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Le Rosier de Madame Husson

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LE ROSIER DE MADAME HUSSON

Nous venions de passer Gisors, oĂč je m'Ă©tais rĂ©veillĂ© en entendant le nom de la ville criĂ© par les employĂ©s, et j'allais m'assoupir de nouveau, quand une secousse Ă©pouvantable me jeta sur la grosse dame qui me faisait vis-Ă -vis.

Une roue s'était brisée à la machine qui gisait en travers de la voie. Le tender et le wagon de bagages, déraillés aussi, s'étaient couchés à cÎté de cette mourante qui rùlait, geignait, sifflait, soufflait, crachait, ressemblait à ces chevaux tombés dans la rue, dont le flanc bat, dont la poitrine palpite, dont les naseaux fument et dont tout le corps frissonne, mais qui ne paraissent plus capables du moindre effort pour se relever et se remettre à marcher.

Il n'y avait ni morts ni blessĂ©s, quelques contusionnĂ©s seulement, car le train n'avait pas encore repris son Ă©lan, et nous regardions, dĂ©solĂ©s, la grosse bĂȘte de fer estropiĂ©e, qui ne pourrait plus nous traĂźner et qui barrait la route pour longtemps peut-ĂȘtre, car il faudrait sans doute faire venir de Paris un train de secours.

Il était alors dix heures du matin, et je me décidai tout de suite à regagner Gisors pour y déjeuner.

Tout en marchant sur la voie, je me disais : "Gisors, Gisors, mais je connais quelqu'un ici. Qui donc ? Gisors ? Voyons, j'ai un ami dans cette ville" Un nom soudain jaillit dans mon souvenir : "Albert Marambot." C'était un ancien camarade de collÚge, que je n'avais pas vu depuis douze ans au moins, et qui exerçait à Gisors la profession de médecin. Souvent il m'avait écrit pour m'inviter ; j'avais toujours promis, sans tenir. Cette fois enfin je profiterais de l'occasion.

Je demandai au premier passant : "Savez-vous oĂč demeure M. le docteur Marambot ?" Il rĂ©pondit sans hĂ©siter, avec l'accent traĂźnard des Normands : "Rue Dauphine." J'aperçus en effet, sur la porte de la maison indiquĂ©e, une grande plaque de cuivre oĂč Ă©tait gravĂ© le nom de mon ancien camarade. Je sonnai ; mais la servante, une fille Ă  cheveux jaunes, aux gestes lents, rĂ©pĂ©tait d'un air stupide : "I y est paas, i y est paas."

J'entendais un bruit de fourchettes et de verres, et je criai : "Hé ! Marambot." Une porte s'ouvrit, et un gros homme à favoris parut, l'air mécontent, une serviette à la main.

Certes, je ne l'aurais pas reconnu. On lui aurait donnĂ© quarante-cinq ans au moins, et, en une seconde, toute la vie de province m'apparut, qui alourdit, Ă©paissit et vieillit. Dans un seul Ă©lan de ma pensĂ©e, plus rapide que mon geste pour lui tendre la main, je connus son existence, sa maniĂšre d'ĂȘtre, son genre d'esprit et ses thĂ©ories sur le monde. Je devinai les longs repas qui avaient arrondi son ventre, les somnolences aprĂšs dĂźner, dans la torpeur d'une lourde digestion arrosĂ©e de cognac, et les vagues regards jetĂ©s sur les malades avec la pensĂ©e de la poule rĂŽtie qui tourne devant le feu. Ses conversations sur la cuisine, sur le cidre, l'eau-de-vie et le vin, sur la maniĂšre de cuire certains plats et de bien lier certaines sauces me furent rĂ©vĂ©lĂ©es, rien qu'en apercevant l'empĂątement rouge de ses joues, la lourdeur de ses lĂšvres, l'Ă©clat morne de ses yeux.

Je lui dis : "Tu ne me reconnais pas. Je suis Raoul Aubertin."

Il ouvrit les bras et faillit m'Ă©touffer, et sa premiĂšre phrase fut celle-ci :

- Tu n'as pas déjeuné, au moins ?

- Non.

- Quelle chance ! je me mets Ă  table et j'ai une excellente truite.

Cinq minutes plus tard je déjeunais en face de lui.

Je lui demandai :

- Tu es resté garçon !

- Parbleu !

- Et tu t'amuses ici ?

- Je ne m'ennuie pas, je m'occupe. J'ai des malades, des amis. Je mange bien, je me porte bien, j'aime à rire et chasser. Ça va.

- La vie n'est pas trop monotone dans cette petite ville ?

- Non, mon cher, quand on sait s'occuper. Une petite ville, en somme, c'est comme une grande. Les Ă©vĂ©nements et les plaisirs y sont moins variĂ©s, mais on leur prĂȘte plus d'importance ; les relations y sont moins nombreuses, mais on se rencontre plus souvent. Quand on connaĂźt toutes les fenĂȘtres d'une rue, chacune d'elles vous occupe et vous intrigue davantage qu'une rue entiĂšre Ă  Paris.

C'est trÚs amusant, une petite ville, tu sais, trÚs amusant, trÚs amusant. Tiens, celle-ci, Gisors, je la connais sur le bout du doigt depuis son origine jusqu'à aujourd'hui. Tu n'as pas idée comme son histoire est drÎle.

- Tu es de Gisors ?

- Moi ? Non. Je suis de Gournay, sa voisine et sa rivale. Gournay est à Gisors ce que Lucullus était à Cicéron. Ici, tout est pour la gloire, on dit : "les orgueilleux de Gisors". A Gournay, tout est pour le ventre, on dit : "les mùqueux de Gournay". Gisors méprise Gournay, mais Gournay rit de Gisors. C'est trÚs comique, ce pays-ci.

Je m'aperçus que je mangeais quelque chose de vraiment exquis, des oeufs mollets enveloppés dans un fourreau de gelée de viande aromatisée aux herbes et légÚrement saisie dans la glace.

Je dis en claquant la langue pour flatter Marambot : "Bon, ceci."

Il sourit : "Deux choses nĂ©cessaires, de la bonne gelĂ©e, difficile Ă  obtenir, et de bons oeufs. Oh ! les bons oeufs, que c'est rare, avec le jaune un peu rouge, bien savoureux ! Moi, j'ai deux basses-cours, une pour l'oeuf, l'autre pour la volaille. Je nourris mes pondeuses d'une maniĂšre spĂ©ciale. J'ai mes idĂ©es. Dans l'oeuf comme dans la chair du poulet, du boeuf ou du mouton, dans le lait, dans tout, on retrouve et on doit goĂ»ter le suc, la quintessence des nourritures antĂ©rieures de la bĂȘte. Comme on pourrait mieux manger si on s'occupait davantage de cela !"

Je riais.

- Tu es donc gourmand ?

- Parbleu ! Il n'y a que les imbĂ©ciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est instruit, comme on est poĂšte. Le goĂ»t, mon cher, c'est un organe dĂ©licat, perfectible et respectable comme l'oeil et l'oreille. Manquer de goĂ»t, c'est ĂȘtre privĂ© d'une facultĂ© exquise, de la facultĂ© de discerner la qualitĂ© des aliments, comme on peut ĂȘtre privĂ© de celle de discerner les qualitĂ©s d'un livre ou d'une oeuvre d'art ; c'est ĂȘtre privĂ© d'un sens essentiel, d'une partie de la supĂ©rioritĂ© humaine ; c'est appartenir Ă  une des innombrables classes d'infirmes, de disgraciĂ©s et de sots dont se compose notre race ; c'est avoir la bouche bĂȘte, en un mot, comme on a l'esprit bĂȘte. Un homme qui ne distingue pas une langouste d'un homard, un hareng, cet admirable poisson qui porte en lui toutes les saveurs, tous les arĂŽmes de la mer, d'un maquereau ou d'un merlan, et une poire crassane d'une duchesse, est comparable Ă  celui qui confondrait Balzac avec EugĂšne Sue, une symphonie de Beethoven avec une marche militaire d'un chef de musique de rĂ©giment, et l'Apollon du BelvĂ©dĂšre avec la statue du gĂ©nĂ©ral de Blanmont !

- Qu'est-ce donc que le général de Blanmont ?

- Ah ! c'est vrai, tu ne sais pas. On voit bien que tu n'es point de Gisors ? Mon cher, je t'ai dit tout à l'heure qu'on appelait les habitants de cette ville les "orgueilleux de Gisors" et jamais épithÚte ne fut mieux méritée. Mais déjeunons d'abord, et je te parlerai de notre ville en te la faisant visiter.

Il cessait de parler de temps en temps pour boire lentement un demi-verre de vin qu'il regardait avec tendresse en le reposant sur la table.

Une serviette nouée au col, les pommettes rouges, l'oeil excité, les favoris épanouis autour de sa bouche en travail, il était amusant à voir.

Il me fit manger jusqu'Ă  la suffocation. Puis, comme je voulais regagner la gare, il me saisit le bras et m'entraĂźna par les rues. La ville, d'un joli caractĂšre provincial, dominĂ©e par sa forteresse, le plus curieux monument de l'architecture militaire du XIIe siĂšcle qui soit en France, domine Ă  son tour une longue vallĂ©e oĂč les lourdes vaches de Normandie broutent et ruminent dans les pĂąturages.

Le docteur me dit : - Gisors, ville de 4.000 habitants, aux confins de l'Eure, mentionnée déjà dans les Commentaires de Jules César : CÊsaris ostium, puis CÊsartium, CÊsortium, Gisortium, Gisors. Je ne te mÚnerai pas visiter le campement de l'armée romaine dont les traces sont encore trÚs visibles.

Je riais et je répondis : - Mon cher, il me semble que tu es atteint d'une maladie spéciale que tu devrais étudier, toi médecin, et qu'on appelle l'esprit de clocher.

Il s'arrĂȘta net : - L'esprit de clocher, mon ami, n'est pas autre chose que le patriotisme naturel. J'aime ma maison, ma ville et ma province par extension, parce que j'y trouve encore les habitudes de mon village ; mais si j'aime la frontiĂšre, si je la dĂ©fends, si je me fĂąche quand le voisin y met le pied, c'est parce que je me sens dĂ©jĂ  menacĂ© dans ma maison, parce que la frontiĂšre que je ne connais pas est le chemin de ma province. Ainsi moi, je suis Normand, un vrai Normand ; eh bien, malgrĂ© ma rancune contre l'Allemand et mon dĂ©sir de vengeance, je ne le dĂ©teste pas, je ne le hais pas d'instinct comme je hais l'Anglais, l'ennemi vĂ©ritable, l'ennemi hĂ©rĂ©ditaire, l'ennemi naturel du Normand, parce que l'Anglais a passĂ© sur ce sol habitĂ© par mes aĂŻeux, l'a pillĂ© et ravagĂ© vingt fois, et que l'aversion de ce peuple perfide m'a Ă©tĂ© transmise avec la vie par mon pĂšre... Tiens, voici la statue du gĂ©nĂ©ral.

- Quel général ?

- Le général de Blanmont ! Il nous fallait une statue. Nous ne sommes pas pour rien les orgueilleux de Gisors ! Alors nous avons découvert le général de Blanmont. Regarde donc la vitrine de ce libraire.

Il m'entraĂźna vers la devanture d'un libraire oĂč une quinzaine de volumes jaunes, rouges ou bleus attiraient l'oeil.

En lisant les titres, un rire fou me saisit ; c'étaient : Gisors, ses origines, son avenir, par M. X..., membre de plusieurs sociétés savantes ;

Histoire de Gisors, par l'abbé A... ;

Gisors, de César à nos jours, par M. B..., propriétaire ;

Gisors et ses environs, par le docteur C. D... ;

Les Gloires de Gisors, par un chercheur.

- Mon cher, reprit Marambot, il ne se passe pas une année, par une année, tu entends bien, sans que paraisse ici une nouvelle histoire de Gisors ; nous en avons vingt-trois.

- Et les gloires de Gisors ? demandai-je.

- Oh ! je ne te les dirai pas toutes, je te parlerai seulement des principales. Nous avons eu d'abord le général de Blanmont, puis le baron Davillier, le célÚbre céramiste qui fut l'explorateur de l'Espagne et des Baléares et révéla aux collectionneurs les admirables faïences hispano-arabes. Dans les lettres, un journaliste de grand mérite, mort aujourd'hui, Charles Brainne, et parmi les bien vivants le trÚs éminent directeur du Nouvelliste de Rouen, Charles Lapierre... et encore beaucoup d'autres, beaucoup d'autres...

Nous suivions une longue rue, légÚrement en pente, chauffée d'un bout à l'autre par le soleil de juin, qui avait fait rentrer chez eux les habitants.

Tout Ă  coup, Ă  l'autre bout de cette voie, un homme apparut, un ivrogne qui titubait.

Il arrivait, la tĂȘte en avant, les bras ballants, les jambes molles, par pĂ©riodes de trois, six ou dix pas rapides, que suivait toujours un repos. Quand son Ă©lan Ă©nergique et court l'avait portĂ© au milieu de la rue, il s'arrĂȘtait net et se balançait sur ses pieds, hĂ©sitant entre la chute et une nouvelle crise d'Ă©nergie. Puis il repartait brusquement dans une direction quelconque. Il venait alors heurter une maison sur laquelle il semblait se coller, comme s'il voulait entrer dedans, Ă  travers le mur. Puis il se retournait d'une secousse et regardait devant lui, la bouche ouverte, les yeux clignotants sous le soleil, puis d'un coup de reins, dĂ©tachant son dos de la muraille, il se remettait en route.

Un petit chien jaune, un roquet famĂ©lique, le suivait en aboyant, s'arrĂȘtant quand il s'arrĂȘtait, repartant quand il repartait.

- Tiens, dit Marambot, voilĂ  le rosier de Mme Husson.

Je fus trĂšs surpris et je demandai : "Le rosier de Mme Husson, qu'est-ce que tu veux dire par lĂ  ?"

Le médecin se mit à rire.

- Oh ! c'est une maniÚre d'appeler les ivrognes que nous avons ici. Cela vient d'une vieille histoire passée maintenant à l'état de légende, bien qu'elle soit vraie en tous points.

- Est-elle drĂŽle, ton histoire ?

- TrĂšs drĂŽle.

- Alors, raconte-la.

- TrĂšs volontiers. Il y avait autrefois dans cette ville une vieille dame, trĂšs vertueuse et protectrice de la vertu, qui s'appelait Mme Husson. Tu sais, je te dis les noms vĂ©ritables et pas des noms de fantaisie. Mme Husson s'occupait particuliĂšrement des bonnes oeuvres, de secourir les pauvres et d'encourager les mĂ©ritants. Petite, trottant court, ornĂ©e d'une perruque de soie noire, cĂ©rĂ©monieuse, polie, en fort bons termes avec le bon Dieu reprĂ©sentĂ© par l'abbĂ© Malou, elle avait une horreur profonde, une horreur native du vice, et surtout du vice que l'Église appelle luxure. Les grossesses avant mariage la mettaient hors d'elle, l'exaspĂ©raient jusqu'Ă  la faire sortir de son caractĂšre.

Or c'Ă©tait l'Ă©poque oĂč l'on couronnait des rosiĂšres aux environs de Paris, et l'idĂ©e vint Ă  Mme Husson d'avoir une rosiĂšre Ă  Gisors.

Elle s'en ouvrit à l'abbé Malou, qui dressa aussitÎt une liste de candidates.

Mais Mme Husson était servie par une bonne, par une vieille bonne nommée Françoise, aussi intraitable que sa patronne.

DĂšs que le prĂȘtre fut parti, la maĂźtresse appela sa servante et lui dit :

- Tiens, Françoise, voici les filles que me propose M. le curé pour le prix de vertu ; tùche de savoir ce qu'on pense d'elles dans le pays.

Et Françoise se mit en campagne. Elle recueillit tous les potins, toutes les histoires, tous les propos, tous les soupçons. Pour ne rien oublier, elle écrivait cela avec la dépense, sur son livre de cuisine et le remettait chaque matin à Mme Husson, qui pouvait lire, aprÚs avoir ajusté ses lunettes sur son nez mince :

Pain . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lait . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Beurre . . . . . . . . . . . . . . . . .

quatre sous.

deux sous.

huit sous.

Malvina Levesque s'a dérangé l'an dernier avec Mathurin Poilu.

Un gigot . . . . . . . . . . . . . . . .

Sel . . . . . . . . . . . . . . . . . .

vingt-cinq sous.

un sou.

Rosalie Vatinel qu'a été rencontrée dans le boi Riboudet avec Césaire Piénoir par Mme Onésime repasseuse, le vingt juillet à la brune.

Radis . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vinaigre . . . . . . . . . . . . . . . .

Sel d'oseille . . . . . . . . . . . . . .

un sou.

deux sous.

deux sous.

Joséphine Durdent qu'on ne croit pas qu'al a fauté nonobstant qu'al est en correspondance avec le fil Oportun qu'est en service à Rouen et qui lui a envoyé un bonet en cado par la diligence.

Pas une ne sortit intacte de cette enquĂȘte scrupuleuse. Françoise interrogeait tout le monde, les voisins, les fournisseurs, l'instituteur, les soeurs de l'Ă©cole et recueillait les moindres bruits.

Comme il n'est pas une fille dans l'univers sur qui les commÚres n'aient jasé, il ne se trouva pas dans le pays une seule jeune personne à l'abri d'une médisance.

Or Mme Husson voulait que la rosiĂšre de Gisors, comme la femme de CĂ©sar, ne fĂ»t mĂȘme pas soupçonnĂ©e, et elle demeurait dĂ©solĂ©e, dĂ©sespĂ©rĂ©e, devant le livre de cuisine de sa bonne.

On Ă©largit alors le cercle des perquisitions jusqu'aux villages environnants ; on ne trouva rien.

Le maire fut consulté. Ses protégées échouÚrent. Celles du Dr Barbesol n'eurent pas plus de succÚs, malgré la précision de ses garanties scientifiques.

Or, un matin, Françoise, qui rentrait d'une course, dit à sa maßtresse :

- Voyez-vous, madame, si vous voulez couronner quelqu'un, n'y a qu'Isidore dans la contrée.

Mme Husson resta rĂȘveuse.

Elle le connaissait bien, Isidore, le fils de Virginie la fruitiÚre. Sa chasteté proverbiale faisait la joie de Gisors depuis plusieurs années déjà, servait de thÚme plaisant aux conversations de la ville et d'amusement pour les filles qui s'égayaient à le taquiner. Agé de vingt ans passés, grand, gauche, lent et craintif, il aidait sa mÚre dans son commerce et passait ses jours à éplucher des fruits ou des légumes, assis sur une chaise devant la porte.

Il avait une peur maladive des jupons qui lui faisait baisser les yeux dÚs qu'une cliente le regardait en souriant, et cette timidité bien connue le rendait le jouet de tous les espiÚgles du pays.

Les mots hardis, les gauloiseries, les allusions graveleuses le faisaient rougir si vite que le Dr Barbesol l'avait surnommĂ© le thermomĂštre de la pudeur. Savait-il ou ne savait-il pas ? se demandaient les voisins, les malins. Était-ce le simple pressentiment de mystĂšres ignorĂ©s et honteux, ou bien l'indignation pour les vils contacts ordonnĂ©s par l'amour qui semblait Ă©mouvoir si fort le fils de la fruitiĂšre Virginie ? Les galopins du pays, en courant devant sa boutique, hurlaient des ordures Ă  pleine bouche afin de le voir baisser les yeux ; les filles s'amusaient Ă  passer et repasser devant lui en chuchotant des polissonneries qui le faisaient rentrer dans la maison. Les plus hardies le provoquaient ouvertement, pour rire, pour s'amuser, lui donnaient des rendez-vous, lui proposaient un tas de choses abominables.

Donc Mme Husson Ă©tait devenue rĂȘveuse.

Certes, Isidore était un cas de vertu exceptionnel, notoire, inattaquable. Personne, parmi les plus sceptiques, parmi les plus incrédules, n'aurait pu, n'aurait osé soupçonner Isidore de la plus légÚre infraction à une loi quelconque de la morale. On ne l'avait jamais vu non plus dans un café, jamais rencontré le soir dans les rues. Il se couchait à huit heures et se levait à quatre. C'était une perfection, une perle.

Cependant Mme Husson hésitait encore. L'idée de substituer un rosier à une rosiÚre la troublait, l'inquiétait un peu, et elle se résolut à consulter l'abbé Malou.

L'abbé Malou répondit : "Qu'est-ce que vous désirez récompenser, madame ? C'est la vertu, n'est-ce pas, et rien que la vertu.

"Que vous importe, alors, qu'elle soit mĂąle ou femelle ! La vertu est Ă©ternelle, elle n'a pas de patrie et pas de sexe : elle est la Vertu."

Encouragée ainsi, Mme Husson alla trouver le maire.

Il approuva tout Ă  fait. "Nous ferons une belle cĂ©rĂ©monie, dit-il. Et une autre annĂ©e, si nous trouvons une femme aussi digne qu'Isidore nous couronnerons une femme. C'est mĂȘme lĂ  un bel exemple que nous donnerons Ă  Nanterre. Ne soyons pas exclusifs, accueillons tous les mĂ©rites."

Isidore, prévenu, rougit trÚs fort et sembla content.

Le couronnement fut donc fixĂ© au 15 aoĂ»t, fĂȘte de la Vierge Marie et de l'empereur NapolĂ©on.

La municipalitĂ© avait dĂ©cidĂ© de donner un grand Ă©clat Ă  cette solennitĂ© et on avait disposĂ© l'estrade sur les Couronneaux, charmant prolongement des remparts de la vieille forteresse oĂč je te mĂšnerai tout Ă  l'heure.

Par une naturelle révolution de l'esprit public, la vertu d'Isidore, bafouée jusqu'à ce jour, était devenue soudain respectable et enviée depuis qu'elle devait lui rapporter 500 francs, plus un livret de caisse d'épargne, une montagne de considération et de la gloire à revendre. Les filles maintenant regrettaient leur légÚreté, leurs rires, leurs allures libres ; et Isidore, bien que toujours modeste et timide, avait pris un petit air satisfait qui disait sa joie intérieure.

DÚs la veille du 15 août, toute la rue Dauphine était pavoisée de drapeaux. Ah ! j'ai oublié de te dire à la suite de quel événement cette voie avait été appelée rue Dauphine.

Il paraĂźtrait que la Dauphine, une dauphine, je ne sais plus laquelle, visitant Gisors, avait Ă©tĂ© tenue si longtemps en reprĂ©sentation par les autoritĂ©s, que, au milieu d'une promenade triomphale Ă  travers la ville, elle arrĂȘta le cortĂšge devant une des maisons de cette rue et s'Ă©cria : "Oh ! la jolie habitation, comme je voudrais la visiter ! A qui donc appartient-elle ?" On lui nomma le propriĂ©taire, qui fut cherchĂ©, trouvĂ© et amenĂ©, confus et glorieux, devant la princesse.

Elle descendit de voiture, entra dans la maison, prĂ©tendit la connaĂźtre du haut en bas et resta mĂȘme enfermĂ©e quelques instants seule dans une chambre.

Quand elle ressortit, le peuple, flatté de l'honneur fait à un citoyen de Gisors, hurla : "Vive la Dauphine !" Mais une chansonnette fut rimée par un farceur, et la rue garda le nom de l'altesse royale, car :

La princesse trÚs pressée,

Sans cloche, prĂȘtre ou bedeau,

L'avait, avec un peu d'eau,

Baptisée.

Mais je reviens Ă  Isidore.

On avait jetĂ© des fleurs tout le long du parcours du cortĂšge, comme on fait aux processions de la FĂȘte-Dieu, et la garde nationale Ă©tait sur pied, sous les ordres de son chef, le commandant Desbarres, un vieux solide de la Grande ArmĂ©e qui montrait avec orgueil, Ă  cĂŽtĂ© du cadre contenant la croix d'honneur donnĂ©e par l'Empereur lui-mĂȘme, la barbe d'un cosaque cueillie d'un seul coup de sabre au menton de son propriĂ©taire par le commandant, pendant la retraite de Russie.

Le corps qu'il commandait Ă©tait d'ailleurs un corps d'Ă©lite cĂ©lĂšbre dans toute la province, et la compagnie des grenadiers de Gisors se voyait appelĂ©e Ă  toutes les fĂȘtes mĂ©morables dans un rayon de quinze Ă  vingt lieues. On raconte que le roi Louis-Philippe, passant en revue les milices de l'Eure, s'arrĂȘta Ă©merveillĂ© devant la compagnie de Gisors, et s'Ă©cria : "Oh ! quels sont ces beaux grenadiers ?

- Ceux de Gisors, répondit le général.

- J'aurais dĂ» m'en douter" murmura le roi.

Le commandant Desbarres s'en vint donc avec ses hommes, musique en tĂȘte, chercher Isidore dans la boutique de sa mĂšre.

AprĂšs un petit air jouĂ© sous ses fenĂȘtres, le Rosier lui-mĂȘme apparut sur le seuil.

Il Ă©tait vĂȘtu de coutil blanc des pieds Ă  la tĂȘte, et coiffĂ© d'un chapeau de paille qui portait, comme cocarde, un petit bouquet de fleurs d'oranger.

Cette question du costume avait beaucoup inquiété Mme Husson, qui hésita longtemps entre la veste noire des premiers communiants et le complet tout à fait blanc. Mais Françoise, sa conseillÚre, la décida pour le complet blanc en faisant voir que le Rosier aurait l'air d'un cygne.

DerriÚre lui parut sa protectrice, sa marraine, Mme Husson triomphante. Elle prit son bras pour sortir, et le maire se plaça de l'autre cÎté du Rosier. Les tambours battaient. Le commandant Desbarres commanda : "Présentez armes !" Le cortÚge se remet en marche vers l'église, au milieu d'un immense concours de peuple venu de toutes les communes voisines.

AprĂšs une courte messe et une allocution touchante de l'abbĂ© Malou, on repartit vers les Couronneaux oĂč le banquet Ă©tait servi sous une tente.

Avant de se mettre Ă  table, le maire prit la parole. Voici son discours textuel. Je l'ai appris par coeur, car il est beau :

"Jeune homme, une femme de bien, aimée des pauvres et respectée des riches, Mme Husson, que le pays tout entier remercie ici, par ma voix, a eu la pensée, l'heureuse et bienfaisante pensée, de fonder en cette ville un prix de vertu qui serait un précieux encouragement offert aux habitants de cette belle contrée.

"Vous ĂȘtes, jeune homme, le premier Ă©lu, le premier couronnĂ© de cette dynastie de la sagesse et de la chastetĂ©. Votre nom restera en tĂȘte de cette liste des plus mĂ©ritants ; et il faudra que votre vie, comprenez-le bien, que votre vie tout entiĂšre rĂ©ponde Ă  cet heureux commencement. Aujourd'hui, en face de cette noble femme qui rĂ©compense votre conduite, en face de ces soldats-citoyens qui ont pris les armes en votre honneur, en face de cette population Ă©mue, rĂ©unie pour vous acclamer, ou plutĂŽt pour acclamer en vous la vertu, vous contractez l'engagement solennel envers la ville, envers nous tous, de donner jusqu'Ă  votre mort l'excellent exemple de votre jeunesse.

"Ne l'oubliez point, jeune homme. Vous ĂȘtes la premiĂšre graine jetĂ©e dans ce champ de l'espĂ©rance, donnez-nous les fruits que nous attendons de vous."

Le maire fit trois pas, ouvrit les bras et serra contre son coeur Isidore qui sanglotait.

Il sanglotait, le Rosier, sans savoir pourquoi, d'Ă©motion confuse, d'orgueil, d'attendrissement vague et joyeux.

Puis le maire lui mit dans une main une bourse de soie oĂč sonnait de l'or, cinq cents francs en or !... et dans l'autre un livret de caisse d'Ă©pargne. Et il prononça d'une voix solennelle : "Hommage, gloire et richesse Ă  la vertu."

Le commandant Desbarres hurlait : "Bravo !" Les grenadiers vociféraient, le peuple applaudit.

A son tour Mme Husson s'essuya les yeux.

Puis on prit place autour de la table oĂč le banquet Ă©tait servi.

Il fut interminable et magnifique. Les plats suivaient les plats ; le cidre jaune et le vin rouge fraternisaient dans les verres voisins et se mĂȘlaient dans les estomacs. Les chocs d'assiettes, les voix et la musique qui jouait en sourdine faisaient une rumeur continue, profonde, s'Ă©parpillant dans le ciel clair oĂč volaient les hirondelles. Mme Husson rajustait par moments sa perruque de soie noire chavirĂ©e sur une oreille et causait avec l'abbĂ© Malou. Le maire, excitĂ©, parlait politique avec le commandant Desbarres, et Isidore mangeait, Isidore buvait, comme il n'avait jamais bu et mangĂ© ! Il prenait et reprenait de tout, s'apercevant pour la premiĂšre fois qu'il est doux de sentir son ventre s'emplir de bonnes choses qui font plaisir d'abord en passant dans la bouche. Il avait desserrĂ© adroitement la boucle de son pantalon qui le serrait sous la pression croissante de son bedon, et silencieux, un peu inquiĂ©tĂ© cependant par une tache de vin tombĂ©e sur son veston de coutil, il cessait de mĂącher pour porter son verre Ă  sa bouche, et l'y garder le plus possible, car il goĂ»tait avec lenteur.

L'heure des toasts sonna. Ils furent nombreux et trĂšs applaudis. Le soir venait ; on Ă©tait Ă  table depuis midi. DĂ©jĂ  flottaient dans la vallĂ©e les vapeurs fines et laiteuses, lĂ©ger vĂȘtement de nuit des ruisseaux et des prairies ; le soleil touchait Ă  l'horizon ; les vaches beuglaient au loin dans les brumes des pĂąturages. C'Ă©tait fini : on redescendait vers Gisors. Le cortĂšge, rompu maintenant, marchait en dĂ©bandade. Mme Husson avait pris le bras d'Isidore et lui faisait des recommandations nombreuses, pressantes, excellentes.

Ils s'arrĂȘtĂšrent devant la porte de la fruitiĂšre, et le Rosier fut laissĂ© chez sa mĂšre.

Elle n'était point rentrée. Invitée par sa famille à célébrer aussi le triomphe de son fils, elle avait déjeuné chez sa soeur, aprÚs avoir suivi le cortÚge jusqu'à la tente du banquet.

Donc Isidore resta seul dans la boutique oĂč pĂ©nĂ©trait la nuit.

Il s'assis sur une chaise, agitĂ© par le vin et par l'orgueil, et regarda autour de lui. Les carottes, les choux, les oignons rĂ©pandaient dans la piĂšce fermĂ©e leur forte senteur de lĂ©gumes, leur aromes jardiniers et rudes, auxquels se mĂȘlaient une douce et pĂ©nĂ©trante odeur de fraises et le parfum lĂ©ger, le parfum fuyant d'une corbeille de pĂȘches.

Le Rosier en prit une et la mangea à pleines dents, bien qu'il eût le ventre rond comme une citrouille. Puis tout à coup, affolé de joie, il se mit à danser ; et quelque chose sonna dans sa veste.

Il fut surpris, enfonça ses mains en ses poches et ramena la bourse aux cinq cents francs qu'il avait oubliĂ©e dans son ivresse ! Cinq cents francs ! quelle fortune ! Il versa les louis sur le comptoir et les Ă©tala d'une lente caresse de sa main grande ouverte pour les voir tous en mĂȘme temps. Il y en avait vingt-cinq, vingt-cinq piĂšces rondes, en or ! toutes en or ! Elles brillaient sur le bois dans l'ombre Ă©paissie, et il les comptait et les recomptait, posant le doigt sur chacune et murmurant : "Une, deux, trois, quatre, cinq, - cent ; - six, sept, huit, neuf, dix, - deux cents" ; puis il les remit dans sa bourse qu'il cacha de nouveau dans sa poche.

Qui saura et qui pourrait dire le combat terrible livré dans l'ùme du Rosier entre le mal et le bien, l'attaque tumultueuse de Satan, ses ruses, les tentations qu'il jeta en ce coeur timide et vierge ? Quelles suggestions, quelles images, quelles convoitises inventa le Malin pour émouvoir et perdre cet élu ? Il saisit son chapeau, l'élu de Mme Husson, son chapeau qui portait encore le petit bouquet de fleurs d'oranger, et, sortant par la ruelle derriÚre la maison, il disparut dans la nuit.

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La fruitiĂšre Virginie, prĂ©venue que son fils Ă©tait rentrĂ©, revint presque aussitĂŽt et trouva la maison vide. Elle attendit, sans s'Ă©tonner d'abord ; puis, au bout d'un quart d'heure, elle s'informa. Les voisins de la rue Dauphine avaient vu entrer Isidore et ne l'avaient point vu ressortir. Donc on le chercha : on ne le dĂ©couvrit point. La fruitiĂšre, inquiĂšte, courut Ă  la mairie : le maire ne savait rien, sinon qu'il avait laissĂ© le Rosier devant sa porte. Mme Husson venait de se coucher quand on l'avertit que son protĂ©gĂ© avait disparu. Elle remit aussitĂŽt sa perruque, se leva et vint elle-mĂȘme chez Virginie. Virginie, dont l'Ăąme populaire avait l'Ă©motion rapide, pleurait toutes ses larmes au milieu de ses choux, de ses carottes et de ses oignons.

On craignait un accident. Lequel ? Le commandant Desbarres prĂ©vint la gendarmerie qui fit une ronde autour de la ville ; et on trouva, sur la route de Pontoise, le petit bouquet de fleurs d'oranger. Il fut placĂ© sur une table autour de laquelle dĂ©libĂ©raient les autoritĂ©s. Le Rosier avait dĂ» ĂȘtre victime d'une ruse, d'une machination, d'une jalousie ; mais comment ? Quel moyen avait-on employĂ© pour enlever cet innocent, et dans quel but ?

Las de chercher sans trouver, les autorités se couchÚrent. Virginie seule veilla dans les larmes.

Or, le lendemain soir, quand passa, Ă  son retour, la diligence de Paris, Gisors apprit avec stupeur que son Rosier avait arrĂȘtĂ© la voiture Ă  deux cents mĂštres du pays, Ă©tait montĂ©, avait payĂ© sa place en donnant un louis dont on lui remit la monnaie, et qu'il Ă©tait descendu tranquillement dans le coeur de la grande ville.

L'émotion devint considérable dans le pays. Des lettres furent échangées entre le maire et le chef de la police parisienne, mais n'amenÚrent aucune découverte.

Les jours suivaient les jours, la semaine s'Ă©coula.

Or, un matin, le Dr Barbesol, sortit de bonne heure, aperçut, assis sur le seuil d'une porte, un homme vĂȘtu de toile grise, et qui dormait la tĂȘte contre le mur. Il s'approcha et reconnut Isidore. Voulant le rĂ©veiller, il n'y put parvenir. L'ex-Rosier dormait d'un sommeil profond, invincible, inquiĂ©tant, et le mĂ©decin, surpris, alla requĂ©rir de l'aide afin de porter le jeune homme Ă  la pharmacie Boncheval. Lorsqu'on le souleva, une bouteille vide apparut, cachĂ©e sous lui, et, l'ayant flairĂ©e, le docteur dĂ©clara qu'elle avait contenu de l'eau-de-vie. C'Ă©tait un indice qui servit pour les soins Ă  donner. Ils rĂ©ussirent. Isidore Ă©tait ivre, ivre et abruti par huit jours de soĂ»lerie, ivre et dĂ©goĂ»tant Ă  n'ĂȘtre pas touchĂ© par un chiffonnier. Son beau costume de coutil blanc Ă©tait devenu une loque grise, jaune, graisseuse, fangeuse, dĂ©chiquetĂ©e, ignoble ; et sa personne sentait toutes sortes d'odeurs d'Ă©gout, de ruisseau et de vice.

Il fut lavĂ©, sermonnĂ©, enfermĂ©, et pendant quatre jours ne sortit point. Il semblait honteux et repentant. On n'avait retrouvĂ© sur lui ni la bourse aux cinq cents francs, ni le livret de caisse d'Ă©pargne, ni mĂȘme sa montre d'argent, hĂ©ritage sacrĂ© laissĂ© par son pĂšre le fruitier.

Le cinquiĂšme jour, il se risqua dans la rue Dauphine. Les regards curieux le suivaient et il allait le long des maisons la tĂȘte basse, les yeux fuyants. On le perdit de vue Ă  la sortie du pays vers la vallĂ©e ; mais deux heures plus tard il reparut, ricanant et se heurtant aux murs. Il Ă©tait ivre, complĂštement ivre.

Rien ne le corrigea.

Chassé par sa mÚre, il devint charretier et conduisit les voitures de charbon de la maison Pougrisel, qui existe encore aujourd'hui.

Sa rĂ©putation d'ivrogne devint si grande, s'Ă©tendit si loin, qu'Ă  Évreux mĂȘme on parlait du Rosier de Mme Husson, et les pochards du pays ont conservĂ© ce surnom.

Un bienfait n'est jamais perdu.

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Le Dr Marambot se frottait les mains en terminant son histoire. Je lui demandai :

- As-tu connu le Rosier, toi ?

- Oui, j'ai eu l'honneur de lui fermer les yeux.

- De quoi est-il mort ?

- Dans une crise de delirium tremens, naturellement.

Nous étions arrivés prÚs de la vieille forteresse, amas de murailles ruinées que dominent l'énorme tour Saint-Thomas-de-Cantorbéry et la tour dite du Prisonnier.

Marambot me conta l'histoire de ce prisonnier qui, au moyen d'un clou, couvrit de sculptures les murs de son cachot, en suivant les mouvements du soleil Ă  travers la fente Ă©troite d'une meurtriĂšre.

Puis j'appris que Clotaire II avait donnĂ© le patrimoine de Gisors Ă  son cousin saint Romain, Ă©vĂȘque de Rouen, que Gisors cessa d'ĂȘtre la capitale de tout le Vexin aprĂšs le traitĂ© de Saint-Clair-sur-Epte, que la ville est le premier point stratĂ©gique de toute cette partie de la France et qu'elle fut, par suite de cet avantage, prise et reprise un nombre infini de fois. Sur l'ordre de Guillaume le Roux, le cĂ©lĂšbre ingĂ©nieur Robert de Bellesme y construisit une puissante forteresse attaquĂ©e plus tard par Louis le Gros, puis par les barons normands, dĂ©fendue par Robert de Candos, cĂ©dĂ©e enfin Ă  Louis le Gros par Geoffroy Plantagenet, reprise par les Anglais Ă  la suite d'une trahison des Templiers, disputĂ©e entre Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, brĂ»lĂ©e par Edouard III d'Angleterre qui ne put prendre le chĂąteau, enlevĂ©e de nouveau par les Anglais en 1419, rendue plus tard Ă  Charles VII par Richard de Marbury, prise par le duc de Calabre, occupĂ©e par la Ligue, habitĂ©e par Henri IV, etc., etc.

Et Marambot, convaincu, presque éloquent, répétait :

- Quels gueux, ces Anglais ! ! ! Et quels pochards, mon cher ; tous Rosiers, ces hypocrites-lĂ .

Puis aprĂšs un silence, tendant son bras vers la mince riviĂšre qui brillait dans la prairie :

- Savais-tu qu'Henry Monnier fĂ»t un des pĂȘcheurs les plus assidus des bords de l'Epte ?

- Non, je ne savais pas.

- Et Bouffé, mon cher, Bouffé a été ici peintre vitrier.

- Allons donc !

- Mais oui. Comment peux-tu ignorer ces choses-lĂ  !

15 juin 1887

Source: maupassant.free.fr