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La Chaise d'Enfer

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Les maisons isolĂ©es sur les routes presque abandonnĂ©es qui traversent les montagnes, maisons trop nombreuses encore pour le bonheur des paotred-kaled (durs garçons) de la Basse-Bretagne, tristes cabanes qu’une lourde vapeur de cidre environne et dont un fagot de gui orne toujours la façade lĂ©zardĂ©e ; ces maisons-lĂ , vous en conviendrez, sont bien nommĂ©es, trop bien qualifiĂ©es par ces mots : chapel an Diaoul, chapelle du Diable.

HĂ©las ! il n’est que trop vrai, nos paysans bretons y font de trop frĂ©quentes stations : le cidre dĂ©testable qu’ils y trouvent a pour eux un goĂ»t qu’aucune liqueur n’égale sur la terre. Ils oublient peines, douleurs, misĂšre ; ils oublient femme, enfants, famille ; ils oublient intĂ©rĂȘts, affaires, religion ; ils oublient tout — jusqu’à leur conscience.

C’est assurĂ©ment un spectacle bien Ă©trange en Basse-Bretagne que le retour d’une foire ou d’un pardon ; mais c’est un spectacle bien triste que ces hommes qui trĂ©buchent dans les chemins creux, trop Ă©troits pour leur marche louvoyante, pareille Ă  celle d’une chaloupe qui tire des bords pour naviguer contre le vent ! Et ces pauvres femmes, Ă©pouses et filles, sƓurs ou fiancĂ©es, qui essaient d’arracher de l’auberge leur mari, leur frĂšre, leur fiancĂ©, leur parent ivrogne (c’est le mot obligĂ©), ou qui souvent s’efforcent de soutenir leurs pas chancelants sur le chemin ; qui, parfois aussi, s’interposent entre deux camarades sur le point d’en venir aux coups... oui, c’est bien triste.

Telles sont les impressions de mon Ăąge, aujourd’hui ; mais, autrefois, je ne le voyais pas ainsi. Non, en vĂ©ritĂ© ! et qu’on me pardonne cet Ă©trange aveu : je trouvais du pittoresque dans ces groupes chancelants, bruyants, chantants ; du dramatique dans ces luttes oĂč le poing le plus dur faisait loi ; du comique dans ce dĂ©sespoir des femmes qui, la pipe Ă  la bouche, et trois ou quatre ensemble, relevaient du fond d’une douve, en unissant leurs efforts, un parent ou un voisin avinĂ© ; je, trouvais enfin un plaisir infini Ă  voir l’ensemble animĂ©, joyeux et assourdissant de nos pardons de Cornouaille.

Cela me remet en mĂ©moire une petite anecdote de ce genre, qui me causa dans le temps (j’ose Ă  peine le dire), une joie infinie.

Nous revenions du pardon de LothĂ©a, village situĂ© prĂšs de la jolie bourgade qui Ă©tale ses bosquets, ses prairies, ses dĂ©licieux jardins, au confluent de l’Isole et de l’EllĂ©e. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© ailleurs, je m’en souviens, du pardon de LothĂ©a, de la petite chapelle, de la fontaine, et surtout du chemin ravissant qui y conduit, au milieu des taillis, en cĂŽtoyant la Laita.

Ainsi, on revenait, sur le soir, du pardon de LothĂ©a. Cela se passait Ă  peu prĂšs comme je l’ai esquissĂ© au commencement de ces pages. Le sentier, serpentant dans les bois, semblait ĂȘtre bariolĂ© par les nombreux costumes des pardonneurs, comme un long ruban de couleurs diverses. C’était original, c’était intĂ©ressant et complĂštement breton. On entendait, dans le lointain, les sons de la bombarde et du biniou, les airs gais et harmonieux que jouait si bien Mathurin l’aveugle. Les paotred chantaient, les jeunes filles riaient et cueillaient les derniers bouquets de lait ; mais le cidre de Perr Lichern avait bien gĂ©nĂ©reusement coulĂ© au pardon, Ă  raison d’un blank la chopine : aussi un grand nombre de retardataires attaquaient-ils en revenant les talus du chemin creux, sans souci des Ă©pines et de la lande qui garnissaient les bords. Nous regardions tout cela en riant, et ne suivions pas sans plaisir les Ă©volutions des amateurs de cidre, les meilleures pratiques de Perr Lichern, le cabaretier du Bois de l’Abbaye.

Il y en avait un surtout qui nous amusait singuliĂšrement par les embardĂ©es Ă©tonnantes qu’il exĂ©cutait. Le chemin, assez large quoique fort inĂ©gal, Ă  l’endroit oĂč nous nous trouvions alors, se prĂȘtait aux gambades forcĂ©es de notre ivrogne. Nous disons forcĂ©es, parce que, au moment oĂč l’équilibre lui manquait, il ne rattrapait momentanĂ©ment son centre de gravitĂ© qu’au moyen d’un soubresaut des plus comiques qui le portait alternativement d’un cĂŽtĂ© Ă  l’autre de la route. Mais cette singuliĂšre pantomime ne pouvait durer bien longtemps, Ă  cause de la pente et des inĂ©galitĂ©s de terrain, et surtout de l’ivresse croissante de notre homme. C’était le dĂ©noĂ»ment prĂ©vu et inĂ©vitable que nous attendions pour achever ce divertissement, Ă  peine avouable. Enfin le roulis qui agitait le paysan devint Ă©tonnant, insoutenable, fantastique. Son chapeau avait dĂ©jĂ  mordu la poussiĂšre, Ă  cinquante pas de lĂ  ; il agitait encore le bras pour le ressaisir. On eĂ»t dit une chaloupe dĂ©semparĂ©e et en dĂ©tresse sur des houles bondissantes. HĂ©las ! le naufrage Ă©tait inĂ©vitable ! Un caillou au rebord du chemin fut l’écueil contre lequel notre homme alla sombrer, corps et biens... Et dans quelle position, juste ciel !...

Nous avons dit que les fossĂ©s Ă©taient garnis de fortes touffes d’ajoncs, d’épines et de broussailles : ce fut au beau milieu qu’il alla donner, la tĂȘte la premiĂšre, avec accompagnement de huĂ©es de tous les passants. Mais nul ne s’occupa de dĂ©gager le malheureux, de l’arracher aux pointes acĂ©rĂ©es qui devaient lui labourer la figure et la poitrine ; on riait, on le poussait du pied, puis on passait, « Il ne pouvait tomber mieux, disait-on ; sa tĂȘte est Ă  l’abri du serein de la nuit, et ses jambes ne dĂ©passent point l’orniĂšre oĂč le karriguel-Anankou (char de la Mort) pourra rouler ce soir sans lui rompre les os. »

Tel est le cas que l’on fait en Basse-Bretagne d’un misĂ©rable que le cidre couche sur le chemin. On rit et l’on passe, mais on ne s’en prĂ©occupe pas davantage, tant ces scĂšnes sont communes au retour des pardons. Eh bien ! On me permettra de le dire : mieux vaut l’ivresse du cidre que celle des mauvais Ă©crits ! Mieux vaut un paysan ivre qu’esprit fort ! Mieux vaut pour lui la lie du vin que celle qui se trouve au fond de beaucoup de livres !

Mais nous voilĂ  bien loin de la Chaise en enfer, et cette digression ne s’est prĂ©sentĂ©e sous notre plume qu’au souvenir du pauvre cabaret, oĂč l’histoire de Griffard, le buveur de cidre, me fut racontĂ©e.

Un soir donc que l’excursion de la journĂ©e avait Ă©tĂ© plus longue que je ne l’avais prĂ©vu, j’entrai dans la triste auberge que l’on voit au bord de la route, prĂšs d’un pont jetĂ© sur un joli ruisseau, affluent de l’EllĂ©e (dans la commune du Saint, entre Le Faouet et Gourin.)

LĂ , je m’étais Ă  peine assis auprĂšs du feu, qu’un vieux charpentier de Guiscriff — comme je l’appris dans la soirĂ©e — vint aussi s’asseoir et rĂ©clamer sa chopine de cidre pour deux pauvres sous... que je payai gĂ©nĂ©reusement.

C’était bien peu ; pourtant cela suffit pour obtenir du vieux conteur le rĂ©cit suivant. À vous, lecteur, de juger s’il vaut deux sous.

[modifier] II

Oui, mes enfants, la chaise de Griffard avait Ă©tĂ© faite en enfer avant sa naissance ; mais Satan, comme on sait, a un flair du diable et il avait senti la venue prochaine de son ami. Entre coquins on se connaĂźt, entre diables on s’estime, et voilĂ  comment Griffard Ă©tait attendu en enfer avant sa naissance.

Pour lors donc Griffard vint au monde censĂ©[1] avec bec, ongles et dents passablement aiguisĂ©s par la malice ; Ă  six mois c’était dĂ©jĂ  un luron dĂ©gourdi ; Ă  cinq ans il donnait le saut au meilleur lutteur du Faouet, et Ă  sept ans, Ăąge de raison pour les chrĂ©tiens, maĂźtre Griff parlait mieux qu’un avocat de Vannes, si c’est possible.

VoilĂ  donc qu’à douze ans sonnĂ©s, il demanda son compte Ă  sa mĂšre, qui Ă©tait une digne veuve de Guiscriff, vivant Ă  peine de sa quenouille. La pauvre femme, ne pouvant plus nourrir un tel vaurien affamĂ© et non moins altĂ©rĂ©, ne fut pas fĂąchĂ©e de le voir partir, d’autant plus que derniĂšrement Griffard avait eu de vilains dĂ©mĂȘlĂ©s dans le pays : il avait battu un marguillier de la paroisse qui voulait le sermonner, et donnĂ© une danse, sensĂ©, au bedeau du Faouet, qui Ă©tait son parrain, parce qu’il lui avait refusĂ© de l’argent le jour du pardon de sainte Barbe.

Enfin le voilĂ  parti par la grand’route de Gourin. Un peu plus loin, en montant la cĂŽte du Cheval, comme il faisait grand soleil, il fut pris d’une soif de possĂ©dĂ© et apercevant un petit cabaret, Ă  mi-cĂŽte, il tĂąta son gousset percĂ© pour voir s’il lui restait quelques sous. Par malheur, il avait bu son dernier liard en passant au Pont-de-Pierre et se dit que, n’importe, fallĂ»t-il Ă©reinter le cabaretier, il aurait du cidre, ou que le diable s’en mĂȘlerait, pour sĂ»r.

Il n’avait pas fini de dire ou de penser cela, qu’il vit venir Ă  lui un amateur assez bien tournĂ©. C’était un gros paysan, sensĂ©, habillĂ© Ă  la mode de Guiscriff, avec un gros penbaz et un gros sac sur le dos.

— Tiens, lui dit le gros paysan, c’est toi, Griffard ! Comment vas-tu, mon fils ?

— Comment ? comment ? fit Griffard ; vous me connaissez donc, vous, le gros bonhomme ?

— Si je te connais, reprit l’autre ! Appelle-moi mon oncle ; je suis ton pùre nourricier : je te connaissais avant ta naissance. Je procure aux bons lurons toutes joies et plaisir ; la peine de dire merci ! Ça te convient-il ?

— Bien sĂ»r, mon oncle, que ça me convient ; surtout si vous payez Ă  boire. Entrons dans la maison ; nous causerons mieux devant un joli pot de cidre, pas vrai ?...

Les camarades s’en donnĂšrent une bonne, comme vous pensez. Mais le gros avait beau verser du cidre Ă  Griffard, bah ! rien n’y faisait ; Griff Ă©tait aussi solide qu’au commencement, et le gros homme avait dĂ©jĂ  un coup de soleil que sa face de vieux pendard en suait rouge comme du sang. Alors, pendant que le cabaretier Ă©tait sorti pour prendre l’air, vu qu’autour des buveurs il faisait une chaleur d’enfer, l’étranger dit Ă  Griffard :

— Assez comme cela, mon neveu, et faisons nos comptes.

— Faisons nos comptes, mon oncle, ça me va.

— Alors, dis-moi : « Merci, tonton ; quand mĂȘme vous seriez le diable en personne, je vous appartiens, corps et Ăąme. » Moi, en retour, je me charge de ton chemin ; de te placer sur un trĂŽne en ce monde, et de t’asseoir commodĂ©ment dans l’autre, vu que je t’y ai prĂ©parĂ© un fauteuil, avant ta naissance.

— Ah ! mon oncle, dit aussitĂŽt Griffard ; vous ĂȘtes aimable tout de mĂȘme, et quand vous seriez le grand diable en personne naturelle, je suis votre serviteur Ă  la vie, Ă  la mort. C’est jurĂ©, jurĂ© sur vos cornes, pourvu que j’aie toujours une bourse aussi ronde que votre sac ; mais sans vous commander, qu’est-ce qu’il y a dedans, mon oncle ?

— Peuh ! fit le vieux tentateur ; presque rien, mon neveu : le mĂ©tier ne va pas fort, depuis le dernier jubilĂ©. N’importe, tope-lĂ , bien vite et tu seras content.

Les deux complices topĂšrent lĂ -dessus ; et quand Griffard releva les yeux, il vit Ă  la place de son oncle un sac qui fumait, sensĂ©, autant que braise Ă©teinte, et sonnait comme de l’or monnayĂ©. C’était de l’or en effet, et ça fumait lĂ -dedans, comme si le diable l’avait fondu Ă  l’instant. Le cabaretier ne tarda pas Ă  rentrer, et Griffard lui jeta un louis si jaune que l’autre en vit des chandelles.

— KĂ©navo, au revoir, lui dit Griff, en sortant.

— OĂč allez-vous donc, l’homme riche ? dit le cabaretier, qui se nommait Iann Kidour (Jean-Chien-d’eau).

— Moi ? je ne sais pas, rĂ©pondit maĂźtre Griff : je vais chercher par lĂ  un trĂŽne, sensĂ©. Connais-tu par ici un roi panĂ©, qui voudrait vendre sa place pour une jolie somme ?

— Un roi panĂ© ? dit Iann, connais pas... Ah ! si fait pourtant. On dit qu’il y a lĂ -bas, dans une forĂȘt, du cĂŽtĂ© de la mer, un vieux roi saxon, sans le sou et sourd comme une bĂ»che : c’est le roi Parafilando, ce qui veut dire prĂȘt Ă  filer ; tu comprends.

— Oui, voilĂ  mon affaire. À prĂ©sent, le chemin ?

— Oh ! le chemin n’est pas difficile ; quand tu auras montĂ© la cĂŽte du Cheval, tu verras une route Ă  gauche ; tu feras trois lieues par lĂ . Alors tu tourneras par un chemin Ă  droite ; tu iras jusqu’à une pierre levĂ©e qui est au milieu ; et puis tu prendras Ă  gauche ; tu iras jusqu’à un moulin ; alors tu verras un grand bois ; tu iras sur la droite, ensuite...

— Ah ! dis donc, l’ami, interrompit Griffard, tu plaisantes avec tes à droite, à gauche, tu iras, tu prendras, etc... Moi, je suis Griffard, et je n’aime pas à rire ; ainsi fais ton paquet ; tu vas me piloter, et tu auras encore trois jaunets pour ta peine.

Jannik-Kidour qui aurait donnĂ©, sensĂ©, toute sa boutique pour moins de la moitiĂ©, fit son paquet en prenant son bonnet et son bĂąton, et se hĂąta de mettre la clef sous la porte, sans trop de regrets, vu qu’il devait dĂ©jĂ  deux annĂ©es de fermage Ă  son propriĂ©taire. Il y en a beaucoup qui paient comme cela du cĂŽtĂ© de Gourin et ailleurs, pas vrai ?

VoilĂ  donc Griffard et Iann Kidour en route comme deux vieux amis. Ils passĂšrent par le chemin Ă  droite, par le chemin Ă  gauche, trouvĂšrent la pierre levĂ©e et arrivĂšrent au moulin. Le meunier qui Ă©tait bon enfant, les rĂ©gala de la bonne façon, en disant qu’il connaissait notrou Griffard de rĂ©putation. Ils restĂšrent au moulin deux ou trois jours, mettant Ă  sac et Ă  sec tous les cabarets des environs, et l’argent du tonton filait, filait rondement Ă  ce jeu-lĂ .

Tout en causant, le meunier leur apprit que le roi Parafilando avait trois belles filles Ă  marier, et que la plus jeune, nommĂ©e Finik, Ă©tait si fine et si jolie, que rien n’y rĂ©sistait. Il leur dit aussi que le vieux roi Bouzar ou sourd, n’avait plus le sou, sensĂ©, et qu’il cherchait un gendre riche pour le tirer de presse.

— VoilĂ  mon affaire, pensa Griffard. Pour lors Finik commença Ă  lui trotter par la tĂȘte. Il acheta au meunier son beau costume du dimanche, avec habit bleu et bas violets, quoiqu’il fĂ»t un peu trop court pour lui ; et pour Jann Kidour il acheta celui du valet, qui Ă©tait un peu trop large, vu que Jean-Chien-d’eau Ă©tait maigre Ă  faire peur.

N’importe, ainsi Ă©quipĂ©s, comme des bourgeois qui vont Ă  la foire, ils se remirent en route et entrĂšrent dans la forĂȘt, au bout de laquelle se trouvait le chĂąteau de Parafilando.

Inutile de vous raconter toutes les choses surprenantes qu’ils virent dans la grande forĂȘt et les obstacles qu’ils eurent Ă  franchir. L’or de Griffard Ă©tait puissant, puissant comme l’enfer. Avec ça on surmonte tout. Oui, quand Dieu le permet, sensĂ© !

Pourtant il faut vous dire que dans le milieu du bois, ils trouvĂšrent une caverne noire, fermĂ©e par une grille de fer rouge, derriĂšre laquelle se tenait le gardien, un monstre Ă©pouvantable. MaĂźtre Griff, qui n’avait peur de rien, ayant demandĂ© ce qu’il y avait lĂ , le monstre rĂ©pondit :

— C’est ici la porte de l’enfer, et dans le fond la chaise de Griffard ; entrez, s’il vous plaüt.

— Oh ! pas encore, fit Griffard, sans se dĂ©concerter ; pas encore... Mais mon sac est vide ; ainsi donne m’en un autre, de la part de mon oncle.

— C’est bien, dit le monstre, et il tira de dessous les roches un sac sonnant et bien garni qu’il remit à Griffard.

La grille rouge s’était ouverte toute seule et se referma de mĂȘme avec un bruit horrible de grincements de dents. Le pauvre Chien-d’eau tremblait comme feuille ; mais le neveu du diable, endurci comme le pĂ©chĂ©, le saisit par le bras d’une main aussi dure qu’un Ă©tau, et ils continuĂšrent leur route vers leur destinĂ©e...

AprĂšs avoir bien marchĂ©, bien marchĂ©, ils aperçurent les tours du vieux chĂąteau. Griffard frappa un grand coup sur le portail. Un insolent de domestique, vint regarder par le guichet et apercevant ces deux vagabonds dont l’un avait un habit la moitiĂ© trop court, et l’autre un gilet la moitiĂ© trop large, il leur ferma le guichet au nez.

— Attends un peu, dit Griffard, je vais bien te faire ouvrir moi, mĂ©chant vaurien.

Et en disant cela, il lança par dessus le mur une pluie de louis d’or qui tombĂšrent sur le pavĂ© de la cour avec un bruit qu’on ne connaissait guĂšre au chĂąteau du roi PrĂȘt-Ă -filer.

Deux ou trois valets se jetĂšrent dessus et se mirent Ă  se battre en poussant des cris de forcenĂ©s, si bien que les filles du roi, et le bonhomme Ă  leur suite, arrivĂšrent dans la cour pour voir ce qui causait tant de vacarme. Vous comprenez que le portail fut bientĂŽt ouvert tout grand devant notre ami Griffard, qui vint faire un compliment bien tournĂ© au roi Parafilando. Il est vrai que le vieux sourd n’en entendit pas un mot ; mais Finette et ses sƓurs, prenant Griffard pour un prince dĂ©guisĂ©, se chargĂšrent de la rĂ©ponse.

Au bout d’une semaine, maĂźtre Griff, logĂ©, bien habillĂ© et nourri Ă  quatre repas par jour, disait papa au roi Paraf, et mignonnes Ă  ses filles, que c’était un plaisir. Iann Kidour commençait Ă  engraisser et Ă  remplir ses chausses, que c’était une bĂ©nĂ©diction.

[modifier] III

Pourtant, comme il y a une fin Ă  tout, le sac aux Ă©cus devenait plus maigre de jour en jour, et le neveu du diable qui voulait Ă©pouser la plus brave des trois princesses, imagina de les envoyer Ă  la porte de l’enfer demander de l’argent jaune Ă  son oncle. Il leur en fit donc la proposition, et toutes les trois rĂ©pondirent Ă  la fois : « C’est moi, c’est moi, c’est moi qui irai la premiĂšre. »

Et elles allaient joliment se chamailler si Griffard ne les eĂ»t arrĂȘtĂ©es Ă  temps.

— Ta, ta, ta, calmez-vous, mignonnes, leur dit- il, en pinçant le joli menton de Finette, vous irez chacune à votre tour, mais ce soir ce sera le tour de Janie.

Janie Ă©tait l’aĂźnĂ©e et un beau brin de fille, une luronne, sensĂ©.

— Écoutez bien, reprit Griffard. Il faudra partir une heure avant minuit et monter Ă  cheval pour aller plus vite. Puis, Ă  la porte de la caverne, vous verrez un joli garçon, noir comme une poĂȘle Ă  frire, et vous lui direz : Je viens de la part de notrou Griffard.

C’est bon. Sur le soir, passĂ© dix heures, Janie s’en va trouver son bonhomme de pĂšre, et lui dit en criant fort :

— PrĂȘtez-moi votre cheval Hastit qui marche comme le vent, pour aller lĂ -bas, et je vous apporterai la richesse.

Le bonhomme aurait peut-ĂȘtre dĂ» refuser, car mieux vaut pauvretĂ© que fortune mal acquise ; mais, que voulez-vous, le pauvre vieux Ă©tait panĂ©, comme vous savez, et il donna son cheval Ă  sa fille aĂźnĂ©e.

Hastit partit plus vite qu’un cerf avec Janie sur son dos. Ils allaient comme la tempĂȘte ; mais au milieu d’une cĂŽte, auprĂšs d’un gros rocher :

— Halte-là ! qui va là ? la bourse ou la vie !

— Oh ! pardon, Monsieur le voleur, dit la pauvre Janie Ă©pouvantĂ©e ; ne me tuez pas, je n’ai pas d’argent.

— Allons, descendez vite, cria le voleur d’une grosse voix, et retournez chez vous. Je n’aime pas les filles qui courent la nuit.

La princesse descendit de cheval et le voleur ayant pris Hastit par la bride, chacun s’en alla de son cĂŽtĂ©.

Le lendemain matin, Janie alla trouver le seigneur Griffard et lui raconta son aventure. Le paĂŻen se mit Ă  rire comme un sans cƓur qu’il Ă©tait en la traitant de poltronne. Mais jugez de l’étonnement de Janie, quand, passant auprĂšs de l’écurie, elle vit Hastit qui mangeait tranquillement son avoine. Vous pensez qu’elle n’y comprenait rien.

— Il me faut pourtant de l’argent, dit Griffard Ă  son ami Kidour, lequel n’y comprenait pas davantage ; et il l’envoya chercher FĂ©licitĂ©, la cadette des filles du roi Parafilando.

FĂ©licitĂ© dit qu’elle Ă©tait prĂȘte Ă  partir et qu’on verrait bien si elle Ă©tait brave et capable de faire mieux que sa sƓur aĂźnĂ©e. LĂ -dessus, elle alla trouver son pĂšre, lui demanda, en criant fort, son cheval Hastit qui marchait comme le vent, et partit avant minuit.

VoilĂ  qu’arrivĂ©e au milieu de la cĂŽte, auprĂšs du rocher :

— Halte-là ! qui va là ? la bourse ou la vie !

— Pardon, Monsieur le voleur, dit FĂ©licitĂ© toute tremblante, ne me tuez pas, je n’ai pas d’argent.

— C’est bon, rĂ©pliqua le voleur d’une voix formidable, descendez vite et retournez Ă  la maison ; je n’aime pas les demoiselles qui vagabondent par les chemins.

FĂ©licitĂ© s’en revint donc comme sa sƓur, et fut bien surprise le lendemain matin d’entendre Hastit hennir dans son Ă©curie.

— Par les cornes de mon oncle ! s’écria Griffard, qui faisait semblant de se mettre en colĂšre, il me faut de l’argent sans tarder ; et dĂ©cochant un joli coup de pied Ă  Iann Kidour, il l’envoya chercher Finette sur-le-champ.

Fine dĂ©clara tout de suite qu’elle Ă©tait prĂȘte Ă  partir. Elle s’en alla donc trouver le roi Bouzar ; lui demanda, en criant fort, son bon cheval Hastit, plus rapide que le vent et se mit en route Ă  l’heure voulue.

— Halte-lĂ  ! qui va lĂ  ?... mĂȘme voleur, mĂȘme air, sensĂ©, mais non pas mĂȘme chanson.

— Je te tue si tu bouges, cria Finette en lui prĂ©sentant le canon d’un gros pistolet[2] qu’elle avait emportĂ© par prĂ©caution.

— Oh ! ne me tue pas, mignonne, dit le voleur d’un ton radouci ; tu me reconnais bien, j’espĂšre ? c’est moi, Griffard, ton bon ami qui est venu ici pour vous Ă©prouver, toi et tes sƓurs. Tu es la plus brave, Fifinette, et si tu veux, je te demanderai Ă  ton pĂšre, quand nous aurons attrapĂ© un petit peu d’argent pour faire bouillir la marmite ?

La jolie princesse mit sa petite menette dans la poigne de Griffard. Elle sauta en croupe sur Hastit, et ils filÚrent comme un coup de vent, du cÎté de la caverne aux écus.

BientÎt on arriva à la porte rouge. Le neveu demanda au portier des nouvelles de son cher oncle. Le portier lui répondit :

— Ça va mal ! Le monde s’amĂ©liore et le mĂ©tier ne va plus.

— Qu’est-ce que ça me fait ! dit Griffard ; donne-moi mon sac, il est temps que je file, car j’ai des affaires pressĂ©es.

— Ah ! ah ! fit le monstre, en lui remettant une grosse boursĂ©e. — Puis il ajouta Ă  l’oreille du cavalier :

— M’est avis, camarade, qu’il faudra placer en enfer la petite chaise de la fillette Ă  cĂŽtĂ© de la tienne.

— Ça ne te regarde pas, mĂ©chant drĂŽle, dit Griffard en mettant Hastit au galop.

Huit jours aprĂšs, on fit des noces superbes au chĂąteau de Parafilando. Mais vu que mon pĂšre n’y fut pas invitĂ©, ni moi non plus, je ne puis vous les raconter en dĂ©tail. Seulement on sait que cela dura sept jours, et que ce fut magnifique. Ah ! c’est Iann Kidour qui s’en donna une jolie poussĂ©e, et Griffard aussi. Mais voilĂ  que, le soir de ses noces, le nouveau mariĂ© se trouvant seul un moment, son oncle entra dans sa chambre sans ouvrir la porte. Le neveu aurait bien voulu envoyer le tonton Ă  tous les diables, mais le vieux cornu n’était pas de cet avis.

— Bonsoir, mon fils. — Bonsoir, mon oncle.

— Ainsi tu te maries, mon filleul. C’est bĂȘte, Ă  ton Ăąge, mais ça te regarde.

— DĂ©pĂȘchez-vous, mon oncle, car je n’ai pas le temps.

— Comment, tu n’as pas le temps ? Et moi qui t’apportais une jolie boursette pour mon cadeau de noces... à une petite condition...

— Ah ! fit Griffard en lorgnant le sac ; voyons, la condition. Que voulez-vous ?

— Ma part, mon fils, ma part de ta femme, sans quoi, plus d’argent !

— Partager Finette, s’écria le neveu stupĂ©fait ; non, non, mon oncle, je ne veux pas.

— Écoute, mon fiston, dit le diable d’un air bonasse, Ă©coute-moi sans te fĂącher : pendant dix ans, Finette et toi, vous serez roi et reine, sensĂ©, plus riche et plus heureux qu’aucun autre ; mais au bout de dix ans, il y aura une chaise de plus en enfer, Ă  cĂŽtĂ© de la tienne, qui Ă©tait forgĂ©e avant ta naissance, comme tu sais.

— Griffard rĂ©flĂ©chit un instant, mais au bruit de la voix de Finette qui l’appelait, il tendit la main en disant :

— Topez là, mon oncle.

Le grand diable s’envola aussitĂŽt par la cheminĂ©e ; et quand la mariĂ©e, jolie comme un cƓur et toute habillĂ©e de blanc et de rose, entra dans la chambre, elle se plaignit que ça sentait la fumĂ©e et remarqua que sa chaise avait disparu. A la place, il y avait un gros sac rempli d’argent jaune.

Il est bon de vous dire que Finik n’était pas nommĂ©e Finette pour rien. La nuit de leur voyage Ă  la caverne, elle avait entendu le monstre de portier dire que sa petite chaise serait placĂ©e en enfer Ă  cĂŽtĂ© de celle de Griffard. Cela lui avait donnĂ© des soupçons, et Ă  son retour au chĂąteau, elle avait, par prudence, attachĂ© sous sa chaise une petite fiole remplie d’eau bĂ©nite. Le diable avait emportĂ© le tout, sans se douter de rien, tout diable qu’il Ă©tait... Mais, voyez-vous, il y a des femmes qui ont plus d’esprit, sensĂ©, que le diable lui-mĂȘme.

Je ne vous raconterai pas toutes les aventures de Griffard et de Finette, ni celles de Chien d’eau, devenu riche, gras comme un vrai procureur et de plus l’heureux Ă©poux de la belle FĂ©licitĂ©. AprĂšs la mort du roi PrĂȘt-Ă -filer, Griffard Ă©tait devenu le plus puissant monarque du monde, et quoiqu’il fĂ»t toujours un peu brutal et ami de la bouteille, ses sujets n’avaient pas trop Ă  se plaindre. Enfin, les dix annĂ©es passĂšrent, passĂšrent comme dix jours, le bonheur passe si vite pour les gens heureux ! et un soir que le roi Griffard Ier et sa femme avaient bien ri aprĂšs souper, ils virent apparaĂźtre un personnage qu’ils avaient oubliĂ©. Mais Griffard l’ayant bientĂŽt reconnu, lui dit hardiment :

— Bonsoir, mon oncle, comment vous portez-vous depuis l’an passĂ© ? vous avez l’air plus triste que l’autre fois.

— C’est bien possible, mon fils, rĂ©pondit le diable ; j’ai tant de souci avec les moines, les bonnes sƓurs et ceux qui se convertissent sans ma permission... mais, mon fiston, il y a dix ans sonnĂ©s, Ă  la minute, depuis le soir de tes noces.

— Dix ans ! c’est impossible, vous plaisantez.

— Je ne plaisante jamais, reprit le dĂ©mon ; non, non, non ! ainsi, faites vos paquets et suivez-moi tous les deux. Vous verrez, ma jolie niĂšce, comme j’ai conservĂ© votre petite chaise Ă  cĂŽtĂ© du fauteuil de votre mari. Hi, hi, hi.

— Partons, dit Finette.

Nos Ă©poux furent trĂšs-bien reçus en enfer, oĂč ils se rendirent avec leur oncle en passant par la fameuse porte rouge, toujours ouverte aux amateurs pour entrer, sensĂ©, mais pour sortir, jamais !...

Le diable Ă©tait, dit-on, trĂšs-galant pour la jolie Finette, si bien que notre ami Griffard avait une terrible envie de corriger son oncle ; mais Finik lui disait tout bas de ne pas faire attention.

Finalement, quand le diable les eut bien rĂ©galĂ©s, tout en leur montrant les curiositĂ©s de l’enfer (et l’on dit qu’il n’en manque pas, et que l’Exposition de Paris n’est rien du tout auprĂšs), Finette se trouvant fatiguĂ©e demanda Ă  s’asseoir. Alors on les conduisit Ă  leurs places. Griffard Ier s’assit enfin sur son fameux fauteuil fait avant sa naissance, et sa femme sur sa petite chaise. Le diable se frottait les ongles tant il Ă©tait content. Au mĂȘme instant on entendit des cris, des cris Ă  Ă©pouvanter les damnĂ©s : c’était Griffard qui hurlait :

— Ça brĂ»le, ça brĂ»le !! Enlevez-moi d’ici, mon oncle, ou je suis cuit, rĂŽti tout vif !

Mais le grand diable se tordait Ă  force de rire, sensĂ©, et ne prenait pas garde Ă  Finette, qui avait fait semblant de s’asseoir et se penchait, pour dĂ©tacher de dessous sa chaise, la petite fiole qu’elle y avait placĂ©e autrefois.

— Tu peux rire, va, vilain dĂ©mon, se disait Fine, tu ne riras pas longtemps, nous allons voir.

En effet, quand elle eut saisi la petite fiole, elle la dĂ©boucha adroitement et, se levant tout Ă  coup, elle aspergea d’eau bĂ©nite le vieux tonton qui en grinçait et toute sa sĂ©quelle, si vite et si bien que toute la bande disparut dans les caves de l’enfer en poussant d’épouvantables hurlements...

Mais le plus curieux de l’affaire, c’est que Griffard et sa femme se trouvĂšrent Ă  l’instant commodĂ©ment assis sur de bons fauteuils au chĂąteau de Parafilando.

Enfin, si le roi Griffard Ier se trouvait un peu endommagĂ© d’un cĂŽtĂ©, vous saurez que Finette n’eut pas de peine Ă  le guĂ©rir par son adresse. Par malheur, on dit que la chaise de Griffard est restĂ©e en enfer, sensĂ©, pour y asseoir quelquefois les plus grands personnages.

Ainsi finit mon histoire et la morale de tout ceci, mes amis, c’est qu’une bonne femme peut toujours sauver un mĂ©chant mari.

Coat-ar-Roch, 8 août 1878.

1. CensĂ©, Sanset, mot d’argot breton que certains conteurs emploient beaucoup dans le LĂ©onais.

2. Un pistolet en l’an mille... nos conteurs en font bien d’autres.

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