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Travail

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Emile Zola (1840-1902)

"Dans sa promenade au hasard, Luc Froment, en sortant de Beauclair, avait remontĂ© la route de Brias, qui suit la gorge oĂč coule le torrent de la Mionne, entre les deux promontoires des monts Bleuses. Et, comme il arrivait devant l’AbĂźme, nom que portent dans le pays les AciĂ©ries Qurignon, il aperçut, Ă  l’angle du pont de bois, peureusement rasĂ©es contre le parapet, deux figures noires et chĂ©tives. Son cƓur se serra. C’était une femme Ă  l’air trĂšs jeune, pauvrement vĂȘtue, la tĂȘte Ă  demi cachĂ©e sous un lainage en loques ; et c’était un enfant, de six ans environ, Ă  peine couvert, la face pĂąle, qui se tenait dans ses jupes. Tous les deux, les yeux fixĂ©s sur la porte de l’usine, attendaient, immobiles, avec la patience morne des dĂ©sespĂ©rĂ©s.

Luc s’était arrĂȘtĂ©, regardant lui aussi. Il allait ĂȘtre six heures, le jour baissait dĂ©jĂ , par cette humide et lamentable soirĂ©e du milieu de septembre. On Ă©tait au samedi, et depuis le jeudi, la pluie n’avait pas cessĂ©. Elle ne tombait plus, mais un vent impĂ©tueux continuait Ă  chasser dans le ciel des nuages de suie, des haillons d’oĂč filtrait un crĂ©puscule sale et jaune, d’une tristesse de mort. La route, sillonnĂ©e de rails, aux gros pavĂ©s disjoints par les continuels charrois, roulait un fleuve de boue noire, toutes les poussiĂšres dĂ©layĂ©es des houillĂšres prochaines de Brias, dont les tombereaux dĂ©filaient sans cesse. Et ces poussiĂšres de charbon, elles avaient noirci de leur deuil la gorge entiĂšre, elles ruisselaient en flaques sur l’amas lĂ©preux des bĂątiments de l’usine, elles semblaient salir jusqu’à ces nuages sombres qui passaient sans fin, ainsi que des fanĂ©es. Une mĂ©lancolie de dĂ©sastre soufflait avec le vent, on eĂ»t dit que ce crĂ©puscule frissonnant et louche apportait la fin d’un monde."

DeuxiĂšme opus du cycle "Les quatre Ă©vangiles".