Un recueil de textes littéraires sur l'inclassable philosophe Marx !
Marx penseur, Marx agitateur, Marx provocateur ? Il n’est pas de philosophe qui ait mieux échappé que lui à la fixation dans la posture figée de jalon de la réflexion humaine. Il reste controversé, et l’est même de plus en plus avec le temps. À l’heure où s’écrivent ces lignes, un aspirant dictateur sud-américain proclame son hostilité sans nuance à son apport. Par ailleurs, la puissance mondiale la plus susceptible de s’emparer avant longtemps d’une position de domination de la planète ne dissimule nullement, bien au contraire, sa dette à son égard. Plus localement, en Belgique, on voit augmenter l’audience d’une formation politique qui, s’émancipant de la controverse communautaire, proclame haut et fort la priorité qu’elle accorde à ses préceptes. En d’autres termes, Marx est loin d’avoir dit son dernier mot, qu’on le vomisse ou qu’on le vénère.
Découvrez le numéro 298-299 de la revue Marginales, la voix de la littérature belge dans le concert social. Sous la direction de Jacques De Decker.
EXTRAIT DE Marx, 6000 balles par Grégoire Polet
Charles. Bien sûr que je signe Charles, parfois. Quand j’écris en français, je signe Charles Marx. S’il faut préciser un titre, je mets parfois : docteur en philosophie. Ça fait très allemand, tout de même. D’ailleurs, je préfère : homme de lettres.
Très important de se débourgeoiser, de s’appauvrir, d’avoir faim. C’est comme brûler ses vaisseaux. Ça nous pousse à l’action. L’action, l’agitation, sans cesse et partout. J’ai hérité de six mille francs de mon père via ma mère. L’argent arrive à Bruxelles demain et je sais à quoi il va servir. Surtout pas à notre confort. Le bonheur chez moi m’empêcherait d’aller le chercher ailleurs. Ça débanderait l’arc. Et que dirait Mme Marx !
Elle serait contente d’un peu de velours sur les fauteuils, d’un peu de beurre dans les épinards ? Possible. Jenny ? Jenny, tu en penses quoi ? Elle ne vous répondra pas. Vous êtes trop petit-bourgeois. Et puis vous me faites perdre mon temps.
— Où allez-vous ?
— À l’Estaminet liégeois.
— Où est-ce ?
— Place du Palais de justice.
— Vous allez voir ?
— Philippe Gigot et Lucien Jottrand. Plus tous ceux qu’on y rencontre sans le faire exprès.
Alors, Jenny : « À Gigot, remets mes amitiés ! »
L’avantage de Bruxelles, c’est que c’est petit, et je peux être partout.
— Quand vous êtes arrivé de France, par où êtes-vous passé ? Par Valenciennes ?
— Par Liège.
— C’est curieux. La plupart arrivent par Valenciennes. La plupart des proscrits, des exilés, des réfugiés, des fuyards, enfin cette faune qui fait la vie intellectuelle d’ici.
— Vous pensez à qui ?
— À plein de gens. Qu’importe. Je vous accompagne.
— Vous me suivez comme un ombre…
Il ne peut pas le savoir, Karl Marx, que deux siècles après, la maison d’où il sort est un centre d’apprentissage du yoga. Que sa rue ne s’appelle plus d’Orléans mais qu’elle a été rebaptisée Jean d’Ardenne, en l’honneur non du jambon du même nom, mais d’un écrivain. D’un écrivain dont c’était le pseudonyme. Et qui s’appelait en réalité Léon Dommartin. Tout cela échappe à Marx. L’avenir lui échappe. Une réalité d’avenir et même l’oubli de cette réalité par la réalité suivante : nous. Car qui se souvient de l’écrivain Dommartin qui signait Jean d’Ardenne ? Qui l’a lu ?