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Les Oranges_Notes de voyage(lettres de mon moulin)

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LES ORANGES

fantaisie.

À Paris, les oranges ont l’air triste de fruits tombĂ©s ramassĂ©s sous l’arbre. À l’heure oĂč elles vous arrivent, en plein hiver pluvieux et froid, leur Ă©corce Ă©clatante, leur parfum exagĂ©rĂ© dans ces pays de saveurs tranquilles, leur donnent un aspect Ă©trange, un peu bohĂ©mien. Par les soirĂ©es brumeuses, elles longent tristement les trottoirs, entassĂ©es dans leurs petites charrettes ambulantes, Ă  la lueur sourde d’une lanterne en papier rouge. Un cri monotone et grĂȘle les escorte, perdu dans le roulement des voitures, le fracas des omnibus :

— À deux sous la Valence !

Pour les trois quarts des Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal dans sa rondeur, oĂč l’arbre n’a rien laissĂ© qu’une mince attache verte, tient de la sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l’entoure, les fĂȘtes qu’il accompagne, contribuent Ă  cette impression. Aux approches de janvier surtout, les milliers d’oranges dissĂ©minĂ©es par les rues, toutes ces Ă©corces traĂźnant dans la boue du ruisseau, font songer Ă  quelque arbre de NoĂ«l gigantesque qui secouerait sur Paris ses branches chargĂ©es de fruits factices. Pas un coin oĂč on ne les rencontre. À la vitrine claire des Ă©talages, choisies et parĂ©es ; Ă  la porte des prisons et des hospices, parmi les paquets de biscuits, les tas de pommes ; devant l’entrĂ©e des bals, des spectacles du dimanche. Et leur parfum exquis se mĂȘle Ă  l’odeur du gaz, au bruit des crincrins, Ă  la poussiĂšre des banquettes du paradis. On en vient Ă  oublier qu’il faut des orangers pour produire les oranges, car pendant que le fruit nous arrive directement du Midi Ă  pleines caisses, l’arbre, taillĂ©, transformĂ©, dĂ©guisĂ©, de la serre chaude oĂč il passe l’hiver, ne fait qu’une courte apparition au plein air des jardins publics.

Pour bien connaĂźtre les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux Ăźles BalĂ©ares, en Sardaigne, en Corse, en AlgĂ©rie, dans l’air bleu dorĂ©, l’atmosphĂšre tiĂšde de la MĂ©diterranĂ©e. Je me rappelle un petit bois d’orangers, aux portes de Blidah ; c’est lĂ  qu’elles Ă©taient belles ! Dans le feuillage sombre, lustrĂ©, vernissĂ©, les fruits avaient l’éclat de verres de couleur, et doraient l’air environnant avec cette aurĂ©ole de splendeur qui entoure les fleurs Ă©clatantes. Çà et lĂ  des Ă©claircies laissaient voir Ă  travers les branches les remparts de la petite ville, le minaret d’une mosquĂ©e, le dĂŽme d’un marabout, et au-dessus l’énorme masse de l’Atlas, verte Ă  sa base, couronnĂ©e de neige comme d’une fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de flocons tombĂ©s.

Une nuit, pendant que j’étais lĂ , je ne sais par quel phĂ©nomĂšne ignorĂ© depuis trente ans cette zone de frimas et d’hiver se secoua sur la ville endormie, et Blidah se rĂ©veilla transformĂ©e, poudrĂ©e Ă  blanc. Dans cet air algĂ©rien si lĂ©ger, si pur, la neige semblait une poussiĂšre de nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau, c’était le bois d’orangers. Les feuilles solides gardaient la neige intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudrĂ©s Ă  frimas avaient une douceur splendide, un rayonnement discret comme de l’or voilĂ© de claires Ă©toffes blanches. Cela donnait vaguement l’impression d’une fĂȘte d’église, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d’autel enveloppĂ©es de guipures


Mais mon meilleur souvenir d’oranges me vient encore de Barbicaglia, un grand jardin auprĂšs d’Ajaccio oĂč j’allais faire la sieste aux heures de chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espacĂ©s qu’à Blidah, descendaient jusqu’à la route, dont le jardin n’était sĂ©parĂ© que par une haie vive et un fossĂ©. Tout de suite aprĂšs, c’était la mer, l’immense mer bleue
 Quelles bonnes heures j’ai passĂ©es dans ce jardin ! Au-dessus de ma tĂȘte, les orangers en fleur et en fruit brĂ»laient leurs parfums d’essences. De temps en temps, une orange mĂ»re, dĂ©tachĂ©e tout Ă  coup, tombait prĂšs de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat, sans Ă©cho, sur la terre pleine. Je n’avais qu’à allonger la main. C’étaient des fruits superbes, d’un rouge pourpre Ă  l’intĂ©rieur. Ils me paraissaient exquis, et puis l’horizon Ă©tait si beau ! Entre les feuilles, la mer mettait des espaces bleus Ă©blouissants comme des morceaux de verre brisĂ©s qui miroitaient dans la brume de l’air. Avec cela le mouvement du flot agitant l’atmosphĂšre Ă  de grandes distances, ce murmure cadencĂ© qui vous berce comme dans une barque invisible, la chaleur, l’odeur des oranges... Ah ! qu’on Ă©tait bien pour dormir dans le jardin de Barbicaglia !

Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des Ă©clats de tambour me rĂ©veillaient en sursaut. C’étaient de malheureux tapins qui venaient s’exercer en bas, sur la route. À travers les trous de la haie, j’apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs sur les pantalons rouges. Pour s’abriter un peu de la lumiĂšre aveuglante que la poussiĂšre de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres diables venaient se mettre au pied du jardin, dans l’ombre courte de la haie. Et ils tapaient ! et ils avaient chaud ! Alors, m’arrachant de force Ă  mon hypnotisme, je m’amusais Ă  leur jeter quelques-uns de ces beaux fruits d’or rouge qui pendaient prĂšs de ma main. Le tambour visĂ© s’arrĂȘtait. Il y avait une minute d’hĂ©sitation, un regard circulaire pour voir d’oĂč venait la superbe orange roulant devant lui dans le fossĂ© ; puis il la ramassait bien vite et mordait Ă  pleines dents sans mĂȘme enlever l’écorce.

Je me souviens aussi que tout Ă  cĂŽtĂ© de Barbicaglia, et sĂ©parĂ© seulement par un petit mur bas, il y avait un jardinet assez bizarre que je dominais de la hauteur oĂč je me trouvais. C’était un petit coin de terre bourgeoisement dessinĂ©. Ses allĂ©es blondes de sable, bordĂ©es de buis trĂšs vert, les deux cyprĂšs de sa porte d’entrĂ©e, lui donnaient l’aspect d’une bastide marseillaise. Pas une ligne d’ombre. Au fond, un bĂątiment de pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J’avais d’abord cru Ă  une maison de campagne ; mais, en y regardant mieux, la croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusĂ©e dans la pierre, sans en distinguer le texte, me firent reconnaĂźtre un tombeau de famille corse. Tout autour d’Ajaccio, il y a beaucoup de ces petites chapelles mortuaires, dressĂ©es au milieu de jardins Ă  elles seules. La famille y vient, le dimanche, rendre visite Ă  ses morts. Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des cimetiĂšres. Des pas amis troublent seuls le silence.

De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les allĂ©es. Tout le jour il taillait les arbres, bĂȘchait, arrosait, enlevait les fleurs fanĂ©es avec un soin minutieux ; puis, au soleil couchant, il entrait dans la petite chapelle oĂč dormaient les morts de sa famille ; il resserrait la bĂȘche, les rĂąteaux, les grands arrosoirs ; tout cela avec la tranquillitĂ©, la sĂ©rĂ©nitĂ© d’un jardinier de cimetiĂšre. Pourtant, sans qu’il s’en rendĂźt bien compte, ce brave homme travaillait avec un certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du caveau refermĂ©e, chaque fois discrĂštement comme s’il eĂ»t craint de rĂ©veiller quelqu’un. Dans le grand silence radieux, l’entretien de ce petit jardin ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n’avait rien d’attristant. Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette sieste sans fin mettait tout autour d’elle, parmi la nature troublante, accablante Ă  force de vie, le sentiment de l’éternel repos


À MILIANAH.

NOTES DE VOYAGE.

Cette fois, je vous emmĂšne passer la journĂ©e dans une jolie petite ville d’AlgĂ©rie, Ă  deux ou trois cents lieues du moulin
 Cela nous changera un peu des tambourins et des cigales



 Il va pleuvoir ; le ciel est gris, les crĂȘtes du mont Zaccar s’enveloppent de brume. Dimanche triste
 Dans ma petite chambre d’hĂŽtel, la fenĂȘtre ouverte sur les remparts arabes, j’essaye de me distraire en allumant des cigarettes
 On a mis Ă  ma disposition toute la bibliothĂšque de l’hĂŽtel ; entre une histoire trĂšs dĂ©taillĂ©e de l’enregistrement et quelques romans de Paul de Kock je dĂ©couvre un volume dĂ©pareillĂ© de Montaigne
 Ouvert le livre au hasard, relu l’admirable lettre sur la mort de La BoĂ©tie
 Me voilĂ  plus rĂȘveur et plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent dĂ©jĂ . Chaque goutte, en tombant sur le rebord de la croisĂ©e, fait une large Ă©toile dans la poussiĂšre entassĂ©e lĂ  depuis les pluies de l’an dernier
 Mon livre me glisse des mains, et je passe de longs instants Ă  regarder, cette Ă©toile mĂ©lancolique


Deux heures sonnent Ă  l’horloge de la ville, un ancien marabout dont j’aperçois d’ici les grĂȘles murailles blanches
 Pauvre diable de marabout ! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu’un jour il porterait au milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que, tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il donnerait aux Ă©glises de Milianah le signal de sonner les vĂȘpres ?
 Ding ! dong ! voilĂ  les cloches parties !
 Nous en avons pour longtemps
 DĂ©cidĂ©ment, cette chambre est triste. Les grosses araignĂ©es du matin, qu’on appelle pensĂ©es philosophiques, on tissĂ© leurs toiles dans tous les coins
 Allons dehors.

J’arrive sur la grande place. La musique du 3e de ligne, qu’un peu de pluie n’épouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. À une des fenĂȘtres de la division, le gĂ©nĂ©ral paraĂźt, entourĂ© de ses demoiselles ; sur la place le sous-prĂ©fet se promĂšne de long en large au bras du juge de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes, Ă  moitiĂ© nus, jouent aux billes dans un coin avec des cris fĂ©roces. LĂ -bas, un vieux juif en guenilles vient chercher un rayon de soleil qu’il avait laissĂ© hier Ă  cet endroit et qu’il s’étonne de ne plus trouver
 « Une, deux, trois, partez ! » La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les orgues de Barbarie jouaient l’hiver dernier sous mes fenĂȘtres. Cette mazurka m’ennuyait autrefois ; aujourd’hui elle m’émeut jusqu’aux larmes.

Oh ! comme ils sont heureux les musiciens du 3e ! L’Ɠil fixĂ© sur les doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent Ă  rien qu’à compter leurs mesures. Leur Ăąme, toute leur Ăąme tient dans ce carrĂ© de papier large comme la main, — qui tremble au bout de l’instrument entre deux dents de cuivre. « Une, deux, trois, partez ! » Tout est lĂ  pour ces braves gens ; jamais les airs nationaux qu’ils jouent ne leur ont donnĂ© le mal du pays
 HĂ©las ! moi qui ne suis pas de la musique, cette musique me fait peine, et je m’éloigne


OĂč pourrais-je bien la passer, cette grise aprĂšs-midi de dimanche ? Bon ! la boutique de Sid’Omar est ouverte
 Entrons chez Sid’Omar.

Quoiqu’il ait une boutique, Sid’Omar n’est point un boutiquier. C’est un prince du sang, le fils d’un ancien dey d’Alger qui mourut Ă©tranglĂ© par les janissaires
 À la mort de son pĂšre, Sid’Omar se rĂ©fugia dans Milianah avec sa mĂšre qu’il adorait, et vĂ©cut lĂ  quelques annĂ©es comme un grand seigneur philosophe parmi ses lĂ©vriers, ses faucons, ses chevaux et ses femmes, dans de jolis palais trĂšs frais, pleins d’orangers et de fontaines. Vinrent les Français. Sid’Omar, d’abord notre ennemi et l’alliĂ© d’Abd-el-Kader, finit par se brouiller avec l’émir et fit sa soumission. L’émir, pour se venger, entra dans Milianah en l’absence de Sid’Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena ses chevaux et ses femmes, et fit Ă©craser la gorge de sa mĂšre sous le couvercle d’un grand coffre
 La colĂšre de Sid’Omar fut terrible : sur l’heure mĂȘme il se mit au service de la France, et nous n’eĂ»mes pas de meilleur ni de plus fĂ©roce soldat que lui tant que dura notre guerre contre l’émir. La guerre finie, Sid’Omar revint Ă  Milianah ; mais encore aujourd’hui, quand on parle d’Abd-el-Kader devant lui, il devient pĂąle et ses yeux s’allument.

Sid’Omar a soixante ans. En dĂ©pit de l’ñge et de la petite vĂ©role, son visage est restĂ© beau : de grands cils, un regard de femme, un sourire charmant, l’air d’un prince. RuinĂ© par la guerre, il ne lui reste de son ancienne opulence qu’une ferme dans la plaine du ChĂ©lif et une maison Ă  Milianah, oĂč il vit bourgeoisement avec ses trois fils Ă©levĂ©s sous ses yeux. Les chefs indigĂšnes l’ont en grande vĂ©nĂ©ration. Quand une discussion s’élĂšve, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement fait loi presque toujours. Il sort peu : on le trouve toutes les aprĂšs-midi dans une boutique attenant Ă  sa maison et qui ouvre sur la rue. Le mobilier de cette piĂšce n’est pas riche : — des murs blancs peints Ă  la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes, deux braseros
 C’est lĂ  que Sid’Omar donne audience et rend la justice. Un Salomon en boutique.

Aujourd’hui dimanche, l’assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs sont accroupis, dans leurs beurnouss, tout autour de la salle. Chacun d’eux a prĂšs de lui une grande pipe, et une petite tasse de cafĂ© dans un fin coquetier de filigrane. J’entre, personne ne bouge
 De sa place, Sid’Omar envoie Ă  ma rencontre son plus charmant sourire et m’invite de la main Ă  m’asseoir prĂšs de lui, sur un grand coussin de soie jaune ; puis, un doigt sur les lĂšvres, il me fait signe d’écouter.

Voici le cas : — Le caĂŻd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation avec un juif de Milianah au sujet d’un lopin de terre, les deux parties sont convenues de porter le diffĂ©rend devant Sid’Omar et de s’en remettre Ă  son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour mĂȘme, les tĂ©moins sont convoquĂ©s ; tout Ă  coup voilĂ  mon juif qui se ravise, et vient, seul, sans tĂ©moins, dĂ©clarer qu’il aime mieux s’en rapporter au juge de paix des Français qu’à Sid’Omar
 L’affaire en est lĂ  Ă  mon arrivĂ©e.

Le juif — vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en velours— lĂšve le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les babouches de Sid’Omar, penche la tĂȘte, s’agenouille, joint les mains
 Je ne comprends pas l’arabe, mais Ă  la pantomime du juif, au mot : Zouge de paix, zouge de paix, qui revient Ă  chaque instant, je devine tout ce beau discours :

— Nous ne doutons pas de Sid’Omar, Sid’Omar est sage, Sid’Omar est juste
 Toutefois le zouge de paix fera bien mieux notre affaire.

L’auditoire, indignĂ©, demeure impassible comme un Arabe qu’il est
 AllongĂ© sur son coussin, l’Ɠil noyĂ©, le bouquin d’ambre aux lĂšvres, Sid’Omar — dieu de l’ironie — sourit en Ă©coutant. Soudain, au milieu de sa plus belle pĂ©riode, le juif est interrompu par un Ă©nergique caramba ! qui l’arrĂȘte net ; en mĂȘme temps un colon espagnol, venu lĂ  comme tĂ©moin du caĂŻd, quitte sa place et, s’approchant d’Iscariote, lui verse sur la tĂȘte un plein panier d’imprĂ©cations de toutes langues, de toutes couleurs, — entre autres certain vocable français trop gros monsieur pour qu’on le rĂ©pĂšte ici
 Le fils de Sid’Omar, qui comprend le français, rougit d’entendre un mot pareil en prĂ©sence de son pĂšre et sort de la salle. — Retenir ce trait de l’éducation arabe. — L’auditoire est toujours impassible, Sid’Omar toujours souriant. Le juif s’est relevĂ© et gagne la porte Ă  reculons, tremblant de peur, mais gazouillant de plus belle son Ă©ternel zouge de paix, zouge de paix
 Il sort. L’Espagnol, furieux, se prĂ©cipite derriĂšre lui, le rejoint dans la rue et par deux fois — vli ! vlan ! — le frappe en plein visage
 Iscariote tombe Ă  genoux, les bras en croix... L’Espagnol, un peu honteux, rentre dans la boutique... DĂšs qu’il est rentrĂ©, — le juif se relĂšve et promĂšne un regard sournois sur la foule bariolĂ©e qui l’entoure. Il y a lĂ  des gens de tout cuir, — Maltais, Mahonais, nĂšgres, Arabes, tous unis dans la haine du juif et joyeux d’en voir maltraiter un
 Iscariote hĂ©site un instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son beurnouss :

— Tu l’as vu, Achmed, tu l’as vu... tu Ă©tais lĂ ... Le chrĂ©tien m’a frappĂ©... Tu seras tĂ©moin
 bien
 bien
 tu seras tĂ©moin.

L’Arabe dĂ©gage son beurnouss et repousse le juif
 Il ne sait rien, il n’a rien vu : juste au moment, il tournait la tĂȘte


— Mais toi, Kaddour, tu l’as vu
 tu as vu le chrĂ©tien me battre
 crie le malheureux Iscariote Ă  un gros nĂšgre en train d’éplucher une figue de Barbarie


Le nĂšgre crache en signe de mĂ©pris et s’éloigne, il n’a rien vu
 Il n’a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent mĂ©chamment derriĂšre sa barrette ; elle n’a rien vu, cette Mahonaise au teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la tĂȘte


Le juif a beau crier, prier, se dĂ©mener
 pas de tĂ©moin ! personne n’a rien vu
 Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans la rue Ă  ce moment, l’oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise :

— Vite, vite, mes frùres ! Vite à l’homme d’affaires ! Vite au zouge de paix !
 Vous l’avez vu, vous autres... vous avez vu qu’on a battu le vieux !

S’ils l’ont vu !
 Je crois bien.


Grand Ă©moi dans la boutique de Sid’Omar
 Le cafetier remplit les tasses, rallume les pipes. On cause, on rit Ă  belles dents. C’est si amusant de voir rosser un juif !
 Au milieu du brouhaha et de la fumĂ©e, je gagne la porte doucement ; j’ai envie d’aller rĂŽder un peu du cĂŽtĂ© d’IsraĂ«l pour savoir comment les coreligionnaires d’Iscariote ont pris l’affront fait Ă  leur frĂšre


— Viens düner ce soir, moussiou, me crie le bon Sid’Omar


J’accepte, je remercie. Me voilĂ  dehors. Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L’affaire fait dĂ©jĂ  grand bruit. Personne aux Ă©choppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers, — tout IsraĂ«l est dans la rue
 Les hommes — en casquette de velours, en bas de laine bleue — gesticulant bruyamment, par groupes
 Les femmes, pĂąles, bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates Ă  plastron d’or, le visage entourĂ© de bandelettes noires, vont d’un groupe Ă  l’autre en miaulant
 Au moment oĂč j’arrive, un grand mouvement se fait dans la foule. On s’empresse, on se prĂ©cipite
 AppuyĂ© sur ses tĂ©moins, le juif — hĂ©ros de l’aventure — passe entre deux haies de casquettes, sous une pluie d’exhortations :

— Venge-toi, frùre, venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien ; tu as la loi pour toi.

Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s’approche de moi d’un air piteux, avec de gros soupirs :

— Tu vois ! me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite ! C’est un vieillard ! regarde. Ils l’ont presque tuĂ©.

De vrai, le pauvre Iscariote a l’air plus mort que vif. Il passe devant moi, — l’Ɠil Ă©teint, le visage dĂ©fait ; ne marchant pas, se traĂźnant
 Une forte indemnitĂ© est seule capable de le guĂ©rir ; aussi ne le mĂšne-t-on pas chez le mĂ©decin, mais chez l’agent d’affaires.

Il y a beaucoup d’agents d’affaires en AlgĂ©rie, presque autant que de sauterelles. Le mĂ©tier est bon, paraĂźt-il. Dans tous les cas, il a cet avantage qu’on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni cautionnement, ni stage. Comme Ă  Paris nous nous faisons hommes de lettres, on se fait agent d’affaires en AlgĂ©rie. Il suffit pour cela de savoir un peu de français, d’espagnol, d’arabe, d’avoir toujours un code dans ses fontes, et sur toute chose le tempĂ©rament du mĂ©tier.

Les fonctions de l’agent sont trĂšs variĂ©es : tour Ă  tour avocat, avouĂ©, courtier, expert, interprĂšte, teneur de livres, commissionnaire, Ă©crivain public, c’est le maĂźtre Jacques de la colonie. Seulement Harpagon n’en avait qu’un, de maĂźtre Jacques, et la colonie en a plus qu’il ne lui en faut. Rien qu’à Milianah, on les compte par douzaines. En gĂ©nĂ©ral, pour Ă©viter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent leurs clients au cafĂ© de la grand’place et donnent leurs consultations — les donnent-ils ? — entre l’absinthe et le champoreau.

C’est vers le cafĂ© de la grand’place que le digne Iscariote s’achemine, flanquĂ© de ses deux tĂ©moins. Ne les suivons pas.

En sortant du quartier juif, je passe devant la maison du bureau arabe. Du dehors, avec son chapeau d’ardoises et le drapeau français qui flotte dessus, on la prendrait pour une mairie de village. Je connais l’interprùte, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en cigarette, je finirai bien par le tuer, ce dimanche sans soleil !

La cour qui prĂ©cĂšde le bureau est encombrĂ©e d’Arabes en guenilles. Ils sont lĂ  une cinquantaine Ă  faire antichambre, accroupis, le long du mur, dans leurs beurnouss. Cette antichambre bĂ©douine exhale — quoique en plein air — une forte odeur de cuir humain. Passons vite
 Dans le bureau, je trouve l’interprĂšte aux prises avec deux grands braillards entiĂšrement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant d’une mimique enragĂ©e je ne sais quelle histoire de chapelet volĂ©. Je m’assieds sur une natte dans un coin, et je regarde
 Un joli costume, ce costume d’interprĂšte ; et comme l’interprĂšte de Milianah le porte bien ! Ils ont l’air taillĂ©s l’un pour l’autre. Le costume est bleu de ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d’or qui reluisent. L’interprĂšte est blond, rose, tout frisĂ© ; un joli hussard bleu plein d’humour et de fantaisie ; un peu bavard, — il parle tant de langues ! un peu sceptique, il a connu Renan Ă  l’école orientaliste ! — grand amateur de sport, Ă  l’aise au bivouac arabe comme aux soirĂ©es de la sous-prĂ©fĂšte, mazurkant mieux que personne, et faisant le cousscouss comme pas un. Parisien, pour tout dire ; voilĂ  mon homme, et ne vous Ă©tonnez pas que les dames en raffolent
 Comme dandysme, il n’a qu’un rival : le sergent du bureau arabe. Celui-ci — avec sa tunique de drap fin et ses guĂȘtres Ă  boutons de nacre — fait le dĂ©sespoir et l’envie de toute la garnison. DĂ©tachĂ© au bureau arabe, il est dispensĂ© des corvĂ©es, et toujours se montre par les rues, gantĂ© de blanc, frisĂ© de frais, avec de grands registres sous le bras. On l’admire et on le redoute. C’est une autoritĂ©.

DĂ©cidĂ©ment, cette histoire de chapelet volĂ© menace d’ĂȘtre fort longue. Bonsoir ! je n’attends pas la fin.

En m’en allant je trouve l’antichambre en Ă©moi. La foule se presse autour d’un indigĂšne de haute taille, pĂąle, fier, drapĂ© dans un beurnouss noir. Cet homme, il y a huit jours, s’est battu dans le Zaccar avec une panthĂšre. La panthĂšre est morte ; mais l’homme a eu la moitiĂ© du bras mangĂ©e. Soir et matin il vient se faire panser au bureau arabe, et chaque fois on l’arrĂȘte dans la cour pour lui entendre raconter son histoire. Il parle lentement, d’une belle voix gutturale. De temps en temps, il Ă©carte son beurnouss et montre, attachĂ© contre sa poitrine, son bras gauche entourĂ© de linges sanglants.

A peine suis-je dans la rue, voilĂ  un violent orage qui Ă©clate. Pluie, tonnerre, Ă©clairs, siroco
 Vite, abritons-nous. J’enfile une porte au hasard, et je tombe au milieu d’une nichĂ©e de bohĂ©miens, empilĂ©s sous les arceaux d’une cour moresque. Cette cour tient Ă  la mosquĂ©e de Milianah ; c’est le refuge habituel de la pouillerie musulmane, on l’appelle la cour des pauvres.

De grands lĂ©vriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rĂŽder autour de moi d’un air mĂ©chant. AdossĂ© contre un des piliers de la galerie, je tĂąche de faire bonne contenance, et, sans parler Ă  personne, je regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriĂ©es de la cour. Les bohĂ©miens sont Ă  terre, couchĂ©s par tas. PrĂšs de moi, une jeune femme, presque belle, la gorge et les jambes dĂ©couvertes, de gros bracelets de fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre Ă  trois notes mĂ©lancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant tout nu en bronze rouge, et, du bras restĂ© libre, elle pile de l’orge dans un mortier de pierre. La pluie, chassĂ©e par un vent cruel, inonde parfois les jambes de la nourrice et le corps de son nourrisson. La bohĂ©mienne n’y prend point garde et continue Ă  chanter, sous la rafale, en pilant l’orge et donnant le sein.

L’orage diminue. Profitant d’une embellie, je me hĂąte de quitter cette cour des Miracles et je me dirige vers le dĂźner de Sid’Omar ; il est temps
 En traversant la grand’place, j’ai encore rencontrĂ© mon vieux juif de tantĂŽt. Il s’appuie sur son agent d’affaires ; ses tĂ©moins marchent joyeusement derriĂšre lui ; une bande de vilains petits juifs gambade Ă  l’entour
 Tous les visages rayonnent. L’agent se charge de l’affaire : Il demandera au tribunal deux mille francs d’indemnitĂ©.

Chez Sid’Omar, dĂźner somptueux. — La salle Ă  manger ouvre sur une Ă©lĂ©gante cour moresque, oĂč chantent deux ou trois fontaines
 Excellent repas turc, recommandĂ© au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque un poulet aux amandes, un cousscouss Ă  la vanille, une tortue Ă  la viande, — un peu lourde mais du plus haut goĂ»t, — et des biscuits au miel qu’on appelle bouchĂ©es du kadi
 Comme vin, rien que du champagne. MalgrĂ© la loi musulmane Sid’Omar en boit un peu, — quand les serviteurs ont le dos tourné  AprĂšs dĂźner, nous passons dans la chambre de notre hĂŽte, oĂč l’on nous apporte des confitures, des pipes et du café  L’ameublement de cette chambre est des plus simples : un divan, quelques nattes ; dans le fond, un grand lit trĂšs haut sur lequel flĂąnent de petits coussins rouges brodĂ©s d’or
 À la muraille est accrochĂ©e une vieille peinture turque reprĂ©sentant les exploits d’un certain amiral Hamadi. Il paraĂźt qu’en Turquie les peintres n’emploient qu’une couleur par tableau : ce tableau-ci est vouĂ© au vert. La mer, le ciel, les navires, l’amiral Hamadi lui-mĂȘme, tout est vert, et de quel vert !


L’usage arabe veut qu’on se retire de bonne heure. Le cafĂ© pris, les pipes fumĂ©es, je souhaite la bonne nuit Ă  mon hĂŽte et je le laisse avec ses femmes.

OĂč finirai-je ma soirĂ©e ? Il est trop tĂŽt pour me coucher, les clairons des spahis n’ont pas encore sonnĂ© la retraite. D’ailleurs, les coussinets d’or de Sid’Omar dansent autour de moi des farandoles fantastiques qui m’empĂȘcheraient de dormir
 Me voici devant le thĂ©Ăątre, entrons un moment.

Le thĂ©Ăątre de Milianah est un ancien magasin de fourrages, tant bien que mal dĂ©guisĂ© en salle de spectacle. De gros quinquets, qu’on remplit d’huile pendant l’entr’acte font l’office de lustres. Le parterre est debout, l’orchestre sur des bancs. Les galeries sont trĂšs fiĂšres parce qu’elles ont des chaises de paille
 Tout autour de la salle, un long couloir, obscur, sans parquet
 On se croirait dans la rue, rien n’y manque
 La piĂšce est dĂ©jĂ  commencĂ©e quand j’arrive. A ma grande surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes ; ils ont de l’entrain, de la vie
 Ce sont presque tous des amateurs, des soldats du 3e ; le rĂ©giment en est fier et vient les applaudir tous les soirs.

Quant aux femmes, hĂ©las !
 c’est encore et toujours cet Ă©ternel fĂ©minin des petits thĂ©Ăątres de province, prĂ©tentieux, exagĂ©rĂ© et faux
 Il y en a deux pourtant qui m’intĂ©ressent parmi ces dames, deux juives de Milianah, toutes jeunes, qui dĂ©butent au thĂ©Ăątre
 Les parents sont dans la salle et paraissent enchantĂ©s. Ils ont la conviction que leurs filles vont gagner des milliers de douros Ă  ce commerce-lĂ . La lĂ©gende de Rachel, israĂ©lite, millionnaire et comĂ©dienne, est dĂ©jĂ  rĂ©pandue chez les juifs d’Orient.

Rien de comique et d’attendrissant comme ces deux petites juives sur les planches
 Elles se tiennent timidement dans un coin de la scĂšne, poudrĂ©es, fardĂ©es, dĂ©colletĂ©es et toutes raides. Elles ont froid, elles ont honte. De temps en temps elles baragouinent une phrase sans la comprendre, et, pendant qu’elles parlent, leurs grands yeux hĂ©braĂŻques regardent dans la salle avec stupeur.

Je sors du thĂ©Ăątre
 Au milieu de l’ombre qui m’environne, j’entends des cris dans un coin de la place
 Quelques Maltais sans doute en train de s’expliquer Ă  coups de couteau


Je reviens Ă  l’hĂŽtel, lentement, le long des remparts. D’adorables senteurs d’orangers et de thuyas montent de la plaine. L’air est doux, le ciel presque pur
 LĂ -bas, au bout du chemin, se dresse un vieux fantĂŽme de muraille, dĂ©bris de quelque ancien temple. Ce mur est sacrĂ© : tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des ex-voto, fragments de haĂŻcks et de foutas, longues tresses de cheveux roux liĂ©s par des fils d’argent, pans de beurnouss
 Tout cela va flottant sous un mince rayon de lune, au souffle tiĂšde de la nuit


Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_de_mon_moulin