Légendes urbaines
Tous les New-Yorkais le disent : des crocos circulent dans leurs égouts, on trouve parfois un doigt humain dans leurs frites, et qui drague dans un bar de nuit se retrouve au matin avec un rein en moins… On appelle ça des légendes urbaines.
Ma valeur n'attendra pas le nombre des années, avis aux ânes bâtés ! J'en ai fait le serment, haut et fort, après avoir craché à leurs pieds. La moquette souillée portera à jamais les stigmates de mon passage en leurs bureaux paysagés. Le remords les prendra par les couilles, jusqu'à ce que mort s'en suive. Ils vont couiner, se faire des cheveux pour mieux se les arracher. Pas un n'en réchappera. Les derniers seront les premiers dans l'Éden infernal que je leur prépare. On ne se débarrasse pas impunément du plus grand programmeur de tous les temps, concepteur du nec plus ultra en matière de sex toy : un jeu, mais révolutionnaire. Pour la Wii.
Ces histoires à dormir debout, ces canulars scénarisés comme des films d'épouvante pour ados, constituent un tissu de rumeurs sans fondement : personne ne peut démontrer leur véracité. Et parce qu'il est difficile d'en démontrer l'inanité, elles se nichent dans le discours de l'ambiguïté, donc du possible : « prouve que c'est faux et je cesserai d'y croire. »
L'idée m'en est venue, pour ainsi dire, par jeu de mots. Un jeu de mots graveleux. Il m'a suffi de penser « Wii = Ouiiiiii ! » et le tour était joué. Mon esprit tordu a fait le reste, décidant d'exploiter toutes les possibilités de la manette… vibrante. C'était ça, le truc. Salement génial. Une première version exclusivement réservée aux femmes, puis une seconde, « spéciale couples ». En tout : un an de programmation. Du cousu main. Trouver un titre s'est avéré davantage problématique. WiiX me tentait bien, mais Nintendo n'allait pas laisser passer ça, je courais droit au procès. Pas les moyens. Finalement, après m'être gratté la tête j'ai décidé de ne pas me la casser et SexyWi est né. La saison de la chasse au distributeur pouvait s'ouvrir.
Nintendo a fait la grimace et refusé sous prétexte d'incompatibilité avec leur image de marque. Je suis tout de même sorti de chez eux avec le sourire et sans procès aux fesses, confiant en l'avenir de SexyWi. L'engouement pour les sex toys propulserait mon jeu au panthéon, et ses adeptes au septième ciel. Une telle innovation ne pouvait que trouver preneur, mon talent les laisserait sur le cul. Question de temps – pour les moeurs, aucun souci à se faire.
S'il s'agit bien au départ d'un jeu oral dans la conversation, une manière de meubler les soirées entre amis, s'inscrivant dans la lignée des veillées d'autrefois, les légendes urbaines, à la différence des anciens contes folkloriques d'une portée morale certaine, d'un continent l'autre, ne semblent servir qu'à faire peur alors qu'elles disent tout simplement que derrière la réalité se cache une autre réalité.
Mes doigts arc-boutés en griffes supplicient le clavier qui éjaculera un Armageddon de lignes de code, des millions de molécules virales à destination de tous les ovules retranchés derrière leurs pare-feux : les serveurs ne mettront pas neuf mois à enfanter dans la douleur. En mémoire de moi, un ADN tressé de haine destructrice.
L'un des accélérateurs de la légende repose sur le « quelqu'un m'a dit que… » ou sur le « on raconte que… ». On se passe une légende comme une bonne blague sauf que là, c'est vrai puisque ça a été dit. Le seul intérêt de la légende urbaine c'est qu'elle génère des flux de discussions là où il y a la peur du silence et de l'ennui.
SexyWi n'était pas conçu pour un public d'informaticiens, ou s'il l'était, il visait la partie cachée, honteuse de ceux-ci. Ma plus grande erreur : SexyWi tapait en-dessous de la ceinture, cela m'était sorti de la tête. À trop avoir le nez dans ses lignes de codes, on en oublie la réalité : elle venait de me rattraper.
Brutalement.
Une avalanche de refus dédaigneux. Traité comme un déchet répugnant, classé X, sans le moindre respect envers l'oeuvre, mon oeuvre, j'aurais eu droit à davantage de considération si j'avais essayé de leur fourguer sous le manteau des DVD craqués. En deux mois de porte à porte, j'ai connu davantage de vigiles que de décideurs. Hors question de tendre l'autre joue. Ma colère a enflé en rage, non en désespoir.
Internet et le téléphone cellulaire avaient transformé le processus oral en texte, en légendes dites « électroniques » : mail magique condamnant à mort celui ou celle brisant la chaîne d'envoi, fille disparue et aperçue dans un snuff movie, virus désintégrant les PC. Les récits prenaient des allures résolument dramatiques…
Leur erreur : méconnaitre la loi du talion, pécher par excès de confiance. Leur bonne renommée ceinturée d'or ne les dispense pas d'un talon d'Achille. Le débusquer ? Suivez la flèche ! Rien de plus simple pour celui qui sait.
Nul ne se moque impunément du plus grand programmeur de tous les temps. Même s'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, je ne pardonne pas : je châtie.
L'apocalypse du réseau s'annonce.
Elle ne pardonnera pas.
Encore quelques secondes avant le [Entr] final.
Avant la déflagration précédant l'onde de choc imparable, l'éradication irréversible.
La fin du Net marquera le début de ma gloire.
Pour les siècles des siècles.
Il replia le journal et le tendit à sa compagne.
— C'est quoi, le sujet du dossier du semestre ? dit-elle.
— Les légendes urbaines. — Intéressant ?
— Oui, si on veut…
Dans la cheminée, quelques bûches tentaient de réchauffer la température de la seule et unique pièce de leur logement.
— Sauf qu'ils auraient pu mieux se renseigner, reprit-il. Je les trouve un peu léger, sur ce coup-là.
Elle haussa les épaules et se tourna vers l'âtre, la lumière :
— On peut difficilement leur en vouloir, tu sais. Ils font avec les moyens du bord. Comme nous tous, d'ailleurs.
Un rapide coup d'oeil à l'écran : tout est prêt. Je souris lorsque mon index enfonce avec lenteur la touche Entrée. Par la grâce de ce simple geste, ils vont perdre tout espoir. Aléa Jacta est. (Selon mes calculs, dans deux heures, tout leur réseau sera hors d'état.) Il fait beau dehors, je vais aller prendre l'air – cette dernière semaine, passée à coder et coder encore, sans sortir de mon T1, m'a rendu pâteux ; la tête me tourne. Ne pas oublier ce journal – la presse m'en offrira un véritable pont d'or et fera de moi une légende.
— Ça n'excuse pas tout ! Non, franchement : ça n'excuse pas tout. Depuis deux ans qu'Internet a cessé d'exister, en même temps que toute l'informatique a implosé et que la terre entière s'est retrouvée privée d'électricité, rien n'est de la faute de personne. Trop facile ! Ils auraient dû faire leur boulot. Ils sont journalistes, ou pas ? Quand je pense qu'ils insinuent que tout cela est une légende !
Elle s'abstint de répondre, il poursuivit :
— Quelqu'un m'a dit que ce n'est que le mois dernier qu'ils ont réussi à débloquer les portes de l'ascenseur de l'escalier A, et que dedans, ils ont retrouvé le cadavre d'un pauvre type. Tu te rends compte ? Coincé au moment de la Grande Panne, le gars ! Eh bien il paraîtrait que ce gars, il avait sur lui un journal intime : ce serait lui qui aurait éradiqué le Net ! À part ça c'est une légende, hein ?