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Faites passer

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Faites passer

J'Ă©tais en retard, j'ai allongĂ© le pas. Enfant, Maman me rĂ©pĂ©tait sans cesse : « regarde oĂč tu mets les pieds quand tu marches, GrĂ©goire ! » C'est ce que je fais, Maman. C'est ce que je fais ! Depuis des annĂ©es. Scrupuleusement. Tu peux ĂȘtre fiĂšre de moi. Tout Ă  coup : un courant d'air sur ma joue. Un souffle. Bref, frais. Une caresse, presque une gifle. - Qui a osé  ? Surpris, je me suis retournĂ©. Je n'aurais pas dĂ». Mes pieds se sont emmĂȘlĂ©s. Ou mes jambes, je ne sais pas trop. Bref, ça a cafouillĂ© quelque part lĂ  en bas, j'ai trĂ©buchĂ©, me suis envolĂ© au-dessus du trottoir. Pour atterrir dans une flaque d'eau : un plat magnifique. De ceux que je commets si je m'avise d'aller Ă  la piscine tenter un saut de l'ange. Merde ! J'ai cassĂ© mes lunettes
 ! Ça m'apprendra : on devrait toujours Ă©couter sa Maman. Car lorsqu'on est trop jeune pour ĂȘtre aidĂ© Ă  se relever, on ne se casse pas la figure : on perd la face. Nuance. Ça ne s'est pas arrangĂ© quand j'ai sorti un mouchoir pour Ă©ponger le plus gros des dĂ©gĂąts. Mes KLEENEXℱ ? Inutilisables. Plus imbibĂ©s qu'un morceau de cake tombĂ© dans le cafĂ© du matin, cette insignifiante catastrophe qui vous met pourtant de mĂ©chante humeur Ă  peine levĂ©. Qui agace. J'en ai Ă©tĂ© rĂ©duit Ă  essuyer les ricanements de ceux qu'une chute fait toujours rire.

Ça aussi, ça agace. DrapĂ© dans une dignitĂ© de diva outragĂ©e, j'ai pivotĂ© sur mes talons. Ce qui a produit le dĂ©gorgement spongieux d'une serpilliĂšre qu'on essore : la flaque avait envahi mes chaussures, gorgĂ© mes chaussettes. Les ricanements ? Des Ă©clats de rire, Ă  prĂ©sent. Bon sang ! Ce que ça peut agacer ! J'ai regagnĂ© mon hĂŽtel en ignorant les regards moqueurs qui me poignardaient dans le dos, les lĂąches. La dĂ©marche aussi clapotante que si j'avais chaussĂ© des palmes. Regarde oĂč tu mets les pieds quand tu marches, GrĂ©goire ! Oui, Maman
 C'est ce que je fais, Maman
 Mais s'il te plait, arrĂȘte de m'agacer. Je loge Ă  l'hĂŽtel du Nord pas seulement pour son atmosphĂšre, ni provisoirement. PlutĂŽt par facilitĂ© : pas de dĂ©mĂ©nagement, d'appartement Ă  meubler, d'Ă©lectromĂ©nager Ă  acheter. DĂ©barrassĂ© de toutes les contingences bassement matĂ©rielles et encombrantes, inutiles. Je peux me le permettre, j'ai les moyens : je suis expert comptable. Peut-ĂȘtre est-ce mon mĂ©tier qui m'ancre Ă  ce point dans le fonctionnel, peut-ĂȘtre pas. La rĂ©ceptionniste m'a dĂ©visagĂ© avec un Ă©trange regard de sardine morte. - GrĂ©goire Lambda, chambre 33. Je n'ai pas Ă©tĂ© aimable, elle m'agaçait Ă  ne pas reconnaĂźtre le meilleur client de l'Ă©tablissement. FĂ»t-il trempĂ©. Vengeance : j'ai laissĂ© de vastes traces humides et boueuses partout sur la moquette du hall. Ça agace, non ?

Le GrĂ©goire Lambda qui sort de la chambre 33 de l'hĂŽtel du Nord, quarante cinq minutes plus tard, est un expert comptable propre comme un expert comptable neuf : une douche et un nouveau costume y ont remĂ©diĂ©. De mĂȘme qu'une autre paire de chaussures. Il emprunte le couloir en direction de l'ascenseur d'un pas d'expert comptable plus que jamais en retard. Ce qui l'agace. Pire encore : l'ascenseur paraĂźt tellement perclus d'arthrose qu'il semble incapable de rallier le troisiĂšme Ă©tage. Sous son crĂąne d'expert comptable, GrĂ©goire Lambda ne peut s'empĂȘcher de compter les secondes qui accentuent son retard - tic aprĂšs tac aprĂšs tic
 Plus que jamais agacĂ©. * Ding ! * Les portes de l'OTISℱ essoufflĂ© s'ouvrent enfin. Sur un intĂ©rieur pourpre. Douillet, moelleux, confortable. Mais qui n'est pas vide. GrĂ©goire Lambda tique et marque un temps d'arrĂȘt. En bon vieux cĂ©libataire, voire en vieux garçon, il a horreur de la compagnie des autres. DĂ©cidant finalement qu'il ne peut plus se permettre le moindre atermoiement, il pĂ©nĂštre dans la cabine. Les yeux fixĂ©s sur la pointe de ses chaussures. Sans un mot. Tournant ostensiblement le dos Ă  la jeune femme. AgacĂ©. * Ding ! * Le silence est Ă  ce point pesant que la cabine frĂŽle la surcharge. Lambda, mains croisĂ©es Ă  hauteur des parties gĂ©nitales, arbore la raideur et le maintien qui conviendraient lors d'un enterrement. Ce qui n'arrange en rien la tension qui rĂšgne dans cet ascenseur qui n'en finit pas de descendre – descendre – desc


Tout Ă  coup : un courant d'air sur la joue de l'expert comptable. Un souffle. Bref, frais. Une caresse, presque une gifle. La mĂȘme que
 Lambda sursaute, se retourne et lance Ă  la jeune femme : - C'est vous qui avez osé  ? Elle ne bouge pas. Elle ne frĂ©mit mĂȘme pas, ne remue pas un cil, se contente de le dĂ©visager. Avec une telle sĂ©rĂ©nité  
L'ascenseur ne descend plus. Ou lambda ne le remarque pas. Plus. Peut-ĂȘtre. Elle a d'abord tendu une main, lui a caressĂ© la joue – de nouveau un courant d'air – bref – frais – une caresse, presque une gifle – puis a souri. Un sourire de Joconde : Ă  peine esquissĂ©, dĂ©jĂ  Ă©vanoui. Lambda est aux anges, il fait un pas en avant, il sourit aussi. Elle pose cette fois-ci la main contre la joue de l'expert comptable, une main lĂ©gĂšre comme une plume, dont il a Ă  peine conscience tandis qu'elle passe son autre main dans son dos et l'attire Ă  elle. Tout contre elle. L'embrasse. Lambda, sur un nuage, s'abandonne. Se dilue, se dissout dans ce baiser. Avec un ravissement proche de l'extase divine. - Faites passer, lui souffle-t-elle ensuite Ă  l'oreille. * Ding ! * Elle s'est Ă©loignĂ©e – d'un pas que Lambda, incapable du moindre geste, a trouvĂ© aĂ©rien – avant de sortir de l'hĂŽtel sans le moindre signe d'adieu Ă  l'expert comptable qu'elle vient d'embrasser et qui se sent
 qui ne se sent plus
 qui perd toute consistance
 Faites passer
 Qu'a-t-elle voulu dire
 ? À quelques mĂštres, la porte Ă  tambour de l'hĂŽtel du Nord dĂ©coupe la silhouette de la jeune femme en 24 images par seconde et Lambda attend l'apparition du mot « FIN ». Sans remarquer la plume blanche qui se matĂ©rialise lentement Ă  quelques centimĂštres Ă  peine de ses pieds. * AĂ©rienne, Angela slalome entre les passants en jetant de rapides coups d'oeil par-dessus son Ă©paule : Lambda l'a-t-il suivie ? – c'est peu probable, mais
- elle se retourne une nouvelle fois. Son pied heurte le trottoir – le choc qu'elle ressent lui arrache un cri de surprise ravie – elle tombe en avant, dans une flaque d'eau. Les passants se figent. Lorsque son corps heurte le sol – une secousse qui vibre longtemps en elle – Angela sourit. Sous ses doigts, elle perçoit nettement la rugositĂ© du revĂȘtement sur lequel elle est allongĂ©e. Une sensation concrĂšte dont elle se croyait Ă  jamais privĂ©e. Elle sourit de nouveau et murmure : « Enfin ! Il Ă©tait temps ! » * Lambda s'apprĂȘte Ă  quitter l'hĂŽtel du Nord, irrĂ©mĂ©diablement en retard. Devant la porte Ă  tambour il se ravise et se dirige vers la rĂ©ceptionniste :

- Vous avez des messages pour moi ? Celle-ci ne lui rĂ©pond pas, ne lĂšve pas davantage la tĂȘte : ça n'agace pas l'expert comptable qui se trouve, au contraire, Ă©trangement
serein ? - S'il vous plait
 ? insiste-t-il d'une voix qui lui paraĂźt diffĂ©rente. Davantage évanescente ? Aucune rĂ©action de l'employĂ©e de l'hĂŽtel, mais ça ne l'agace toujours pas. Lambda tend alors la main vers la jeune femme en uniforme prune
 
Assise derriĂšre son comptoir, Caroline sursaute. Elle vient de sentir un courant d'air sur sa joue. Un souffle. Bref, frais. Une caresse, presque une gifle. En plus doux, dĂ©licat. ImmatĂ©riel. Son regard de sardine morte s'illumine alors : Caroline sourit. Elle est aux anges.

Marseille - mars 2006