(0)

Le cabinet des antiques

E-book


Honoré de Balzac (1799-1850)

"Dans une des moins importantes PrĂ©fectures de France, au centre de la ville, au coin d’une rue, est une maison ; mais les noms de cette rue et de cette ville doivent ĂȘtre cachĂ©s ici. Chacun apprĂ©ciera les motifs de cette sage retenue exigĂ©e par les convenances. Un Ă©crivain touche Ă  bien des plaies en se faisant l’annaliste de son temps !... La maison s’appelait l’hĂŽtel d’Esgrignon ; mais sachez encore que d’Esgrignon est un nom de convention, sans plus de rĂ©alitĂ© que n’en ont les Belval, les Floricour, les Derville de la comĂ©die, les Adalbert ou les Monbreuse du roman. Enfin, les noms des principaux personnages seront Ă©galement changĂ©s. Ici l’auteur voudrait rassembler des contradictions, entasser des anachronismes, pour enfouir la vĂ©ritĂ© sous un tas d’invraisemblances et de choses absurdes ; mais, quoi qu’il fasse, elle poindra toujours, comme une vigne mal arrachĂ©e repousse en jets vigoureux, Ă  travers un vignoble labourĂ©.

L’hĂŽtel d’Esgrignon Ă©tait tout bonnement la maison oĂč demeurait un vieux gentilhomme, nommĂ© Charles-Marie-Victor-Ange Carol, marquis d’Esgrignon ou des Grignons, suivant d’anciens titres. La sociĂ©tĂ© commerçante et bourgeoise de la ville avait Ă©pigrammatiquement nommĂ© son logis un hĂŽtel, et depuis une vingtaine d’annĂ©es la plupart des habitants avaient fini par dire sĂ©rieusement l’hĂŽtel d’Esgrignon en dĂ©signant la demeure du marquis.

Le nom de Carol (les frĂšres Thierry l’eussent orthographiĂ© Karawl) Ă©tait le nom glorieux d’un des plus puissants chefs venus jadis du Nord pour conquĂ©rir et fĂ©odaliser les Gaules. Jamais les Carol n’avaient pliĂ© la tĂȘte, ni devant les Communes, ni devant la RoyautĂ©, ni devant l’Église, ni devant la Finance. ChargĂ©s autrefois de dĂ©fendre une Marche française, leur titre de marquis Ă©tait Ă  la fois un devoir, un honneur, et non le simulacre d’une charge supposĂ©e ; le fief d’Esgrignon avait toujours Ă©tĂ© leur bien. Vraie noblesse de province, ignorĂ©e depuis deux cents ans Ă  la cour, mais pure de tout alliage, mais souveraine aux États, mais respectĂ©e des gens du pays comme une superstition et Ă  l’égal d’une bonne vierge qui guĂ©rit les maux de dents, cette maison s’était conservĂ©e au fond de sa province comme les pieux charbonnĂ©s de quelque pont de CĂ©sar se conservent au fond d’un fleuve."

Les d'Esgrignon sont une vieille famille noble et provinciale, pratiquement ruinée et oubliée du roi Louis XVIII. Le marquis d'Esgrignon voit en son fils Victurnien l'avenir du nom. Celui-ci monte à Paris afin de se mettre au service du roi mais préfÚre se mettre au service du jeu et s'endette...