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Le coureur d'héritages

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Hippolyte-Jules Demolière dit Moléri (1802-1877) Romancier et auteur dramatique français.

Le Coureur d'héritages (1841).

Il arrive un moment dans la vie où l'homme, soit nécessité, soit ambition, soit ennui, se résout à faire choix d'une profession. C'est alors qu'il consulte sa vocation et peut devenir un génie, ou bien qu'il se soumet aux exigences des circonstances et des personnes qui le dominent; d'où il résulte que le monde se trouve affligé d'une innombrable quantité d'avocats bavards plutôt qu'éloquents, de médecins empiriques, de juges ineptes, d'architectes maladroits, en un mot, d'ignorants autorisés par les brevets de l'École ou par les patentes du ministère des finances.

C'est à ce moment solennel que nous prenons Boulardot ; tout est au mieux pour lui du côté de l'indépendance; il n'a ni père, ni mère, ni tuteur pour lui imposer une volonté en contradiction avec la sienne ; mais il n'en est pas de même du côté de la fortune ; ce qui l'oblige à prendre une détermination d'autant plus difficile que, dans sa position, paresse et jouissance, ses deux goûts prépondérants, sont choses assez difficiles à concilier.

Voici à peu prés la route suivie par l'esprit de Boulardot dans les nombreux raisonnements que lui suggère cette grave préocupation :

« La vie est une comédie, on l'a dit il y a longtemps ; j'ajoute que les places y sont, comme dans toutes les salles de spectacle , à des taux différents, et que les meilleures sont celles qui coûtent le plus cher. Or, ce qui me manque, ce que je suis embarrassé de trouver, c'est de quoi payer ma place et surtout de quoi la payer bonne. La nature, qui, au dire des physiciens, a horreur du vide, n'a pas jugé à propos de se pénétrer d'un si louable sentiment à l'endroit de mes poches.. Pourquoi ne m'a-t-elle pas, la marâtre qu'elle est, avantagé d'un père millionnaire ? Je n'en aurais pas plus aimé le digne homme, et mes larmes, à sa mort, n'en auraient pas été plus amères ; non certes ! mais du moins cette circonstance atténuante m'eût épargné une affreuse perplexité. C'est si bon une succession qui vous arrive inopinément et vous fait riche tout à coup et sans peine !.... Eh ! j'y pense.... Est-ce qu'il n'est pas possible d'hériter sans que ce soit absolument d'un père ou d'une mère ?.... »

Se jetant avec ardeur dans la voie que lui ouvrait cette dernière réflexion, Boulardot passa en revue taus les membres vivants de sa nombreuse famille: oncles et tantes, soeurs et frères, beaux-frères et belles-soeurs, et cette interminable échelle de parentsdont notre langue a réuni les échelons sous la dénomination commune de cousins. Après s'être bien assuré que pas un des noms de sa chère parenté ne manquait à l'appel, il les sépara mentalement en deux lots, les riches et les pauvres ; puis, se hâtant d'envelopper ceux-ci du voile de l'oubli, il soumit, les premiers à un long et minutieux examen. Ce nouveau triage lui fit élaguer encore quelques membres, l'un pour sa jeunesse, l'autre pour sa malencontreuse progéniture, celui-ci pour sa folle prodigalité, celui-là pour une fâcheuse tendance à une longévité désespérante. Enfin, il lui resta le choix entre un oncle, une tante et un cousin. De ces trois personnages, le plus recommandable, au point de vue de Boulardot, se trouva être le cousin, sinon par l'âge, au moins par une certaine prédisposition maladive qui semblait lui promettre une délivrance assez prochaine du misérable fardeau de l'existence.

Veuf depuis deux ans d'une femme qui avait fait littéralement les délices de sa vie conjugale, chose rare en ce siècle, Denizart, ce qui est plus rare encore, était demeuré inconsolable. Si de bon vivant qu'il était, remarquable par l'entrain de sa joyeuse humeur autant que par l'honorable proéminence de son abdomen, on l'avait vu graduellement tomber dans l'état le plus affligeant de détérioration physique et morale, il fallait attribuer cette métamorphose au chagrin profondément ressenti que lui avait causé la perte de son excellente compagne. Le pauvre homme vivait ou plutôt se mourait tête à tête avec sa douleur dans la plus triste de ses propriétés, lorsqu'il vit un matin débarquer Boulardot, qui ne s'était pas même donné le temps de le préparer à sa visite par la missive obligée.

« Cousin, j'ai appris que vous étiez dans l'affliction ; et comme c'est en pareille circonstance que se montrent les véritables amis, je me suis empressé d'accourir.

- Merci, cousin, merci ; mais, en reconnaissance d'une attention si bienveillante, je n'ai guère à vous offrir que l'ennui, beaucoup d'ennui....

- Auquel j'opposerai un fonds inépuisable de gaieté. Que diable ! cousin, c'est mon devoir, en ma qualité de bon parent, de secouer ce lourd manteau de mélancolie dont le poids affaisse vos épaules ; je me charge, moi, du soin de vous distraire.

- A quoi bon ? Regardez ces joues creuses, ces yeux éteints, ces jambes qui me soutiennent à peine ; ne sont-ce pas là autant de symptômes incontestables d'une fin imminente ? Et pour employer ainsi que vous le langage comparatif, .quel est l'homme qui songe à faire broder l'habit dont il ne reste plus qu'un lambeau ? »

Boulardot se convainquit d'un coup d'oeil que ces paroles étaient marquées au coin de la plus exacte vérité, et plus que jamais il se félicita de sa résolution. Une fois installé chez son cousin, il mit en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour capter l'affection du moribond. Si le temps était beau, il l'engageait à se promener et lui offrait l'appui de son bras ; s'il pleuvait, il appelait à son aide quelque intéressante lecture pour lui dissimuler l'ennui d'une longue journée de réclusion. Rien de plus varié, de plus désopilant que sa conversation, dont il puisait chaque matin les éléments dans cinq ou six petits journaux auxquels il avait pris soin de s'abonner ; rien de plus provoquant que l'appétit dont il faisait preuve à chaque repas, en face de son convive qui le contemplait avec admiration et envie. Joignez à tout cela les petits soins les plus tendres, une complaisance, une douceur à toute épreuve, une absence complète de volonté personne]le, et je ne vous surprendrai pas en vous disant que le cousin Denizart, en moins de trois mois, s'était pris d'un attachement réel pour son affectueux parent.

Mais, à côté de ce résultat si laborieusement obtenu , il s'en manifestait un autre sur lequel n'avait pas compté notre spéculateur, ou mieux, sans lequel il avait compté. Le chagrin de Denizart, ce ver rongeur qu'alimentait le sombre travail d'une pensée consiamment absorbée par le même sujet, céda peu à peu devant l'humeur facétieuse de Boulardot, et se trouva tué un beau jour sous le feu roulant de sa joyeuseté. Avec la gaieté revint l'appétit, avec l'appétit la santé, et le médecin, qui s'attribuait modestement tout l'honneur de cette cure miraculeuse, annonça triomphalement à son malade qu'il venait de lui faire renouveler un bail de trente ans avec la vie.

A. cette nouvelle stupéfiante, Boulardot se vit sur le point de céder à une violente tentation de serrer le cou de son cousin ; toutefois, je dois à la vérité de dire qu'il se contenta de lui serrer la main et de décamper au plus vite.

Son heureuse mémoire lui ayant rappelé qu'il avait encore un oncle et une tante, ce fut vers le premier qu'il se dirigea.

M. Dutilleul se vantait de posséder une santé inébranlable ; cependant, soixante-dix années révolues, un système sanguin vigoureusement accusé, certaines habitudes gastronomiques auxquelles il n'eût pas renoncé, même pour un retour complet à la jeunesse, le tenaient sans cesse sous l'imminence d'une apoplexie foudroyante. C'était une chance admirable. Aussi Boulardot, dans la crainte d'être surpris par une trop brusque conclusion, s'empressa-t-il de dresser ses meilleures batteries. Le succès ne se fit pas attendre ; M. Dutilleul, afin que son neveu n'eut pas à rester dans le doute à cet égard, se fit un plaisir de lui en donner une preuve irrécusable.

« Mon cher Boulardot, lui dit-il dans un moment d'abandon, tu es sans contredit le parent le plus dévoué que je connaisse ; mais je ne serai pas en reste avec toi, et je veux dès à présent te donner une idée des sentiments que, tu m'as inspirés. »

Boulardot répondit à cette ouverture en se précipitant dans les bras de son oncle. Ce premier moment d'effusion passé, Dutilleul reprit :

« J'ai fait hier mon testament..... »

Jamais expression n'avait sonné d'un manière aussi agréable à l'oreille de Boulardot ; son coeur bondissait de joie ; mais, en habile tacticien, il ne permit pas à son contentement de se manifester par des démonstrations extérieures ; fermant, au contraire, ses yeux à demi, et faisant descendre, en signe d'affliction, les coins d'une bouche qui n'eût pas mieux demandé que de s'épanouir, il se hâta de dire d'une voix émue :

« Votre testament, mon oncle ! y songez-vous ? J'espère, grâce au ciel, que cette précaution sera de longtemps inutile.

- On ne saurait trop tôt mettre de l'ordre dans ses affaires, mon bon ami..., surtout, ajouta-t-il d'un air profondément contrit, quand on a des fautes graves à réparer. Tu sauras donc que, pendant la guerre de 1823, j'ai laissé à Séville un enfant dont la malheureuse mère n'a d'autre ressource qu'une faible somme d'argent que je lui fais passer tous les ans ; eh bien ! cet enfant, en expiation de mes torts, je l'institue mon légataire universel ; et c'est toi, toi l'homme qui a su le mieux mériter ma confiance, que je charge du soin de réaliser ma fortune, afin de la lui faire parvenir. »

Vingt-quatre heures après cette réjouissante communication, Boulardot avait imaginé un prétexte pour prendre congé de son oncle, et gagnait la demeure de sa tante, mademoiselle Debussac : c'était sa dernière planche de salut.

Ce fut auprès de celle-ci la même souplesse de caractère qui avait si éminemment dislingué Boulardot dans les deux expéditions précédentes ; ce fut aussi, comme récompense immédiate, le même accueil et la même gratitude. Seulement, outre l'affection de mademoiselle Debussac, le pauvre neveu dut encore subjuguer le coer de Thisbé, petite épagneule adorée de sa maîtresse, et qui, pour cela, ou peut-être à cause de cela, n'en était pas plus aimable. Boulardot se levait avec le jour pour faire gouter à Thisbé les douceurs de la promenade ; le soir, il n'eut point osé se coucher avant de s'être assuré par lui-même si des songes pénibles ne troubleraient point la quiétude du sommeil de Thisbé. Si le pavé était sec, il tenait Thisbé en laisse ; il la portait sous son bras quand il pleuvait. A table, il se livrait aux plus vives démonstrations de joie chaque fois que Thisbé daignait lui accorder la faveur de tremper ses babines dans son assiette. Bref, Thisbé trouva en lui, durant cinq longues années, l'ami le plus complaisant, le serviteur le plus empressé, l'esclave le plus soumis, à la grande satisfaction de mademoiselle Debussac qui, sûre du paradis pour elle-même, aurait voulu contraindre son confesseur à lui promettre, par grâce spéciale, le même bonheur pour son épagneule.

Enfin, l'âme de la vieille fille prit sa volée (j'aime à croire que ce ne fut pas vers le ciel), et Boulardot, l'esprit bercé par les plus douces. espérances, se rendit, sur l'invitation du notaire, à l'ouverture du testament dont voici en deux mot la teneur :

Mademoiselle Debussac faisait don de tous ses biens à l'Église ; mais, par une clause restrictive, elle léguait à son affectionné neveu le soin d'adoucir les vieux jours de Thisbé, en reconnaissance de l'amitié vraie qu'elle avait constamment remarquée en lui pour cet intéressant animal.

Boulardot est aujourd'hui infirmier dans une maison de santé, oh il nourrit encore l'espoir d'accrocher une part de succession. C'est, au-dire de tous les malades du docteur G***, l'infirmier le plus zélé de la capitale.

Source: http://www.bmlisieux.com/curiosa/curmer04.htm