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LA FOLLE DE SUCINIO

audiobook


Ernest du Laurens de la Barre Ă©crivain français travaillant en breton (1819 – 1881)

LA FOLLE DE SUCINIO

RĂ©cit des grĂšves

Je retrouve, dans mes esquisses de voyages, le rĂ©cit oubliĂ© d’une visite que je fis Ă  Sucinio, en octobre 1851 ; voici cette simple relation, telle que je la crayonnai rapidement, un soir, sur les feuillets de mon album, au milieu des ruines du vieux chĂąteau.

À peine entrĂ© dans la cour, j’ai remarquĂ© une pauvre petite fille, de douze Ă  quatorze ans peut-ĂȘtre, pĂąle, maigre, Ă©trange, au regard atone, Ă  l’air souffrant. Je me suis senti pris de pitiĂ© Ă  sa vue. Elle paraissait suivre avec envie les Ă©volutions des oiseaux de proie qui tournent sans cesse au dessus des murs et des hautes cheminĂ©es. AprĂšs avoir examinĂ© quelques moments ces majestueux dĂ©bris, qui ont rĂ©sistĂ© Ă  la rage des dĂ©molisseurs modernes, j’ai eu, je l’avoue, tristesse et froid au cƓur, dans cette enceinte, jadis princiĂšre, aujourd’hui dĂ©solĂ©e


L’enfant, — je dirais la jolie enfant, sans sa misĂšre et sa pĂąleur, — s’est approchĂ©e de moi, et, me montrant les tours par un geste expressif, elle s’est Ă©lancĂ©e, vive comme un oiseau, pour escalader les ruines. Je l’ai suivie, d’instinct, pour ainsi dire. Elle m’a entraĂźnĂ© aux passages les plus difficiles. Lorsque j’hĂ©sitais Ă  avancer, elle poussait un cri, pareil Ă  celui d’une mouette ; puis, comme si elle en avait eu les ailes, d’un bond elle gravissait le faĂźte des tours lĂ©zardĂ©es.

Enfin, la visite du donjon est achevée. Je rencontre dans la cour une femme inquiÚte et qui cherche mon étrange cicérone.

— C’est ma fille, me dit-elle ; elle vient tous les jours ici pour guider les voyageurs ; mais elle aime tant ces ruines, qu’elle y monte seule, courant, glissant, s’accrochant aux pierres Ă©branlĂ©es. La chĂšre petite, c’est son seul bonheur !
 bonheur, hĂ©las ! qui causera sa mort, si Dieu n’a pitiĂ© d’elle !

— Dieu protĂ©ge tous les infortunĂ©s, dis-je Ă  la pauvre femme. Mais que ne faites-vous comprendre le danger Ă  votre enfant !

— Le danger, monsieur, elle ne saurait s’en faire une idĂ©e. Vous ne l’avez donc pas interrogĂ©e ? Janic est innocente et la raison ne lui est jamais venue. Je la portais, lorsque son pĂšre a fait naufrage : son esprit s’en ressent
 Que la volontĂ© de Dieu soit faite !

Nous gardĂąmes le silence, durant quelques minutes, et j’allais me disposer Ă  quitter ces lieux, quand la petite idiote s’écria en breton : « Ty ar follez » (la maison de la folle). — Voyant ma surprise, la veuve crut devoir m’expliquer les paroles de sa fille, qui avait dĂ©jĂ  pris sa volĂ©e dans la direction de la grĂšve.

— L’enfant veut aller au bord de la mer, du cĂŽtĂ© de la pointe qui fait face au plateau de la Recherche
, oĂč le navire de mon mari s’est perdu
 J’y vais souvent avec elle
 elle ramasse des galets, et moi je puis du moins y soulager ma peine en pleurant.... Tout auprĂšs, se trouve la maison abandonnĂ©e.

— Mais pourquoi la nomme-t-on la maison de la folle ?

— Ah ! monsieur, c’est une triste histoire, je vous assure. Pourtant, si vous le dĂ©sirez, je puis vous la raconter. Cela fait tant de bien de voir des personnes qui compatissent aux peines du pauvre monde !


Nous suivĂźmes de loin les pas de Janic, que nous perdĂźmes bientĂŽt de vue au milieu des rochers de la cĂŽte et de la brume des vagues. Alors nous nous assĂźmes sur une dune Ă©levĂ©e. Devant nous, la haute mer soulevait de longues houles, sous une brise assez forte, mais sans courroux. Le soleil, qui descendait sur la mer, du cĂŽtĂ© de Quiberon, donnait aux vagues des teintes changeantes, d’or, d’émeraude et de pourpre ; puis, en nous retournant, nous pouvions apercevoir de cet endroit les sombres ruines de Sucinio. La mĂšre de Janic reprit ainsi la parole :

— Je suis veuve, je vous l’ai dit, monsieur, d’un capitaine de navire naufragĂ©, lĂ , en face de nous, il y a treize ans passĂ©s, depuis le vendredi saint. Nous avions un peu d’aisance et une petite mĂ©tairie, que Jean QuĂ©ven, mon mari, vendit pour faire construire un joli brick-goĂ«lette de cent tonneaux. Je me souviendrai toute ma vie du jour de son premier appareillage dans le port de Vannes. J’étais jeune et heureuse alors : mariĂ©e depuis deux ans, je n’avais eu que des joies dans la vie. HĂ©las ! Dieu m’en rĂ©servait les Ă©preuves, pour mon salut, sans doute, et je ne murmure pas....

J’étais jeune et parĂ©e de mes habits de noce. Jean, le nouveau capitaine du Saint-Gildas (c’était le nom de notre brick), me conduisit Ă  bord, par une belle matinĂ©e de septembre, et me nomma tous ses matelots par leurs noms. Ce fut une vraie fĂȘte : les marins chantaient et buvaient Ă  nos santĂ©s, tandis que le navire, toutes voiles dehors, descendait, par une faible brise de nord-est, et traversait doucement les passages de Conlo, de l’Île-aux-Moines et de CardĂ©lan. InquiĂšte pourtant du long voyage qu’allait faire mon mari, je sentais la tristesse me gagner Ă  mesure que le moment de la sĂ©paration approchait, et chaque fois que Jean me quittait pour donner quelques ordres, j’examinais les physionomies de ses compagnons de traversĂ©e. Tous me plurent, Ă  l’exception du second. C’était pourtant un homme de notre pays, mariĂ© depuis peu Ă  une fille d’Arzon, mon amie d’enfance. Il se nommait Claude Mizan et pouvait avoir alors trente ans, le mĂȘme Ăąge que mon mari. Sa femme, plus jeune de six ans, petite blonde, aux yeux bleu clair, au sourire doux et triste, enfin bonne et jolie comme un ange, portait le nom de Julie-Marie. Il me sembla que Mizan avait le regard dur et faux. Je voulus, pour diminuer mon inquiĂ©tude, causer avec Jean du caractĂšre de son second ; il me rĂ©pondit en riant que Claude, avec son air sournois, Ă©tait un bon garçon, qu’il avait la main ferme, et que c’était une qualitĂ© prĂ©cieuse Ă  bord
 HĂ©las ! la chaloupe du passage d’Arzon parut alors, au fond d’une anse voisine. Le bruit des rames Ă©tait dĂ©jĂ  plus fort que la voix de mon mari, qui essayait de me consoler et qui pleurait lui-mĂȘme autant que moi
 Le jusant de la mer commandait de faire route ; Mizan, ĂŽ Dieu ! Mizan, dont je lus toute la mĂ©chancetĂ© dans un regard, fit remarquer cela Ă  l’équipage et m’arracha presque des bras de mon mari. On m’entraĂźna dans la chaloupe, suffoquĂ©e de douleur et tout agitĂ©e de pressentiments.

Je ne veux point vous parler de tous mes chagrins, ni de la longueur de mes jours d’attente ; mais je dois vous dire combien j’eus de peine auprĂšs de Julie-Marie. Elle demeurait, depuis son mariage, dans une maisonnette blanche, nouvellement bĂątie, sur la pointe de Saint-Jacques, Ă  une demi-lieue du village de Kerfontaine, oĂč mon mari et moi nous habitions aussi depuis peu de temps. Si la brume ne commençait pas Ă  couvrir la grĂšve, nous pourrions apercevoir d’ici la maison en ruines de ces malheureux. Personne ne veut y demeurer aujourd’hui ; le souvenir de Mizan est attachĂ© Ă  ce triste foyer comme une malĂ©diction.

Julie-Marie tomba bientĂŽt malade. Était-ce la douleur causĂ©e par le dĂ©part de Claude ? Était-ce l’inquiĂ©tude au sujet de leur situation de fortune, que l’on disait embarrassĂ©e ? ou n’était-ce pas plutĂŽt, hĂ©las ! je le crains davantage, d’amĂšres pensĂ©es, des regrets peut-ĂȘtre, relativement Ă  son union avec Mizan, qui venaient accabler cette faible crĂ©ature ? MalgrĂ© la position dans laquelle je me trouvais moi-mĂȘme, je donnais tous mes soins Ă  mon amie. J’essayais surtout de relever son courage ; je lui parlais de tout ce qu’elle aimait : de ses chĂšres grĂšves du Morbihan, oĂč nous avions tant couru toutes petites, oĂč Jean QuĂ©ven nous dĂ©nichait des Ɠufs de goĂ«land ; de l’Île-aux-Moines, oĂč restaient ses meilleures amies, qu’elle reverrait sans tarder. Mes paroles semblaient lui faire du bien ; elle souriait et pleurait Ă  la fois. Puis je croyais devoir lui parler de Claude, de Jean, du Saint-Gildas, du retour de nos marins. Ah ! cette pensĂ©e, si douce pour moi, paraissait (j’ose Ă  peine le dire), lui Ă©treindre le cƓur, contracter son sourire, tarir ses larmes
 Pauvre crĂ©ature ! elle dĂ©pĂ©rissait Ă  vue d’Ɠil, et moi-mĂȘme bientĂŽt, abattue par des rĂȘves cruels ou des nuits sans sommeil, je ne trouvai plus de bonnes paroles pour consoler la malheureuse Julie.

Trois mois s’étaient dĂ©jĂ  presque Ă©coulĂ©s depuis le dĂ©part du Saint-Gildas ; nous Ă©tions Ă  la fin de dĂ©cembre, et le retour du navire, aprĂšs avoir touchĂ© aux Açores en revenant de Marseille, avait Ă©tĂ© annoncĂ© pour les derniers jours d’octobre. La saison des tempĂȘtes Ă©tait venue. Le soleil ne se montrait plus au dessus de la mer. Le vent du large faisait rouler les vagues sur la pointe de Saint-Jacques, avec un bruit dont les femmes de marins connaissent seules l’horreur
 Quel hiver nous passĂąmes dans de telles transes ! La mer fut affreuse pendant tout le mois de janvier ; je priais Dieu, chaque nuit, de garder mon mari loin de ces cĂŽtes couvertes d’écueils. En fĂ©vrier, l’embellie de la mer parut s’annoncer un peu et me rendit espoir et courage ; puis, enfin, une lettre, timbrĂ©e de Lisbonne, me fut remise un soir. Je reconnus l’écriture de Jean : il vivait ; c’était assez, c’était trop de bonheur ! Je ne pouvais lire Ă  travers mes larmes. Je voulus courir chez Julie Mizan, malgrĂ© la nuit, qui rendait le chemin dangereux. J’arrivai pourtant Ă  la maison blanche : j’embrassai Julie, que je n’avais pas vue depuis quatre ou cinq jours ; je lui montrai ma lettre ; elle dĂ©tourna les yeux. Je lui lus, oui, je lus, pour ainsi dire, la preuve de l’existence de Claude et de Jean ; elle ne fit paraĂźtre aucune Ă©motion, si ce n’est qu’elle devint plus triste tout Ă  coup
 Ne pouvant faire mieux, je communiquai les bonnes nouvelles Ă  une vieille femme qui servait Julie, et je m’éloignai, partagĂ©e entre la joie, l’étonnement et la douleur.

La lettre de mon mari m’informait qu’un coup de vent, suivi de fortes avaries, l’avait forcĂ© de relĂącher Ă  Lisbonne ; que, du reste, le voyage Ă©tait heureux ; que tout allait bien et qu’il espĂ©rait revenir au pays dans trois ou quatre semaines. Je relus cent fois la lettre de Jean et je finis par y trouver je ne sais quelle vague tristesse. Les lignes oĂč il Ă©tait question de Claude me semblĂšrent surtout avoir Ă©tĂ© Ă©crites sous l’impression de quelque peine secrĂšte dont il ne voulait point parler. Mais le cƓur d’une femme, d’une femme qui attend dans l’angoisse, pĂ©nĂštre, devine, pressent tout ce qui pourrait la sĂ©parer encore d’un Ă©poux absent et bien-aimĂ©.

Les quatre semaines s’écoulĂšrent et le Saint-Gildas n’avait Ă©tĂ© signalĂ© nulle part. J’étais presque folle d’anxiĂ©tĂ©. Chaque jour je souffrais de plus en plus. Non, tant de peines ne peuvent se comprendre
 J’abrĂšge, car la nuit va bientĂŽt venir, et j’arrive au jour fatal.

Je rentrais, bien triste, de l’office du vendredi saint. Le temps Ă©tait en rapport avec mes sombres pensĂ©es. Mon Ăąme brisĂ©e Ă©tait comme pleine de l’agonie du Sauveur. Un voile de deuil couvrait la mer. Le vent pleurait sur la falaise et les vagues grossissaient de minute en minute ; tout annonçait une grande tempĂȘte. Je me dirigeais vers la maison de Julie, lorsqu’un matelot, revenant de la pointe, me dit que l’on signalait, par le travers du plateau de la Recherche, un navire qui paraissait dĂ©jĂ  s’affaler Ă  la cĂŽte ; que c’était un grand brick de plus de cent cinquante tonneaux ; qu’il avait l’air de gouverner encore un peu, mais que si le vent ne mollissait pas, il serait jetĂ© sur les brisants, bien avant la nuit, sans qu’il fĂ»t possible de lui porter secours. — C’est le Saint-Gildas ! m’écriai-je ; c’est Jean, c’est mon mari ! Mon Dieu ! mon Dieu, ayez pitiĂ© de nous !

Le matelot, voyant mon Ă©tat de souffrance, essaya de m’empĂȘcher d’aller plus loin, en m’assurant que ce ne pouvait ĂȘtre le Saint-Gildas. Je ne le croyais pas, j’aurais voulu courir et je n’avançais qu’avec beaucoup de peine sur le sable. Le marin me suivait et m’aidait parfois Ă  lutter contre la pluie et l’ouragan. Il Ă©tait prĂšs de trois heures, quand nous arrivĂąmes Ă  la pointe, oĂč quelques pĂȘcheurs nous avaient prĂ©cĂ©dĂ©s. À mon arrivĂ©e, ils firent silence et, lorsqu’aprĂšs avoir jetĂ© les yeux sur la mer, je m’écriai : — C’est le Saint-Gildas, je le reconnais ! Est-il en perdition ? RĂ©pondez-moi, pour l’amour de Dieu ! — Personne n’osa mentir pour me rassurer.

Que vous dire, monsieur, pour achever ce tableau de ma douleur ? Pendant deux heures, j’assistai Ă  la lutte du Saint-Gildas contre une mer affreuse, tantĂŽt l’apercevant, tantĂŽt le croyant englouti, puis le voyant se relever, sans voiles, sans mĂąts
 Deux fois les matelots, excitĂ©s par mes cris, avaient mis Ă  flot des embarcations ; les lames les avaient brisĂ©es. Il ne restait plus d’espoir
 Ô Seigneur, quelle Ă©preuve ! Vous ne voulĂ»tes pas me la faire subir tout entiĂšre. Un coup de vent me renversa et l’on m’emporta sans connaissance.

Trois jours aprĂšs, ma petite Janic vint au monde et je demeurai deux semaines entre la vie et la mort. Au bout de ce temps, je connus toute l’étendue de mes malheurs : le Saint-Gildas avait pĂ©ri, corps et biens, sauf un seul homme. Jean, sur le point de se sauver Ă  la nage, avait disparu tout Ă  coup auprĂšs des grands rochers de la pointe, et celui qui se sauva fut le second du navire, Claude Mizan.

HĂ©las ! l’histoire de Claude et de Julie est plus triste encore que la nĂŽtre : ils sont morts tous les deux : lui, soupçonnĂ©, mĂ©prisĂ©, accablĂ© de remords ; elle, folle ! Et moi, du moins, je vis pour ma fille, j’ai conservĂ© la rĂ©signation et je puis prier pour eux


Le retour de Claude ne parut pas diminuer, comme on devait l’espĂ©rer, l’étrange faiblesse de corps et d’esprit de sa pauvre femme. Cependant elle me voyait encore avec plaisir, et les pleurs que nous rĂ©pandions ensemble, calmaient ses peines secrĂštes et les miennes. Mais peu Ă  peu mes visites auprĂšs de Julie durent ĂȘtre plus rares, Ă  mon grand regret ; Mizan, que troublait ma prĂ©sence, finit par me faire comprendre que ma vue lui Ă©tait insupportable.

Ce fut surtout un an aprĂšs le naufrage que tout devint extraordinaire dans la maison blanche. La perte du Saint-Gildas m’avait rĂ©duite Ă  la misĂšre ; je n’avais et je n’ai pour vivre qu’un modique secours de la Caisse de la Marine. Mizan, au contraire, acheta quelques terres autour de sa maison. Il Ă©tait relativement riche et l’on prĂ©tendait (dois-je le rĂ©pĂ©ter ?) qu’il avait dĂ» trouver un trĂ©sor
, dans la cabine du Saint-Gildas.

Du vivant de ce misĂ©rable, je n’en sus, je n’en voulus jamais savoir davantage. Il devenait sauvage, sombre, maladif. Sa maison Ă©tait fermĂ©e Ă  tout le monde, fermĂ©e Ă  moi-mĂȘme. On disait que, la nuit, des cris, des gĂ©missements lugubres s’en Ă©chappaient bien souvent. J’avais la mort dans l’ñme en songeant Ă  Julie, et je ne reprenais courage qu’aux caresses de ma petite fille, si dĂ©licate, si faible, que j’osais Ă  peine la presser sur mon sein.

Tout Ă  coup j’appris que Mizan venait de mourir. Sa mort, je l’avoue, ne me causa ni surprise, ni chagrin. Je sentais d’instinct qu’il Ă©tait l’auteur de ma ruine, et ce ne fut pas sans peine que je retournai Ă  sa demeure, pour assister sa veuve infortunĂ©e. Oh ! pourquoi Dieu me permit-il de franchir ce seuil de dĂ©solation ! J’aurais versĂ©, toute ma vie, des larmes moins amĂšres, et le souvenir des derniers moments de mon mari eĂ»t Ă©tĂ© moins dĂ©chirant pour mon cƓur !

Je me rendis seule, un soir, Ă  la maison de Julie. Dieu ! dans quel Ă©tat je la retrouvai ! Elle Ă©tait assise sur sa couche. La vieille femme, dont j’ai parlĂ©, Catherine, filait dans un coin obscur. La malade, pĂąle et amaigrie, murmurait, joignait les mains, priait et gĂ©missait tour Ă  tour. Elle ne me reconnut pas, sans doute, car, s’adressant Ă  des ombres invisibles, et au milieu des discours les plus incohĂ©rents, elle disait : — Claude, Claude, rends-lui son argent ! — Puis elle ajoutait en se dĂ©battant : — À moi, Claude, sauve ton capitaine ! Ă  moi, je vais pĂ©rir !


La vieille femme vint auprĂšs du lit pour arranger les couvertures et supplia Julie de garder le silence. — Elle est tout Ă  fait folle Ă  prĂ©sent, je le crains, me dit Catherine ; mais cela ne peut durer longtemps, dans l’état oĂč elle se trouve. Ces accĂšs ont commencĂ© presque subitement, la veille de la mort de son mari. Il Ă©tait au plus mal ; alors j’ai entendu l’homme appeler doucement, par son nom, la pauvre crĂ©ature, qui grelottait auprĂšs du foyer. Cela m’a bien Ă©tonnĂ©e, car il ne pouvait guĂšre la souffrir depuis son retour. Elle a eu de la peine Ă  se rendre auprĂšs de lui, et Claude s’est mis Ă  parler tout bas
 Tout d’un coup, JĂ©sus ! Julie a poussĂ© un grand cri et elle est tombĂ©e Ă  la renverse. Je l’ai portĂ©e dans son lit, de l’autre cĂŽtĂ© ; et, depuis, elle divague Ă  faire trembler.

Ah ! quelles angoisses je ressentais Ă  de tels rĂ©cits ! Les plaintes de Julie-Marie me navraient ; ses paroles Ă©tranges et revenant toujours Ă  la mĂȘme idĂ©e me faisaient frĂ©mir, tant je redoutais d’en saisir le sens mystĂ©rieux.

Une autre fois, comme sa gardienne venait de sortir, Julie, sans me reconnaĂźtre, s’écria en me voyant approcher : — Je sais tout ! Claude me l’a rĂ©vĂ©lĂ© avant de mourir. Je vais te le confier, Catherine ; tu ne nous trahiras pas ; et puis, je compte lui rendre son argent
 Le Saint-Gildas, tu sais bien ? s’est perdu le jour du vendredi saint. Claude et Jean se sont jetĂ©s Ă  la mer pour se sauver, mais le capitaine


À ces mots, j’essayai d’interrompre cette confidence qui ne me promettait que d’affreuses rĂ©vĂ©lations. Ce fut en vain ; ma malheureuse amie me tenait le bras fortement serrĂ© et je ne pus ni m’éloigner, ni la rĂ©duire au silence. Elle continua ainsi : — Le capitaine avait attachĂ© autour de ses reins une ceinture pleine d’or et d’argent, dont le poids le fatiguait beaucoup. Alors, se sentant couler Ă  fond, il dit Ă  Claude : — À moi ! je vais pĂ©rir ; tiens, prends ma ceinture
 sauve ton capitaine !
 Oh ! Claude a Ă©tĂ© bien coupable !
 Ensuite
 Je ne me souviens plus
 Je souffre encore davantage
 Rends-lui son argent, Catherine
 Laisse-moi en repos.

Ainsi ont Ă©tĂ© dissipĂ©s les doutes que je conservais encore ; j’ai tout appris, — du moins je l’espĂšre, — et Dieu veuille que Mizan, s’il Ă©tait en Ă©tat de sauver son patron, ne lui ait pas refusĂ© son aide, au dernier moment ! Oh ! non, non ! son crime est assez grand, sans y ajouter. Seigneur, faites-lui misĂ©ricorde !


Un mois plus tard, Ă  peine, la pauvre Julie est trĂ©passĂ©e entre mes bras. À son dernier soupir, on eĂ»t dit que sa piĂ©tĂ© lui rendait quelque raison, car elle rĂ©pĂ©tait attentivement les priĂšres du prĂȘtre qui l’assistait ; pourtant, elle dĂ©lirait de temps Ă  autre et murmurait tout bas Ă  mon oreille : — Rends-lui son argent ; Claude, rends-lui son argent !

Notre argent, que m’importe ! Il est passĂ© dans les mains de leurs hĂ©ritiers. Ah ! qu’ils le gardent, ce fatal argent, puisqu’il ne saurait me rendre mon mari !


La veuve du capitaine a cessĂ© de parler pour essuyer ses larmes ; puis, voyant revenir l’innocente Janic, les mains pleines de coquillages, et presque joyeuse malgrĂ© son air de mĂ©lancolie, elle est allĂ©e au-devant de la petite fille et s’est Ă©loignĂ©e rapidement du cĂŽtĂ© des ruines du vieux chĂąteau.

Coat-ar-Roch, le 8 août 1870.

Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Fant%C3%B4mes_bretons/La_Folle_de_Sucinio