Alfred Dreyfus
(1859-1935)
"Mardi, 5 décembre 1894.
Ma chĂšre Lucie,
Enfin je puis tâĂ©crire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir.
Je ne veux pas te dĂ©crire tout ce que jâai souffert, il nây a pas au monde de termes assez saisissants pour cela.
Te rappelles-tu quand je te disais combien nous Ă©tions heureux ? Tout nous souriait dans la vie. Puis tout Ă coup un coup de foudre Ă©pouvantable, dont mon cerveau est encore Ă©branlĂ©. Moi, accusĂ© du crime le plus monstrueux quâun soldat puisse commettre ! Encore aujourdâhui je me crois le jouet dâun cauchemar Ă©pouvantable.
Mais jâespĂšre en Dieu et en la justice, la vĂ©ritĂ© finira bien par se faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche rien. Jâai toujours fait mon devoir, jamais je nâai flĂ©chi la tĂȘte. Jâai Ă©tĂ© accablĂ©, atterrĂ© dans ma prison sombre, en tĂȘte Ă tĂȘte avec mon cerveau ; jâai eu des moments de folie farouche, jâai mĂȘme divaguĂ©, mais ma conscience veillait. Elle me disait : « Haut la tĂȘte et regarde le monde en face ! Fort de ta conscience, marche droit et relĂšve-toi ! Câest une Ă©preuve Ă©pouvantable, mais il faut la subir. »
Je ne tâĂ©cris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce soir.
Ăcris-moi longuement, Ă©cris-moi tout ce que font les nĂŽtres.
Je tâembrasse mille fois comme je tâaime, comme je tâadore, ma Lucie chĂ©rie.
Mille baisers aux enfants. Je nâose pas tâen parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant Ă eux.
Ăcris-moi vite,
ALFRED.
Toutes mes affections Ă toute la famille. Dis leur bien que je suis aujourdâhui ce que jâĂ©tais hier, nâayant quâun souci, câest de faire mon devoir.
M. le Commissaire du gouvernement mâa prĂ©venu que ce serait Me DĂ©mange qui se chargerait de ma dĂ©fense. Je pense donc le voir demain. Ăcris-moi Ă la prison ; tes lettres passeront, comme les miennes, par M. le Commissaire du Gouvernement."
Lettres de prisons et du bagne Ă son Ă©pouse Lucie.
Alfred Dreyfus, capitaine dans l'armée française, fut accusé et condamné pour espionnage. Une affaire qui allait durer 12 ans et diviser la France.