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les autres yeux

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Jean RICHEPIN, écrivain français né à Médéa le 4 février 1849, décédé à Paris le 12 décembre 1926.

Les autres yeux

- Prenez garde, jeune homme, lui flûta doucement l'abbé Garuby. Vous avez tort, je vous affirme, de vouloir tenter cette expérience redoutable. Vous vous exposez à de sûres et douloureuses désillusions. Vous verrez des choses étranges, monstrueuses, à vous rendre fou, irrémédiablement fou, quand, aprÚs avoir clos ce que j'appelle les autres yeux.

- Ne craignez rien, répliqua orgueilleusement le jeune homme. Ma raison est solide. Je réponds d'elle. Elle a résisté à la lecture de toutes les métaphysiques. Quant à mon coeur, il est plus solide encore, si c'est possible. Il est à l'épreuve des désillusions, absolument, puisqu'il n'a aucune illusion sur quoi que ce soit. Vous avez donc tout loisir, et sans le moindre scrupule, de m'ouvrir ce que vous appelez les autres yeux.

- Songez reprit lentement l'abbĂ© Garuby, que les autres yeux vous permettront de regarder dans l'Ăąme mĂȘme des ĂȘtres.

- VoilĂ  prĂ©cisĂ©ment ce dont j'ai soif, rĂ©pondit le jeune homme, ce dont j'ai le plus soif, ne fĂ»t-ce que pour constater enfin, de visu, si les ĂȘtres ont en rĂ©alitĂ© une Ăąme.

- C'est bien de visu, fit l'abbé Garuby en souriant, que vous le constaterez. Je veux dire que cette ùme vous apparaßtra sous une forme. Mais, encore une fois, l'expérience, croyez-moi, est redoutable. Car cette forme, généralement, est hideuse. Or, supposons que vous regardiez, avec les autres yeux, l'ùme de quelqu'un qui vous est cher, celle de votre mÚre, par exemple...

- J'ai le bonheur, interrompit le jeune homme, l'inestimable bonheur d'ĂȘtre un enfant trouvĂ©.

- Alors, continua complaisamment l'abbé Garuby, mettons, si vous le voulez bien, l'ùme de votre maßtresse.

- Une maßtresse, à moi ! s'écria dédaigneusement le jeune homme. Je suis vierge.

- Ah ! ah ! fit l'abbĂ© Garuby en se frottant les mains. Vous ĂȘtes plus fort que je n'aurais cru. Eh bien ! imaginons simplement que les autres yeux rĂ©vĂšlent l'Ăąme de votre meilleur ami.

- Du meilleur au pire, déclara résolument le jeune homme, j'ignore quelle est la différence ; car je n'ai point d'amis du tout.

- Pour le coup, proclama l'abbĂ© Garuby en levant des sourcils Ă©tonnĂ©s, vous ĂȘtes, je le confesse, vraiment fort, et probablement en Ă©tat d'affronter la redoutable expĂ©rience. Je ne refuserai donc pas plus longtemps de vous y soumettre, et me voici Ă  vos ordres.

- Ma foi ! dit le jeune homme avec une sournoise ironie, je vous avouerai à mon tour que je vous trouve trÚs fort, et beaucoup plus fort que je n'aurais cru. Car, je ne vous le cacherai pas, mystérieux et terrible abbé, je pensais que, si vous refusiez de m'ouvrir les autres yeux, c'était surtout par crainte de me laisser voir à nu, et dans toute sa hideur, votre ùme, à vous.

- En quoi vous vous trompiez, jeune homme, riposta l'abbĂ© Garuby avec une onction profonde. Mon Ăąme, Ă  moi, en effet, n'est pas de celles qu'on voit, mĂȘme avec les autres yeux. Elle est situĂ©e Ă  l'infini, et il faut pour en percevoir seulement la scintillation, un tĂ©lescope que vous n'avez pas encore, si fort que vous soyez. Mais laissons lĂ  mon Ăąme, je vous prie, et occupons-nous, sans plus, d'ouvrir dans la vĂŽtre les autres yeux.

Ce disant, l'abbĂ© Garuby avait allumĂ© soudain son terne regard habituel de la pĂąle et flamboyante phosphorescence qui en faisait, Ă  l'occasion, un foyer magnĂ©tique aux irrĂ©sistibles effluves d'hypnose. En mĂȘme temps, il avait imposĂ© ses mains de glace sur le crĂąne du jeune homme, lui enfonçant, dans les tempes, deux pouces qui semblaient s'y visser jusqu'au cerveau. Et, un instant aprĂšs, un instant Ă  la briĂ©vetĂ© fulgurante, le jeune homme sentait se clore ses yeux charnels et s'ouvrir en lui les autres yeux.

Et voici que devant lui, visible à ces autres yeux, surgissait la forme d'une ùme, forme dûment constatée de visu, comme le lui avait promis l'abbé, forme étrange, monstrueuse, d'une hideur telle que le malheureux en faillit tomber à la renverse, dans une pùmoison de dégoût et d'épouvante.

La forme de cette ùme, en effet, n'était qu'un ulcÚre fait d'innombrables ulcÚres conglomérés, agglutinés, engendrés l'un de l'autre, copulant chacun avec tous, en abominables et nidoreux champignons de lÚpre qui grouillaient comme des noeuds de vipÚres, suant les venins, les virus, la sanie, la pourriture, la puanteur, la mort vivante et pullulante, et toutes les horreurs épanouies dans une apothéose d'horreur.

Et toutes ces figures de cauchemar, qu'ils constataient bien de visu comme étant la forme de cette ùme, les autres yeux en voyaient aussi la signification symbolique. Car chacun de ces ulcÚres, facettes de l'ulcÚre total, était un vice incarné sous cette figure, un vice en acte ou en puissance. Et tous les vices étaient là, tous avec toutes leurs nuances et leurs combinaisons diverses, se multipliant sans fin au prisme du spectre infernal dont les sept couleurs essentielles sont les sept péchés capitaux.

TerrifiĂ©, le coeur Ă  l'envers, la tĂȘte folle, essayant en vain de clore en lui les autres yeux que rien ne pouvait plus clore dĂ©sormais, le jeune homme se demandait qui allait le dĂ©livrer de cette vision et pensait en claquant les dents :

- Il n'y a que l'abbé Garuby, certes ! Mais le voudra-t-il ?

Puis, brusquement, cette idĂ©e lui traversa l'esprit, angoissante, atroce, plus terrifiante encore que sa terreur mĂȘme :

- Mais non, non, l'abbé Garuby ne le voudra pas. Car cette ùme que voient mes autres yeux, cette ùme dont la forme m'apparaßt, constatée de visu, cette ùme d'une hideur inimaginable, c'est son ùme, à lui, son ùme, à lui, l'abbé Garuby.

Soudain, se retrouvant fort, se dressant dans son orgueil, se sentant exalté jusqu'à l'héroïsme, le jeune homme s'écria :

- Ame épouvantable, ùme hideuse, ùme de l'abbé Garuby, ce n'est pas à l'infini que tu es située, et il n'est pas besoin d'un télescope magique pour percevoir tes scintillations d'astre maudit. Je te vois. C'est toi qui es ici, devant mes autres yeux. Mais je ne veux plus te voir. Toi, ta hideur, l'épouvante et le dégoût que j'en ai, et tes ulcÚres, et ta forme aux facettes de vices, et l'épanouissement de tes abominations au prisme des sept péchés capitaux, et toi enfin, ùme et corps, toi, mystérieux, terrible et infùme abbé Garuby, je t'anéantirai, ne pouvant anéantir mes autres yeux, je t'anéantirai, monstre, monstre, monstre, sale monstre !

Dans la main du jeune homme, entre ses doigts qui se crispĂšrent dessus, la poignĂ©e d'une arme s'Ă©tait mise. Qui avait posĂ© contre la paume de sa main ce manche de hache ? Il n'en savait rien. Il ne pensa mĂȘme pas Ă  le savoir. Ses doigts s'Ă©taient crispĂ©s sur le manche. La hache Ă©tait brandie. DĂ©jĂ  elle tournoyait en l'air, sifflante, luisante, fulgurante.

Et, tandis que, dans un coin de la chambre, l'abbĂ© Garuby assistait Ă  ce spectacle de dĂ©mence, avec son terne regard habituel, en se frottant les mains et en ricanant d'un ricanement silencieux, le jeune homme Ă©perdu, farouche, hĂ©roĂŻque, ses yeux charnels rouverts tout grands et stupidement effarĂ©s, le jeune homme contemplait les morceaux cassĂ©s du miroir oĂč ses autres yeux avaient vu, tout Ă  l'heure, la forme de son Ăąme, Ă  lui.

Source: http://www.bmlisieux.com/litterature/richepin/otryeux.htm