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Le sang de la Sirène

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Anatole Le Braz (1859-1926)

"Les mains appuyées au bastingage, je regardais, dans le crépuscule embrumé d’un pâle matin d’octobre, se lever, de-ci de-là, sur les eaux, des formes d’îles aux contours imprécis, qu’on eût pu prendre aussi bien pour un fantastique troupeau de monstres. La vitesse de notre marche leur communiquait une sorte de vie mystérieuse, dans la clarté trouble du demi-jour où flottaient encore des restes de nuit. On les voyait surgir confusément et, presque aussitôt, s’atténuer, disparaître comme emportées par la fuite mouvante des houles.

L’irréalité du décor avait quelque chose d’étrange et de saisissant. Il semblait que l’on assistât peu à peu à l’éveil frissonnant de la lumière et à l’organisation du chaos... Nous entrions au cœur de ce boulevard de la mer qui s’appelle l’Iroise et que borde une double rangée de phares alignés ainsi que des réverbères. Le feu blanc de Saint-Mathieu, dressé très haut dans le ciel, clignotait derrière nous, comme une étoile qui va s’éteindre ; mais, à notre gauche, le feu rouge des Pierres-Noires continuait de brûler dans les profondeurs obscures de l’ouest et dardait sur l’abîme un reflet sanglant.

La Louise – un steamer de quelque cinquante tonneaux qui fait trois fois par semaine le service d’Ouessant – donnait tête baissée dans les vagues et les faisait gonfler sur ses flancs en deux bourrelets d’eau sombre, pareils à des glèbes retournées. Les vents étaient propices, on avait sorti toutes les voiles, pour aider à la machine. Nous filions grand largue, quoique d’une allure un peu heurtée. Sur le pont, une dizaine de personnes, y compris le matelot, le mousse et le capitaine. Celui-ci, svelte et vigoureux tout ensemble, le torse moulé dans un tricot de laine bleue, se tenait debout derrière la roue du gouvernail et jetait de temps à autre un ordre bref, en breton. Des femmes du Conquet, assises en groupe sur l’avant, récitaient leur rosaire en commun. Près de moi, un facteur des postes vérifiait le contenu de son sac, classait une à une les correspondances, – de menues lettres de gens de mer, ornées de timbres exotiques, avec de grosses suscriptions tremblées."

Recueil de 3 nouvelles qui sentent la Bretagne d'autrefois.