Charles Asselineau
La Seconde vie ?
... Puisque nous voilĂ morts et que nous nâavons plus rien de mieux Ă faire jusquâau jour de la rĂ©surrection que de nous raconter rĂ©ciproquement et Ă satiĂ©tĂ© nos histoires, ĂŽ mort, mon voisin, faites comme moi ; asseyez-vous sans façon sur votre tombe et Ă©coutez le rĂ©cit de mes aventures dans le monde des vivants.
Cela ne vous amusera guĂšre, je le crains, Ă la premiĂšre fois, vous ennuiera Ă la seconde et vous assommera Ă la troisiĂšme ; mais comme je suis menacĂ© de votre part du mĂȘme procĂ©dĂ©, je vous engage dans notre commun intĂ©rĂȘt Ă la patience. Apprenez dâailleurs que je suis mort deux fois : ce qui me donne bien sur vous quelque avantage.
La nuit est belle, quoique fraĂźche, et nous ne craignons plus de nous enrhumer... Donc, tandis que nos confrĂšres tiennent conciliabule, lĂ -haut, sur la colline, autour de la chapelle, ou se lamentent derriĂšre ces ifs, au souvenir de leurs amours passĂ©es et de leurs richesses perdues, Ă©coutez, mort, mon voisin, comment je me suis noyĂ© une premiĂšre fois par dĂ©sespoir, et comment, revenu au monde sous condition, je mâen suis, au bout de peu de temps, retournĂ© par le mĂȘme chemin pour venir occuper auprĂšs de vous cette tombe, oĂč je me trouve si mal Ă lâaise depuis le lever du soleil jusquâau lever de la lune.
Mon nom, sur la terre, Ă©tait ***. JâĂ©tais issu dâune famille de robe, et riche plutĂŽt quâaisĂ©e. JâĂ©tais jeune, puisque mon acte mortuaire dĂ©finitif ne me donne pas plus de vingt-quatre ans dâĂąge ; jâĂ©tais beau, jâĂ©tais riche, et cependant je nâĂ©tais pas heureux... Vous trouvez la phrase commune, mon voisin, je mâen aperçois ; nĂ©anmoins, ayez patience, ainsi que je vous en ai priĂ© ; car je prĂ©tends vous prouver que, si ma phrase est vulgaire, mes malheurs ne lâĂ©taient point.
Jeune, beau, riche, il semblerait que je nâavais, pour ĂȘtre heureux, quâĂ suivre pas Ă pas les petits sentiers tracĂ©s de la vie. Dâailleurs, ce triple avantage de jeunesse, de beautĂ©, de richesse avait cela de particulier pour moi, quâil satisfaisait aux trois vices principaux de ma nature : jâĂ©tais paresseux, et je pouvais donc ne rien faire ; jâĂ©tais vaniteux, et je pouvais tirer vanitĂ© de ma figure ; enfin jâaimais Ă vivre, Ă considĂ©rer le soleil, Ă flĂąner sans but par les bois et par les rues, et jâavais devant moi de longues annĂ©es pour me livrer Ă ce penchant.
Jâignore, mon voisin, si dans le cours de votre existence vous avez quelquefois rĂ©flĂ©chi. (Ce doute au surplus ne peut ĂȘtre de ma part une injure, car il ne mâest pas actuellement dĂ©montrĂ© que lâhomme qui pense vaille mieux que celui qui conserve la virginitĂ© de ses facultĂ©s intellectuelles.) Quoi quâil en soit, si vous lâavez fait, nâavez-vous pas Ă©tĂ© frappĂ© de lâutilitĂ© du malheur dans la vie humaine ?
Le sage qui, le premier, a dit que la vie est un combat a Ă©tĂ© profond. Il y a (ne lâavez-vous pas remarquĂ© ?) dans la vie de tout homme, entre lâadolescence et lâĂąge viril, une pĂ©riode de malaise et dâinertie durant laquelle ses facultĂ©s restent comme suspendues : sa crue sâarrĂȘte, son dĂ©veloppement est accompli, sa pensĂ©e engourdie sâĂ©vapore en rĂȘveries vagues et stĂ©riles. Câest, pour ainsi dire, un temps dâarrĂȘt, pendant lequel lâhomme sâassure intĂ©rieurement de ses forces et cherche Ă pressentir de quel cĂŽtĂ© viendra lâennemi ; quelquefois il marche Ă sa rencontre : dĂšs quâil lâaperçoit, il court Ă lui. La lutte commence et la vie avec elle. Jusque-lĂ , il nâa fait que vĂ©gĂ©ter, sâarmer pour le combat.
Mais fermons la parenthĂšse et reprenons mon histoire.
DâoĂč pouvait venir ce malheur pour moi, circonvenu comme je lâĂ©tais par toutes les formes extĂ©rieures du bonheur ? Je nâavais quâune ressource, câĂ©tait de le trouver en moi-mĂȘme.
Ici, mon cher voisin, souffrez que je mâarrĂȘte et que je marque dâun repos Ă©pique cette heure solennelle oĂč la vie, la vraie vie, commença pour moi.
Vous Ă©tiez, mâavez-vous dit, Parisien comme moi ; vous devez donc avoir mĂ©moire de ces visages jeunes et pĂąles, suspendus Ă des Ă©chines courbĂ©es que vous avez entrevues souvent, passant lentement dans les galeries et sur les trottoirs. Le manoeuvre qui les coudoie ne voit dâeux que leurs habits noirs quâil trouve plus riches que sa blouse et quâil envie. Il insulte Ă cette fatigue stĂ©rile, Ă ce mĂ©canisme tournant dans le vide, et les appelle heureux !
Ah ! plus heureux quâeux, mille fois, toi qui du moins nâas Ă lutter que contre des obstacles visibles et tangibles ; toi, dont chaque coup de marteau est une conquĂȘte, et qui tâendors, chaque soir, le front baignĂ© de la sueur salutaire du travail !
Visages pĂąles ! habits noirs ! livrĂ©e du dĂ©sespoir et de lâimpuissance, ah ! que je vous connais ! Que de fois jâai Ă©changĂ© avec vous un regard sympathique ! que de fois jâai frottĂ© mon coude Ă vos pannes fraternelles ! Nos pĂšres nous ont fatiguĂ© des rĂ©cits de Moscou et de la BĂ©rĂ©zina ; ils en ont escomptĂ© la gloire Ă grosse usure. Mais nul pinceau ne retracera jamais cette effrayante retraite de Russie, funĂšbre descente de Courtille exĂ©cutĂ©e par une gĂ©nĂ©ration de croque-morts, invalides de la pensĂ©e, PromĂ©thĂ©es en linge sale, Sisyphes en habit rĂąpĂ©. Eh ! quel roc ne semblera doux Ă rouler Ă ces pauvres Ăąmes broyĂ©es pendant toute une vie entre ces deux cylindres terribles : lâambition et lâimpuissance !
Je ne sais, mon voisin, si vous mâavez bien compris, jâen doute ; mais enfin jâĂ©tais de ceux-lĂ ! Moi aussi je devais cacher le renard sous ma robe, interroger les murs dâun oeil terne, et demander compte Ă Dieu de lâinĂ©galitĂ© de mes forces et de mes dĂ©sirs.
Mon habit Ă©tait peut-ĂȘtre moins dĂ©labrĂ©, parce que jâavais de lâargent pour le renouveler ; mais quâimporte ?
Une amitiĂ©, un amour, une haine, voilĂ le triple complĂ©ment de toute vie. Jâavais une maĂźtresse, un ami, un ennemi : mon ami, mon bon, mon blond Schmidt, le peintre ; ma maĂźtresse, la baronne Lydie, une coquette ; mon ennemi, le pianiste Gatien, un plat et mĂ©chant animal.
AprĂšs cela, si vous vous attendez Ă une histoire dâamour, un amour ordinaire surtout, vous avez tort. Entre nous, lâamour ne tient rĂ©ellement place dans la vie quâen raison des sentiments Ă©trangers quâil fait naĂźtre. Pour moi, du jour oĂč jâaimai Lydie, elle me donna pour rival et pour ennemi le musicien Gatien.
Je me rends justice, mon voisin ; dâailleurs ce nâest pas le temps, ce nâest pas le lieu non plus, de faire de la coquetterie. Mais, en vĂ©ritĂ©, jâĂ©tais incomparablement plus beau que ce Gatien. Il avait une face dâĂ©mouchet, des yeux de homard, des mains de boeuf. Les miennes, incessamment frottĂ©es de pĂąte dâamandes fines, Ă©taient blanches et lisses comme celles dâune duchesse ; lâovale de mon visage Ă©tait parfait, ma chevelure abondante ; mes yeux, bien fendus, se noyaient dans la ligne de mes sourcils dessinĂ©s au pinceau.
Disons, pour achever le portrait de Gatien, que, selon lâusage de ses confrĂšres, il avait au bout des doigts lâesprit que les honnĂȘtes gens ont accoutumĂ© dâavoir dans la tĂȘte. Moi, jâentendais la toilette en artiste, et jâavais sous le cuir chevelu bien des choses qui nâĂ©taient pas dans les doigts de Gatien. Que de fois, que de fois je me suis dit : « Si jâĂ©tais baronne, jolie femme et femme dâesprit, eh bien ! je voudrais mâavoir pour amant ! »
Et de fait, elle nâeĂ»t pas Ă©tĂ©, en me prenant, trop malheureuse.
Elle voulut lâĂȘtre. Je ne sais quelle fatalitĂ© la fit se prendre du plus Ă©trange caprice pour cette manivelle organisĂ©e, pour ce cylindre Ă serinette, qui, le soir, sâhabillait dâun habit bleu Ă boutons dorĂ©s et tournait les variations de Thalberg et de Moscheles ; fantaisie inexplicable, vertige contre lequel elle luttait elle-mĂȘme. Bien souvent, durant nos promenades matinales, le long des lilas en fleur, je la vis sâattendrir Ă mes paroles ; son regard alangui semblait me dire : « Vous avez bien plus dâesprit que Gatien ! »
Mais le soir... Oh ! les soirĂ©es mâĂ©taient fatales. Le cylindre se mettait en mouvement et emportait dans sa sphĂšre dâactivitĂ©, comme la roue du moulin entraĂźne le nageur, le coeur et les pensĂ©es de la baronne.
Une nuit je rĂȘvai : je me voyais dans un salon magnifiquement Ă©clairĂ©, au milieu dâune nombreuse compagnie. Gatien et la baronne sây trouvaient. JâĂ©tais assis Ă cĂŽtĂ© de Lydie et je jouais, en causant, avec le bout de sa ceinture.
Tout Ă coup il se fit un grand mouvement dans lâassistance : câĂ©tait Gatien qui se mettait au piano.
La baronne retira vivement sa ceinture : il lâavait regardĂ©e !
Mon ennemi prĂ©luda quelque temps avec aisance. Sa sotte figure sâĂ©panouissait Ă lâidĂ©e du triomphe quâil allait recueillir.
Il commence, mais dĂšs les premiĂšres mesures un malaise singulier sâempare de lâauditoire : chacun se rĂ©crie ; les plus timides sâentre-regardent... Lâinstrument ne rĂ©sonnait point !
Chaque note touchĂ©e par Gatien rendait sous son doigt le son sec et mat dâune planche frappĂ©e par un marteau. Le musicien, Ă©perdu, essaye en vain de lutter contre cette rĂ©sistance : ses doigts se crispent et sâĂ©carquillent, son visage se contorsionne ; mais rien ! Les gammes les plus savantes et les plus compliquĂ©es nâarrivent quâĂ reproduire le bruit strident dâun mĂ©tier de fabrique.
Debout au fond du salon, je voyais les tĂȘtes des assistants se balancer par un mouvement uniforme et rythmique en signe de mĂ©contentement. La maĂźtresse de la maison, charmante jeune femme coiffĂ©e de marabouts, allait de lâun Ă lâautre comme pour conjurer les murmures.
BientĂŽt le clavier, toujours rĂ©sistant, monte, monte et soulĂšve les mains de lâexĂ©cutant jusquâĂ son menton ; un grondement pareil Ă celui du tonnerre Ă©loignĂ© sort de la caisse dâharmonie.
Le balancement des tĂȘtes devient furieux, et au-dessus de cette mer de crĂąnes en mouvement le gracieux visage de Mme C*** voletait souriant en agitant ses marabouts.
Gatien luttait toujours. Sa figure passait de lâexpression de la plus vive terreur aux grimaces les plus grotesques. La derniĂšre projeta en avant son nez et sa mĂąchoire, arrondit ses yeux et fit saillir au-dessous des tempes deux longues oreilles velues, entre lesquelles la tĂȘte de Mme C***, toujours voletant, vint se poser, en disant avec un sourire qui fit voir ses dents de nacre de perles :
« Un Ăąne ! câest un Ăąne ! »
En ce moment, je ne sais quelle force surnaturelle me porta Ă lâangle du piano. Gatien avait disparu, et Ă sa place jâaperçus un Ă©tranger Ă mine hĂ©tĂ©roclite, qui me dit en mauvais allemand :
« Je suis à vos ordres. »
En effet, sans que je pusse mâexpliquer comment, un violon se trouvait dans ma main gauche, un archet dans ma main droite.
« Geh ! (va !) » me cria mon accompagnateur.
Jâappuyai lâarchet sur les cordes... Je jouais, je jouais, monsieur ; ou plutĂŽt je chantais, je parlais, car il me semblait que le son partĂźt de ma poitrine pour passer dans lâinstrument. BientĂŽt il nây eut plus ni violon ni archet ; mon bras droit, passĂ© sur mon bras gauche, exĂ©cutait Ă mon grĂ© des gammes et des arpĂ©ges. Songez que ce que jâexĂ©cutais nâĂ©tait pas de la musique ; je causais ! La baronne, Gatien, mon amour, ma jalousie, ma haine, tout cela se dĂ©duisait avec lâimpĂ©tuositĂ© de la passion, avec la facilitĂ© du discours.
TantĂŽt jâadressais Ă Lydie de tendres reproches en lui rappelant nos douces promenades dans le jardin de son hĂŽtel ; tantĂŽt je lâaccablais en raillant son goĂ»t insensĂ© pour un animal de la plus vile espĂšce ; puis je la foudroyais en me dressant de toute ma hauteur, et alors jâentonnais, sur le mode le plus Ă©levĂ©, lâhymne de la passion hĂ©roĂŻque. Et Lydie, subissant tour Ă tour lâempire des sentiments que jâexprimais, tantĂŽt me souriait attendrie, tantĂŽt sâaffaissait humiliĂ©e, tantĂŽt mâimplorait avec larmes.
Je continuai ainsi : Ă la fin, succombant Ă la violence mĂȘme de mon Ă©motion, enivrĂ©, en dĂ©lire, je mâarrĂȘtai et regagnai ma place au milieu dâapplaudissements frĂ©nĂ©tiques.
Lydie mây attendait ravie, domptĂ©e, suppliante : « Oh ! me disait-elle, aimez-moi, je vous aime, laissez-moi vous aimer ! »
Elle mâaimait.
Comment vous peindre les pensĂ©es qui mâassaillirent au rĂ©veil ? Ce songe Ă©tait-il un prĂ©sage, une rĂ©vĂ©lation ? Ou bien nâĂ©tait-il quâune raillerie amĂšre du hasard ?
Je voulus en avoir le coeur net, et, pendant les jours qui suivirent, je dĂ©vorai tous les traitĂ©s dâoniromancie que je pus trouver.
Je mâarrĂȘtai Ă ce passage de la Symbolique de Pernetius :
« Pendant le sommeil, lâĂąme quitte le corps quâelle habite et sâen va oĂč il lui plaĂźt. Ce que nous appelons rĂȘve nâest que le souvenir vague et incomplet de cette autre vie. Câest ainsi que nous entrevoyons, dans le sommeil, des pays que nous nâavons point visitĂ©s. De lĂ vient aussi que nous nous souvenons dâavoir fait, en rĂȘvant, des choses que nous ne savons point faire et que nous referions sans doute le lendemain, si nos souvenirs Ă©taient moins incomplets et plus prĂ©cis. »
Ainsi donc, si je pouvais rendre Ă mes doigts le souvenir de ce quâils avaient fait la nuit prĂ©cĂ©dente, je deviendrais en rĂ©alitĂ© ce virtuose du rĂȘve ?
Cette idée ne me quitta plus.
Je mâen ouvris un jour Ă Schmidt, tandis quâil Ă©bauchait un charmant paysage que je vois encore.
CâĂ©tait, il mâen souvient, par une belle matinĂ©e dâavril : une lumiĂšre fraĂźche et gaie inondait lâatelier ; un bouquet de lilas, posĂ© sur la fenĂȘtre, se balançait au vent, nous envoyant, Ă chaque secousse, une bouffĂ©e de parfums.
Schmidt, lâoeil ardent, le front moite, la lĂšvre humide, travaillait avec enthousiasme ; sa main voltigeait sur la toile hardiment et sans hĂ©sitation.
« Schmidt, lui demandai-je, est-ce bien difficile ce que tu fais là ? »
La question ne voulait pas une rĂ©ponse. « Crois-tu, ajoutai-je, que jâen pourrais faire autant ? »
Il sourit.
Je lui exposai alors la thĂ©orie de Pernetius et jâessayai de lui prouver que si, pendant la nuit, mon Ăąme fĂ»t allĂ©e habiter le corps dâun peintre et quâelle eĂ»t gardĂ© jusquâau lendemain le souvenir de ce quâelle avait su, jâaurais pu me trouver au rĂ©veil aussi habile que lui.
Schmidt, illettrĂ© comme un paysagiste et positif comme un piocheur quâil Ă©tait, traita Pernetius de visionnaire et mâobjecta ses dix annĂ©es de travail qui, selon lui, nâĂ©taient pas un rĂȘve.
« Mais, insistai-je, sâil tâa fallu dix ans pour apprendre ce que tu sais, ne peux-tu supposer quâen concentrant en un instant lâeffort de dix annĂ©es, tu eusses pu lâapprendre sur-le-champ ? Combien de temps faudrait-il Ă un homme mĂ©diocre pour arriver Ă comprendre ce que Michel-Ange a rĂ©alisĂ© en un moment ? On a dit que le gĂ©nie, câest la patience, sans prendre garde que câĂ©tait le faire descendre Ă la portĂ©e des entĂȘtĂ©s et des imbĂ©ciles. Le gĂ©nie, câest la volontĂ© concentrĂ©e. »
Je dĂ©roulai si longuement lâĂ©cheveau mĂ©taphysique, que Schmidt, tout Allemand quâil Ă©tait, finit par me supplier de changer de discours ou de mâen aller.
Je sortis.
Mais cet entretien avait changĂ© le cours de mes pensĂ©es : il ne sâagissait plus ni du rĂȘve, ni des pĂ©rĂ©grinations de lâĂąme, ni de ressaisir un souvenir confus.
Ăgaler le pouvoir au vouloir, combiner dans un Ă©lan suprĂȘme lâeffort de dix annĂ©es, voilĂ quel Ă©tait dĂ©sormais le problĂšme.
« Et de fait, pensais-je, nâest-il pas ridicule de croire que ces hommes, plus divins pour nous que les dieux mĂȘmes, RaphaĂ«l, Colomb, Milton, GalilĂ©e aient pu trouver dans lâunivers un coin oĂč leur intelligence si pĂ©nĂ©trante nâeĂ»t pu se rĂ©pandre ! Quoi ! RaphaĂ«l tenant en main un archet et un violon nâeĂ»t pu sâen servir, quand, en moins de six mois dâĂ©tudes, le dernier polisson de Rome en pouvait tirer des accords satisfaisants ! »
Peut-ĂȘtre croirez-vous que dĂšs lors je nâeus plus quâune affaire, acheter un violon et mâen aider pour expĂ©rimenter mon systĂšme ? Oh ! que vous vous tromperiez ! Sans doute lâĂ©preuve Ă©tait facile, mais elle Ă©tait dĂ©cisive, et jâavais peur !
Souvent je me surpris, dans la solitude, tĂątant le pouls, pour ainsi dire, Ă ma volontĂ©, et si dans ces moments il mâarrivait de la trouver Ă un certain degrĂ© de puissance, alors... jâai honte Ă vous le dire, je me levais, je pliais le bras gauche, Ă©tendais le droit et je manoeuvrais dans le vide. Un violon ! mais mon amour, mon bonheur, ma vengeance, ma vie tout entiĂšre Ă©tait dĂ©sormais passĂ©e dans le violon ; il Ă©tait devenu le mobile de mes espĂ©rances et de mes craintes. Aussi jâavais pour lui ce sentiment dâĂ©loignement superstitieux que les nĂšgres de GuinĂ©e ont pour leur fĂ©tiche : le son mâen faisait dresser les cheveux ; la vue seule de lâinstrument, dĂ©posĂ© dans sa boĂźte, me donnait le vertige ; ses hanches arrondies, ses baies ricaneuses, son sternum cambrĂ© mâĂ©mouvaient plus vivement que nâeĂ»t fait la VĂ©nus de Milo posant vivante et nue devant moi.
Dâautre part la baronne, de plus en plus affolĂ©e de son pianiste, me traitait chaque jour plus mal.
Et, comme de raison, je lâaimais chaque jour davantage.
Un jour, je reçus un billet dâinvitation pour une soirĂ©e prochaine. Comme jâavais quelque motif de supposer que Lydie sây trouverait, je rĂ©solus de mây rendre.
Mais le billet portait en post-scriptum : On fera de la musique ! Gatien ! toujours Gatien !
Ă force dây rĂ©flĂ©chir, je crus voir dans cette fatalitĂ©, qui nous rĂ©unissait sans cesse, une provocation, un dĂ©fi que la destinĂ©e me jetait pour me dĂ©cider Ă en finir.
Que risquais-je en effet ? La mesure du malheur nâĂ©tait-elle pas pour moi comblĂ©e ? Je ne pouvais vivre sans lâamour de Lydie, et, pour ĂȘtre aimĂ© dâelle, je nâavais quâune ressource, dĂ©truire dans son esprit la supĂ©rioritĂ© factice de mon rival. Le moyen auquel je recourais Ă©tait terrible ; et, en cas de dĂ©faite, il nây avait au delĂ que la mort.
Mais Ă©tait-ce vivre que de prolonger le cauchemar contre lequel je me dĂ©battais depuis tant de jours ? Qui me disait dâailleurs que les regards de la foule, la crainte dâun ridicule mortel, en prĂ©sence de ma maĂźtresse et de mon rival, nâĂ©taient pas autant dâobstacles nĂ©cessaires pour exalter ma volontĂ© ? Jâessayerais donc, sous leurs yeux, devant elle, en public ; lĂ Ă©tait le pĂ©ril suprĂȘme, lĂ peut-ĂȘtre aussi le succĂšs.
Une fois cette rĂ©solution prise, jâentrai dans cet Ă©tat de calme sinistre qui prĂ©cĂšde les grands coups. Je me regardai vivre, jâobservai mes moindres actes avec lâintĂ©rĂȘt qui sâattache aux derniers gestes dâun mourant. Le jour venu, je mâhabillai avec une lenteur solennelle : la toilette du condamnĂ© ! Pendant le trajet, je mâĂ©tonnai de ne point entendre autour de ma voiture le bruit de la cavalerie, tant il me semblait marcher Ă une exĂ©cution.
Quand jâarrivai, les salons Ă©taient dĂ©jĂ remplis.
Je cherchai des yeux ma baronne ; une place Ă©tait vacante auprĂšs dâelle, jây courus. En mâasseyant, je fus comme foudroyĂ© par une rĂ©vĂ©lation singuliĂšre : le salon oĂč je me trouvais Ă©tait identiquement semblable Ă celui que jâavais vu en rĂȘve quelque temps auparavant ; tout, jusquâaux accidents de la lumiĂšre, Ă la disposition des groupes, coĂŻncidait avec mes souvenirs. Je reconnus mĂȘme certains visages que jâĂ©tais assurĂ© de nâavoir jamais rencontrĂ©s ailleurs que dans mon rĂȘve. Enfin la place que jâoccupais auprĂšs de Lydie, sa toilette, Ă©taient celles que jâavais occupĂ©e, que je lui avais vue.
Quelque chose ou quelquâun le voulait donc ?
Une derniĂšre circonstance me restait Ă vĂ©rifier, avant de prendre une dĂ©termination : Gatien Ă©tait-il lĂ , viendrait-il ? Essayerait-il de jouer, et sa prĂ©tention tournerait-elle Ă sa honte ? Telles Ă©taient les pensĂ©es qui mâoccupaient, tandis que ma voisine, Ă©tonnĂ©e de lâĂ©tat oĂč elle me voyait, surprise plus encore de nâobtenir aucune rĂ©ponse aux paroles que probablement elle mâadressait, me considĂ©rait avec une sorte de crainte. Gatien parut. Je ne sais si ce fut lâeffet de ma prĂ©occupation, mais il me sembla que son visage Ă©tait pĂąle, sa contenance embarrassĂ©e. Il sâassit nĂ©anmoins et promena ses doigts sur les touches. Le silence se fit. Deux ou trois fois mon rival tourna les yeux vers le cĂŽtĂ© oĂč Ă©tait Lydie, et chaque fois mon regard, quâil rencontra, fit baisser le sien.
Il est certain que dĂšs le dĂ©but il parut Ă tous au-dessous de son talent. Tout Ă coup, comme atteint dâun malaise subit, il sâinterrompit et se pencha sur son siĂšge en murmurant quelques mots dâexcuse.
Je me levai. Un gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e, donnant le signal de lâattaque, nâest pas plus Ă©mu que je ne lâĂ©tais ; câest que moi aussi jâallais livrer une bataille. Je fis trois pas : chacun se retirait devant moi, comme si jâeusse eu la tĂȘte de MĂ©duse sur les Ă©paules. La conjuration du hasard dura jusquâau bout ; le premier objet que jâaperçus en mâapprochant du piano fut un violon dĂ©posĂ© sur le pupitre.
Je le saisis ; je lâappuyais sur ma poitrine... En ce moment je sentis tous les regards sâattacher sur moi ; lâĂ©motion causĂ©e par la dĂ©faillance de Gatien sâĂ©tait apaisĂ©e.
Jâattaquai vigoureusement.
Un cri dâeffroi Ă©clata dans lâauditoire. Jâosai poursuivre. Mais cette fois la rumeur fut telle, que lâinstrument sâĂ©chappa de mes mains et alla rebondir en gĂ©missant sur le parquet.
Au mĂȘme instant, un bras se glissa sous le mien, et cĂ©dant Ă une impulsion Ă©trangĂšre, je me dirigeai vers la porte.
Les femmes sâenfuyaient, Ă©pouvantĂ©es, sur mon passage : lâune dâelles, jeune et jolie, me regarda partir dâun air de compassion, et je lâentendis dire :
« Pauvre jeune homme ! il est fou... quel dommage ! »
Fou !... LâĂ©tais-je, en effet ? Vous comprendrez tout Ă lâheure pourquoi je ne puis plus avoir une idĂ©e nette du sens que les hommes attachent Ă ce mot.
La vĂ©ritĂ© est que, pendant un certain temps, je perdis la conscience de mon ĂȘtre.
Quand je revins Ă moi, jâĂ©tais au milieu de la place du Carrousel. Je mâaperçus alors que jâavais la tĂȘte nue et que jâĂ©tais enveloppĂ© dâun ample manteau que je me souvins dâavoir pris en passant dans lâantichambre, mais qui, je le crois, ne mâappartenait pas.
Je marchais, je courais sur les dalles blanches et sĂšches. En peu dâinstants jâeus traversĂ© la place, et je me trouvai sur le pont.
Le crĂ©puscule Ă©tendait sur les quais ses nappes grises, et Ă©touffait dans leurs globes de papier huilĂ© les rouges luminaires des marchandes nocturnes ; les charrettes des maraĂźchers sâacheminaient, sautant bruyamment sur leurs essieux.
Il me sembla que câĂ©tait lĂ une bonne heure pour prendre congĂ© de cette ville et de ce monde.
Le Paris que je connaissais, mon Paris Ă moi, Ă©tait endormi ; celui qui veillait autour de moi mâĂ©tait aussi Ă©tranger que le peuple de Lima ou de Chandernagor.
Je sautai debout sur le parapet. Un lĂ©ger bruit me fit tourner la tĂȘte ; câĂ©tait la fenĂȘtre dâun hĂŽtel voisin qui sâouvrait.
Une figure de femme mâapparut, encore embĂ©guinĂ©e des blancs et moelleux langes de la nuit.
Par lâeffet dâun effort suprĂȘme, mes yeux la virent Ă travers lâobscuritĂ© de lâheure.
Elle Ă©tait belle, et je crus quâelle me regardait. Je concentrai dans un regard toutes les forces de ma vie prĂȘte Ă sâĂ©teindre.
« Ă toi, pensai-je, quâil mâest donnĂ© dâapercevoir Ă ma derniĂšre minute, reçois lâadieu que je laisse Ă ce monde que je maudis, Ă cette vie que je quitte en lâaimant. »
Et en moins dâune seconde, le ciel des plus beaux jours, tout ce que jâavais connu, aimĂ©, fut Ă©voquĂ© dans la chambre noire de mon esprit.
« Adieu ! »
Je croisai les bras sous mon manteau, que je serrai autour de moi, et... pouff !...
Glou ! glou ! glou ! glou ! lâeau rĂ©sonna bruyamment Ă mes oreilles. Il me sembla voir et compter les masses que je dĂ©plaçais. Enfin, le dernier souffle dâair que contenait ma poitrine sâen exhala pour aller former des ronds magnifiques Ă la surface ; un flot pĂ©nĂ©tra dans ma gorge... et je ne sentis plus rien, jusquâau moment oĂč je me retrouvai roide et glacĂ© dans mes vĂȘtements alourdis.
JâĂ©tais dans une salle basse et voĂ»tĂ©e, assez semblable, imaginai-je, Ă lâantichambre dâune geĂŽle ou dâune morgue. Un affreux rĂ©verbĂšre, suspendu au plafond, projetait sur les murs suants une lumiĂšre sale et glauque. Tout alentour rĂ©gnait un banc de bois sur lequel je voyais sâagiter en face de moi et Ă mes cĂŽtĂ©s dâĂ©tranges formes humaines, les unes roulĂ©es comme moi dans leurs vĂȘtements, les autres Ă moitiĂ© nues.
Une, surtout, Ă©tait horrible Ă voir ; la tĂȘte Ă©tait renversĂ©e et la gorge portait la trace de blessures rĂ©centes, oĂč le sang sâĂ©tait coagulĂ©.
Je dĂ©couvris au bout de quelque temps que jâĂ©tais moi-mĂȘme assis sur ce banc. Assis ou posĂ©, comment ? Je ne savais. Je nâĂ©prouvais aucun contact. Je ne souffrais ni du froid, ni dâaucune douleur. JâĂ©tais plutĂŽt averti par une conscience intime que la chaleur vitale sâĂ©tait retirĂ©e de moi et que mes membres Ă©taient privĂ©s du ressort qui les faisait auparavant obĂ©ir Ă ma volontĂ©.
Les yeux, qui seuls avaient conservĂ© quelque peu de leur puissance, nâexistaient plus quâĂ lâĂ©tat dâorgane purement passif. La facultĂ© de voir leur Ă©tait restĂ©e, mais ils avaient perdu celle de regarder. Je veux dire quâils recevaient, comme le verre, la rĂ©flexion des objets, mais sans pouvoir se diriger ni rien exprimer par eux-mĂȘmes.
Jâaperçus alors, appuyĂ© contre une porte Ă©paisse, un ĂȘtre singulier qui attira toute mon attention.
CâĂ©tait, oui, câĂ©tait bien un homme, ou plutĂŽt un gĂ©ant, car il nâavait pas moins de huit Ă neuf pieds de taille. Ses larges Ă©paules, ses membres maigres, son visage pĂąle, non de la pĂąleur des visages humains, mais de cette blancheur mate, accidentellement teintĂ©e de rose et de violet, quâon remarque sur le masque des noyĂ©s. Son attitude mĂȘme avait je ne sais quoi de surnaturel qui taquinait lâimagination.
Son costume, uniformĂ©ment gris, Ă©troit et collĂ© au corps, Ă©tait coupĂ© ras Ă la naissance du col, ce qui lui donnait lâapparence dâun lĂ©gume monstrueux pelĂ© Ă lâune de ses extrĂ©mitĂ©s. Ses yeux, rouge comme ceux dâun Albinos, tenaient fixĂ© sur moi un regard terne qui me fascinait. Je ne pouvais plus voir que lui.
En ce moment, le bruit dâune sonnette enrouĂ©e se fit entendre Ă lâun des bouts de la salle.
Le géant quitta sa posture nonchalante et appela :
« Le numéro 6 ! »
Lâun des fantĂŽmes bizarres qui mâavoisinaient se leva roide sur ses pieds et se dirigea vers une petite porte situĂ©e Ă lâopposite de la premiĂšre, et que le gĂ©ant referma soigneusement dĂšs quâil fut entrĂ©.
En se retournant, il attacha de nouveau sur moi son regard fixe, traversa lentement la salle et revint, sans me quitter des yeux, occuper son poste Ă ma gauche.
« OĂč suis-je ? »
Ces mots ne furent pas articulĂ©s ; jâavais perdu la facultĂ© de mâexprimer par les sons. Le gĂ©ant, nĂ©anmoins, avait compris ma question et y rĂ©pondit.
Je reconnus ainsi que dĂ©sormais je pouvais exprimer ma pensĂ©e sans le secours dâaucun organe ; penser et parler Ă©taient devenus chose identique. Et câest de cette façon que le dialogue sâĂ©tablit entre le gĂ©ant et moi.
JâĂ©tais, je vous traduis sa rĂ©ponse, dans la salle dâattente du greffe, oĂč tous ceux qui sont morts par immersion viennent consigner les causes volontaires ou accidentelles de leurs trĂ©pas.
Cette formalitĂ© est une espĂšce dâinstruction ordonnĂ©e en vue du jugement dernier. Le corps est ensuite renvoyĂ© Ă fleur dâeau pour ĂȘtre recueilli et inhumĂ©. Je mâexpliquai par lĂ pourquoi les cadavres restent souvent longtemps au fond de lâeau avant de revenir Ă la surface.
Le gardien (je le dĂ©signerai ainsi) mâindiqua successivement parmi les morts qui mâentouraient un vieillard qui sâĂ©tait suicidĂ© par amour, une jeune femme noyĂ©e par dĂ©sespoir de misĂšre ; le blessĂ©, dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, avait Ă©tĂ© Ă©gorgĂ© par des malfaiteurs et jetĂ© ensuite Ă la riviĂšre.
Durant ces explications, le gĂ©ant avait quittĂ© la porte contre laquelle il sâadossait, et Ă©tait venu sâasseoir Ă mon cĂŽtĂ©, le dos arrondi, les pieds repliĂ©s sous lui, les bras allongĂ©s et balançant machinalement un trousseau de grosses clefs, avec ce laisser-aller, cet air bonhomme et cĂąlin que prennent dans les intervalles de leurs fonctions les pauvres diables assujettis Ă des emplois vexatoires.
« Vous, me dit-il en mâexaminant avec attention, vous nâĂȘtes pas blessĂ©, vous ne portez aucune trace de violence ni de strangulation. Câest donc, ajouta-t-il en essayant de donner Ă son regard une expression commisĂ©rative, câest donc volontairement que vous ĂȘtes venu ici ? Et si jeune ! Et vos vĂȘtements nâannoncent pas la misĂšre. Si vous aviez une mĂ©chante petite robe dâindienne de quinze sous, comme cette malheureuse que vous voyez lĂ -bas... Oh ! reprit-il dâun air dâintelligence (et quel air et quelle intelligence !), vous ĂȘtes un amoureux ?... »
Jâessayai dâĂ©clater de rire et restai tout Ă©tonnĂ© de nâavoir pas rĂ©ussi. Puis je me hĂątai de dĂ©sabuser mon interlocuteur en lui contant Ă peu prĂšs mon histoire.
Il parut mâĂ©couter avec intĂ©rĂȘt, et jâavoue que je ne fus pas sans jouir de ce petit succĂšs ultra-mondain. Au fait, un homme qui se noie pour nâavoir pu sĂ©duire sa maĂźtresse en jouant du violon sans avoir appris mĂ©rite bien quelque considĂ©ration. Je ne tardai pas cependant Ă reconnaĂźtre que ce que jâavais pris pour de lâintĂ©rĂȘt nâĂ©tait que de la surprise, moins que cela, de lâhabitude ; mon auditeur ne mâavait pas compris.
Je voyais les idĂ©es que je lui avais Ă©mises se heurter dans sa pensĂ©e, confusĂ©ment et sans quâil pĂ»t les accorder.
« De la musique, faire de la musique ? Et si vous en aviez fait de la musique, elle vous aurait donc aimé, cette femme ?
â Je le prĂ©sume.
â Eh bien ! il fallait en faire.
â Je ne lâai pas pu.
â Pourquoi ? »
Je lui expliquai le mĂ©canisme du violon et tentai de lui faire comprendre la difficultĂ© quâil y a Ă sâen servir.
« Mais qui donc fait les violons ? me demanda-t-il.
â Les hommes.
â Et ils ne peuvent pas sâen servir ?
â Il faut quâils lâapprennent. »
Le gĂ©ant me parut dâune gaietĂ© folle.
« Ah ! pauvre espÚce ! infirmes créatures ! parler, il leur faut une langue ; chanter, il leur faut une gorge ; jouer du violon, il leur faut des doigts !
â Mais vous, lui dis-je, faites-vous donc tout cela sans difficultĂ© ?
â AssurĂ©ment, me rĂ©pondit le gĂ©ant avec orgueil.
â Quoi ! vous savez la musique ?
â Pardi ! la belle affaire ! Tenez, vous-mĂȘme, qui venez de dĂ©pouiller toute cette chabraque mortelle quâon appelle organes, eh bien ! dans ce moment vous avez la science infuse. »
Il disait vrai !
« Oh ! mâĂ©criai-je, un an ! retourner un an sur la terre, sachant ce que je sais ! »
En cet instant la sonnette rappela le gardien, qui dut me quitter de nouveau pour appeler le numĂ©ro 6 ; câĂ©tait le dernier.
JâĂ©tais assez habituĂ© dĂ©jĂ Ă son Ă©trange physionomie pour remarquer, lorsquâil revint Ă moi, quâil Ă©tait en violent combat avec lui-mĂȘme.
Il se rassit visiblement embarrassé.
« Ăcoutez, me dit-il en me dardant toute sa volontĂ© dans un regard ; vous ĂȘtes un honnĂȘte garçon ; vous nâĂȘtes pas un homme comme les autres. Enfin, vous mâintĂ©ressez, je vous aime, quoi ! Et puis... si jeune ! se priver, Ă votre Ăąge, dâune maĂźtresse et de longues annĂ©es de plaisir, car je mây connais, vous aviez longtemps Ă vivre, câest une bien dure leçon. Seriez-vous content, hein ! sâil vous Ă©tait permis de retourner lĂ -haut ? »
Je voulus et ne pus lui serrer la main.
« Un an ! un an !
â Il y aurait une condition. Ce serait de nous revenir ici par le mĂȘme chemin... Autrement, ajouta-t-il en baissant les yeux, je serais en faute. »
Jâachevai sa pensĂ©e. Le drĂŽle, Ă mon retour, se vanterait dâĂȘtre pour quelque chose dans mon aventure ; ce seraient ses petits profits.
« Ăcoutez ! Ă©coutez ! vous nâavez pas de numĂ©ro. Vous ĂȘtes arrivĂ© le dernier ; personne ne sait que vous ĂȘtes ici. Je puis donc vous renvoyer. Mais il sâagit de ne pas mourir de vieillesse ; quant aux accidents, jâen rĂ©ponds. »
Je promis, je promis du plus sincĂšre de mon Ăąme, et il put dâun regard se convaincre que je ne le trompais pas.
Il se leva donc, sâassura que nous ne risquions pas dâĂȘtre surpris ; puis il mâenleva dans ses bras, entrouvrit la grande porte, et... houpp !
Je sentis de nouveau la fraĂźcheur de lâeau, en mĂȘme temps que mes membres sâassouplirent, et...
Je me retrouvai sur le trottoir du pont, sain et sec, Ă la place mĂȘme oĂč jâĂ©tais avant dâaccomplir ma derniĂšre rĂ©solution.
CâĂ©tait bien le mĂȘme lieu, la mĂȘme nature, mais inondĂ©s des rayons du soleil levant, qui tout dâabord mâĂ©blouirent. Ă ma droite, les arbres de la terrasse des Tuileries traçaient une ligne de verdure entre le bleu du ciel et la muraille resplendissante de lumiĂšre. Les flots gris de la Seine Ă©taient pailletĂ©s çà et lĂ de points lumineux plus nombreux et plus rapprochĂ©s que les Ă©cailles dâun poisson.
En tournant la tĂȘte Ă gauche, jâeus la curiositĂ© puĂ©rile de chercher la fenĂȘtre oĂč mâĂ©tait apparue la femme providentielle : la fenĂȘtre Ă©tait ouverte ; des tapis de fourrure sâĂ©talaient sur le balcon. Il me sembla que la chambre Ă©tait vide.
Autour de moi les marchandes reposaient assoupies sur leurs Ă©ventaires.
Quelques passants mâexaminaient, surpris de rencontrer Ă cette heure et Ă cet endroit un jeune homme en toilette de bal et sans chapeau.
Selon mes conjectures, deux heures avaient pu sâĂ©couler depuis le moment oĂč jâavais franchi le parapet.
Mais Ă ces douces sensations du rĂ©veil et de la vie reconquise succĂ©da bientĂŽt une Ă©motion plus violente, lorsque je me fus recueilli en moi-mĂȘme ; toutes mes facultĂ©s dĂ©cuplĂ©es y chantaient le poĂšme de la toute-puissance et du gĂ©nie.
Je me sentais la vertu, la foi qui fait les Colomb et les GalilĂ©e. Mon regard franchissait les espaces et perçait les murs selon mon grĂ© ; les visages me dĂ©voilaient les Ăąmes. Mon oreille dĂ©composait sur-le-champ les moindres bruits. En un mot, lâunivers se rĂ©vĂ©lait Ă moi, non plus comme un spectacle, mais comme un systĂšme dont je comprenais les lois et les rapports.
La nouveautĂ© de mes sensations me ravissait. CâĂ©tait comme une nouvelle naissance, mais oĂč lâintelligence jouissait de chaque manifestation comme dâune conquĂȘte. Dix nuits ne me suffiraient pas Ă vous rendre compte des surprises, des joies que jâĂ©prouvai pendant ces premiers jours.
La premiĂšre fois que je revis Lydie (ce fut encore dans une rĂ©union), et que je vins Ă songer que câĂ©tait pour elle que jâavais voulu acquĂ©rir cette puissance surhumaine, jâen fus Ă©tonnĂ©. Ce que je lus dans son regard mâindigna contre moi-mĂȘme. Les Ă©vĂšnements rĂ©cents donnaient Ă ma rentrĂ©e dans le monde un intĂ©rĂȘt assez romanesque. Le mot de folie prononcĂ© Ă ma sortie avait circulĂ©. Un domestique de la maison qui, par ordre de son maĂźtre, mâavait suivi, avait Ă©tĂ© tĂ©moin de mon suicide. Le silence que je gardai sur cette derniĂšre circonstance donna lieu aux suppositions les plus fantastiques. Il fut dĂšs lors avĂ©rĂ© pour tout le monde que, dans un accĂšs de folie, jâavais tentĂ© de mourir, et que les rigueurs de la baronne Ă©taient la cause de cette rĂ©solution. Eh bien ! Lydie fut charmĂ©e de ce commentaire ; câest ce que son premier coup dâoeil mâapprit, et si cette dĂ©couverte ne me la fit pas prendre en aversion, elle mĂȘla un dĂ©sir de vengeance Ă mes pensĂ©es dâamour.
Gatien, que je retrouvais partout oĂč je cherchais Lydie, joua ce soir-lĂ Ă son ordinaire et avec le succĂšs accoutumĂ©. Je ne pus rĂ©sister Ă lâenvie de souffler sur sa joie : je mâassis au piano, et lâoriginalitĂ© de mon improvisation ne laissa plus dâautre souvenir de lui que celui dâune mĂ©canique.
Lâambition de toute ma vie Ă©tait donc satisfaite ; mon rĂȘve Ă©tait accompli, car je ne doutai pas, au succĂšs que jâobtins, que le coeur de la baronne nâeĂ»t passĂ© au vainqueur.
Dirai-je que ce triomphe, en raison du peu quâil me coĂ»ta, me parut mĂ©diocre ? Lydie, pourtant, Ă©tait toujours belle, et je ne pouvais oublier les sensations quâelle mâavait causĂ©es. Mais chacune des rĂ©vĂ©lations que je puisais dans ses yeux, oĂč se peignaient la lĂ©gĂšretĂ© de son coeur et la vanitĂ© de son esprit, diminuait de jour en jour le prix de ma victoire. QuâĂ©tait-ce dâailleurs que la conquĂȘte dâun coeur qui ne demandait quâĂ se rendre, pour un ĂȘtre dont tous les sens tendaient sans cesse vers lâinfini ?
Au surplus, les joies du triomphe ne tardĂšrent pas Ă ĂȘtre compensĂ©es par un supplice intolĂ©rable ; mes organes, par suite de la dĂ©licatesse extrĂȘme quâils avaient acquise, Ă©taient chaque jour et Ă chaque instant offensĂ©s dans les rapports que jâavais avec les hommes.
Ainsi, par exemple, lâouverture de Guillaume Tell, exĂ©cutĂ©e par lâorchestre du Conservatoire, me faisait lâeffet dâun concert de CaraĂŻbes ; elle me dĂ©chirait le tympan, elle mâagaçait les nerfs. La musique, telle que les hommes lâont inventĂ©e et perfectionnĂ©e, Ă©tait pour moi un art Ă lâĂ©tat dâenfance. Sâobstiner, comme font encore Ă cette heure les musiciens, Ă prendre pour base de la tonalitĂ© les sept notes de la gamme, me paraissait non moins absurde que de vouloir calculer avec quatre chiffres ou Ă©crire avec cinq lettres. Sept notes ! Pourquoi sept signes ? Et pourquoi pas vingt-quatre, comme dans lâalphabet, ou neuf, comme dans la numĂ©ration ?
Mon oreille saisissait, dâune note Ă lâautre, des gammes entiĂšres. Chaque relation dâun demi-ton comprenait pour moi des mondes de sons distincts, que lâouĂŻe humaine ne perçoit pas.
Les premiers de qui jâessayai de me faire comprendre, se contentĂšrent pour toute rĂ©ponse de rĂ©pĂ©ter que jâĂ©tais fou. Deux ou trois des plus savants entrevirent bien quelque chose au fond de mes idĂ©es, mais, embarrassĂ©s dâaccorder ce que je leur disais avec leur science vulgaire, ils conclurent que si je devais avoir raison, ce ne serait pas avant deux siĂšcles.
Je trouvai cependant un auditeur intelligent et de bonne foi ; ce fut un Israélite allemand nommé Jérémie Klang.
Cet homme, aprĂšs avoir dĂ©pensĂ© soixante ans de vie et une fortune Ă la poursuite des phĂ©nomĂšnes mĂ©taphysiques, se livrait, dans un grenier, Ă la recherche dâune nouvelle synthĂšse musicale. Il vint me voir.
DĂšs le premier entretien, il me dĂ©clara que je lui rĂ©vĂ©lais ce quâil nâavait fait quâentrevoir pendant toute sa vie, et que si je nâĂ©tais pas fou, jâĂ©tais certainement un gĂ©nie surnaturel, car je venais de lui dĂ©couvrir lâabsolu en musique. Une seconde entrevue acheva de lâenthousiasmer ; jâeus toutes les peines du monde Ă lâempĂȘcher de sâagenouiller devant moi. Il me supplia de lâaccepter pour disciple et de lui permettre dâĂ©crire et de publier tout ce que je lui dirais.
Jâavais la science en trop haut mĂ©pris pour ne pas consentir Ă ce quâil me demandait. Il vint donc chaque jour sâinstaller chez moi, et chacune de nos entrevues forma la matiĂšre dâune brochure, oĂč mon prĂ©curseur prĂ©disait lâavĂšnement dâune rĂ©volution dans lâart, qui devait faire frĂ©mir sur leurs bases le Conservatoire et lâInstitut.
Le supplice dont jâai parlĂ© me rendit bientĂŽt le sĂ©jour de Paris insupportable ; je projetai alors dâacheter, Ă lâune des extrĂ©mitĂ©s du bois de Boulogne, un pavillon isolĂ©, et de mây retirer avec JĂ©rĂ©mias, le seul ĂȘtre qui pĂ»t dĂ©sormais me comprendre.
Cependant, jâĂ©tais devenu cĂ©lĂšbre, grĂące Ă la singularitĂ© de mes aventures, aux publications apocalyptiques de JĂ©rĂ©mias, et aussi Ă la facilitĂ© avec laquelle jâimprovisais sur toutes sortes dâinstruments. Ce vernis de renommĂ©e, que je nâavais pas cherchĂ©e, fut comme la glu Ă laquelle la fantasque baronne se laissa prendre. Elle fit plus : cette femme si hautaine, si vaine de sa beautĂ©, qui vous eĂ»t fait compter pour faveur insigne de baiser le bout de son gant, ne craignit pas de se donner ostensiblement Ă moi, en me suivant dans ma retraite.
Bien quâelle me donnĂąt par lĂ plus dâenvieux que mon gĂ©nie constatĂ© nâeĂ»t pu faire, je fus peu touchĂ© de cette dĂ©marche.
Cette femme se perdant pour obtenir le droit dâĂȘtre seule aimĂ©e dâun artiste en lâavenir duquel elle avait foi, me parut aussi misĂ©rable que si elle se fĂ»t livrĂ©e pour de lâargent. Elle le comprit, et en tomba dans la dĂ©solation. Mais, ni ses larmes, ni sa soumission ne purent vaincre le mĂ©pris que jâavais conçu pour elle ; je la relĂ©guai, comme une sultane, au fond de mon appartement, oĂč jâĂ©vitai mĂȘme de la rencontrer, et je passai tout mon temps en tĂȘte Ă tĂȘte avec le cher JĂ©rĂ©mias.
Il ne se lassait pas de me faire parler et dâĂ©crire sous ma dictĂ©e. Les nuits lui servaient Ă rĂ©diger un solfĂšge dâaprĂšs mes nouveaux principes.
Selon ses calculs, il lui restait encore dix ans Ă vivre, et câĂ©tait plus quâil ne lui fallait pour accomplir sa rĂ©volution.
PressĂ© dâen venir Ă lâexĂ©cution, il me pria un jour de composer une symphonie.
La chose mâĂ©tait trop facile pour ĂȘtre refusĂ©e.
Je me mis donc Ă lâoeuvre. NĂ©anmoins les dĂ©veloppements que jâavais donnĂ©s Ă la tonalitĂ© nous obligĂšrent dâinventer une notation nouvelle (et câest Ă quoi les anciennes Ă©tudes de JĂ©rĂ©mias nous furent dâun grand secours).
Tandis que je travaillais, il observa que la musique, telle que je lâĂ©crivais, Ă©tait impossible Ă exĂ©cuter avec les instruments en usage. CâĂ©tait Ă des innovations de cette nature quâil avait jadis dĂ©pensĂ© une partie de sa fortune : il me persuada donc dâĂ©tablir dans le voisinage une manufacture dont il prendrait la direction. Il en sortit des produits fabuleux. CâĂ©tait des basses gigantesques qui ne se pouvaient mettre en jeu quâau moyen dâun mĂ©canisme, de pochettes tellement exiguĂ«s, que ce devint un embarras sĂ©rieux de savoir oĂč lâexĂ©cutant poserait les doigts.
JĂ©rĂ©mias en prit occasion de joindre Ă sa fabrique une acadĂ©mie, oĂč des Ă©lĂšves se formaient sous sa mĂ©thode.
Ma famille sâĂ©mut de ces entreprises. Jusque-lĂ ma folie, en tant que folie, lui avait paru supportable ; câĂ©tait dâailleurs une folie douce. Mais lorsquâelle apprit que le dĂ©sordre de mon esprit allait jusquâĂ mâinduire en frais de construction et dâexploitation, elle prit lâalarme.
Des bruits singuliers me revinrent, dâaprĂšs lesquels il nâĂ©tait pas question de moins que de mâinterdire. Je mâen moquai, jusquâau jour oĂč une dĂ©putation de mes proches se prĂ©senta chez moi pour me faire quelques remontrances dans mon intĂ©rĂȘt. Je nâeus pas de peine Ă prouver Ă ces excellents parents que lâemploi que je faisais de ma fortune ne sâĂ©cartait pas des conditions lĂ©gales. Jâachevai de les dĂ©concerter en leur traduisant mot pour mot leurs pensĂ©es, qui la plupart du temps contredisaient leurs paroles. Ils se retirĂšrent assez dĂ©sappointĂ©s, et je nâen entendis plus parler.
JĂ©rĂ©mias, depuis quâil Ă©tait devenu chef dâatelier et professeur, Ă©tait journellement attirĂ© Ă Paris par des acquisitions, des marchĂ©s et mille autres soins. Un matin, il partit selon sa coutume, et ne revint plus...
Son absence durait dĂ©jĂ depuis quatre ou cinq jours, lorsquâun soir je vis arriver Schmidt, le peintre.
Il Ă©tait le seul de tous mes anciens amis qui ne mâeĂ»t pas mis dans la nĂ©cessitĂ© de le chasser avec dĂ©goĂ»t ; je tenais Ă haute considĂ©ration de nâavoir jamais surpris son langage en dĂ©saccord avec sa pensĂ©e. La sublimitĂ© de son Ăąme lâavait plus dâune fois portĂ© Ă la hauteur du gĂ©nie mĂȘme ; et bien que dans les entretiens trĂšs frĂ©quents que nous avions il restĂąt souvent, faute de me comprendre, mon adversaire, je puis dire quâil fut, aprĂšs JĂ©rĂ©mias, bien entendu, le seul qui eĂ»t soupçonnĂ© quelque chose de la vĂ©ritĂ©. La conversation roula, selon lâordinaire, sur lâesthĂ©tique.
« HĂ©las ! me dit enfin Schmidt aprĂšs mâavoir assez longtemps Ă©coutĂ©, peut-ĂȘtre tout cela est-il trop beau pour nous, peut-ĂȘtre Ă force de tâĂ©lever tâes-tu perdu dans lâimpossible. »
Puis, faisant allusion Ă mes rĂ©centes discordes avec ma famille, il me plaignit de mâĂȘtre rendu toute sociĂ©tĂ© incompatible :
« Comment, acheva-t-il, ne pas regretter lâĂ©tat oĂč je te vois, lorsque je songe que le seul homme avec qui tu aies pu tâentendre est un fou ? »
Et lĂ -dessus il mâexhiba un procĂšs-verbal signĂ© dâun commissaire de police, qui relatait que J. Klang, ayant Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© au moment oĂč il haranguait les passants sur la voie publique, avait Ă©tĂ© reconnu pour un malade aliĂ©nĂ© Ă©chappĂ© des hĂŽpitaux de BicĂȘtre, oĂč, lui, commissaire, lâavait fait interner de nouveau !
Schmidt (les meilleurs naturels ne sont pas exempts dâun petit grain dâĂ©goĂŻsme) souriait en me communiquant cette piĂšce authentique, qui lui semblait donner gain de cause Ă son opinion sur la mienne.
« Fou ! mâĂ©criai-je ; JĂ©rĂ©mias fou ! JĂ©rĂ©mias Ă BicĂȘtre ? Ainsi le seul que jâai rencontrĂ© parmi vous, ayant vĂ©ritablement de lâintelligence, du savoir, du gĂ©nie, vous lâavilissez, vous le privez de sa libertĂ© ? Oh ! câest que le voisinage du gĂ©nie est dangereux pour vous, esprits bornĂ©s, avortons qui croyez possĂ©der le secret de la nature et ne savez pas mĂȘme peindre des Ă©corces. Allez donc me dĂ©noncer Ă votre police ! Car si JĂ©rĂ©mias est un ĂȘtre dangereux pour vous, je le suis, moi, bien davantage. Il nâest pas de moitiĂ© aussi fou que moi ! »
Et je poussai Schmidt Ă©tourdi hors de la chambre.
La visite de Schmidt sâĂ©tait prolongĂ©e, et il Ă©tait tard lorsque je le congĂ©diai.
RestĂ© seul, je tombai peu Ă peu dans un accablement profond ; que mâavait servi cette science acquise par dĂ©sespoir ? quâĂ faire de plus en plus le vide en moi et autour de moi. Le seul ĂȘtre qui pĂ»t mây faire trouver quelque intĂ©rĂȘt venait de mâĂȘtre enlevĂ©. Jâavais appris Ă mĂ©priser la gloire ; lâamour sâen Ă©tait allĂ© avec la foi et lâillusion. Enfin celui que je venais de chasser de chez moi Ă©tait mon meilleur ami.
Je me retrouvais isolĂ©, seul avec moi-mĂȘme, sans autre compensation Ă tant de pertes quâune puissance sans objet. Ă quoi me prendre dĂ©sormais ? Et que me restait-il de mieux Ă faire, que dâaller dĂ©gager la promesse faite Ă celui qui mâavait ressuscitĂ© ?
Je resongeai Ă Lydie, et pour la premiĂšre fois, depuis que jâavais recommencĂ© Ă vivre, je mâattendris.
Je me levai, pris un flambeau, et me dirigeai Ă petit bruit vers la chambre oĂč jâavais abandonnĂ© ma victime.
Elle dormait... Ce mĂ©pris que je lui tĂ©moignais avait altĂ©rĂ© sa santĂ© ; son visage, autrefois si beau, avait souffert. Pauvre femme ! Elle mâavait aimĂ© autant quâil Ă©tait en elle de le faire ; Ă©tait-ce sa faute si jâavais voulu la forcer Ă me donner ce quâelle nâavait pas, et si je lui avais fait un crime dâune ambition dont tout autre que moi eĂ»t Ă©tĂ© flattĂ© ?
Jeune et belle, elle pouvait encore ĂȘtre heureuse, apporter le bonheur Ă dâautres ; nâĂ©tait-il pas juste de lui rendre sa libertĂ© ?
Je regagnai mon cabinet avec prĂ©caution et me mis en devoir dâĂ©crire Ă la pauvre Lydie, pour lâinstruire de ma rĂ©solution. Je terminai en lui conseillant dâĂ©pouser Gatien.
Cela fait, je sortis de la maison et je mâacheminai vers la riviĂšre.
Il Ă©tait Ă peu prĂšs la mĂȘme heure que lorsque jâavais pris, pour la premiĂšre fois, congĂ© de la vie. Seulement, comme on Ă©tait en aoĂ»t, la nuit Ă©tait plus chaude. Ce qui diminuait dâautant le mĂ©rite de lâentreprise.
Je restai quelque temps assis sur la grĂšve, mâinterrogeant, tĂąchant de surprendre au fond de mon coeur quelque regret Ă la vie que jâallais quitter. Mais mon coeur nâĂ©tait que ruines ; jâeus beau frapper, il nâen sortit pas mĂȘme un soupir.
Je nâeus donc plus quâĂ fermer les yeux, croiser les bras et mâabandonner au courant...
Voisin, le jour nous chasse. Le coq a chantĂ©, sĂ©parons-nous. Demain ce sera mon tour dâĂ©couter. TĂąchez que votre histoire soit moins ennuyeuse et aussi instructive que la mienne.
Encore quatorze heures de séjour sous cette affreuse pierre !
Ă demain.
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