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Pour ta tirelire, gamine

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J'ai presque cent ans, j'ai traversé l'horizon dans un sens puis retour, comme on passe une vitre. J'ai des bouts de verre plantés dans tout le corps, mais n'en suis pas morte. Ne me demandez pas mon nom ; les pauvres n'ont pas de nom. Les mercredis l'hiver je me rends à l'Association pour recevoir le cabas à provisions de la semaine. J'ai des pommes, du lait, des biscottes, je ne manque de rien. Surtout, j'ai mon cabanon. Un miracle, mon cabanon ! J'y suis un monarque illégitime. S'ils m'y découvrent, ils m'emmÚneront. Ils m'attacheront à un lit au trente-troisiÚme étage du service de gériatrie. Surtout pas ça ! A l'hospice, je perdrais le don de convoquer les oiseaux.

J'ai voyagĂ© sur la Marie-JosĂ©phine. Je me suis embarquĂ©e le jour de mes dix-huit ans. Si j'Ă©tais partie avant, cela aurait fait des histoires, je ne voulais pas ĂȘtre ramenĂ©e Ă  la maison entre deux gendarmes. J'Ă©tais solide, j'ai patientĂ©. Depuis mes trois ans, chaque fin d'aprĂšs-midi, la vieille, ma grand-mĂšre m'envoyait porter des biscuits chez le voisin d'en face. Il avait perdu sa femme, le pauvre avait besoin d'ĂȘtre consolĂ©. "Tiens, gamine, trois piĂšces pour ta tirelire, mais motus et bouche cousue, ça reste entre nous, sinon tu vas voir ce qu'il t'arrivera." C'est comme cela que j'ai appris la chanson du bĂąton de rouge Ă  lĂšvres, rouge cerise. Sans fesses, sans seins, mais avec les lĂšvres peintes. Avec ça, je me suis dĂ©brouillĂ©e. Je n'ai jamais parlĂ© Ă  personne de la grande ombre dĂ©chirant la petite Ă  la faire s'Ă©vanouir, Ă  faire s'effondrer le sommier. Heureusement, jamais de sang dans ma culotte.Une seule fois, Ă  peine deux gouttes. C'Ă©tait le jour de la communion lorsque toutes les filles dĂ©filent dans l'Ă©glise. J'ai eu si peur, cela n'a plus jamais recommencĂ©. On ne peut tout de mĂȘme pas ĂȘtre impĂ©ratrice de tous les malheurs. Qu'aurions-nous fait d'un gosse ? Le gĂšne de l'amour n'Ă©tait pas dans le sang de la famille.