Catherine H.
"Une deuxième chance"
Il était pressé d'arriver, de la retrouver, de lui parler. Il savait qu'elle l'attendait. L'impatience le faisait bouillir, mais il se contenait face à la foule inconnue qui semblait si hostile. Autour de lui, des visages inamicaux, affichant ostensiblement une feinte indifférence qui cachait en réalité une haine inavouée. À plusieurs reprises, il leva les yeux en direction d'une femme toute proche. Une quarantaine bien tassée et un corps avachi, le visage plissé, résultat d'une vie monotone passée à pondre et à s'user dans une routine absurde. Elle le fixait avec une intensité qui en disait long : mélange de suspicion et d'envie pour cet homme inconnu et imprenable. Écœuré, il tourna la tête.
Il se précipita dans le salon. Elle était là, semblant occuper tout l'espace. Impression fausse, elle se tenait face au divan, sans bouger. Il s'approcha, l'effleura du doigt. Son contact provoqua chez lui un frisson de désir. Il secoua la tête. Il devait d'abord se défaire de toutes les impuretés accumulées à l'extérieur. Rien de bon n'émanait de ces êtres croisés au hasard des rues, de la proximité contrainte des transports publics qui exhalaient la puanteur de sueurs corporelles, du verbiage stérile d'un fonctionnaire désabusé rabâchant le même discours sur la difficulté d'une réinsertion professionnelle aussi hasardeuse qu'hypothétique dans une conjoncture difficile. À grande eau, il chassa les fantômes urbains, les remugles, les boniments.
— Tu veux un verre ?
Il se servit un whisky bien tassé et leva son verre dans sa direction.
— Sans Apéricubes, la fête est moins folle !
— Où avais-je la tête ? fit-il en se dirigeant vers le buffet pour remplir une soucoupe qu'il posa sur la table basse. Au même moment la sonnette de l'entrée retentit.
— J'entends qu'on sonne…
— Voyelle ! répondit-elle du tac-au-tac.
— Très fin. J'ouvre pas, je veux voir personne. Je veux rester avec toi, avec toi seule.
— C'est gentil, ça.
— Mais tu sais que je peux rien te refuser. Tu es la seule qui compte.
Dehors, l'importun avait renoncé à pénétrer dans leur sanctuaire. Après un nouveau coup de sonnette, il était parti, dépité, vers d'autres lieux à polluer.
— Comment s'est passée ta journée ?
— Le train-train. Que des cons là dehors. Il n'y a que toi qui comptes.
— Il est temps de voter pour savoir qui on élimine.
— Déjà ? demanda-t-il d'un air ahuri. Mais je viens à peine d'arriver.
— Les résultats s'amoncellent…
— Je ne suis pas encore prêt.
— Dans quelques minutes, nous découvrirons l'heureux chanceux…
— Attend, hurla-t-il, je ne suis pas prêt !
— Roulement de tambour....
C'en était trop. Elle ne l'écoutait plus, ne le regardait plus.
Il tendit ses mains vers elle, mais déjà elle faisait les yeux doux à un autre homme. C'était reparti ! Depuis des mois, elle l'accueillait avec chaleur, pour mieux l'humilier ensuite. Et lui, en amoureux transi, tombait dans son piège, plus douloureux chaque jour.
Son cerveau explosa, il saisit la vieille batte qui trainait dans l'angle de la porte et se mit à la cogner sans s'arrêter jusqu'à ce que ses bras lui fassent mal. Au premier coup, elle poussa un cri strident qui déchira ses tympans, puis sa tête se fendit.
À genoux, couvert de sueur, il contempla, hagard, l'étendue du désastre. La pièce était emplie d'éclats en tout genre : des morceaux de verre tapissaient le sol, au milieu de pièces électroniques et de câbles. L'immense écran noir, désarticulé, achevait de glisser de son socle sur le sol où il se fracassa dans un silence seulement brisé par le halètement de l'homme.
Il avait lâché la batte, se tenait maintenant recroquevillé, et des larmes coulaient le long de ses joues. L'esprit vide, il dodelinait en marmonnant des mots inintelligibles. Il ne sut pas vraiment combien de temps il resta ainsi prostré, avec un sentiment d'abandon et de solitude pour toute couverture. Il tituba en se relevant, cherchant désespérément des yeux un signe vital de celle qui l'avait quitté. Il ne la reconnut pas dans ce tas de ferrailles immondes, mais devinait déjà que leur histoire venait de s'achever.
Près de lui, de vieilles étagères abritaient quelques bibelots poussiéreux, desquelles il retira un livre à la couverture arachnéenne. Opuscule acheté jadis et oublié ensuite. Le contact du papier le fit frémir, il fit glisser son doigt le long de la tranche, ouvrit l'ouvrage, respira son odeur.
Dans ses mains, l'objet reprenait vie. Avec un grognement de satisfaction, il enjamba les divers débris et prit place dans le canapé. Une nouvelle vie s'offrait à lui tandis qu'il entamait le premier chapitre.
Un livre est un monde, un monde fait, un monde avec un commencement et une fin. Chaque page d'un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est une demeure. Mes yeux parcourent la rue, ouvrant chaque porte, pénétrant dans chaque demeure. (...) Ce matin, en sortant de mon livre, j'éprouvais une délicieuse sensation d'ébriété et d'espace, une grande impatience, un magnifique désir. Tout ce que je demande à un livre, c'est de m'inspirer ainsi de l'énergie et du courage, de me dire ainsi qu'il y a plus de vie que je ne peux en prendre, de me rappeler ainsi l'urgence d'agir.
Réjean Ducharme, L'avalée des avalés.
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