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Facino Cane

E-book


La ComĂ©die humaine - Études de moeurs. TroisiĂšme livre, ScĂšnes de la vie parisienne - Tome II. DixiĂšme volume de l'Ă©dition Furne 1842. Extrait : Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais Ă  les suivre depuis le boulevard du Pont-aux-Choux jusqu’au boulevard Beaumarchais. Ces braves gens parlaient d’abord de la piĂšce qu’ils avaient vue ; de fil en aiguille, ils arrivaient Ă  leurs affaires ; la mĂšre tirait son enfant par la main, sans Ă©couter ni ses plaintes ni ses demandes ; les deux Ă©poux comptaient l’argent qui leur serait payĂ© le lendemain, ils le dĂ©pensaient de vingt maniĂšres diffĂ©rentes. C’était alors des dĂ©tails de mĂ©nage, des dolĂ©ances sur le prix excessif des pommes de terre, ou sur la longueur de l’hiver et le renchĂ©rissement des mottes, des reprĂ©sentations Ă©nergiques sur ce qui Ă©tait dĂ» au boulanger ; enfin des discussions qui s’envenimaient, et oĂč chacun d’eux dĂ©ployait son caractĂšre en mots pittoresques. En entendant ces gens, je pouvais Ă©pouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percĂ©s ; leurs dĂ©sirs, leurs besoins, tout passait dans mon Ăąme, ou mon Ăąme passait dans la leur. C’était le rĂȘve d’un homme Ă©veillĂ©. Je m’échauffais avec eux contre les chefs d’atelier qui les tyrannisaient, ou contre les mauvaises pratiques qui les faisaient revenir plusieurs fois sans les payer. Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultĂ©s morales, et jouer ce jeu Ă  volontĂ©, telle Ă©tait ma distraction. A quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualitĂ©s dont l’abus mĂšnerait Ă  la folie ? Je n’ai jamais recherchĂ© les causes de cette puissance ; je la possĂšde et m’en sers, voilĂ  tout. Sachez seulement que, dĂšs ce temps, j’avais dĂ©composĂ© les Ă©lĂ©ments de cette masse hĂ©tĂ©rogĂšne nommĂ©e le peuple, que je l’avais analysĂ©e de maniĂšre Ă  pouvoir Ă©valuer ses qualitĂ©s bonnes ou mauvaises. Je savais dĂ©jĂ  de quelle utilitĂ© pourrait ĂȘtre ce faubourg, ce sĂ©minaire de rĂ©volutions qui renferme des hĂ©ros, des inventeurs, des savants pratiques, des coquins, des scĂ©lĂ©rats, des vertus et des vices, tous comprimĂ©s par la misĂšre, Ă©touffĂ©s par la nĂ©cessitĂ©, noyĂ©s dans le vin, usĂ©s par les liqueurs fortes. Vous ne sauriez imaginer combien d’aventures perdues, combien de drames oubliĂ©s dans cette ville de douleur ! Combien d’horribles et belles choses ! L’imagination n’atteindra jamais au vrai qui s’y cache et que personne ne peut aller dĂ©couvrir ; il faut descendre trop bas pour trouver ces admirables scĂšnes ou tragiques ou comiques, chefs-d’Ɠuvre enfantĂ©s par le hasard. Je ne sais comment j’ai si long-temps gardĂ© sans la dire l’histoire que je vais vous raconter, elle fait partie de ces rĂ©cits curieux restĂ©s dans le sac d’oĂč la mĂ©moire les tire capricieusement comme des numĂ©ros de loterie : j’en ai bien d’autres, aussi singuliers que celui-ci, Ă©galement enfouis ; mais ils auront leur tour, croyez-le.