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Un mari

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Camille de SAINTE-CROIX (1859-1915) homme de lettres et journaliste français.

Un mari

C'est au parc Monceau, un soir d'été, dans l'enchantement des feuillées percées de lumière électrique. Elle attend quelqu'un qui ne vient pas. Plantureau passe. Lui, n'attend personne. Il la remarque jolie, élégante, assise seule, sous un arbre. Il s'arrête, parle. Elle s'ennuie. Elle répond. Plantureau prend une chaise, s'assied devant elle. Ils causent. Les voilà tout à fait amis. A onze heures, elle se lève. Plantureau ne sait vraiment à qui il a affaire.

Il se risque :

- Je vous accompagne ?

- Volontiers.

Elle le regarde en souriant.

- Vous savez... Je suis mariée...

- Diable ! Mais alors... jusqu'où puis-je aller?

- Dame ! jusque chez moi !

Plantureau ayant pour système de laisser les mystères s'éclaircir eux-mêmes s'incline et n'objecte rien. Ils descendent l'avenue de Messine et s'arrêtent rue de Téhéran, devant une maison de bonne mine... La dame habite un très confortable rez-de-chaussée. Ils passent d'emblée dans la chambre toute jolie, toute parfumée : et la fête commence pour ne se terminer que tard dans la matinée. Vers onze heures, la dame s'étant enfermée un moment dans son cabinet de toilette, Plantureau qui s'étire délicieusement voit la porte de la chambre s'ouvrir et livrer passage à un monsieur en complet d'appartement, chemise de foulard et bonnet grec.

Le bon garçon, sur son séant, salue de son mieux l'intrus. Celui-ci le considère, se découvre poliment et dit avec grand calme :

- Enchanté de faire votre connaissance... Je suis, moi... le mari !

D'un saut, Plantureau est sur pieds et se met vaguement sur la défensive. Mais la voix de la dame lui arrive du cabinet de toilette.

- Ne vous effrayez pas ! C'est vrai... C'est mon mari... Mais dites-lui simplement que vous êtes ravi de l'avoir vu ; puis prenez-le par le bras et mettez-le dehors.

Ainsi fait Plantureau ; et, docile, l'étrange mari se laisse éconduire.

La dame reparaît et s'explique :

- Oui, c'est mon mari... Il est fou, complètement fou... fou à enfermer.

-Diable ! Et vous le gardez chez vous ?

- Que voulez-vous ? Cet homme a été excellent pour moi... Je lui dois d'être riche et relativement heureuse... J'agirais mal en l'abandonnant à des soins mercenaires... Sa folie n'est pas dangereuse... C'est un gâtisme très doux, sans malice, sans traîtrise, sans accès violents... Il ne me gêne pas plus qu'un singe familier ou qu'un caniche d'appartement… Je mène la vie qu'il me plaît de mener... Seulement, il a la manie, quand je... reçois, de venir déclarer qu'il est « le mari ». Mais vous voyez que c'est fort anodin.

C'était charmant.

Plantureau prit goût à l'aventure et, de ce jour, se fit l'hôte assidu de l'aimable femme. Pendant une quinzaine, il ne quitta pas la rue de Téhéran, dînant avec le fou, aidant à le soigner, à l'habiller, à le coucher.

Puis un beau soir, il eut une autre aventure qui le détourna un peu de sa nouvelle amie. On ne le revit pas de quelque temps rue de Téhéran. Il avait gardé une clef de l'appartement. Il savait que la dame, très éprise de sa propre indépendance, s'interdisait d'être jalouse et respectait les caprices d'autrui. Il s'attendait donc, quand il reviendrait, à n'être ni mieux ni plus mal reçu que s'il était resté sage et fidèle.

Quand sa fantaisie fut passée, il songea donc sérieusement à revoir la femme du fou et à reparaître rue de Téhéran. Il s'y décida un matin, de très bonne heure, sans avoir eu d'ailleurs la prudence de s'annoncer.

Il retrouva avec joie le rez-de-chaussée, se glissa dans l'appartement et, par des corridors connus, gagna la chambre hospitalière.

Hélas ! comme il allait pousser la porte, un bruit de soupirs, un murmure de voix lui apprirent que les choses s'étaient très logiquement passées pendant sa fugue. L'abandonnée s'était déjà consolée et Plantureau avait un remplaçant.

Pour la seule fois de sa vie peut-être, il montra mauvais caractère et eut un moment d'humeur. Obéissant à ce premier mouvement, il ouvrit la porte et sauta dans la chambre. Il vit à son ancienne place un grand dadais blond, lequel sans broncher lui dit en le toisant :

- Ah oui ! Elle est bien bonne ; mais Madame m'a prévenu. Vous êtes le mari ?

Enchanté d'avoir fait votre connaissance. Et maintenant, veuillez vous retirer et nous laisser dormir en paix.

C'en était trop !

Plantureau vit rouge. Il s'élança sur le quidam et lui administra une maîtresse raclée. La dame d'abord fort inquiète avait pris le parti de les laisser se débrouiller.

Plantureau tapait toujours et l'autre beuglant, jurant, ramassait à la hâte ses habits, les enfilait, en parant de son mieux les horions et finissait par s'enfuir assommé, aveuglé, se cognant aux meubles, aux portes, avec de lamentables geignements.

Tandis que le victorieux Plantureau s'asseyait enfin un peu essoufflé et que la dame reprenait haleine d'une secousse de fou rire, l'éclopé courait droit chez le commissaire du quartier, montrait ses yeux pochés et ses innombrables contusions. Sans scrupule, il porta plainte et déposa formellement qu'une dame X...l'avait attiré chez elle, et l'avait fait rosser par son mari, une espèce d'hercule qu'elle présentait comme fou. Le cas parut bizarre et l'affaire eut des suites.

On ouvrit une enquête. La dame fut appelée. On fit une descente chez elle. On n'y trouva plus Plantureau. Mais on trouva le pauvre mari qui fut examiné par les experts. Sa folie fut constatée et qualifiée dangereuse. Le plaignant ayant disparu, il n'y eut pas de confrontation, Plantureau et la dame se gardèrent d'éclairer la justice sur les dessous de l'affaire et la scène de violence fut bel et bien attribuée à l'innocent aliéné.

On condamna la dame à une amende et on lui confisqua son mari. En somme ce fut lui qui paya les pots cassés, car un mois après il s'éteignait dans un cabanon d'hospice, non sans avoir éprouvé toutes les variétés de douches et d'applications électriques.

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