Romain Rolland (1866-1944)
"Calme du cĆur. Les vents suspendus. Lâair immobile...
Christophe Ă©tait tranquille ; la paix Ă©tait en lui. Il Ă©prouvait quelque fiertĂ© de lâavoir conquise. Et secrĂštement il en Ă©tait contrit. Il sâĂ©tonnait du silence. Ses passions Ă©taient endormies ; il croyait, de bonne foi, quâelles ne se rĂ©veilleraient plus.
Sa grande force, un peu brutale, sâassoupissait, sans objet, dĂ©sĆuvrĂ©e. Au fond, un vide secret, un « Ă quoi bon », cachĂ© ; peut-ĂȘtre le sentiment du bonheur quâil nâavait pas su saisir. Il nâavait plus assez Ă lutter ni contre soi, ni contre les autres. Il nâavait plus assez de peine, mĂȘme Ă travailler. Il Ă©tait arrivĂ© au terme dâune Ă©tape ; il bĂ©nĂ©ficiait de la somme de ses efforts antĂ©rieurs ; il Ă©puisait trop aisĂ©ment la veine musicale quâil avait ouverte ; et tandis que le public, naturellement en retard, dĂ©couvrait et admirait ses Ćuvres passĂ©es, lui, sâen dĂ©tachait, sans savoir encore sâil irait plus avant. Il jouissait, dans la crĂ©ation, dâun bonheur uniforme. Lâart nâĂ©tait plus pour lui, Ă cet instant de sa vie, quâun bel instrument, dont il jouait en virtuose. Il se sentait, avec honte, devenir dilettante.
« Il faut, disait Ibsen, pour persĂ©vĂ©rer dans lâart, autre chose et plus quâun gĂ©nie naturel : des passions, des douleurs qui remplissent la vie et lui donnent un sens. Sinon, lâon ne crĂ©e pas, on Ă©crit des livres. »
Christophe Ă©crivait des livres. Il nây Ă©tait pas habituĂ©. Ces livres Ă©taient beaux. Il les eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ©s moins beaux et plus vivants. Cet athlĂšte au repos, qui ne savait que faire de ses muscles, regardait, avec le bĂąillement dâun fauve qui sâennuie, les annĂ©es, les annĂ©es de tranquille travail qui lâattendaient. Et comme, avec son vieux fonds dâoptimisme germanique, il se persuadait volontiers que tout Ă©tait pour le mieux, il pensait que câĂ©tait lĂ sans doute le terme inĂ©vitable ; il se flattait dâĂȘtre sorti de la tourmente, dâĂȘtre devenu son maĂźtre. Ce nâĂ©tait pas beaucoup dire... Enfin ! On rĂšgne sur ce quâon a, on est ce quâon peut ĂȘtre... Il se croyait arrivĂ© au port."
Fin du XIXe siÚcle et début du XXe siÚcle : "Jean-Christophe" retrace, en 10 tomes, la vie d'un musicien et compositeur de génie allemand : Jean-Christophe Krafft. A travers ses souffrances, ses révoltes, ses amours et surtout sa musique, il cherche un sens à sa vie.
Tome IX : "Le buisson ardent"
Tome X : "La nouvelle journée"