Mark Twain
Extraits du journal dâAdam
1893
Traduit par Gabriel de Lautrec (in Contes choisis, 1900)
LUNDI
CETTE nouvelle crĂ©ature aux longs cheveux est bien encombrante. Elle traĂźne partout et me suit toujours. Je dĂ©teste cela, je ne suis pas habituĂ© Ă la sociĂ©tĂ©. Je voudrais quâelle reste avec les autres animaux. Il fait gris aujourdâhui, le vent est Ă lâest ; je crois que « nous » aurons de la pluie. Je dis : « Nous », oĂč ai-je appris ce mot ? Je mâen souviens maintenant, je le tiens de cette nouvelle crĂ©ature.
MARDI
Jâai parcouru mon domaine. La nouvelle crĂ©ature lâappelle le Jardin des DĂ©lices : Pourquoi ? Je nâen sais rien. Elle dit quâil ressemble au jardin des DĂ©lices. Ce nâest pas une raison pour lâappeler ainsi ; câest une idĂ©e fixe, une toquade de sa part. Jamais je ne peux donner de nom Ă quoi que ce soit ; la nouvelle crĂ©ature en distribue Ă tout ce quâelle voit avant que jâaie pu protester. Et toujours, elle invoque le mĂȘme prĂ©texte : « Cela ressemble à ⊠» Câest une fatigue pour moi de me perdre dans ces dĂ©tails, ça me fait mal.
MERCREDI
Je me suis construit un abri contre la pluie ; mais impossible de le conserver pour mon usage exclusif. La nouvelle crĂ©ature sây est faufilĂ©e ; quand jâai voulu lâen chasser, une fontaine a jailli de chacun des deux trous, pratiquĂ©s dans sa tĂȘte, qui lui servent Ă regarder. Elle a essuyĂ© cette eau du revers de sa patte en faisant entendre un gĂ©missement plaintif, pareil Ă celui des autres animaux en dĂ©tresse. Je voudrais bien quâelle se taise, mais elle bavarde toujours ; la compagnie de cette pauvre crĂ©ature nâest pas un agrĂ©ment pour moi ; câest plutĂŽt une obsession.
Je nâai jamais entendu la voix humaine, mais tout son nouveau et Ă©tranger qui vient troubler le silence majestueux de ces solitudes Ă©thĂ©rĂ©es blesse mes oreilles et me semble discordant. Cette voix nouvelle rĂ©sonne si prĂšs de moi ! tantĂŽt Ă cĂŽtĂ© de moi, tantĂŽt Ă mon oreille, dâabord Ă gauche, puis Ă droite ! Je suis habituĂ© Ă des sons plus ou moins attĂ©nuĂ©s, aux voix lointaines qui viennent charmer lâimmensitĂ© silencieuse qui mâentoure, voix de la nature, je pense au mugissement des vents dans les forĂȘts, au gazouillement paisible des sources timides, aux bruits discrets qui naissent au calme de la nuit ; tout cela me vient, je pense, de ces points lumineux qui brillent et Ă©tincellent au firmament.
Mon existence est moins heureuse que par le passé !
SAMEDI
La nouvelle crĂ©ature mange trop de fruits. Nous allons nous trouver Ă court probablement. Je dis « nous » encore ; câest son mot, câest le mien aussi, maintenant, Ă force de le lui entendre dire. Beaucoup de brouillard ce matin ; moi, je reste chez moi par ce brouillard ; la nouvelle crĂ©ature ne sâen inquiĂšte guĂšre. Elle sort par tous les temps et patauge dans la boue. Et elle parle ! On Ă©tait si bien et si tranquille avant sa venue.
DIMANCHE
Finie la journĂ©e ! Ce jour devient de plus en plus fastidieux. Il a Ă©tĂ© choisi et classĂ© comme un jour de repos depuis novembre dernier. Avant, jâavais dĂ©jĂ six jours de repos par semaine ; câest encore une des choses incomprĂ©hensibles ! Il y a, Ă mon avis, trop de rĂšglements, trop de programmes, trop dâordre, mais pas assez de laisser-aller et de « je mâen fichisme » (pour mĂ©moire : je ferais mieux de garder cette rĂ©flexion pour moi). Ce matin, jâai trouvĂ© la nouvelle crĂ©ature essayant de faire tomber des pommes de lâarbre dĂ©fendu ; mais elle ne peut pas les atteindre, elle sây prend de travers et je crois que les fruits ne courent pas grand risque.
LUNDI
La nouvelle crĂ©ature dit que son nom est Ăve. Câest bien : je nây vois aucune objection. Elle dit que ce nom sert Ă lâappeler, quand jâai besoin dâelle. Je lui rĂ©ponds que dans ce cas câest du « superflu » . Cette parole semble me rehausser dans son esprit ; Ă©videmment, câest un joli mot, un « mot Ă effet », qui pourra se replacer Ă lâoccasion. La nouvelle crĂ©ature dit quâelle nâest pas une « Chose », mais une « Personne » . Ceci me paraĂźt douteux ; mais du reste, cela mâest Ă©gal. Ce quâelle peut ĂȘtre mâimporterait peu, si seulement elle voulait me laisser la paix et rester tranquille.
SAMEDI
Me suis Ă©chappĂ© mardi dernier ; jâai pu voyager deux jours, me construire un autre abri, dans un lieu retirĂ©, et lâai dĂ©pistĂ©e tant que jâai pu, mais elle mâa dĂ©couvert au moyen dâun animal quâelle a apprivoisĂ© et quâelle appelle un loup ; elle faisait entendre ce bruit lamentable que je connaissais, et versait de lâeau par les mĂȘmes orifices que lâautre jour. Je fus obligĂ© de retourner avec elle, bien dĂ©cidĂ© Ă Ă©migrer de nouveau Ă la premiĂšre occasion.
Elle commence Ă me demander des tas de choses stupides ; entre autres, elle veut savoir pourquoi les animaux quâelle appelle lions et tigres vivent dâherbe et de fleurs, alors que leur dentition semble indiquer, dit-elle, quâils sont destinĂ©s Ă se manger entre eux. Câest une ineptie, car sâils sâentre-dĂ©voraient, ils se tueraient, et ce serait lâintroduction sur terre de ce qui sâappelle « la mort » . Or, jâai entendu dire que la mort nâavait pas encore fait son entrĂ©e dans le monde.
DIMANCHE
Un dimanche écoulé !
LUNDI
Je crois commencer Ă comprendre la raison dâĂȘtre de la semaine : câest certainement pour se reposer de lâennui du dimanche. Câest une assez bonne idĂ©e, dans un pays ou les pensĂ©es gĂ©niales sont vraiment rares. (Pour mĂ©moire : mieux vaut garder pour moi cette remarque).
Elle a encore escaladĂ© cet arbre. â Lâen ai chassĂ©e. â Elle rĂ©pond que personne ne la voyait. â Semble considĂ©rer cette raison comme un motif suffisant pour tenter une aventure risquĂ©e. Ce mot « motif » lui produit un effet superbe, un effet dâenvie surtout. â Encore un mot Ă replacer.
JEUDI
La nouvelle crĂ©ature me raconte quâelle est faite dâune cĂŽte qui a Ă©tĂ© prise sur mon corps. Ceci me semble douteux, sinon impossible, car en me tĂątant, je vois quâaucune cĂŽte ne me manqueâŠ
La buse est un oiseau qui la prĂ©occupe beaucoup ; elle prĂ©tend que lâherbe ne lui convient pas et elle craint de ne pouvoir lâĂ©lever ; elle croit quâil faut la nourrir de chair corrompue. Ma foi, tant pis pour la buse ; il faut quâelle se contente de ce quâon lui donne. Nous ne pouvons changer tous les plans qui existent, pour la satisfaction de la buse.
LUNDI
Elle est tombĂ©e hier dans le vivier, en se mirant dans lâeau, ce qui est son habitude. Elle a failli suffoquer et dit que câest fort dĂ©sagrĂ©able ; cette expĂ©rience lâa rendue compatissante pour les crĂ©atures qui vivent dans lâeau et quâelle appelle « poissons » . â Car elle continue Ă donner des noms aux ĂȘtres qui nâen ont nul besoin. Ces ĂȘtres ne viennent pas lorsquâon les appelle, mais elle trouve cela charmant, tant elle est sotte ; elle a donc pris plusieurs poissons, les a apportĂ©s chez moi et mis dans mon lit pour leur tenir chaud ; je les observe de temps Ă autre, et ne mâaperçois nullement quâils y paraissent plus heureux que dans lâeau. Ă la tombĂ©e de la nuit, je les jetterai dehors ; je ne veux pas dormir avec eux, car ils sont visqueux et je trouverais dĂ©sagrĂ©able, pour quelquâun dâaussi peu vĂȘtu que moi, de coucher au milieu de ces animaux.
DIMANCHE
Encore son dimanche ! Ouf !
MARDI
La voilĂ occupĂ©e dâun serpent, maintenant ! Les autres animaux en sont enchantĂ©s, car elle les ennuyait Ă force de faire des Ă©tudes sur eux. Moi je suis Ă©galement satisfait, le serpent parle et câest un repos pour moi.
VENDREDI
Elle dit que le serpent lui conseille de goĂ»ter au fruit de cet arbre ; quâen le mangeant elle trouvera une instruction soignĂ©e, choisie, et sans bornes. Ă quoi jâai rĂ©pondu quâil y aurait un autre rĂ©sultat, celui dâintroduire la mort dans le monde.
Câest une faute : jâaurais mieux fait de garder ma rĂ©flexion ; elle y a trouvĂ© un avantage : celui de donner de la viande fraĂźche aux lions et aux tigres attristĂ©s, et de sauver la buse malade. Je lâai engagĂ©e Ă se dĂ©fier de lâarbre ; elle ne veut pas. Je prĂ©vois des ennuis, mais jâĂ©migrerai.
MERCREDI
Jâai des plaisirs variĂ©s ! Je me suis sauvĂ© cette nuit Ă cheval ; jâai galopĂ© tant que jâai pu, espĂ©rant sortir du Jardin et me cacher dans un autre pays, avant que les ennuis ne me tombent dessus ; mais jâai Ă©chouĂ©. Environ une heure aprĂšs lâaurore, comme je traversais Ă cheval une plaine fleurie oĂč des milliers dâanimaux paissaient, sommeillaient ou sâamusaient Ă cĆur joie, tout Ă coup se dĂ©chaĂźna autour de moi une tempĂȘte effroyable ; la plaine se transforma en un chaos tumultueux oĂč les animaux se dĂ©voraient entre eux. Je compris le sens de ce bouleversement. Ăve avait mangĂ© ce fruit, et la mort Ă©tait venue au monde !
Les tigres se ruĂšrent sur mon cheval, nâĂ©coutant plus lâordre que je leur donnais de le lĂącher ; ils mâauraient dĂ©vorĂ© si jâĂ©tais resté⊠Jâeus la prudence de fuir.
Je dĂ©couvris cette retraite en dehors du Jardin, et y demeurai agrĂ©ablement quelques jours ; mais elle me trouva encore. Au fond, je dois convenir que je fus assez satisfait de son arrivĂ©e, car il y a fort peu Ă rĂ©colter ici, et elle mâapporta quelques-unes de ces pommes. Je fus obligĂ© dâen manger ; jâavais si faim ! CâĂ©tait absolument contre mes principes, mais jâavoue que les principes nâont de force ou de raison dâĂȘtre que lorsquâon est nourri⊠à satiĂ©tĂ©âŠ
Elle arriva drapĂ©e dans des branches de feuillage ; lorsque je lui demandai lâexplication de cette mascarade et voulus lui arracher ces vĂȘtements Ă©tranges, elle sourit et rougit. Je nâavais jamais vu personne sourire ni rougir auparavant, et cela me parut aussi dĂ©placĂ© que stupide. Elle me rĂ©pondit que jâen comprendrais bientĂŽt moi-mĂȘme la raison.
Ceci Ă©tait parfait. AffamĂ© comme je lâĂ©tais, je dĂ©posai la pomme entamĂ©e (certainement la meilleure que jâaie jamais goĂ»tĂ©e, Ă©tant donnĂ© surtout la saison avancĂ©e) ; je me parai moi-mĂȘme de rameaux et de branches, et, lui parlant sĂ©vĂšrement, lui intimai lâordre de sâen procurer dâautres, pour ne pas me donner le spectacle de sa nuditĂ©. Elle le fit, puis nous rampĂąmes jusquâau champ de bataille des animaux ; nous y avons ramassĂ© des peaux, et je lui en ai fait coudre quelques-unes pour les grandes occasions. Ces vĂȘtements sont trĂšs gĂȘnants, câest vrai, mais ils ont du chic, et câest le point principal pour ces choses-lĂ âŠ
Au fond, Ăve est un bon camarade. Je mâaperçois que ma solitude me pĂšserait sans elle, maintenant que jâai perdu mon bien.
Autre chose : elle prétend que dorénavant nous sommes condamnés à travailler pour vivre. Alors elle me sera trÚs utile. Je dirigerai les travaux.
DIX JOURS PLUS TARD
Elle mâaccuse dâĂȘtre en partie cause du dĂ©sastre ! Elle est bonne, celle-lĂ !
LâANNĂE SUIVANTE
Nous lâavons appelĂ© CaĂŻn. Elle lâa pris pendant que je piĂ©geais dans un pays du Nord. Elle lâa attrapĂ© dans la futaie, Ă deux milles de notre exploitation, peut-ĂȘtre Ă quatre milles, elle ne sait pas exactement. Il nous ressemble par certains cĂŽtĂ©s et peut appartenir Ă notre race ; du moins câest lâopinion dâĂve, mais je crois quâelle se trompe.
La diffĂ©rence de taille mâamĂšne Ă conclure que câest une nouvelle espĂšce dâanimal, peut-ĂȘtre un poisson, quoique, en le trempant dans lâeau, il soit allĂ© au fond ; elle lâa repĂȘchĂ© avant que lâexpĂ©rience ait pu donner une solution probante. MalgrĂ© tout, je crois que câest un poisson ; elle ne sâinquiĂšte pas de ce quâil est, et ne veut pas me le prĂȘter pour que je lâexamine. Je ne peux pas la comprendre. La venue de ce demier petit ĂȘtre semble avoir changĂ© entiĂšrement sa nature ; Ăve est timorĂ©e maintenant, quant aux expĂ©riences Ă faire. Elle sâen occupe beaucoup plus que des autres animaux, sans pouvoir expliquer pourquoi. Son esprit est dĂ©traquĂ© : tout le prouve. Parfois elle promĂšne ce poisson dans ses bras toute la nuit quand il grogne et veut aller Ă lâeau. Ă ces moments-lĂ , elle laisse Ă©chapper de lâeau des trous de sa figure par lesquels entre le jour, elle caresse le poisson sur le dos, et produit avec sa bouche des sons trĂšs doux qui le calment ; elle trouve mille moyens de lui prouver sa sollicitude et sa tendresse. Je ne lâai jamais vue ainsi avec dâautres poissons et ses maniĂšres me troublent Ă©trangement. Elle portait ainsi les jeunes tigres autrefois, et jouait avec eux avant que nous nâayons perdu notre propriĂ©tĂ©, mais ce nâĂ©tait quâun jeu ; elle ne sâen est jamais autant prĂ©occupĂ©e quand leur nourriture nâĂ©tait pas de leur goĂ»t.
DIMANCHE
Elle ne travaille pas le dimanche ; elle se repose, fatiguĂ©e de son labeur de la semaine ; elle aime sentir son poisson se rouler sur elle ; et elle fait du bruit pour lâamuser, feignant de mordre ce qui lui sert de pattes : cela le fait rire. Je nâai jamais vu rire un poisson comme celui-ci. Sa vue mâintrigue. Jâen suis arrivĂ© Ă aimer le dimanche. Câest vraiment fatigant dâĂȘtre surveillant toute la semaine⊠Il devrait y avoir plus de dimanches. Au dĂ©but, je les trouvais fastidieux, maintenant je leur dĂ©couvre de lâagrĂ©ment.
MERCREDI
Ce nâest plus un poisson. Je ne sais pas exactement ce que câest : il fait un bruit diabolique quand il nâest pas satisfait ; quand il est content, il dit : « Gou, gou. » Il nâest pas fait comme nous puisquâil ne peut pas marcher. Ce nâest pas un oiseau puisquâil ne vole pas, ni une grenouille puisquâil ne saute pas, et il nâa rien du serpent puisquâil ne rampe pas. Je suis moralement certain que ce nâest pas un poisson et pourtant me sens incapable de vĂ©rifier sâil peut nager ou non. Il se contente de se rouler, le plus souvent sur le dos, les pattes en lâair. Je nâai vu aucun animal faire comme lui. Jâai dâabord dit que je le prenais pour une Ă©nigme ; elle ne comprend pas le mot, mais elle admire tout de mĂȘme. Ă mon avis, câest une Ă©nigme ou une punaise. Sâil meurt, je le mettrai de cĂŽtĂ© et jâexaminerai son mĂ©canisme. Je nâai jamais Ă©tĂ© aussi intriguĂ© de ma vie.
TROIS MOIS PLUS TARD
Ma perplexitĂ© augmente au lieu de diminuer. Je dors fort peu. Il a cessĂ© de se rouler sur le dos, et marche maintenant Ă quatre pattes. Pourtant, il diffĂšre des autres quadrupĂšdes, en ce que ses pattes de devant sont particuliĂšrement courtes. Aussi la partie principale de sa personne se tient-elle droite en lâair ; ce nâest mĂȘme pas joli du tout. Sa structure ressemble beaucoup Ă la nĂŽtre, mais sa façon de marcher prouve quâil nâest pas de notre race. La petitesse de ses pattes de devant et la longueur de celles de derriĂšre dĂ©notent quâil est de la famille des kangourous ; mais câest une variĂ©tĂ© dans lâespĂšce, car le vrai kangourou saute et lui ne saute pas. NĂ©anmoins câest un spĂ©cimen curieux et intĂ©ressant qui nâa pas encore Ă©tĂ© cataloguĂ©. Comme je lâai dĂ©couvert, je suis en droit de mâen attribuer le mĂ©rite, en lui donnant mon nom. Aussi lâai-je appelĂ© : « Kangourou Adamiensis » ⊠Il devait ĂȘtre tout jeune quand elle lâa trouvĂ©, car il a beaucoup grossi. Il a quintuplĂ© de grosseur depuis son arrivĂ©e ; aussi, quand il est mĂ©content, fait-il seize fois plus de bruit quâautrefois.
Inutile de chercher Ă le contraindre ; jâai dĂ» y renoncer. Elle le calme par la persuasion, et lui donne des choses quâelle lui refusait au dĂ©but. Comme je lâai dĂ©jĂ dit, jâĂ©tais absent quand elle lâa apportĂ© et elle persiste Ă raconter quâelle lâa trouvĂ© dans les bois. Câest bien curieux quâil soit seul de son espĂšce, et pourtant, cela est, car je me suis Ă©reintĂ© ces derniĂšres semaines en essayant dâen trouver un autre pour lâajouter Ă ma collection et servir de camarade au premier. AssurĂ©ment, il serait plus calme et nous pourrions lâapprivoiser plus facilement, mais je nâai rien trouvĂ© ; aucun vestige de lui, et, ce qui me surpasse, je nâai vu aucune trace. Il vit certainement sur terre ; câest forcĂ©, alors comment se fait-il quâil ne laisse aucune empreinte ? Jâai posĂ© une douzaine de piĂšges, mais sans succĂšs ; jâai pris toutes sortes de petits animaux, mais aucun de cette espĂšce ; ils se sont tous fait prendre, je pense, par curiositĂ©, pour goĂ»ter le lait que je mets dans mes piĂšges, mais ils nâen boivent jamais.
TROIS MOIS APRĂS
Le kangourou continue Ă grandir ; câest trĂšs curieux et inquiĂ©tant. Je nâai jamais vu un animal aussi lent Ă atteindre sa taille. Maintenant il lui pousse de la fourrure sur la tĂȘte ; ce nâest pas celle du kangourou ; cela ressemble Ă nos cheveux, en plus fin et en plus doux, et au lieu dâĂȘtre noirs, ils sont rouges. Je perdrai sĂ»rement la tĂȘte en voulant approfondir ce curieux phĂ©nomĂšne, ce caprice de la nature. Si seulement je pouvais en prendre un autre ! Je nây compte plus. Il est le seul Ă©chantillon dâune nouvelle variĂ©tĂ© ; câest Ă©vident. Jâai pris un vĂ©ritable kangourou et lâai apportĂ©, pensant que notre phĂ©nomĂšne serait content dans sa solitude dâavoir un compagnon ; je croyais lui ĂȘtre agrĂ©able en lui amenant un animal quelconque, se rapprochant de son espĂšce ; il lui tĂ©moignerait de la sympathie dans sa triste condition, pauvre ĂȘtre perdu ici au milieu dâĂ©trangers qui ignorent ses habitudes, et ne savent pas le mettre Ă son aise. Je mâĂ©tais trompĂ© : Ă la vue de ce kangourou, il fut pris de violents accĂšs de terreur ; je compris immĂ©diatement quâil nâen avait jamais vu avant. Mon pauvre petit animal bruyant me fait pitiĂ©, mais je ne sais comment le rendre heureux ; si seulement je pouvais lâapprivoiser ! Plus jâessaye, moins je rĂ©ussis ; cela me fend le cĆur dâassister Ă ses crises de chagrin et de dĂ©sespoir. Je voudrais le lĂącher, mais elle lâapprendrait. Ce serait cruel et dur de notre part, et elle ne me le pardonnerait pas. Et puis nous nous sentirions seuls sans lui, puisque je ne peux pas trouver son semblable.
CINQ MOIS APRĂS
Ce nâest pas un kangourou ; non, car il commence Ă se tenir debout en se cramponnant aux doigts dâĂve ; il fait quelques pas sur ses pattes de derriĂšre, et sâĂ©croule par terre. Câest certainement une espĂšce dâours ; pourtant il nâa ni queue ni fourrure jusquâĂ prĂ©sent. Il continue Ă grandir ; câest curieux, car les ours atteignent leur taille bien plus tĂŽt que celui-ci. Les ours sont dangereux (depuis notre catastrophe), et je ne me soucie pas de voir celui-ci rĂŽder autour de nous sans museliĂšre. Je lui ai offert de lui donner un kangourou si elle voulait se dĂ©barrasser de son ours, mais elle ne veut pas ; il lui est Ă©gal de nous faire courir les dangers les plus effrayants. Elle nâĂ©tait pas comme ça avant dâavoir perdu la tĂȘte.
QUINZE JOURS APRĂS
Jâai examinĂ© sa bouche. Il nây a pas encore de danger, il nâa quâune dent. Il nâa pas de queue non plus. Il fait plus de bruit que jamais et principalement la nuit. Ce bruit mâest odieux ; jâai dĂ» mâen aller ; mais je reviendrai, le matin, voir au moment du dĂ©jeuner sâil ne lui pousse pas dâautres dents. Sâil en vient une sĂ©rie, je lâexpulserai, bon grĂ©, mal grĂ©, quâil ait une queue ou non, car un ours nâa pas besoin de queue pour devenir dangereux.
QUATRE MOIS APRĂS
Je me suis absentĂ© un mois pour chasser et pĂȘcher. Pendant ce temps, lâours a appris Ă trottiner tout seul sur ses pattes de derriĂšre ; il dit « poppa et momma » . Câest certainement une espĂšce trĂšs curieuse. La ressemblance des sons quâil Ă©met avec des mots peut ĂȘtre purement accidentelle et nâavoir aucune signification spĂ©ciale, mais, mĂȘme dans ce cas, le fait est trĂšs curieux, car aucun autre ours ne se comporte comme celui-ci. Cette imitation du langage humain, jointe Ă lâabsence totale de fourrure et de queue, indique quâil appartient Ă une nouvelle espĂšce dâours. La suite de lâĂ©tude sera extrĂȘmement intĂ©ressante. En attendant, je vais entreprendre une expĂ©dition lointaine et faire des recherches approfondies. Il doit certainement en exister un autre, et mon ours sera moins dangereux lorsquâil aura un compagnon de la mĂȘme race. Je pars immĂ©diatement, mais je le musellerai auparavant.
TROIS MOIS PLUS TARD
Ma chasse a Ă©tĂ© Ă©reintante, mais infructueuse. Pendant ce temps, sans sortir de la propriĂ©tĂ©, elle a pris un second ours ! A-t-elle assez de chance ! Jâaurais pu chasser cent ans dans ces bois, sans faire une trouvaille pareille.
TROIS MOIS APRĂS
Jâai comparĂ© le nouvel ĂȘtre avec lâancien ; il est certain quâils appartiennent tous deux Ă la mĂȘme race. Elle appelle ce nouveau venu Abel.
Je voulais en empailler un pour ma collection, mais pour une raison que jâignore, elle sây oppose Ă©nergiquement. Jâai donc renoncĂ© Ă mon idĂ©e ; mais jâai tort de cĂ©der, jâen suis sĂ»r. Ce serait une perte irrĂ©parable pour la science de les laisser sâĂ©chapper. Le plus vieux est moins sauvage quâau dĂ©but ; il rit et parle comme un perroquet ; câest sans doute la frĂ©quentation de ces oiseaux qui lui vaut ce talent, car il a le don de lâimitation poussĂ© Ă un trĂšs haut degrĂ©. Je serais bien Ă©tonnĂ© sâil se transformait un beau jour en perroquet, et cependant rien ne me surprendrait, car il a passĂ© par beaucoup de mĂ©tamorphoses depuis le jour oĂč il Ă©tait poisson.
Le plus jeune est aussi laid quâĂ©tait le premier, il a le mĂȘme teint jaunĂątre et rougeaud, la mĂȘme tĂȘte pelĂ©e sans la moindre fourrure.
DIX ANS PLUS TARD
Ce sont de grands garçons ; nous lâavons dĂ©couvert il y a dĂ©jĂ longtemps. Câest leur arrivĂ©e au monde sous cette forme exiguĂ« et mal dĂ©finie qui nous avait induits en erreur ; nous nây Ă©tions pas habituĂ©s. Il y a des filles maintenant. Abel est un brave garçon, mais CaĂŻn aurait mieux fait de rester ours.
AprĂšs tant dâannĂ©es, je mâaperçois que je mâĂ©tais trompĂ© sur le compte dâĂve. DĂ©cidĂ©ment il vaut mieux vivre avec elle en dehors du Jardin que sans elle Ă lâintĂ©rieur des portes. Au commencement, je la trouvais trop bavarde ; maintenant, je serais dĂ©solĂ© de ne pas entendre sa voix !
BĂ©nie soit la catastrophe qui mâa uni Ă elle en me rĂ©vĂ©lant la bontĂ© de son cĆur et le charme de son caractĂšre !