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Rip Van Winkle

audiobook & e-book


Washington Irving

Rip Van Winkle

Traduction Théodore Lefebvre.

Le Livre d'esquisses, Poulet-Malassis, 1862 (pp. 32-53).

Quiconque a remontĂ© l'Hudson doit se rappeler les monts Kaatskill. C'est une branche rompue de la grande famille des Apalaches ; on les voit qui filent Ă  l'Ouest du fleuve pour s'Ă©lever Ă  une hauteur imposante et dominer le pays d'alentour. À tout changement de saison, Ă  tout changement de temps, que dis-je ? Ă  toute heure du jour, il s'opĂšre un changement dans les teintes et les formes magiques revĂȘtues par ces montagnes, que, de tous cĂŽtĂ©s, les bonnes femmes regardent comme d'excellents baromĂštres. Quand le temps est beau et bien assis, elles sont enveloppĂ©es de bleu et de pourpre, et leurs contours se dĂ©tachent vigoureusement sur le ciel pur du soir ; mais quelquefois, lorsque le reste du paysage est sans nuages, il se rassemble autour de leurs sommets une masse de vapeurs grises, qui, colorĂ©e aux derniers rayons du soleil couchant, les couronne comme un diadĂšme resplendissant.

Au pied de ces fĂ©eriques montagnes le voyageur peut avoir dĂ©couvert de loin la lĂ©gĂšre fumĂ©e qui s'Ă©lĂšve, en ondulant, d'un village dont les toits de planches Ă©tincellent entre les arbres, prĂ©cisĂ©ment Ă  l'endroit oĂč les teintes bleues de la montagne se mĂȘlent, en se fondant, aux belles teintes vertes du paysage qui se trouve au-dessous. C'est un petit village, mais un village fort ancien, puisqu'il a Ă©tĂ© fondĂ© par quelques colons hollandais, dans les premiers temps de la province, prĂ©cisĂ©ment Ă  l'Ă©poque de l'entrĂ©e aux affaires du bon Pierre Stuyvesant (que ses cendres reposent en paix!); et quelques-unes des maisons des colons primitifs Ă©taient encore dĂ©bout il y a peu d'annĂ©es, construites en petites briques jaunes apportĂ©es de Hollande, avec des jalousies et des pignons, sur le devant, surmontĂ©s de girouettes.

Dans ce village mĂȘme, et dans une de ces maisons mĂȘmes (disons toute la vĂ©ritĂ©, c'Ă©tait une dĂ©plorable victime du temps, elle Ă©tait battue par tout les vents), vivait, il y a bien des annĂ©es, Ă  l'Ă©poque oĂč le pays Ă©tait encore une province de la Grande-Bretagne, un simple et brave garçon nommĂ© Rip Van Winkle. C'Ă©tait un descendant des Van Winkle qui firent si noble figure aux jours glorieux de Pierre Stuyvesant et l'accompagnĂšrent au siĂšge de Fort-Christine. Pourtant il n'avait que mĂ©diocrement hĂ©ritĂ© du caractĂšre martial de ses ancĂȘtres. J'ai fait observer que c'Ă©tait un simple et brave garçon ; c'Ă©tait en outre un bon voisin, un mari docile, se laissant gouverner par sa femme. Et je croirais assez que c'est Ă  cette derniĂšre circonstance qu'il dut cette affabilitĂ© qui le rendit si gĂ©nĂ©ralement populaire ; car ces hommes-lĂ  sont merveilleusement disposĂ©s Ă  ĂȘtre complaisants et conciliants au dehors, qui, dans leur intĂ©rieur, courbent la tĂȘte sous le joug d'une femme acariĂątre. Il est incontestable que leur caractĂšre s'assouplit et devient mallĂ©able dans la fournaise ardente des tribulations domestiques ; et une mercuriale sous les rideaux vaut tous les sermons du monde pour inculquer les vertus de la patience et de la longanimitĂ©. D'oĂč il suit qu'une femme querelleuse peut, Ă  certains Ă©gards, ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une vĂ©ritable bĂ©nĂ©diction ; s'il en est ainsi, Rip Van Winkle Ă©tait trois fois bĂ©ni.

Toujours est-il que c'était le grand favori de toutes les bonnes femmes du village, qui, suivant l'usage du beau sexe, prenaient fait et cause pour lui dans toutes les querelles d'intérieur, et ne manquaient jamais, chaque fois qu'elles entamaient ce sujet de caurserie dans leurs commérages du soir, de faire peser tout le blùme sur dame Van Winkle. Les enfants du village, eux, poussaient des cris d'allégresse à son approche. Il assistait à leurs ébats, fabriquait leurs jouets, leur apprenait à enlever les cerfs-volants, à lancer la bille, et leur disait de longues histoires de fantÎmes, de sorciÚres et d'Indiens. Quels que fussent l'heure et l'itinéraire qu'il choisßt pour leur échapper, il était toujours environné d'une troupe de gamins qui s'accrochaient aux pans de son habit, grimpaient sur son dos et lui jouaient mille tours avec impunité... ; et, dans tout le voisinage, pas un chien n'aurait aboyé aprÚs lui.

La grande erreur de Rip et de sa nature, c'Ă©tait une insurmontable aversion pour toute espĂšce de travail lucratif. Non pas que cela provĂźnt d'un manque d'assiduitĂ© ou de persĂ©vĂ©rance ; car il restait assis sur un roc humide, avec une ligne aussi longue et aussi pesante que la lance d'un Tartare, Ă  pĂȘcher tout le jour sans murmurer, alors mĂȘme que pour l'encourager le moindre poisson ne venait pas mordre Ă  l'hameçon. Il portait un fusil de chasse sur l'Ă©paule pendant des heures entiĂšres, se fatiguant Ă  traverser les bois et les marais, tantĂŽt sur la colline, tantĂŽt dans la vallĂ©e, le tout pour tirer quelques Ă©cureuils ou quelques pigeons sauvages. Jamais il ne refusait d'aider un voisin, mĂȘme dans le travail le plus rude ; et toujours il Ă©tait le premier quand il s'agissait, comme cela se pratique Ă  la campagne, de donner un coup de main pour Ă©cosser le blĂ© de Turquie ou Ă©lever un mur de clĂŽture. Les femmes du village avaient aussi l'habitude de l'employer pour remplir leurs messages et satisfaire telles petites fantaisies qui n'auraient pas trouvĂ© des serviteurs dans leurs maris moins complaisants. — En un mot, Rip Ă©tait prĂȘt Ă  faire la besogne de qui que ce fĂ»t, exceptĂ© la sienne ; quant Ă  remplir ses devoirs de famille, Ă  s'occuper de sa plantation, il trouvait cela impossible.

En effet, il dĂ©clarait que cela ne servait Ă  rien de travailler sur sa plantation ; c'Ă©tait la plus mauvaise petite piĂšce de terre de toute la contrĂ©e ; tout y venait mal, et y viendrait mal, en dĂ©pit de ses efforts. Ses palissades tombaient continuellement en morceaux ; ou sa vache s'Ă©garait, ou bien elle allait au milieu des choux ; les mauvaises herbes Ă©taient sĂ»res de pousser plus vite dans ses champs que partout ailleurs ; la pluie ne manquait jamais d'ĂȘtre Ă  l'ordre du jour quand il avait quelque travail Ă  faire au dehors ; de sorte que bien que les propriĂ©tĂ©s qui formaient son patrimoine se fussent Ă©cornĂ©es et dissipĂ©es, arpent par arpent, sous son administration, jusqu'Ă  ce qu'il ne lui restĂąt guĂšre plus qu'une pauvre petite bande de blĂ© de Turquie et de pommes de terre, cependant c'Ă©tait la plantation la plus mal entretenue de tout le voisinage.

Et ses enfants... ils Ă©taient aussi dĂ©guenillĂ©s, aussi incultes que s'ils n'eussent appartenu Ă  personne. Son fils Rip, polisson engendrĂ© Ă  son image mĂȘme, promettait d'hĂ©riter des mƓurs en mĂȘme temps que des vieux habits de son pĂšre. On le voyait ordinairement trotter, comme un poulain, derriĂšre sa mĂšre, Ă©quipĂ© d'une paire de braies mise au rebut par son pĂšre, et qu'Ă  grand'peine il retenait d'une main, de mĂȘme qu'une belle dame relĂšve sa robe quand le temps est mauvais.

Rip Van Winkle, cependant, Ă©tait un de ces heureux mortels, Ă  l'humeur joviale et facile, qui ne voient que le beau cĂŽtĂ© des choses ; Ă  qui il importe peu de manger du pain blanc ou du pain bis, pourvu qu'ils l'aient obtenu avec le moins de peine, de fatigue possible ; qui aimeraient mieux mourir de faim sur un penny que de travailler pour gagner une livre. LaissĂ© Ă  lui-mĂȘme, il eĂ»t, parfaitement satisfait, traversĂ© la vie en sifflant ; mais sa femme lui Ă©tourdissait continuellement les oreilles de sa paresse, de son insouciance, de la ruine qu'il apportait dans sa famille. Le matin, Ă  midi et le soir sa langue allait toujours, et quoi qu'il pĂ»t dire ou faire il Ă©tait sĂ»r de faire jaillir une source intarissable d'Ă©loquence domestique. Rip n'avait qu'une rĂ©ponse pour tous les sermons de cette espĂšce, et par suite d'un frĂ©quent usage elle Ă©tait passĂ©e en habitude : il haussait les Ă©paules, secouait la tĂȘte, levait les yeux au ciel, mais ne disait rien, ce qui cependant ne manquait jamais de ranimer la verve Ă©puisĂ©e de sa moitiĂ© ; de sorte qu'il Ă©tait obligĂ© de battre en retraite et d'Ă©vacuer la place — seul moyen d'ĂȘtre chez lui qu'ait, Ă  vrai dire, mari en puissance de femme.

Le seul adhĂ©rent qu'eĂ»t Rip au logis Ă©tait son chien Wolf, qui Ă©tait aussi maltraitĂ© que son maĂźtre ; car dame Van Winkle les regardait comme des compagnons en paresse, et mĂȘme voyait particuliĂšrement Wolf de trĂšs-mauvais Ɠil, comme la cause des frĂ©quentes pĂ©rĂ©grinations de son maĂźtre. Il est certain qu'il avait toute l'ardeur qui convient Ă  un honorable chien ; que jamais animal plus courageux ne battit les bois. — Mais quel courage peut rĂ©sister Ă  la terreur montante que rĂ©pand une langue de femme qui ne s'arrĂȘte jamais ? Du moment oĂč Wolf passait le seuil du logis, sa fiertĂ© tombait, sa queue balayait tristement le sol ou s'entortillait entre ses pattes ; il se faufilait l'oreille basse, de l'air d'un gibier de potence, jetant plus d'un regard oblique Ă  l'adresse de dame Van Winkle, et dĂšs que le manche Ă  balai ou la cuiller Ă  pot commençait Ă  prĂ©luder, il gagnait en glapissant la porte avec la plus grande prĂ©cipitation.

Les annĂ©es de mariage s'accumulĂšrent, et l'horizon s'assombrit de plus en plus pour Rip : un caractĂšre acidulĂ© ne s'adoucit jamais avec l'Ăąge ; une langue bien affilĂ©e est le seul instrument tranchant qu'un usage continuel ne fasse qu'aiguiser. Pendant longtemps il eut l'habitude de se consoler, quand il Ă©tait chassĂ© de la maison, en frĂ©quentant une sorte de club permanent des sages, des philosophes et autres paresseux personnages de l'endroit, lequel tenait ses sessions sur un banc placĂ© devant une petite auberge que signalait un portrait rubicond de sa majestĂ© Georges III. C'est lĂ  que, l'Ă©tĂ©, ils avaient coutume de se prĂ©lasser mollement Ă  l'ombre des journĂ©es tout entiĂšres, s'entretenant nonchalamment des caquets du village, ou disant, d'interminables et soporifiques histoires Ă  propos de rien. Mais un homme d'État n'aurait pas perdu son argent s'il avait entendu les profondes discussions qui survenaient parfois, quand par hasard un vieux journal laissĂ© par un voyageur de passage leur tombait entre les mains. Avec quelle solennitĂ© ils en Ă©coutaient le contenu, que laissait tomber d'une voix traĂźnante Derrick Van Bummel, le maĂźtre d'Ă©cole, pĂ©tulant et Ă©rudit petit homme que le mot le plus formidable du dictionnaire n'Ă©tait pas capable d'intimider ! Avec quelle sagesse ils dĂ©libĂ©raient sur les Ă©vĂ©nements publics quelques mois seulement aprĂšs qu'ils s'Ă©taient passĂ©s !

Les opinions de cette assemblĂ©e Ă©taient entiĂšrement dirigĂ©es par Nicolas Vedder, un patriarche du village, et le propriĂ©taire de l'auberge, Ă  la porte de laquelle il faisait la sieste du matin jusqu'au soir, prenant tout juste assez de mouvement pour Ă©viter le soleil et rester dans l'ombre d'un arbre aux larges branches, de sorte que les voisins pouvaient, d'aprĂšs ses Ă©volutions, dire l'heure avec autant de prĂ©cision que d'aprĂšs un cadran solaire. Il est vrai qu'on l'entendait rarement parler, mais il fumait incessamment sa pipe. Ses adhĂ©rents, cependant (car tout grand homme a ses adhĂ©rents), le comprenaient parfaitement et savaient comment recueillir son opinion. Quand une chose lue ou racontĂ©e devant lui lui dĂ©plaisait, on remarquait qu'il fumait sa pipe avec vĂ©hĂ©mence ; que les bouffĂ©es de tabac sortaient courtes, frĂ©quentes, irritĂ©es. Était-il satisfait, il attirait la fumĂ©e doucement, tranquillement, et la chassait en nuages lĂ©gers et gracieux ; quelquefois mĂȘme, retirant la pipe de sa bouche et laissant la vapeur parfumĂ©e onduler autour de son nez, il inclinait gravement la tĂȘte en signe de complet assentiment.

Mais, hĂ©las ! l'infortunĂ© Rip fut Ă  la fin dĂ©logĂ© de cette redoutable position par sa querelleuse moitiĂ©, qui, faisant tout Ă  coup irruption, rompait la tranquillitĂ© de l'assemblĂ©e et en traitait les membres de bons Ă  rien. Cet auguste personnage, Nicolas Vedder lui-mĂȘme, n'Ă©tait pas Ă  l'abri des atteintes de la langue entreprenante de cette terrible virago, qui l'accusait, tout net, d'encourager son mari dans ses habitudes de fainĂ©antise.

Le pauvre Rip finit par se trouver presque rĂ©duit au dĂ©sespoir ; et sa seule ressource, pour Ă©chapper aux labeurs de la plantation et aux clameurs de sa femme, Ă©tait de prendre en main un fusil et de s'enfoncer dans les bois. LĂ , il s'asseyait parfois au pied d'un arbre, et partageait le contenu de son bissac avec Wolf. Entre eux rĂ©gnait la sympathie : c'Ă©tait un compagnon de souffrance et de persĂ©cution. « Pauvre Wolf, » disait-il, « ta maĂźtresse te fait mener une vie de chien ; mais ne fais pas attention, mon garçon : tant que je vivrai tu n'auras pas besoin d'un ami pour te soutenir ; » et Wolf remuait lĂ©gĂšrement la queue, regardait fixement son maĂźtre en face, et si les chiens sont susceptibles de pitiĂ©, je crois fermement qu'il le plaignait aussi du plus profond de son cƓur.

Un beau jour d'automne, pendant une longue excursion de cette espÚce, Rip avait, sans y songer, escaladé l'une des parties les plus élevées des monts Kaatskill. Il était en train de se livrer à son divertissement favori, la chasse à l'écureuil, et les solitudes endormies avaient retenti et retenti encore des détonations de son fusil. L'aprÚs-midi était trÚs-avancée ; haletant, épuisé, il se jeta sur un monticule vert que recouvraient des pùturages de montagne et qui couronnait le front d'un précipice. Par une ouverture entre les arbres il pouvait embrasser tout le pays qui s'étendait à ses pieds, bien des milles de terres magnifiquement boisées. Il voyait dans le lointain l'Hudson majestueux, dessous, mais bien au-dessous de lui, poursuivant sa course silencieuse mais imposante, que venait seulement accidenter la réflexion d'un nuage couleur de pourpre ou la voile d'une barque aux mouvements pleins de lenteur qui dormait çà et là sur son sein poli et se perdait enfin dans le bleu des hautes terres.

Il regarda de l'autre cĂŽtĂ©, et ses yeux plongĂšrent dans une vallĂ©e profonde, sauvage, solitaire, effrayante, dont le fond Ă©tait rempli de blocs Ă©normes dĂ©tachĂ©s des rochers qui surplombaient, et qu'Ă©clairaient Ă  peine les rayons rĂ©flĂ©chis du soleil couchant. Pendant quelque temps Rip contempla cette scĂšne d'un air rĂȘveur : le soir s'avançait toujours, les montagnes commençaient Ă  projeter sur les vallĂ©es leurs longues ombres bleues ; il vit que la nuit tomberait bien avant qu'il pĂ»t atteindre le village, et il poussa un profond soupir en songeant Ă  l'accueil gracieux que lui rĂ©servait dame Van Winkle.

Comme il Ă©tait sur le point de descendre, il entendit Ă  une certaine distance une voix qui criait : « Rip Van Winkle ! Rip Van Winkle ! » Il regarda autour de lui, mais il ne vit rien... qu'une corneille qui passait dans son vol solitaire, perpendiculairement Ă  la montagne. Il crut avoir Ă©tĂ© le jouet de son imagination, et se retournait pour continuer Ă  descendre, quand il entendit le mĂȘme cri retentir dans l'air assoupi du soir : « Rip Van Winkle ! Rip Van Winkle ! » — En mĂȘme temps le dos de Wolf se hĂ©rissa ; il poussa un grognement Ă©touffĂ©, et, se serrant contre son maĂźtre, jeta dans le vallon un regard effrayĂ©. Rip alors sentit une vague apprĂ©hension s'emparer de lui ; il -jeta dans la mĂȘme direction un regard inquiet, et aperçut une forme Ă©trange escaladant lentement et pĂ©niblement les rochers, courbĂ©e sous le poids d'un fardeau qu'elle portait sur son dos. Il fut surpris de voir un ĂȘtre humain dans cet endroit sauvage et non frĂ©quentĂ© ; mais supposant que c'Ă©tait quelque habitant du voisinage qui avait besoin de son secours, il se hĂąta de descendre pour le lui prĂȘter.

Comme il approchait davantage, il fut encore plus surpris de la singularitĂ© de la personne de l'Ă©tranger. C'Ă©tait un petit vieillard construit en carrĂ©, avec des cheveux Ă©pais et incultes et une barbe grise. Il Ă©tait habillĂ© Ă  l'ancienne mode hollandaise — un pourpoint de drap serrĂ© autour de la taille, plusieurs paires de hauts-de-chausses, dont le dernier trĂšs-ample, ornĂ© de rangĂ©es de boutons sur les cĂŽtĂ©s et de nƓuds aux genoux. Sur son Ă©paule Ă©tait un lourd barriquaut, qui paraissait plein de liquide. Il fit signe Ă  Rip d'approcher et de l'aider Ă  le porter. Quoique sur ses gardes et se dĂ©fiant de cette nouvelle connaissance, Rip se rendit Ă  son dĂ©sir avec son empressement ordinaire, et s'aidant l'un l'autre tour Ă  tour, ils escaladĂšrent une gorge Ă©troite, formĂ©e, selon toute apparence, par le lit d'un torrent dessĂ©chĂ© de la montagne. Comme ils gravissaient, Rip entendit de temps Ă  autre de longs roulements, semblables Ă  des coups de tonnerre dans le lointain, qui paraissaient sortir d'un profond ravin, ou plutĂŽt d'une crevasse, entre des rochers au front Ă©levĂ©, vers lequel menait le sentier difficile, qu'ils avaient pris. Il s'arrĂȘta pendant un instant, mais il supposa que c'Ă©tait le bruit sourd d'une de ces pluies accompagnĂ©es de tonnerre et sans durĂ©e, frĂ©quentes dans les montagnes sur les hauteurs, et se remit en marche. Ils traversent le ravin et arrivent Ă  une cavitĂ© qui ressemblait Ă  un petit amphithĂ©Ăątre, entourĂ©e de rochers Ă  pic, sur le bord desquels des arbres qui surplombaient laissaient tomber leurs branches, de sorte qu'on n'apercevait que par Ă©chappĂ©es le ciel bleu et les nuages dorĂ©s du couchant. — Pendant tout ce temps, Rip et son compagnon avaient silencieusement poursuivi leur marche pĂ©nible ; car, bien que le premier fĂ»t grandement curieux de savoir quel motif pouvait pousser Ă  transporter un barriquaut de liqueur sur cette montagne sauvage, cependant il y avait autour de cet inconnu je ne sais quoi de singulier, d'incomprĂ©hensible, qui inspirait une crainte respectueuse et n'admettait pas la familiaritĂ©.

Comme ils entraient dans l'amphithĂ©Ăątre, il se prĂ©senta de nouveaux sujets d'Ă©tonnement. Sur une surface plane, au centre, se trouvait un groupe de personnages au regard Ă©trange, jouant aux quilles. Leur costume bizarre n'Ă©tait pas Ă  la mode du pays : les uns portaient des pourpoints courts, les autres des jaquettes, avec de longs couteaux dans leurs ceinturons ; la plupart d'entre eux avaient d'Ă©normes hauts-de-chausses, dans le genre de ceux du guide de Rip. Leurs figures, aussi, Ă©taient particuliĂšres : l'un avait une grosse tĂȘte, une large face et des yeux microscopiques ; le nez de cet autre semblait ĂȘtre tout son visage, lequel Ă©tait surmontĂ© d'un chapeau blanc, en forme de pain de sucre, qu'ornait une petite queue de coq, de couleur rouge. Tous ils avaient des barbes, mais de formes et de couleurs diverses. Il y en avait un qui paraissait ĂȘtre le chef. C'Ă©tait un vieux gentleman robuste, Ă  l'air martial ; il portait un pourpoint garni de dentelles, Un large ceinturon soutenant un couteau de chasse, un chapeau haut de forme et Ă  plume, des bas rouges, et des souliers Ă  talons Ă©levĂ©s, ornĂ©s de rosettes. Ce groupe remit en mĂ©moire Ă  Rip les figures d'une vieille peinture flamande qu'il avait vue dans la salle Ă  manger de Dominie Van Shaick, le curĂ© du village, et qui avait Ă©tĂ© apportĂ©e de Hollande Ă  l'Ă©poque de l'Ă©tablissement de la colonie.

Mais ce qui surtout parut étrange à Rip, c'est que, bien que ces gens s'amusassent évidemment, ils gardassent cependant les physionomies les plus sérieuses, le plus mystérieux silence : c'était la plus mélancolique partie de plaisir à laquelle il eût jamais assisté. Rien n'interrompait le calme de cette scÚne, rien, si ce n'est le bruit que faisaient les boules en roulant, qui retentissait le long des montagnes comme le tonnerre grondant dans le lointain.

Quand Rip et son compagnon s'approchĂšrent d'eux, ils abandonnĂšrent tout Ă  coup leur partie, et le regardĂšrent avec des yeux si fixes, si glacĂ©s, d'un air si Ă©trange, si extraordinaire, si Ă©teint, que le cƓur lui manqua, que ses genoux s'entrechoquĂšrent. Alors son compagnon vida le contenu du barriquaut dans de grands flacons et lui fit signe de servir la compagnie. Il obĂ©it avec crainte et tremblement ; ils burent Ă  longs traits la liqueur dans un profond silence, et puis retournĂšrent Ă  leur jeu.

Le respect et la crainte de Rip se dissipĂšrent par degrĂ©s. Il alla jusqu'Ă  s'aventurer, quand aucun regard n'Ă©tait fixĂ© sur lui, Ă  goĂ»ter le liquide ; il trouva, rien qu'au parfum, qu'il ressemblait beaucoup Ă  de l'excellente eau-de-vie de geniĂšvre. Il avait naturellement le gosier en pente et fut bientĂŽt tentĂ© d'y retourner. Une rasade en provoqua une autre ; enfin ses visites au flacon devinrent si frĂ©quentes, que le sentiment l'abandonna ; ses yeux nagĂšrent dans leurs orbites, sa tĂȘte pencha graduellement, et il tomba dans un profond sommeil.

En s'Ă©veillant il se trouva sur le monticule vert d'oĂč, pour la premiĂšre fois, il avait vu le vieillard du vallon. Il se frotta les yeux : — on Ă©tait au matin, et le soleil brillait ; les oiseaux voletaient çà et lĂ  et jetaient leurs notes aiguĂ«s dans les buissons ; l'aigle tournait sur lui-mĂȘme au haut des airs, se maintenant contre la brise pure de la montagne. « AssurĂ©ment, pensa Rip, je n'ai pas dormi ici toute lĂ  nuit. » Il chercha Ă  se rappeler ce qui s'Ă©tait passĂ© avant qu'il ne s'endormit — l'homme Ă©trange au barriquaut de liqueur — le ravin de la montagne — la retraite sauvage au milieu des rochers — le groupe mĂ©lancolique qui jouait aux quilles — le flacon. « Oh ! ce flacon ! ce maudit flacon ! pensa Rip, — quelle excuse apporter Ă  dame Van Winkle ? »

Il chercha des yeux son fusil, mais au lieu de son fusil de chasse si net, si brillant, il n'en trouva prĂšs de lui qu'un vieux dont le canon Ă©tait incrustĂ© de rouille, dont la platine ne tenait plus, et dont le bois Ă©tait vermoulu. Il soupçonna alors les graves personnages de la montagne de lui avoir jouĂ© un tour, et, aprĂšs l'avoir gorgĂ© de liqueur, de lui avoir dĂ©robĂ© son fusil. Wolf aussi avait disparu ; mais il pouvait s'ĂȘtre Ă©lancĂ© Ă  la poursuite d'un Ă©cureuil ou d'une perdrix. Il le siffla et l'appela Ă  grands cris, le tout en vain ; l'Ă©cho rĂ©pĂ©ta son sifflement et ses cris, mais du chien pas de nouvelles.

Il résolut de revisiter le théùtre des jeux de la soirée derniÚre, et s'il rencontrait quelqu'un de ceux qu'il y avait vus, de lui demander son chien et son fusil. Comme il se levait pour se mettre en marche, il s'aperçut qu'il avait les articulations raides, que son agilité ordinaire lui faisait défaut. « Ces lits de montagne ne me conviennent pas, pensa Rip, et si cette folie me valait un rhumatisme je passerais un joli quart d'heure avec dame Van Winkle. » Il descendit, non sans difficulté, dans le vallon : il trouva le ravin que son compagnon et lui avaient escalade le soir précÚdent ; mais, à sa grande surprise, un ruisseau de montagne y jetait maintenant son écume, sautant de rocher en rocher, babillant et remplissant la vallée de murmures. Cependant il s'efforça de grimper sur les cÎtés, se frayant péniblement un chemin à travers des buissons de bouleau, de sassafras, de coudrier, trébuchant parfois ou s'embarrassant dans les ceps de vigne sauvage qui entrelaçaient d'un arbre à l'autre leurs tendrons caressants et formaient sous ses pas une espÚce de réseau.

Enfin il atteignit l'endroit oĂč le ravin leur avait fourni un passage Ă  travers les rochers pour gagner l'amphithĂ©Ăątre ; il ne restait aucune trace d'une semblable ouverture. Les rochers formaient une muraille Ă©levĂ©e, impĂ©nĂ©trable, sur laquelle le torrent roulait sa nappe d'Ă©cume diaphane, pour se jeter dans un bassin large et profond, noir des ombres de la forĂȘt prochaine. Ici le pauvre Rip fut enfin forcĂ© de s'arrĂȘter. Il appela, il siffla encore son chien : pas d'autre rĂ©ponse que les croassements d'une bande de corbeaux oisifs se jouant dans l'air, bien au-dessus de lui, autour d'un arbre dessĂ©chĂ© qui avançait sur un prĂ©cipice Ă©clairĂ© par le soleil. Confiants dans leur Ă©lĂ©vation, ils semblaient regarder en bas et se moquer des perplexitĂ©s du pauvre homme. Que faire ? — la matinĂ©e s'avançait, et Rip, mourant de faim, sentait le besoin de dĂ©jeuner. Il Ă©tait dĂ©solĂ© d'abandonner son chien et son fusil ; il redoutait l'accueil de sa femme ; mais ce n'Ă©tait pas une raison pour se laisser mourir de faim dans les montagnes. Il secoua la tĂȘte, mit sur l'Ă©paule son fusil rouillĂ©, et, le cƓur plein d'affliction et d'anxiĂ©tĂ©, tourna ses pas du cĂŽtĂ© du logis.

Comme il approchait du village, il rencontra nombre de gens, mais personne qu'il reconnĂ»t, ce qui le surprit un peu, car il avait jusqu'alors cru connaĂźtre tous les habitants des pays d'alentour. Leurs vĂȘtements, aussi, Ă©taient d'une mode diffĂ©rente de celle Ă  laquelle il Ă©tait habituĂ©. Ils le regardaient tous fixement avec d'Ă©gales marques de surprise, et, chaque fois qu'ils jetaient sur lui les yeux, portaient invariablement la main Ă  leur menton. La continuelle rĂ©pĂ©tition de ce geste amena Rip, involontairement, Ă  faire de mĂȘme. — Alors, Ă  son grand Ă©tonnement, il s'aperçut que sa barbe avait grandi d'un pied.

Il venait d'atteindre les premiĂšres maisons du village. Une bande d'enfants inconnus se mit Ă  sa poursuite en l'accablant de huĂ©es, en se montrant du doigt sa barbe grise. Les chiens, les chiens, parmi lesquels il ne retrouvait pas une vieille connaissance, aboyaient sur son passage. Le village mĂȘme Ă©tait changĂ© ; il Ă©tait maintenant plus large, plus populeux. Il dĂ©couvrait des rangĂ©es de maisons qu'il n'avait jamais vues auparavant, et celles qui avaient Ă©tĂ© ses retraites favorites avaient disparu. Des noms inconnus Ă©taient sur les portes — des visages inconnus aux croisĂ©es — tout Ă©tait inconnu. Son esprit se chargea de noirs pressentiments ; il en vint Ă  se demander si tout ce qui l'entourait et lui-mĂȘme n'Ă©taient pas enchantĂ©s. C'Ă©tait pourtant bien lĂ  le village oĂč il Ă©tait nĂ©, qu'il n'avait quittĂ© que de la veille ; c'Ă©taient bien lĂ  les monts Kaatskill — c'Ă©tait bien l'Hudson qui roulait dans le lointain ses eaux argentĂ©es — chaque colline, chaque vallĂ©e Ă©tait bien telle qu'elle avait toujours Ă©tĂ©. — Rip Ă©tait cruellement embarrassĂ© : — « Ce flacon de la nuit derniĂšre, pensait-il, a laissĂ© ma pauvre tĂȘte bien vide ! »

Ce ne fut pas sans difficultĂ© qu'il trouva le chemin qui conduisait Ă  sa maison. Il en approcha dans un muet respect, respect mĂȘlĂ© de crainte, s'attendant Ă  chaque minute Ă  entendre la voix perçante de dame Van Winkle. Il trouva la maison en ruine — le toit Ă©croulĂ©, les fenĂȘtres brisĂ©es, et les portes sorties des gonds. Un chien Ă  demi mort de faim, qui ressemblait Ă  Wolf, rĂŽdait Ă  l'entour. Rip l'appela par son nom, mais le chien grogna, montra les dents et passa. L'accueil n'Ă©tait pas gracieux. — « Jusqu'Ă  mon chien, soupira le pauvre Rip, qui m'a oubliĂ© !»

Il entra dans la maison, oĂč, c'est une justice Ă  lui rendre, dame Van Winkle avait toujours fait rĂ©gner l'ordre et la propretĂ©. Elle Ă©tait vide, triste, et, suivant toute apparence, abandonnĂ©e. Cette dĂ©solation dompta toutes ses craintes conjugales : — il appela Ă  grands cris sa femme et ses enfants — les chambres solitaires retentirent un moment du bruit de sa voix, et puis tout rentra dans le silence.

Il en sortit prĂ©cipitamment, et courut Ă  son ancien asile, l'auberge du village — mais elle aussi avait disparu. À la place se dressait, tout rachitique, un grand bĂątiment en bois, aux grandes fenĂȘtres bĂ©antes, dont quelques-unes avaient Ă©tĂ© brisĂ©es et rajustĂ©es avec de vieux chapeaux et de vieux jupons, et sur la porte Ă©tait peint : « HĂŽtel de l'Union, tenu par Jonathan Doolittle. » Au lieu du grand arbre qui servait Ă  abriter la petite et tranquille auberge hollandaise d'autrefois, s'Ă©levait maintenant une grande perche nue, avec quelque chose au bout qui ressemblait Ă  un bonnet de nuit de couleur rouge, et au bout de cette perche flottait un drapeau sur lequel il y avait un singulier assemblage d'Ă©toiles et de barres. — Tout cela Ă©tait Ă©trange, incomprĂ©hensible. Il reconnut cependant sur l'enseigne la face vermeille du roi Georges, au-dessous de laquelle il avait si souvent fumĂ© paisiblement sa pipe ; mais ici s'Ă©tait encore opĂ©rĂ© une singuliĂšre mĂ©tamorphose. L'habit rouge avait Ă©tĂ© remplacĂ© par un justaucorps bleu et couleur chamois ; au lieu d'un sceptre, la main tenait une Ă©pĂ©e, la tĂȘte Ă©tait ornĂ©e d'un chapeau Ă  cornes, et au-dessous Ă©tait peint en gros caractĂšres : « Le gĂ©nĂ©ral Washington. »

Il y avait, comme de coutume, beaucoup de monde autour de la porte, mais personne que Rip reconnĂ»t. Le caractĂšre mĂȘme du groupe semblait changĂ© : il y rĂ©gnait un ton de dispute, je ne sais quoi d'affairĂ©, de remuant, au lieu du flegme accoutumĂ©, du calme soporifique d'autrefois. En vain chercha-t-il des yeux le sage Nicolas Vedder avec sa large face, son double menton, sa longue et belle pipe, laissant Ă©chapper des nuages de fumĂ©e de tabac au lieu d'inutiles discours ; ou Van Bummel, le maĂźtre d'Ă©cole, communiquant le contenu d'un vieux journal. À leur place, un individu maigre, au regard bilieux, les poches pleines de billets, pĂ©rorait avec vĂ©hĂ©mence sur les droits des citoyens,— les Ă©lections, — les membres du congrĂšs, — la libertĂ©, — Bunker's Hill, — les hĂ©ros de soixante-seize — et autres expressions qui sonnaient aux oreilles troublĂ©es de Van Winkle comme un vrai jargon babylonien.

L'apparition de Rip avec sa longue barbe grise, son fusil de chasse couvert de rouille, son costume bizarre et l'armĂ©e de femmes et d'enfants qui se pressait sur ses talons, eut bientĂŽt attirĂ© l'attention des politiques de taverne. Ils s'amassĂšrent autour de lui, l'examinant de la tĂȘte aux pieds avec la plus grande curiositĂ©. L'orateur se prĂ©cipita vers lui, et, le prenant lĂ©gĂšrement Ă  part, s'enquit « de quel cĂŽtĂ© il votait : » Rip le regarda fixement, d'un air distrait et stupide. Un autre individu, de petite taille, mais qui se donnait beaucoup de mouvement, le tira par le bras, et, se haussant sur la pointe des pieds, lui glissa dans l'oreille : « Êtes-vous fĂ©dĂ©raliste ou dĂ©mocrate ? » Rip se mettait encore l'esprit Ă  la torture pour saisir la question, quand un habile et vieux gentleman Ă  mine dictatoriale et coiffĂ© d'un chapeau Ă  cornes finissant en pointe d'aiguille s'ouvrit un passage Ă  travers la foule, que sur son chemin il repoussait Ă  droite et Ă  gauche avec ses coudes, et se plantant devant Van Winkle, un bras sur la hanche, l'autre appuyĂ© sur sa canne, pendant que ses yeux perçants et son chapeau pointu plongeaient, pour ainsi dire, au fond de son Ăąme, lui demanda d'un ton austĂšre « ce qui l'amenait aux Ă©lections avec un fusil sur l'Ă©paule et un rassemblement derriĂšre lui, et s'il avait l'intention de faire une Ă©meute dans le village ? » « HĂ©las ! Messieurs, s'Ă©cria Rip quelque peu alarmĂ©, je suis un pauvre homme bien paisible, natif de l'endroit, et un loyal sujet du roi, Dieu le bĂ©nisse ! »

À ces mots le mĂȘme cri Ă©chappa Ă  tous les assistants : — « Un tory ! un tory ! un espion ! un rĂ©fugiĂ© ! Chassez-le, qu'il disparaisse ! » Ce fut Ă  grand'peine que l'important personnage au chapeau Ă  cornes parvint Ă  rĂ©tablir l'ordre, et qu'ayant pris un air dix fois plus rĂ©barbatif, il demanda derechef Ă  cet accusĂ©, Ă  cet inconnu, ce qu'il Ă©tait venu faire et qui il cherchait. Le pauvre homme lui assura bien humblement qu'il n'avait pas de mauvaises intentions, mais Ă©tait simplement en quĂȘte de quelques-uns de ses voisins qui avaient l'habitude de frĂ©quenter la taverne.

« Bien. — Qui sont-ils ? — Nommez-les. »

Rip se recueillit un moment et demanda : « OĂč est Nicolas Vedder ? »

Il se fit un silence de quelques instants ; enfin, un vieillard rĂ©pondit d'une voix grĂȘle et flĂ»tĂ©e : « Nicolas Vedder ? Eh quoi ! il est mort et enterrĂ© depuis dix-huit ans. Il y avait dans le cimetiĂšre une tombe de bois qui servait Ă  dire tout ce qui le concernait ; mais elle est pourrie ; elle n'existe plus — non plus.

— OĂč est Brom Dutcher ?

— Oh ! il est parti pour l'armĂ©e au commencement de la guerre. Les uns disent qu'il a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  l'assaut de Stony-Point, — d'autres qu'il s'est noyĂ© dans une bourrasque, au pied de Antony's Nose. Je ne sais pas — il n'est jamais revenu.

— OĂč est Van Bummel, le maĂźtre d'Ă©cole ?

— Il est aussi parti pour la guerre, a Ă©tĂ© un grand gĂ©nĂ©ral de milice, et fait maintenant partie du congrĂšs. »

En apprenant ces tristes changements intervenus dans son pays natal, parmi ses amis, en se trouvant ainsi seul au monde, Rip sentit son cƓur s'en aller. Et puis chacune de ces rĂ©ponses l'embarrassait, car elles supposaient un si Ă©norme laps de temps ; elles avaient trait Ă  des choses qu'il ne pouvait comprendre : lĂ  guerre — le congrĂšs — Stony-Point ; — il n'eut pas le courage de s'informer davantage de ses amis, mais s'Ă©cria dans un mouvement de dĂ©sespoir : « N'est-il donc personne ici qui connaisse Rip Van Winkle ?

— Oh ! Rip Van Winkle ! rĂ©pliquĂšrent deux ou trois ; oh ! bien certainement ! VoilĂ  Rip Van Winkle lĂ -bas, appuyĂ© contre un arbre.»

Rip regarda, et vit l'exacte copie de lui-mĂȘme, tel qu'il Ă©tait quand il s'Ă©tait acheminĂ© vers la montagne ; aussi paresseux, selon toute apparence, et certainement tout aussi dĂ©guenillĂ©. Le pauvre homme Ă©tait maintenant entiĂšrement confondu. Il douta de sa propre identitĂ©, s'il Ă©tait lui-mĂȘme ou un autre. Au milieu de son trouble l'homme au chapeau Ă  cornes lui demanda qui il Ă©tait et quel Ă©tait son nom.

« Dieu le sait ! s'Ă©cria-t-il tout hors de lui ; je ne suis pas moi-mĂȘme — je suis un autre — c'est moi qui suis lĂ -bas — non — c'est un autre dans mes souliers. — J'Ă©tais moi-mĂȘme la nuit derniĂšre, mais je me suis endormi sur la montagne, et l'on m'a changĂ© mon fusil, et tout est changĂ©, et je suis changĂ©, et je ne puis dire quel est mon nom, ni qui je suis ! »

Les spectateurs commencĂšrent Ă  se regarder les uns les autres, Ă  secouer la tĂȘte, Ă  cligner des yeux d'une façon trĂšs-significative, et Ă  se frapper le front avec leurs doigts. On se dit aussi Ă  l'oreille qu'il fallait se saisir du fusil pour empĂȘcher le vieillard de faire quelque malheur. À cette suggestion, l'important personnage au chapeau Ă  cornes se retira avec une certaine prĂ©cipitation. En ce moment critique, une femme fraĂźche et avenante perça la foule afin de jeter un coup d'Ɠil sur l'homme Ă  la barbe grise. Elle tenait dans ses bras un enfant joufflu, qui, effrayĂ© par les regards de Rip, se mit Ă  pleurer. « Silence, Rip ! s'Ă©cria-t-elle ; taisez-vous, petit sot : le vieillard ne vous fera pas de mal. » Le nom de l'enfant, les traits de la mĂšre, le son de sa voix, Ă©veillĂšrent dans son esprit un monde de souvenirs.

« Quel est votre nom, ma bonne femme ? lui demanda-il.

— Judith Gardenier.

— Et le nom de votre pùre ?

— Ah ! pauvre homme, son nom Ă©tait Rip Van Winkle. Il y a vingt ans qu'il partit de la maison avec son fusil, et jamais on n'en a plus entendu parler. — Son chien revint Ă  la maison sans lui, mais s'il s'est tuĂ©, ou s'il a Ă©tĂ© enlevĂ© par les Indiens, c'est ce que personne ne peut dire. Je n'Ă©tais alors qu'une petite fille. »

Rip n'avait plus qu'une question Ă  adresser, mais il le fit en balbutiant :

« Et votre mÚre ?

— Oh ! elle aussi elle est morte, mais depuis quelque temps seulement ; elle se rompit un vaisseau dans un accĂšs de colĂšre contre un colporteur de la Nouvelle-Angleterre. »

Il y avait au moins dans cette nouvelle quelque chose de consolant. Le brave homme ne put se contenir plus longtemps. Il prit sa fille et son enfant dans ses bras. « Je suis votre pĂšre ! s'Ă©cria-t-il — le jeune Rip Van Winkle autrefois — le vieux Rip Van Winkle aujourd'hui ! — Est-ce que personne ne reconnaĂźt le pauvre Rip Van Winkle ? » Tous Ă©taient saisis d'Ă©tonnement ; mais enfin une vieille femme se sĂ©para de la foule, vint en chancelant, porta sa main Ă  son front, et, le regardant par-dessous au visage pendant un moment, s'Ă©cria : « Mais assurĂ©ment, c'est Rip Van Winkle — c'est lui-mĂȘme ! Soyez le bienvenu parmi nous, vieux voisin. — Eh bien ! oĂč avez-vous Ă©tĂ© pendant ces vingt longues annĂ©es? »

L'histoire de Rip fut bientĂŽt dite, car ces vingt annĂ©es n'avaient Ă©tĂ© pour lui qu'une seule nuit. Les voisins ouvraient de grands yeux en l'Ă©coutant ; on en vit quelques-uns se faire signe de l'Ɠil et pousser leurs langues contre leurs joues, et l'important personnage au chapeau Ă  cornes, qui, l'alarme dissipĂ©e, Ă©tait revenu sur le champ de bataille, abaissa les coins de sa bouche et secoua la tĂȘte. — LĂ -dessus toute l'assemblĂ©e se mit Ă  secouer la tĂȘte.

On rĂ©solut nĂ©anmoins de prendre l'avis du vieux Peter Vanderdonk, que l'on voyait s'avancer lentement sur la chaussĂ©e. C'Ă©tait un descendant de l'historien de ce nom, qui Ă©crivit un des premiers la chronique de la province. Peter Ă©tait le plus ancien habitant du village, et trĂšs versĂ© dans tous les Ă©vĂ©nements merveilleux et les traditions du pays d'alentour. Il reconnut Rip immĂ©diatement, et confirma son dire de la façon la plus satisfaisante. Il assura Ă  la compagnie que c'Ă©tait un fait transmis par son ancĂȘtre, l'historien, que les monts Kaatskill avaient toujours Ă©tĂ© hantĂ©s par des ĂȘtres Ă©tranges. On affirmait que le grand Hendrick Hudson, celui qui dĂ©couvrit le premier la riviĂšre et le pays, y tenait une espĂšce de veille tous les vingt ans avec son Ă©quipage de la Demi-Lune ; qu'il lui Ă©tait ainsi permis de revoir le thĂ©Ăątre de ses aventures et de jeter un regard tutĂ©laire sur le fleuve et la grande citĂ© qui portent son nom. Il ajoutait que son pĂšre les avait vus une fois dans leur antique costume hollandais, jouant aux quilles dans un creux de la montagne, et que lui-mĂȘme avait entendu, par une aprĂšs-midi d'Ă©tĂ©, le bruit des boules, qui ressemblait Ă  des coups de tonnerre dans le lointain.

Afin d'abréger une longue histoire, nous dirons que la foule se dissipa pour retourner aux soins plus importants de l'élection. La fille de Rip le prit chez elle pour vivre ensemble ; elle avait une maison bien commode, bien garnie, et pour mari un bon gros fermier en qui Rip reconnut un des bambins qui avaient l'habitude de grimper sur son dos. Quant au fils et à l'héritier de Rip, seconde édition de son pÚre, qu'il avait vu appuyé contre un arbre, on l'employait à travailler sur la ferme ; mais il marquait une disposition héréditaire à s'appliquer à toute autre chose qu'à sa besogne.

Rip reprit alors ses promenades et ses habitudes d'autrefois. Il eut bientÎt retrouvé plusieurs de ses anciennes connaissances ; mais leur caractÚre s'était déplorablement modifié avec les années, et il préféra se faire des amis parmi la génération naissante, auprÚs de laquelle il fut bientÎt en grande faveur.

N'ayant rien Ă  faire Ă  la maison, et Ă©tant arrivĂ© Ă  cet heureux Ăąge oĂč un homme peut ĂȘtre impunĂ©ment oisif, il reprit sa place sur le banc Ă  la porte de l'auberge, et fut vĂ©nĂ©rĂ© comme un des patriarches du village, une chronique du vieux temps — « avant la guerre. » Il se passa quelque temps avant qu'il pĂ»t prendre part aux causeries d'une façon complĂšte, avant qu'on pĂ»t lui faire saisir les Ă©vĂ©nements Ă©tranges qui avaient eu lieu pendant sa torpeur ; comment il se faisait qu'il y avait eu une rĂ©volution, puis la guerre — que le pays avait repoussĂ© le joug de la vieille Angleterre — et qu'au lieu d'ĂȘtre le sujet de S. M. Georges III, il Ă©tait maintenant citoyen libre des États-Unis. Rip, dans le fait, n'Ă©tait pas un politique : les variations des États et des empires l'affectaient assez mĂ©diocrement ; mais il Ă©tait une espĂšce de despotisme sous lequel il avait longtemps gĂ©mi — l'empire de la cornette. Heureusement que son rĂšgne Ă©tait fini ; il avait retirĂ© son cou du joug matrimonial, et pouvait entrer et sortir quand il lui plaisait, sans avoir Ă  redouter la tyrannie de dame Van Winkle. Toutes les fois qu'on prononçait son nom, cependant, il secouait la tĂȘte, haussait les Ă©paules et levait les yeux au ciel, ce qui pouvait passer pour l'expression de sa rĂ©signation Ă  sa destinĂ©e, ou de la joie qu'il Ă©prouvait de sa dĂ©livrance.

Il avait coutume de raconter son histoire Ă  tous les Ă©trangers qui arrivaient Ă  l'hĂŽtel de M. Doolittle. On remarqua d'abord qu'il variait sur quelques points chaque fois qu'il la disait, ce qui, Ă  n'en pas douter, venait de ce qu'il Ă©tait tout rĂ©cemment Ă©veillĂ©. Elle finit cependant par prendre un caractĂšre de fixitĂ© : c'est celle-lĂ  que nous avons racontĂ©e, et il n'y avait pas dans le voisinage un homme, une femme ou un enfant qui ne la sĂ»t par cƓur. Il en est bien qui affectĂšrent toujours de douter de son authenticitĂ©, qui rĂ©pĂ©tĂšrent que Rip avait eu une absence d'esprit, et que c'Ă©tait un sujet sur lequel il n'avait pas encore la tĂȘte bien saine ; mais les vieux habitants d'origine hollandaise y ajoutĂšrent presque universellement foi, et aujourd'hui mĂȘme ils n'entendent jamais retentir le tonnerre sur les monts Kaatskill, par une orageuse aprĂšs-midi d'Ă©tĂ©, qu'ils ne disent : « Hendrick Hudson et sa bande sont en train de jouer aux quilles ; » et c'est, dans le voisinage, un vƓu familier Ă  tous les maris menĂ©s par leurs femmes, quand la vie leur pĂšse lourde sur les bras, que de pouvoir puiser le repos dans le flacon de Rip Van Winkle.

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