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Mon jardinier

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Mon jardinier

par

Octave Mirbeau

"... Comme le jardinier qui entend la chanson des germes sous la terre, et la chanson des Ă©toiles matinales dans le ciel." (Emerson).

Mon jardinier, le bon Clément, met des tuteurs aux glaïeuls. Cette année, les glaïeuls font triste mine ; le pied est tout jaune, les grandes feuilles, à forme de glaive, retombent, sans force, çà et là marbrées de rouille, et les hampes sortent, tortillées et veules, montrant les spathes roussies par les coups de soleil. Cela désole ce bon Clément de voir dépérir chaque jour des plantes qu'il a soignées comme on soigne un enfant malade et douze fois impur, dirait monsieur Maizeroy. Il murmure en mùchant des brins de raphia :

- Oh !... Oh !... Oh !...

Et je murmure avec lui, car je sens que je n'aurai pas la joie de voir fleurir ces fleurs que j'aime parmi toutes les fleurs, ces fleurs que crĂ©a ce suprĂȘme artiste, Victor Lemoine, et auxquelles il donna le visage des fĂ©es et les ailes des oiseaux magiques.

Avec de délicates précautions, pour ne point froisser l'oignon, Clément enfonce lentement, dans la terre, le tuteur et il attache ensuite la hampe fragile.

Chaque fois, il soupire comme un refrain de navrante romance :

- Des beaux glaïeuls comme ça !... Si ce n'est pas une calamité !... Oh ! oh ! oh!

J'approuve chaleureusement, en les répétant, ces exclamations désolées, et je demande :

- A quoi attribuez-vous cela, Clément ?

- J'attribue... j'attribue..., fait ClĂ©ment, en hochant la tĂȘte... Ma foi, Monsieur, je n'en sais rien... Et il faut que le diable s'en mĂȘle...

Puis ayant longuement considéré le sol, examiné les feuilles malades, gratté la terre au pied des tristes plantes, il dit :

- Ça n'est pas de la verrue... Ça n'est pas, non plus, du ver blanc... Si c'Ă©tait du puceron ou du mildew, ça se verrait !... De plus, la terre est parfaitement bonne, elle est douce, elle est meuble, elle a toujours Ă©tĂ© fraĂźche !... Il y a un bon paillis, partout, bien sain, bien joli... C'est Ă  ne pas croire !... Oh ! Oh! Oh!

- Cependant, Clément, il y a une cause.

Clément se redresse, met dans la poche de son tablier sa serpette, pose ses mains à plat sur ses hanches, en écartant les coudes... et d'un ton grave, sévÚre, professoral :

- Si Monsieur veut connaĂźtre mon opinion... Eh bien, je crois qu'il y eu un contact... VoilĂ  ce que je crois.

- Un contact, Clément ?

- Oui, Monsieur, un fort contact... Ça ne peut s'expliquer autrement...

- Clément, vous m'effrayez... Et quel est ce contact ?

Clément ne répond pas à ma question. Je vois à sa figure, à la disposition de ses gestes, à la maniÚre dont il cale ses pieds sur la terre, entre les rangées de glaïeuls, qu'il va me conter une longue histoire. En effet, il s'essuie la bouche et commence ainsi :

- En 1854, Monsieur..., oui c'est bien en 1854... j'Ă©tais jardinier-chef chez monsieur Quesnay... Vous avez peut-ĂȘtre connu monsieur Quesnay ?

- Non, Clément.

- Il avait fait sa fortune dans les cuirs... Ah ! le bon homme !... Ah ! le bon monde que c'Ă©tait ! Tous les matins, monsieur Quesnay venait me voir au jardin, comme fait Monsieur... Seulement il avait une robe de chambre Ă  carreaux verts et une toque de velours. Et il me disait, avec son bon sourire... Ah ! le bon sourire qu'il avait !... «Eh bien, ClĂ©ment, et la goutte ?...» Moi je rĂ©pondais : «Ma foi, Monsieur Quesnay, c'est pas de refus !» Et monsieur Quesnay sortait de la poche de sa robe de chambre Ă  carreaux verts une bouteille de vieux cognac, et un verre : «Faudra pas le dire Ă  Germaine !», qu'il me recommandait... Et je buvais la goutte !... Ah ! le bon cognac !... Ah ! le bon homme !... C'est comme mademoiselle Germaine !... Ah ! la bonne demoiselle que c'Ă©tait ! Et belle !... A quatorze ans, Monsieur, elle Ă©tait aussi grande que moi... Et forte, et rouge, avec des mains larges comme ça... Maztte la belle fille !... Toutes les aprĂšs-midi, mademoiselle Germaine venait me voir, tantĂŽt au fleuriste, si j'Ă©tais au fleuriste, tantĂŽt au potager, si j'Ă©tais au potager : «Eh bien ! ClĂ©ment, qu'elle me disait, on boirait peut-ĂȘtre bien un verre de vin blanc ?» Et, en riant, elle sortait d'un petit panier d'osier, une bouteille et un verre... «Faudra pas le dire Ă  papa, surtout !» qu'elle me recommandait... Ah ! le bon monde !... Il n'y a plus de bon monde comme ça, maintenant !... Cette pauvre demoiselle Germaine !... On l'a mariĂ©e Ă  un muet !... ParaĂźt qu'elle en Ă©tait trĂšs amoureuse !... Un gentil garçon tout de mĂȘme, et riche, riche !... Malheureusement, il ne parlait pas... Il ne pouvait dire que : «JiĂą... jiĂą... jiĂą !...» Ah ! le bon muet !... Tenez, le jour de son mariage...

Mais j'interromps son histoire qui, si je la laisse aller librement, va s'augmenter de mille autres histoires et ne finira jamais.

- Tout cela, mon bon Clément, ne me dit pas quel est ce fameux contact.

- C'est vrai ! s'excuse Clément... Quand je pense à monsieur Quesnay et à mademoiselle Germaine, ça me rappelle tant de choses !... tant de bonnes choses !... Ah ! le bon monde, Dieu de Dieu !

Et pour prouver, d'une façon irrécusable, l'excellence de ce bon monde des Quesnay, il lance, d'un mouvement enthousiaste, sa casquette dans l'allée, et s'arrache les cheveux.

- Parlez-moi du contact, mon brave Clément.

Clément ramasse sa casquette et, d'une voix plus calme, il raconte :

- Eh bien, voici... En 1854, monsieur Quesnay fit venir de Belgique des boutures de pétunias... A cette époque, c'était une fleur trÚs rare... Ah ! la belle fleur !

- Heu !... Heu ! fais-je, en maniĂšre de protestation.

- Je sais que Monsieur n'aime pas les pétunias... Mais Monsieur peut me croire... En 1854, les pétunias étaient une trÚs belle fleur.

- Soit ! Clément, continuez.

- Je plante les boutures - avec quel soin - en corbeille, devant la maison... Elles poussent, elles poussent !... Ah ! la belle corbeille ! Tout le monde Ă©tait bien content... Du pays, on venait voir les pĂ©tunias pousser. Tout Ă  coup, ils ne poussent plus... et non seulement ils ne poussent plus, mais ils jaunissent, mais ils pourrissent et, Ă  la fin des fins, ils crĂšvent, exceptĂ© un, un seul !... Ah ! dame ! monsieur Quesnay n'Ă©tait plus content, ni moi, fichtre !... Qu'est-ce qui pouvait ĂȘtre la cause de ça ? Je me creuse la tĂȘte !... Pas de vermine, une bonne exposition, de la terre parfait-bonne !... C'Ă©tait Ă  devenir fou, ma foi !... Et je n'Ă©tais pas loin de penser qu'il y eĂ»t, lĂ -dessous, quelques diableries !... Quand, un soir, tard, qu'est-ce que je vois sur la corbeille des pĂ©tunias ? La cuisiniĂšre, Monsieur, la cuisiniĂšre accroupie et qui pissait, et qui pissait, et qui disait : «Tiens, en voilĂ  du madĂšre, pour tes fleurs !... Tiens, en voilĂ  du chablis !...» Et cela faisait un petit bruit, semblable Ă  celui que fait la pluie qui sort d'une gouttiĂšre... Le lendemain, le pied de pĂ©tunia Ă©tait tout jaune ; le surlendemain, il crevait de la mĂȘme maniĂšre que les autres !... VoilĂ , Monsieur, ce que nous autres, jardiniers, nous appelons un contact, en terme de mĂ©tier... Eh bien, les glaĂŻeuls de Monsieur ont eu aussi un contact... un fort contact mĂȘme !... Ça, c'est sĂ»r !

Quelques secondes d'un silence tragique se passent, les guĂȘpes bourdonnent autour de nous ; les feuilles des espaliers craquent, sous l'ardent soleil. Avec une dignitĂ© superbe, ClĂ©ment s'est remis Ă  enfoncer les tuteurs dans la terre, un brin de raphia entre les dents.

- Clément !

- Monsieur !

- Alors, vous croyez que Julie ?...

- Je ne l'ai pas vue... je ne peux rien dire... Mais pour un contact... il y a eu un contact dans les glaĂŻeuls, Ça, j'en rĂ©ponds !

Et, d'une voix hargneuse, qu'accompagne un geste de colĂšre, il ajoute :

- Je ne vais pourtant pas pisser dans son pot-au-feu, moi !

Source: http://www.bmlisieux.com/litterature/mirbeau/jardinie.htm