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Reves

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Guy de Maupassant poursuit son exploration de la psychĂ© du fantastique sous toutes ses formes ; cette fois, dans cette nouvelle de 1882, il se penche sur la question des drogues comme porte d'accĂšs Ă  des univers parallĂšles. Il nous convie Ă  une soirĂ©e entre vieux amis oĂč un docteur tout ce qu'il y a de plus respectable entretient l'assistance d'une nouvelle pratique en vogue en cette fin de XIXĂšme siĂšcle. En subliminal, Maupassant met le doigt sur la thĂ©matique de la « mĂ©dicalisation banale » de certaines substances qui deviendra une vraie problĂ©matique au XXĂšme siĂšcle...

* * *

C'Ă©tait aprĂšs un dĂźner d'amis, de vieux amis. Ils Ă©taient cinq : un Ă©crivain, un mĂ©decin et trois cĂ©libataires riches, sans profession. On avait parlĂ© de tout, et une lassitude arrivait, cette lassitude qui prĂ©cĂšde et dĂ©cide les dĂ©parts aprĂšs les fĂȘtes. Un des convives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, le boulevard houleux, Ă©toilĂ© de becs de gaz et bruissant, dit tout Ă  coup : - Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sont longs. - Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guĂšre, les plaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ; jamais je ne rencontre une idĂ©e nouvelle, et j'Ă©prouve, avant de causer avec n'importe qui, un furieux dĂ©sir de ne rien dire et de ne rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirĂ©es. Et le troisiĂšme dĂ©soeuvrĂ© proclama : - Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour, seulement deux heures agrĂ©ables. Alors l'Ă©crivain, qui venait de jeter son pardessus sur son bras, s'approcha. - L'homme, dit-il, qui dĂ©couvrirait un vice nouveau, et l'offrirait Ă  ses semblables, dĂ»t-il abrĂ©ger de moitiĂ© leur vie, rendrait un plus grand service Ă  l'humanitĂ© que celui qui trouverait le moyen d'assurer l'Ă©ternelle santĂ© et l'Ă©ternelle jeunesse. Le mĂ©decin se mit Ă  rire ; et, tout en mĂąchonnant un cigare : - Oui, mais ça ne se dĂ©couvre pas comme ça. On a pourtant rudement cherchĂ© et travaillĂ© la matiĂšre depuis que le monde existe. Les premiers hommes sont arrivĂ©s, d'un coup, Ă  la perfection dans ce genre. Nous les Ă©galons Ă  peine. Un de ces trois dĂ©soeuvrĂ©s murmura : - C'est dommage ! Puis au bout d'une minute il ajouta : - Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaud ni froid, dormir avec cet anĂ©antissement des soirs de grande fatigue, dormir sans rĂȘves. - Pourquoi sans rĂȘves ? demanda le voisin. L'autre reprit : - Parce que les rĂȘves ne sont pas toujours agrĂ©ables, et que toujours ils sont bizarres, invraisemblables, dĂ©cousus, et que, dormant, nous ne pouvons mĂȘme savourer les meilleurs Ă  notre grĂ©. Il faut rĂȘver Ă©veillĂ©. - Qui vous en empĂȘche ? interrogea l'Ă©crivain. Le mĂ©decin jeta son cigare. - Mon cher, pour rĂȘver Ă©veillĂ©, il faut une grande puissance et un grand travail de volontĂ©, et, partant, une grande fatigue en rĂ©sulte. Or le vrai rĂȘve, cette promenade de notre pensĂ©e Ă  travers des visions charmantes, est assurĂ©ment ce qu'il y a de plus dĂ©licieux au monde ; mais il faut qu'il vienne naturellement, qu'il ne soit pas pĂ©niblement provoquĂ© et qu'il soit accompagnĂ© d'un bien-ĂȘtre absolu du corps. Ce rĂȘve-lĂ , je peux vous l'offrir, Ă  condition que vous me promettiez de n'en pas abuser. L'Ă©crivain haussa les Ă©paules : - Ah ! oui, je sais, le haschich, l'opium, la confiture verte, les paradis artificiels. J'ai lu Baudelaire ; et j'ai mĂȘme goĂ»tĂ© la fameuse drogue, qui m'a rendu fort malade. Mais le mĂ©decin s'Ă©tait assis : - Non, l'Ă©ther, rien que l'Ă©ther, et j'ajoute mĂȘme que vous autres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois. Les trois hommes riches s'approchĂšrent. L'un demanda : - Expliquez-nous-en donc les effets. Et le mĂ©decin reprit : - Mettons de cĂŽtĂ© les grands mots, n'est-ce pas ? Je ne parle pas mĂ©decine ni morale ; je parle plaisir. Vous vous livrez tous les jours Ă  des excĂšs qui dĂ©vorent votre vie. Je veux vous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pour hommes intelligents, disons mĂȘme : trĂšs intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J'ajoute qu'il vous faudra une certaine prĂ©paration, c'est-Ă -dire une certaine habitude, pour ressentir dans toute leur plĂ©nitude les singuliers effets de l'Ă©ther. Ils sont diffĂ©rents des effets du haschich, des effets de l'opium et de la morphine ; et ils cessent aussitĂŽt que s'interrompt l'absorption du mĂ©dicament, tandis que les autres producteurs de rĂȘveries continuent leur action pendant des heures. Je vais tĂącher maintenant d'analyser le plus nettement possible ce qu'on ressent. Mais la chose n'est pas facile, tant sont dĂ©licates, presque insaisissables, ces sensations. C'est atteint de nĂ©vralgies violentes que j'ai usĂ© de ce remĂšde, dont j'ai peut-ĂȘtre un peu abusĂ© depuis. J'avais dans la tĂȘte et dans le cou de vives douleurs, et une insupportable chaleur de la peau, une inquiĂ©tude de fiĂšvre. Je pris un grand flacon d'Ă©ther et, m'Ă©tant couchĂ©, je me mis Ă  l'aspirer lentement. Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientĂŽt une espĂšce de bourdonnement, et il me semblait que tout l'intĂ©rieur de mon corps devenait lĂ©ger, lĂ©ger comme de l'air, qu'il se vaporisait. Puis ce fut une sorte de torpeur de l'Ăąme, de bien-ĂȘtre somnolent, malgrĂ© les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d'ĂȘtre pĂ©nibles. C'Ă©tait une de ces souffrances qu'on consent Ă  supporter, et non plus ces dĂ©chirement affreux contre lesquels tout notre corps torturĂ© proteste. BientĂŽt l'Ă©trange et charmante sensation de vide que j'avais dans la poitrine s'Ă©tendit, gagna les membres qui devinrent Ă  leur tour lĂ©gers, lĂ©gers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fĂ»t restĂ©e, la peau nĂ©cessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d'ĂȘtre couchĂ© dans ce bien-ĂȘtre. Je m'aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s'en Ă©tait allĂ©e, fondu aussi, Ă©vaporĂ©e. Et j'entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. TantĂŽt ce n'Ă©taient que des sons indistincts, tantĂŽt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c'Ă©taient lĂ  simplement les bourdonnements accentuĂ©s de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une nettetĂ©, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d'esprit, une ivresse Ă©trange venue de ce dĂ©cuplement de mes facultĂ©s mentales. Ce n'Ă©tait pas du rĂȘve comme avec le haschich, ce n'Ă©taient pas les visions un peu maladives de l'opium c'Ă©tait une acuitĂ© prodigieuse de raisonnement, une nouvelle maniĂšre de voir, de juger, d'apprĂ©cier les choses de la vie, et avec la certitude, la conscience absolue que cette maniĂšre Ă©tait la vraie. Et la vieille image de l'Écriture m'est revenue soudain Ă  la pensĂ©e. Il me semblait que j'avais goĂ»tĂ© Ă  l'arbre de science, que tous les mystĂšres se dĂ©voilaient, tant je me trouvais sous l'empire d'une logique nouvelle, Ă©trange, irrĂ©futable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversĂ©s immĂ©diatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus fort. Ma tĂȘte Ă©tait devenue le champ de lutte des idĂ©es. J'Ă©tais un ĂȘtre supĂ©rieur, armĂ© d'une intelligence invincible, et je goĂ»tais une jouissance prodigieuse Ă  la constatation de ma puissance... Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l'orifice de mon flacon d'Ă©ther. Soudain, je m'aperçus qu'il Ă©tait vide. Et j'en ressentis un effroyable chagrin. Les quatre hommes demandĂšrent ensemble : - Docteur, vite une ordonnance pour un litre d'Ă©ther ! Mais le mĂ©decin mit son chapeau et rĂ©pondit : - Quant Ă  ça, non ; allez vous faire empoisonner par d'autres ! Et il sortit. Mesdames et Messieurs, si le coeur vous en dit ?