(0)

L'enfant

audiobook


Madeleine Pelletier, née le 18 mai 1874 à Paris et morte le 29 décembre 1939 à Épinay-sur-Orge est en 1906 la première femme médecin diplômée en psychiatrie en France. Elle est également connue pour ses multiples engagements politiques et philosophiques et fait partie des féministes les plus engagées au regard de la majorité des féministes françaises du xxe siècle.

L'enfant

(histoire vraie )

Malgré leurs respectifs trente mille francs de dot, ce qui, pour l’époque, était une somme, elles n’avaient pu trouver de mari.

Elles étaient deux sœurs. J‘allais les voir de temps à autre dans le coquet appartement de Passy où elles vivaient avec leur mère. Intelligentes, instruites, elles se destinaient à la littérature et préparaient en collaboration leur premier roman.

Le père mort depuis longtemps avait été, paraît-il, un disciple des théories Saint-Simoniennes. Il n’y apparaissait guère dans la famille. Le seul caractère avancé était l’absence de religion ; à part cela la mère et les filles étaient absolument bourgeoises et conservatrices, tout à fait détachées du sort du peuple qui, pour elles, ne comptait pas.

Elles passaient à Paris quelques mois seulement au début de l’été ; l’hiver elles vivaient à la Côte d’Azur et aux vacances elles allaient en Bretagne.

Leur vie s’écoulait heureuse, remplie par leurs travaux littéraires, les toilettes, les promenades, quelques réunions mondaines. Néanmoins, une chose manquait à leur bonheur : ce mari, précisément, qui ne s’annonçait pas.

L’aînée avait trente-deux ans, la cadette approchait de la trentaine. Ma profession d’étudiante en médecine les portait à me faire des confidences ; elles souffraient beaucoup du célibat.

Que faire, attendre ? Elles attendaient depuis déjà bien longtemps. La patte d’oie impitoyablement se dessinait aux tempes annonçant la fin de la jeunesse. Encore quelques années, et ce serait fini, irrémédiablement.

À la Côte d’Azur, la vie est plus libre. Elles fréquentaient les bals, se mêlaient, masquées, aux fêtes du Carnaval ; elles prirent, l’une et l’autre un amant.

L’aînée eut un petit bureaucrate sans conséquence ; la plus jeune prit un officier, fils de général. Dès les premiers mois elle devint enceinte.

Elle pensa naturellement à régulariser. Le jeune homme ne se dérobait pas, mais le père ne voulait rien savoir d’une union légitime avec un sac d’argent aussi mince. Et ce père, général avons-nous dit, était le chef de son fils ; on essaya de le fléchir, rien à faire.

Affolée, la jeune fille prit des adresses à la quatrième page des journaux et s’en fut chez des sages-femmes. On accepta bien de la débarrasser, mais les façons mystérieuses des personnes qui devaient se garantir, travaillant dans l’illégalité, lui causèrent de l’effroi. Elle venait de lire « Fécondité » de Zola, il y avait dans ce roman une histoire d’avortement avec hémorragie et mort qui la remplissait d’épouvante. Affolée, elle avoua tout à sa mère.

II

En rentrant un soir, vers minuit, dans ma chambre d’étudiante, je trouvais un billet sous ma porte. Elle était venue me demander l’hospitalité, car sa mère l’avait chassée sans un sou, ne lui permettant même pas de mettre un chapeau.Elle avait fait la route à pied jusqu’à mon sixième du Boulevard Port-Royal ; ne me trouvant pas, elle était allée, à pied toujours, à la Chapelle, chez une autre camarade.

Elle y resta quelques jours et écrivit à sa mère pour lui demander de l’argent ; elle y avait droit car les trente mille francs de sa dot lui venaient de son père. La mère envoya de l’argent, mais elle joignit à son envoi un flacon de chloroforme en lui recommandant de le boire pour échapper au déshonneur.

» Si tu es trop lâche pour mourir, continuait la lettre, j’espère au moins que tu étrangleras ce bâtard, quand il viendra au monde ».

Par des indiscrétions sans doute, quelques amis de la famille apprirent la catastrophe ; ce fut un tollé. On comprenait qu’une femme de chambre, une ouvrière se laisse faire un enfant, mais une fille du monde !

Elle prit une chambre dans une pension de famille et cessa de voir ses amis. Elle avait une certaine indépendance de caractère et disait qu’elle ne voulait pas de la pitié des autres. Seule sa sœur venait de temps en temps la voir ; lorsque la grossesse devint apparente, elle partit pour l’Espagne afin d’y faire ses couches dans le secret.

Je la revis un an après avec son enfant. Elle me demanda d’être témoin à la mairie pour la reconnaissance. Il y avait des formalités compliquées, car l’enfant était né à l’étranger. Elle l’avait appelé Fidélio, et comme l’employé de mairie trouvait le nom difficile, elle lui donna deux francs qu’il accepta. Ce fut ma première désillusion à l’endroit de l’incorruptibilité des fonctionnaires.

La colère de la mère était tombée ; elle permit d’abord quelques visites en cachette. Dans la suite les choses allèrent mieux encore ; la coupable se réinstalla dans l’appartement de Passy avec son enfant ; je perdis de vue la famille.

Quel ne fut pas mon étonnement de voir dernièrement venir à moi, dans un groupement bolchevik un jeune homme qui se nomma : c’était Fidélio.

Sa mère était morte et sa tante s’était suicidée de désespoir. Seule avait survécu la grand’mère âgée de plus de quatre-vingts ans.

Ah ! non, il ne la voyait pas sa grand’mère, cette sale petite bourgeoise qui l’avait humilié et fait souffrir durant son enfance. Il la détestait de toute sa puissance de haine, mais plus qu’elle encore, il haïssait la société présente, pleine de préjugés, qui faisait souffrir les enfants de la prétendue faute de leur mère. Et mes yeux s’arrêtaient à sa cravate où brillaient la faucille et le marteau : l’enseigne des soviets.

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Enfant_(Histoire_vraie)