Au temps du mauvais papier et de la grande épouvante , lorsque la Convention mettait les lois hors la loi, se décimait elle-même, créant une partie des obstacles dont elle devait triompher si durement, accomplissant aveuglément son œuvre, lorsque nos armées, gardiennes de la tradition et du véritable héroïsme, héritières du génie libéral de 1789, préservaient dans un élan sublime l’honneur, agrandissaient le patrimoine de la France ; lorsque, chacun se sentant au pied de l’échafaud, la vie était devenue un art et la pitié un crime, un homme d’esprit, interrogé sur ce qu’il pensait, répondit avec une douloureuse ironie : « Ce que je pense ! J’ose à peine me taire ! » Alors, en effet, l’esprit est suspect, le silence lui-même une protestation, la noblesse, les gens riches se cachent, émigrent, se battent en Vendée ou à Lyon ; l’Académie française, le premier salon de France, calomniée par Chamfort, un de ses membres, disparaît ; le salon de Mme Roland, celui de Mme de Sainte-Amaranthe, se ferment pour cause de proscription, de guillotine, et le peuple a son spectacle de prédilection, le travail du fonctionnaire Sanson, le Gratis de la Convention. On parle à la tribune, on vocifère dans les clubs, on agit dans la rue ; emportés par la haine, par l’enthousiasme et la peur, haletants sous un labeur surhumain, les vainqueurs éphémères n’ont ni le temps ni le goût de la conversation, science délicate qui exige des loisirs, une culture raffinée, des mœurs élégantes auxquelles, sauf de rares exceptions, les terroristes demeurent étrangers. Ne leur demandez ni la politesse aimable, ni la malice piquante, ni la grâce : pour les trouver encore, il faut les chercher dans les endroits où l’on est le moins accoutumé à les rencontrer, dans les prisons de Paris, les véritables, les seuls salons de cette époque tragique, devenus le dernier rendez-vous de la bonne compagnie…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Victor Du Bled, romancier et historien français, spécialiste des questions politiques et économiques et de la société française, rédacteur à la "Revue des deux mondes" (1848–1927)