les teintes des toits et des murs, vieillis par des striures et des tĂąches vertes et grises de moisissures, l’absence surprenante de chĂąssis aux fenĂȘtres, de vitres, de becs de gaz et de cheminĂ©es, la dĂ©licatesse de fleur du ciel bleu, la splendeur de la lumiĂšre tropicale et la chaleur du vent tropical, – tout cela vous produira moins l’impression d’une scĂšne d’aujourd’hui que la sensation de quelque chose qui a Ă©tĂ© et qui n’est plus. Lentement ce sentiment se prĂ©cise avec le plaisir que vous prenez dans l’éclat colorĂ© des costumes, dans la demi-nuditĂ© des silhouettes des passants, dans la grĂące puissante des torses basanĂ©s comme le mĂ©tal de statues, dans la courbe arrondie de bras et de jambes dorĂ©s comme des fruits tropicaux, dans la grĂące des altitudes, dans l’harmonie inconsciente des groupements, dans les draperies et les plis des robes lĂ©gĂšres qui oscillent au balancement des hanches libres, dans la symĂ©trie sculpturale des pieds nus. Vous regardez les rues citrines de haut en bas, lĂ -bas vers l’éblouissante clartĂ© bleue, oĂč la mer et le ciel se confondent, lĂ -haut vers la verdure perpĂ©tuelle des montagnes boisĂ©es, – et vous vous Ă©merveillez du moelleux des tons, de la nettetĂ© des lignes dans la lumiĂšre, de la diaphanĂ©itĂ© des ombres colorĂ©es..."

Lafcadio Hearn, charmĂ© par l'Ăźle et ses habitants, a vĂ©cu deux ans Ă  la Martinique. Il trace un portrait de "l'Ăźle des revenants", comme il la surnommait, mĂȘlant ethnographie, folklore et bien d'autres choses...